EDITORIAL – Cahiers de géopolitique On parle beaucoup de culture. Dans les civilisations avancées, cela est en passe de devenir la préoccupation principale. Mais l’accumulation culturelle en soi ne mène à rien. Ce qui nous manque –au-delà de toutes les «déstructurations», au-delà de tous les «post-modernismes»– c’est un nouveau contexte global: l’horizon d’un monde. C’est dans cette aire de recherche-là (très ouverte, non encore définie) que se place la géopoétique. Les premiers pas de la grande piste géopoétique, du moins les premiers reconnus et proclamés comme tels, remontent à 1979. Cette année-là, dans un petit texte, paru dans une petite collection, Qui Vive, j’écrivais : «Automne 1979. Je voyage à travers les Laurentides, le long de la côte Nord du Saint-Laurent, en route pour le grand espace blanc du Labrador. Une nouvelle notion en tête: celle de géopoétique. L’idée qu’il faut sortir du texte historique et littéraire pour retrouver une poésie de plein vent où l’intelligence (intelligence incarnée) coule comme une rivière. Qui vive ? Oui, c’est la question. Ou peut-être est-ce plutôt un appel. Un appel qui vous attire au-dehors. Toujours plus loin au-dehors. Jusqu’à n’être plus cette personne trop connue, mais une voix, une grande voix anonyme venant du large, disant les dix mille choses d’un monde nouveau. Il faut bien que cela commence quelque part. Peut-être ici, et maintenant...» Il s’agissait donc bien, dans un premier temps (et il faut toujours revenir aux «premiers temps»), de voyage. Mais d’un voyage bien particulier, avec des exigences bien particulières: pas seulement compte rendu de déplacement, mais aussi itinéraire intellectuel, fondé sur une conception nouvelle de la nature des choses. Il fallait du blanc, du vide (un vide plein de vagues!), il fallait un langage qui sorte des ornières, un esprit qui sorte des manèges, un style saltatoire. Quand Doughty, un des plus grands «écrivains voyageurs» que je connaisse, auteur d’Arabia Deserta (qu’il faut lire en entier, non pas, ou non pas seulement, dans les versions abrégées qui circulent), jette, vers la fin de sa vie, un regard sur les multiples chemins parcourus, il déclare sans ambiguïté qu’il a toujours voyagé en vue d’une poétique. Entendons-nous, et insistons là-dessus, pour que la situation soit claire. Il ne s’agit pas ici d’une défense de la poésie. Telle qu ‘elle se pratique la plupart du temps, ce n’est pas dans la poésie que l’on trouve la poétique dont il est question. J’en ai, pour ma part, trouvé beaucoup plus d’éléments là où l’on s’y attend le moins: dans des études de géologie, de physique, de botanique, mais plus encore dans des textes qui sortent de toutes les catégories, de toutes les disciplines, et qui portent difficilement un nom –je pense, par exemple, au Protogaia de Leibniz. Je me rappelle encore ce que je lisais, au début des années 60, dans le Grand Recueil de Francis Ponge: «L’espoir est donc dans une poésie par laquelle le monde envahisse à ce point l’esprit de l’homme qu’il en perde à peu près la parole, puis réinvente un jargon... Les poètes n’ont aucunement à s’occuper de leurs relations humaines, mais à s’enfoncer dans le trente-sixième dessous... Ils sont les ambassadeurs du monde muet. Comme tels... ils balbutient, ils murmurent, ils s’enfoncent dans la nuit du logos –jusqu’à ce qu’enfin ils se retrouvent au niveau des RACINES, où se confondent les choses et les formulations. Voilà pourquoi, malgré qu’on en ait, la poésie a beaucoup plus d’importance qu’aucun autre art, qu’aucune autre science. Voilà aussi pourquoi la véritable poésie n’a rien à voir avec ce qu’on trouve actuellement dans les collections poétiques. Elle est ce qui ne se donne pas pour poésie. Elle est dans les brouillons acharnés de quelques maniaques de la nouvelle étreinte.» Je pouvais, et je peux, ne pas être totalement d’accord avec certaines de ces formules. Je pouvais, et je peux, penser que la poétique de Ponge elle-même laisse encore beaucoup à désirer. Mais le sens général de ses remarques me convenait, me convient toujours, parfaitement. La géopoétique y reconnaît une de ses sources, une de ses confirmations. Et elle en a trouvé d’autres chez Roger Caillois («ce serait l’amoindrir que de faire de la poésie uniquement un luxe ou une fantaisie de la seule espèce humaine»), chez Saint-John Perse («la grande écriture des choses»), chez beaucoup d’autres esprits éparpillés dans l’espace et dans le temps. Il est bien évident qu’un concept de ce genre ne s’invente pas ex nihilo. Il est fondé sur une re-connaissance, il révèle des éléments non encore reconnus, il en fait la synthèse, ou plutôt il en dégage une cohérence ouverte, en vue d’un monde. Un monde, c’est ce qui émerge du rapport entre l’homme et la terre. Quand ce rapport est sensible, intelligent, complexe, le monde est monde au sens profond du mot: un bel espace où vivre pleinement. Quand ce rapport est simpliste et sot, le monde est inepte, voire immonde, et tout discours «culturel» est superfétatoire. À regarder autour de soi aujourd’hui, c’est bien l’impression que l’on peut avoir. À tel point que l’on peut se demander parfois si cela vaut vraiment la peine de faire, publiquement, quoi que ce soit. «Un sommeil bien ivre sur la grève», disait, déjà, Rimbaud. Et Hölderlin: «Pourquoi être poète en un temps de manque?» En mettant les choses au pire, disons qu’avec les Cahiers de Géopoétique, avec l’Institut de Géopoétique, qui regroupe des individus de tous bords, de tous pays, qui pensent à peu près selon les lignes que je viens d’indiquer, il s’agit, au minimum, d’un baroud d’honneur. Mais, au maximum, il pourrait s’agir vraiment d’un «nouveau monde». Car autant la scène socioculturelle générale est de plus en plus frappée d’indigence, autant, dans des domaines retirés, à partir de silences prolongés, se sont élaborés des travaux et des compositions qui bouleversent complètement les idées reçues, brisent totalement les comportements convenus, ouvrent des perspectives inouïes. Le but des Cahiers, et de l’Institut, tout en présentant des analogies ou des préfigurations surgies ici et là, est de rassembler ces travaux et, grâce à eux, d’ouvrir un nouvel espace culturel, à côté duquel t’autre apparaîtra de plus en plus comme une triste et sinistre caricature : la lie de l’histoire. Essayons autre chose. Pour ces Cahiers, j’ai fait appel à des gens, artistes, écrivains ou scientifiques, parfois artistes, écrivains et scientifiques, dont les travaux me semblaient tourner, d’une manière ou d’une autre, autour de l’idée que je me fais de la géopoétique. Certains textes me semblent plus près du vif du propos que d’autres. L’essentiel, pour le moment, c’est que l’on sente une émergence, et la possibilité d’une convergence. Il nous manque encore la poétique d’une nouvelle politique (j’entends, organisation générale). A la sortie de 1989, souvenir de la Révolution oblige, on a tenté quelques formulations. Edgar Morin parlait d’un «patriotisme terrestre», Michel Serres d’un «contrat naturel». Ces deux formules sont bien trouvées, mais sont encore trop liées à des systèmes périmés. Il ne peut s’agir ni de «patriotisme», ni de «contrat». Pensons plutôt, pour commencer vraiment, en termes de cartographie (coordonnées de l’espace, relevé des lieux, écriture des territoires). Après tout, la première formulation des droits de l’homme (qu’il s’agit maintenant, non pas d’encenser ni d’écraser, mais de resituer) ne date pas de 1789, mais de 1215. Je pense à la fameuse Magna Carta. L’ambition des Cahiers de Géopoétique est de dresser, d’un point de vue qui ne soit pas seulement celui de l’Homme, une magna mundi carta : une grande carte, une grande charte du monde. On verra. Kenneth White Considérations premières A propos de culture La culture est certainement la question primordiale de nos sociétés. On en parle beaucoup, mais la plupart des discours sonnent creux et l’action socioculturelle manque de profondeur et de cohérence. Pour introduire ce sujet et essayer de déblayer le terrain, je proposerai une définition plus aiguë, plus essentielle de la notion de culture, et je ferai un tour d’horizon des grandes cultures connues de l’histoire afin de voir ce qui a constitué leur dynamique. Dans un deuxième temps, j’esquisserai une analyse, étape par étape, de la civilisation occidentale, depuis ses débuts avec la philosophie grecque jusqu’à la crise actuelle. Aujourd’hui, nous nous situons en fait au bout de ce que j’aime appeler «l’autoroute de l’Occident», qui fonce vers les catastrophes et s’enfonce dans la platitude, avec son charroi de désarroi et de confusion. Mais, dès le XIXe siècle, certains esprits commençaient à quitter cette «autoroute». On peut voir se dessiner dans leur travail un autre champ. Là se situent les prémices de ce que j’appelle la géopoétique. Dans un troisième temps, j’évoquerai ce champ à l’aide d’une triple approche – scientifique, philosophique, poétique – afin de mieux percevoir la pluralité de la démarche géopoétique, afin de mieux ressentir ce que ce projet a d’essentiel et de fécondant, et qui retient mon attention depuis plusieurs années. Pour mieux y arriver, commençons donc par faire un peu de nettoyage sémantique. Le mot «culture» manque souvent de précision et d’énergie. Pour y voir plus clair, je propose d’établir une distinction entre trois termes: la culture, une culture, de la culture. La culture (au sens général), c’est la manière dont l’être humain se conçoit, se travaille et se dirige. Ces trois aspects forment un ensemble indissociable car, si la culture offre une vision de l’homme, une conception de ce qu’est un être humain, elle insiste également sur ce que l’homme pourrait être en fonction d’une direction, d’un idéal à atteindre. Selon moi, la culture devrait favoriser le travail sur soi et aider l’être humain à exprimer ce qu’il peut avoir de meilleur. Une culture, par contre, offre un ensemble de motifs et de motivations, une vue et une vie d’ensemble, telles que les connaissaient, par exemple, le Moyen Âge, la cité grecque, une tribu paléolithique. Je reviendrai sur ces exemples et sur cette définition d’une culture, qui sera notre point de départ. Mais j’aimerais d’abord insister sur une évidence. Aujourd’hui, nous ne pouvons guère prétendre à une culture dans le sens que je viens d’indiquer. Ce que nous avons, c’est de la culture, et même beaucoup –certains diront beaucoup trop!– où l’on trouve le meilleur –à condition d’avoir de bons yeux!– et le pire, mais surtout un étalage massif de médiocrité. Face à cette accumulation, il est bien dif€cile de se frayer un chemin. Pour peu que nous soyons naïfs, la production actuelle est telle que nous pouvons facilement en arriver à gober tout et n’importe quoi! Hier, on faisait encore quelques distinctions, par exemple entre culture d’élite et culture de masse, même si on n’avait de choix, en fait, qu’entre une sophistication creuse et une vulgarité crasse. Par les temps qui courent, on ne fait plus du tout de distinctions. Tous les critères se sont dissous. Tout vaut tout et le jugement de valeur est tabou. Tout au plus, ce que nous pouvons trouver, c’est du «goût» –souvent peu développé, au niveau des sucettes– et des engouements successifs, à la petite semaine, selon l’excitation du moment, d’une mode ou d’un concours. Et la roue tourne sur un axe bien huilé par l’industrie pseudo-culturelle. Je comprends le dégoût de certains et leur désintérêt total pour cette foire. La crise du livre que nous connaissons aujourd’hui est sans aucun doute une réaction de rejet qu’éprouvent les gens face à cette machine économique qui produit beaucoup trop de non-livres. Cette attitude me paraît un bon terrain. Un certain nihilisme me semble profitable parce que c’est peut-être à partir de cette base-là qu’on peut recommencer à penser, à parler sérieusement et gaiement de culture. Les temps sont peut-être mûrs à la fois pour une analyse culturelle en profondeur, pour une «culturanalyse» –plus troublante qu’une psychanalyse– et pour une revivification, en vue d’une nouvelle inspiration. Je dis cela non pas avec optimisme– toute une machine pseudo-culturelle continuera à tourner bruyamment avec n’importe quoi–, mais dans un esprit possibiliste et pour des esprits à la fois lucides, ouverts et aventureux. Revenons à notre concept: «une culture». Pour qu’il y ait une culture au sens plein du mot, il faut que soit présent, dans les esprits d’un groupe, un ensemble cohérent de motifs et de motivations. Il faut qu’il y ait des lignes de force, des traits marquants, des «formes maîtresses» comme disait Montaigne. Et ce, à un niveau élevé, afin d’inviter la personne sociale à se travailler, à déployer ses potentialités dans un espace exigeant. Là est la source d’une véritable jouissance intellectuelle et existentielle. Prenons quelques exemples de cultures puisés dans l’histoire de l’humanité. En Grèce, avec la culture athénienne, tout tourne autour de l’agora, là où se discutent les affaires de la cité. Qu’est-ce qu’une cité? Qu’est-ce que devenir un citoyen? Comment vivre ensemble dans une cité? Voilà les questions que posent les Grecs et dont ils débattent dans cet espace qui est l’ancêtre de nos hémicycles actuels. Au Moyen Âge européen, tout s’organise autour d’un motif central, l’image du Christ et de la Vierge Marie. Paysan, clerc, noble, tout le monde pense en fonction de cette image première qui rassemble les esprits en une seule communauté, malgré les disparités et les inégalités sociales que connaissait cette civilisation. Dans une tribu paléolithique, la figure centrale, c’est le chaman qui, lui, assure le contact entre le groupe humain et les forces cosmiques qui entourent l’espace social. Il préserve l’harmonie du groupe et favorise les activités centrées autour de la subsistance : la chasse et la cueillette. Si la mythologie d’un groupe peut varier et le singulariser par rapport à d’autres groupes, ces tribus primitives ont toutes en commun une même relation au monde où coexistent deux espaces distincts : l’espace social et l’espace cosmique. Dans ces sociétés, chacun est amené à un moment ou à un autre de son existence à sortir du petit monde social pour s’aventurer dans le grand monde et s’initier aux mystères de la vie. Pensons, par exemple, aux rites d’initiation qui consacrent le passage de l’enfance à l’état adulte. Ceux-ci se déroulent toujours en dehors de l’espace social, dans un lieu tenu secret des profanes, dans un ailleurs qui peut être une forêt, une montagne ou un désert. Chacun est donc invité à chamaniser en quelque sorte, à se régénérer au contact du dehors, puis à revenir dans le groupe, transformé et porteur de sources vives, bénéfiques à la destinée de tous. L’ Occident, par contre, a davantage insisté sur la vie en communauté, sur l’espace social. Or, à mon avis, pour qu’il y ait une culture, il faut également un espace autre que l’espace social. Durant le Moyen Âge européen, cet espace autre était transcendantal, d’ordre religieux. Un rapport vertical unissait l’esprit humain au divin, tel que nous pouvons le voir symbolisé en architecture par le clocher ou la flèche gothique. Personnellement, je préférerais parler d’espace horizontal. N’est-il pas plus essentiel de vivifier notre existence par un va-et-vient constant entre nous et le dehors, en essayant d’éveiller notre présence au monde de manière concentrique, en cercles de plus en plus larges? Quoi qu’il en soit, puisqu’au centre de chaque culture il y a un motif, en ce qui nous concerne, la question que je pose est celle-ci: quel peut être le motif central aujourd’hui? Je proposerais que, pour nous tous, dans le monde entier, ce motif soit la terre même sur laquelle nous vivons. En effet, dans mon vocabulaire, un monde, c’est ce qui émerge du rapport entre l’être humain et la terre. Si ce rapport est riche, sensible, intelligent, fertile, nous avons un monde au sens plein du terme, un espace agréable à vivre; si, par contre, ce rapport est inepte, insensible, pour ne pas dire brutal et exploiteur, nous n’avons plus qu’un monde stérile et vide, un monde immonde. Nous pouvons maintenant mieux comprendre le sens de géo dans «géopoétique». Il ne s’agit pas d’un rapport de force entre les États (comme dans «géopolitique»), mais d’un rapport fécond à la terre et du surgissement éventuel, possible, d’un monde. Le travail géopoétique viserait ainsi à explorer les chemins de ce rapport sensible et intelligent à la terre, menant à la longue –peut-être?– à une vraie culture. La culture est certainement la question primordiale de nos sociétés. On en parle beaucoup, mais la plupart des discours sonnent creux et l’action socioculturelle manque de profondeur et de cohérence. Pour introduire ce sujet et essayer de déblayer le terrain, je proposerai une définition plus aiguë, plus essentielle de la notion de culture, et je ferai un tour d’horizon des grandes cultures connues de l’histoire afin de voir ce qui a constitué leur dynamique. Dans un deuxième temps, j’esquisserai une analyse, étape par étape, de la civilisation occidentale, depuis ses débuts avec la philosophie grecque jusqu’à la crise actuelle. Aujourd’hui, nous nous situons en fait au bout de ce que j’aime appeler «l’autoroute de l’Occident», qui fonce vers les catastrophes et s’enfonce dans la platitude, avec son charroi de désarroi et de confusion. Mais, dès le XIXe siècle, certains esprits commençaient à quitter cette «autoroute». On peut voir se dessiner dans leur travail un autre champ. Là se situent les prémices de ce que j’appelle la géopoétique. Dans un troisième temps, j’évoquerai ce champ à l’aide d’une triple approche – scientifique, philosophique, poétique – afin de mieux percevoir la pluralité de la démarche géopoétique, afin de mieux ressentir ce que ce projet a d’essentiel et de fécondant, et qui retient mon attention depuis plusieurs années. Pour mieux y arriver, commençons donc par faire un peu de nettoyage sémantique. Le mot «culture» manque souvent de précision et d’énergie. Pour y voir plus clair, je propose d’établir une distinction entre trois termes: la culture, une culture, de la culture. La culture (au sens général), c’est la manière dont l’être humain se conçoit, se travaille et se dirige. Ces trois aspects forment un ensemble indissociable car, si la culture offre une vision de l’homme, une conception de ce qu’est un être humain, elle insiste également sur ce que l’homme pourrait être en fonction d’une direction, d’un idéal à atteindre. Selon moi, la culture devrait favoriser le travail sur soi et aider l’être humain à exprimer ce qu’il peut avoir de meilleur. Une culture, par contre, offre un ensemble de motifs et de motivations, une vue et une vie d’ensemble, telles que les connaissaient, par exemple, le Moyen Âge, la cité grecque, une tribu paléolithique. Je reviendrai sur ces exemples et sur cette définition d’une culture, qui sera notre point de départ. Mais j’aimerais d’abord insister sur une évidence. Aujourd’hui, nous ne pouvons guère prétendre à une culture dans le sens que je viens d’indiquer. Ce que nous avons, c’est de la culture, et même beaucoup –certains diront beaucoup trop!– où l’on trouve le meilleur –à condition d’avoir de bons yeux!– et le pire, mais surtout un étalage massif de médiocrité. Face à cette accumulation, il est bien dif€cile de se frayer un chemin. Pour peu que nous soyons naïfs, la production actuelle est telle que nous pouvons facilement en arriver à gober tout et n’importe quoi! Hier, on faisait encore quelques distinctions, par exemple entre culture d’élite et culture de masse, même si on n’avait de choix, en fait, qu’entre une sophistication creuse et une vulgarité crasse. Par les temps qui courent, on ne fait plus du tout de distinctions. Tous les critères se sont dissous. Tout vaut tout et le jugement de valeur est tabou. Tout au plus, ce que nous pouvons trouver, c’est du «goût» –souvent peu développé, au niveau des sucettes– et des engouements successifs, à la petite semaine, selon l’excitation du moment, d’une mode ou d’un concours. Et la roue tourne sur un axe bien huilé par l’industrie pseudoculturelle. Je comprends le dégoût de certains et leur désintérêt total pour cette foire. La crise du livre que nous connaissons aujourd’hui est sans aucun doute une réaction de rejet qu’éprouvent les gens face à cette machine économique qui produit beaucoup trop de non-livres. Cette attitude me paraît un bon terrain. Un certain nihilisme me semble profitable parce que c’est peut-être à partir de cette base-là qu’on peut recommencer à penser, à parler sérieusement et gaiement de culture. Les temps sont peut-être mûrs à la fois pour une analyse culturelle en profondeur, pour une «culturanalyse» –plus troublante qu’une psychanalyse– et pour une revivification, en vue d’une nouvelle inspiration. Je dis cela non pas avec optimisme– toute une machine pseudo-culturelle continuera à tourner bruyamment avec n’importe quoi–, mais dans un esprit possibiliste et pour des esprits à la fois lucides, ouverts et aventureux. Revenons à notre concept: «une culture». Pour qu’il y ait une culture au sens plein du mot, il faut que soit présent, dans les esprits d’un groupe, un ensemble cohérent de motifs et de motivations. Il faut qu’il y ait des lignes de force, des traits marquants, des «formes maîtresses» comme disait Montaigne. Et ce, à un niveau élevé, afin d’inviter la personne sociale à se travailler, à déployer ses potentialités dans un espace exigeant. Là est la source d’une véritable jouissance intellectuelle et existentielle. Prenons quelques exemples de cultures puisés dans l’histoire de l’humanité. En Grèce, avec la culture athénienne, tout tourne autour de l’agora, là où se discutent les affaires de la cité. Qu’est-ce qu’une cité? Qu’est-ce que devenir un citoyen? Comment vivre ensemble dans une cité? Voilà les questions que posent les Grecs et dont ils débattent dans cet espace qui est l’ancêtre de nos hémicycles actuels. Au Moyen Âge européen, tout s’organise autour d’un motif central, l’image du Christ et de la Vierge Marie. Paysan, clerc, noble, tout le monde pense en fonction de cette image première qui rassemble les esprits en une seule communauté, malgré les disparités et les inégalités sociales que connaissait cette civilisation. Dans une tribu paléolithique, la figure centrale, c’est le chaman qui, lui, assure le contact entre le groupe humain et les forces cosmiques qui entourent l’espace social. Il préserve l’harmonie du groupe et favorise les activités centrées autour de la subsistance : la chasse et la cueillette. Si la mythologie d’un groupe peut varier et le singulariser par rapport à d’autres groupes, ces tribus primitives ont toutes en commun une même relation au monde où coexistent deux espaces distincts : l’espace social et l’espace cosmique. Dans ces sociétés, chacun est amené à un moment ou à un autre de son existence à sortir du petit monde social pour s’aventurer dans le grand monde et s’initier aux mystères de la vie. Pensons, par exemple, aux rites d’initiation qui consacrent le passage de l’enfance à l’état adulte. Ceux-ci se déroulent toujours en dehors de l’espace social, dans un lieu tenu secret des profanes, dans un ailleurs qui peut être une forêt, une montagne ou un désert. Chacun est donc invité à chamaniser en quelque sorte, à se régénérer au contact du dehors, puis à revenir dans le groupe, transformé et porteur de sources vives, bénéfiques à la destinée de tous. L’ Occident, par contre, a davantage insisté sur la vie en communauté, sur l’espace social. Or, à mon avis, pour qu’il y ait une culture, il faut également un espace autre que l’espace social. Durant le Moyen Âge européen, cet espace autre était transcendantal, d’ordre religieux. Un rapport vertical unissait l’esprit humain au divin, tel que nous pouvons le voir symbolisé en architecture par le clocher ou la flèche gothique. Personnellement, je préférerais parler d’espace horizontal. N’est-il pas plus essentiel de vivifier notre existence par un va-et-vient constant entre nous et le dehors, en essayant d’éveiller notre présence au monde de manière concentrique, en cercles de plus en plus larges? Quoi qu’il en soit, puisqu’au centre de chaque culture il y a un motif, en ce qui nous concerne, la question que je pose est celle-ci: quel peut être le motif central aujourd’hui? Je proposerais que, pour nous tous, dans le monde entier, ce motif soit la terre même sur laquelle nous vivons. En effet, dans mon vocabulaire, un monde, c’est ce qui émerge du rapport entre l’être humain et la terre. Si ce rapport est riche, sensible, intelligent, fertile, nous avons un monde au sens plein du terme, un espace agréable à vivre; si, par contre, ce rapport est inepte, insensible, pour ne pas dire brutal et exploiteur, nous n’avons plus qu’un monde stérile et vide, un monde immonde. Nous pouvons maintenant mieux comprendre le sens de géo dans «géopoétique». Il ne s’agit pas d’un rapport de force entre les États (comme dans «géopolitique»), mais d’un rapport fécond à la terre et du surgissement éventuel, possible, d’un monde. Le travail géopoétique viserait ainsi à explorer les chemins de ce rapport sensible et intelligent à la terre, menant à la longue –peut-être?– à une vraie culture. Considérations premières Perspectives historiques Ce sont Platon et Aristote qui dictent les fondements du discours occidental: d’un côté, le philosophe idéaliste par excellence, maître de la métaphysique, et de l’autre, l’inventeur des systèmes et des classifications. L’homme occidental est idéaliste, ou rien, et il supporte mal ce rien – il se meut entre un idéalisme délirant et un nihilisme destructeur. Pour édifier un savoir, il divise, il classifie, il range. Que la division et la classification soient utiles, personne ne le niera – elles peuvent toutefois, à la longue, se révéler réductrices, le réel les déborde. C’est bien le cas aujourd’hui. La systématique d’Aristote est à réviser. Au fond, toute tentative pour catégoriser le réel passe par un temps de vie puis, inévitablement, par un temps de mort car chaque époque apporte son lot d’expériences qui induisent des connaissances nouvelles. Celles-ci finissent par ne plus rentrer dans les vieux cadres établis. Il arrive un moment où les vieux schémas ne fonctionnent plus, ce qui a pour conséquence un blocage de l’intelligence. Il nous faut aujourd’hui dépasser le système aristotélicien et arriver à inventer de nouveaux cadres, à concevoir un nouvel espace intellectuel et culturel. Mais ne nous perdons pas dans la broussaille. Essayons d’abord de voir la forêt tout entière en prenant quelques grands repères. Revenons à notre lecture historique. Sur le discours fondamental grec va se greffer un discours religieux (millénariste et moral), celui du christianisme. Au Moyen Âge, à la place des Idées platoniciennes trône Dieu (à l’origine acte cosmocréateur plutôt qu’idée, mais la philosophie va se mettre de la partie en l’«idéalisant»); à la place de la dialectique entre l’être humain perdu dans l’obscurité de la caverne et la lumière des Idées s’édifie le paradigme Créateur-créature. Tout est situé dans un ordre hiérarchico-transcendantal, la terre étant considérée comme une vallée de larmes, un lieu d’épreuves nécessaires afin de mériter la vie éternelle, la vie dans l’ailleurs après la mort. Au moment de la Renaissance, avec la redécouverte de Platon et d’Aristote, on assiste à une résurgence de la mythologie antique, d’où découle toute une rhétorique divine qui va encombrer la poésie occidentale pendant des siècles. Mais cette mythologie (ces naïades des sources, ces dryades de la forêt) véhicule tout de même une nouvelle vision de la terre et invite à une reprise de contact panique. À l’âge des Découvertes, cette nouvelle vision se nourrit de la présence de nouveaux espaces de jouissance et de projection. On projettera, justement, sur le «Nouveau Monde» les croyances du christianisme (toute la nomenclature sainte des îles…) et les concepts du classicisme (Âge d’or, Arcadie…). Néanmoins, sur le terrain, l’Européen est confronté à des choses étranges, à une nature qui ne rentre ni dans les classifications scientifiques établies, ni dans les cadres politiques – on négligera, on détruira, on aménagera, on transposera, mais cette «matière nouvelle» restera à penser. Elle n’est toujours pas pensée, à mon avis, et ce n’est pas la Modernité qui entreprendra ce travail. La Modernité, selon mon point de vue, commence en fait avec Descartes, ou plutôt le cartésianisme. Le paradigme n’est plus Créateur-créature comme au Moyen Âge, mais sujet-objet, et le projet de l’homme moderne est précis: devenir maître et possesseur de la nature. Descartes inaugure une conception du sujet qui n’est pas celle du citoyen grec ou d’un membre d’une tribu primitive. Au fur et à mesure que progressent la modernité et le modernisme, cette conception va s’affermir et s’affirmer de plus en plus. Le sujet va devenir en quelque sorte de plus en plus subjectivisé, renfermé sur sa personne et enfermé dans son cinéma mental (jusqu’à finir sur le divan du psychanalyste) et l’objet de plus en plus objectivisé. Il s’ensuit une séparation totale de l’être humain et de la terre, une terre qui n’est plus considérée que comme matière utile, à exploiter. L’homme moderne ne voit plus la forêt, mais la considère comme autant de planches futures. Avec son sens borné de l’utilité, non seulement il passe à côté de bien des richesses que prodigue la nature, mais encore finit par scier la branche sur laquelle il est assis. L’homme moderne en est arrivé, aujourd’hui (fin de la Modernité?), à vivre d’une manière complètement traumatisante, dans une ambiance stérile, voire cauchemardesque. Pourtant, dès la fin du XVIIIe siècle, avec le Romantisme, des réactions, des protestations, sans doute fort subjectives, se produisent. Le sujet prend conscience qu’il est privé de tout. Nous assistons à des tentatives sentimentales et mythiques de retrouvailles avec la nature. Pendant longtemps, on n’en retiendra que les aspects les plus superficiels, voire les plus caricaturaux, comme la sentimentalité excessive, l’être éperdu qui sombre dans la folie, se suicide ou qui, pour mieux se protéger, s’enferme dans sa rêverie médiévale. À mon avis, on néglige un peu trop d’autres aspects comme les tentatives de sortir des cadres étroits des sciences séparées par l’invention de nouvelles sciences (biophysique, biopsychophysique…) ou la recherche de nouveaux moyens d’expression (comme chez Novalis). Beaucoup de ces tentatives n’aboutiront pas, le romantisme laissant, lui aussi, un terrain riche mais mal défriché. Seulement, tentatives il y a eu, et certaines faillites, de grands échecs sont parfois plus intéressants que de petites réussites. Ensuite – et c’est vraiment le partage des eaux – vient Hegel, le dernier philosophe monumental. Pour Hegel, qui reprend toute la philosophie occidentale, l’«Idée» n’est plus «au ciel», en dehors de la caverne, elle est dans l’Histoire – la Raison est en marche dans le temps. On ne lira donc plus de poèmes, on lira avant tout le journal quotidien: la plus haute fonction de l’esprit n’est plus l’art, c’est la faculté de conceptualiser les événements. Le Progrès, avec un P majuscule, est né. L’Histoire va quelque part: selon les idéologies, vers un super-État (le projet prussien), ou vers le bonheur du plus grand nombre (le projet libéral), ou encore vers un État qui conduira à la disparition de l’État (le projet marxiste). Ce progressisme va marquer tout le XIXe siècle et une grande partie du XXe siècle. C’est seulement depuis quelques temps que plus personne n’y croit. Les pays marxistes de l’Est veulent prendre un nouveau tournant. Les progressistes de l’Occident ne claironnent plus aussi bruyamment. À l’Est, on se raccroche à des identités ethniques ou religieuses, on se convertit au capitalisme sous ses formes les plus brutes. À l’Ouest, sur fond de désespoir tranquille, règne une médiocratie triomphante et démagogique. No future? Assurément, l’«autoroute», telle que je la vois, ne mène nulle part, sinon à des platitudes de plus en plus plates entrecoupées d’un désastre ici et là (un Tchernobyl à gauche, une marée noire à droite…) le tout enrobé dans une espèce de brouhaha quotidien pour faire croire que quelque chose se passe quelque part. Face à cette situation, ne reste-t-il plus rien à faire? Nous pouvons parfois éprouver cette impression. Pourtant, toute vie individuelle a besoin de déployer ses énergies. Pour se réaliser ainsi, chacun se doit de se ressourcer, de se découvrir d’autres sources d’inspiration, de s’aventurer sur d’autres sentiers du sentir. Cette démarche n’est pas facile car comment s’orienter dès lors que l’on cherche à sortir de l’«autoroute» dont je viens d’esquisser le schéma? Dès la fin du XIXe siècle, quelques esprits particulièrement vigilants et clairvoyants s’étaient déjà posé cette question, ayant pressenti où nous mènerait cette «autoroute de l’Occident», et vont dessiner à leur manière les prémices d’un nouveau champ de forces. C’est Nietzsche faisant l’analyse du nihilisme et Rimbaud se moquant de la marche du temps: «Pourquoi ne tournerait-il pas?». Quelque chose d’autre essaie de commencer, en dehors des cadres établis et des classifications reconnues. «Restez fidèles à la terre», conseille Nietzsche, penseur, mais aussi poète, et dont la réflexion est étayée par des lectures scientifiques; et Rimbaud (qui, lui aussi, se nourrit de sciences) déclare: «Si j’ai du goût, ce n’est guère que pour la terre et les pierres.» Voilà les débuts de la géopoétique, dans une sorte de géologie mentale. Nous connaissons la carrière tragique de ces deux hommes. Dès lors qu’il a quitté l’«autoroute» pour s’aventurer dans l’espace négligé par elle, le nomade intellectuel qui se mue en géopoéticien aura du mal à se frayer un chemin: il traîne une hérédité et la société ne cessera d’essayer, d’une manière ou d’une autre, de le faire taire car, ouvrant une aire plus large, il dérange profondément. Par la suite, bien sûr, on se lamentera sur le sort des poètes maudits et des penseurs incompris, tout en continuant à ne rien comprendre, avec bonne conscience. Ce qu’il faut, au contraire, c’est analyser leurs erreurs, le cas échéant, essayer de voir où ils voulaient en venir et les prolonger. Considérations premières Développements scientifiques Après avoir situé la géopoétique et sa raison d’être dans le contexte historique occidental, commençons notre exploration. La géopoétique, telle que je la conçois, occupe un champ de convergence potentiel surgi de la science, de la philosophie et de la poésie. Dans le domaine scientifique, les Considérations cosmologiques d’Einstein (1917) marquent une étape importante: voilà une tentative faite pour penser le cosmos, au lieu de simplement (méthodiquement) peser la matière et mesurer les choses. Mais au lieu de commenter ce traité, je préfère, dans le contexte qui est le nôtre, me plonger dans le fond psychologique de l’homme Einstein, en relevant dans sa correspondance (notamment avec Max Born) certaines phrases indiquant une problématique intime, un questionnement existentiel et un espace de pensée (et d’être) au-delà de «la recherche». Einstein parle, par exemple, de sa manière de penser «sauvagement spéculative» et de la nécessité – si la science et la pensée doivent avancer, atteindre à plus de complétude – de sortir de la «logique mécanique et spécialisée», d’accomplir un «bond intellectuel immense». Nous intéresse aussi, dans le contexte géopoétique, la conception que se fait Einstein de sa propre personne: «Je me sens si solidaire de tout ce qui vit qu’il m’est indifférent de savoir où l’individu commence et où il finit». Et puis il y a ce passage d’une lettre de 1927 où il se lamente de la distance qu’il peut y avoir entre des schémas logiques et les « délicieuses tranches de vie». Si l’on vise la clarté absolue, le langage des mathématiques est celui qui s’impose, mais les mathématiques devenant vite insubstantielles, on perd le «récit vivant». Pour Einstein, clarté et récit vivant sont en fin de compte incompatibles, et «c’est cette tragédie que nous vivons continuellement en physique». À partir de là, la question se pose: serait-il possible de réconcilier, d’harmoniser précision (mathématicienne) et «délicieuse tranche de vie», clarté et «récit vivant»? Un autre «champ» pourrait-il se révéler, se dessiner? On en voit peut-être les commencements dans la thermodynamique et dans la physique quantique. Pour la science classique, dont Einstein est sans doute le dernier grand représentant (c’est un classique excentrique), le hasard et le désordre, l’aléatoire et le chaotique sont des figures de passage, des réalités éphémères: derrière le hasard, il y a une nécessité déterminante – «Dieu ne joue pas aux dés», dit la phrase célèbre. Or, à partir de la thermodynamique (l’agitation des molécules d’un gaz...) et de la physique quantique (le tourbillon des particules élémentaires...), le hasard, le désordre, l’indéterminé ne sont plus des illusions dues à notre ignorance, mais font partie du grand jeu de l’univers-multivers. On sort des sciences dures, du scientisme rigide, pour entrer dans les sciences douces, voire floues, où l’accent est sur la fluctuation, l’irrégularité, la complexité. Jusqu’ici, les tentatives pour tenir, à partir des études de laboratoire, un discours qui soit éventuellement intégrable à une culture ne dépassent guère la tautologie verbeuse ou la rhétorique maniériste. On se sent à l’orée d’un nouveau logos, et on ne trouve que de la logorrhée. Mais il est significatif que dans les livres de pensée scientifique écrits ces dernières années, à un tournant de page, dans les dernières lignes du dernier chapitre, parfois même dans le titre, le mot de poétique surgit. Dans le livre d’Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La Nouvelle Alliance (1976), on trébuche, sans qu’il soit clairement dit de quoi il s’agit, sur une notion étrange: une écoute poétique de la nature. Quand, dans Le Roman cosmogonique (1989), François Foulatier expose l’émiettement du savoir actuel et le mouvement potentiel vers une unité future, il parle en termes de fonction poétique. Et lorsque, en 1987, Fernand Hallyn publie La Structure poétique du monde, ce n’est pas pour parler de Mallarmé, mais de Copernic et de Kepler. Bien sûr, et il faut le souligner, cela ne signifie pas que la porte soit ouverte aux enthousiasmes naïfs de tous les poéticules du siècle, pas plus qu’au lyrisme astrophysicien (Big Bang blues…) ou à d’autres efforts scientifico-littéraires péniblement poétisants. Il s’agit bel et bien d’une poétique inédite, dont on peut également recueillir les signes précurseurs chez les biologistes Varela et Maturana avec leur notion d’autopoïétique, où il est question d’un système auto-organisateur complexe qui, se nourrissant d’ordre et de désordre, produit le «soi». C’est là l’image même d’une vie poétique… Évoquons aussi, avant de quitter le sujet, la cartographie esthétique qui se profile au terme des études anthropologique, psychologique et cybernétique de Gregory Bateson. À la fin de son livre La Nature et la Pensée, on peut lire un dialogue entre une fille et son père, qui est bien sûr Bateson luimême. La jeune fille veut des réponses nettes à des questions précises. Exaspérée, la jeune fille finit par s’exclamer: «Papa, arrête. Chaque fois qu’on arrive à poser une question, tu changes de sujet. On dirait qu’il y a toujours une autre question. Si tu pouvais répondre à une question, rien qu’une.» Ce que propose le père, c’est, au-delà des questions, de dresser une cartographie de l’«esthétique» et de la «conscience», ensuite d’aller au-delà de la carte en l’englobant dans un contexte plus vaste, plus exaltant: «Après toutes ces discussions sur l’esprit, la tautologie et la différence, je serai bientôt prêt pour les symphonies et pour les albatros…». Ayant indiqué l’émergence d’une «poétique», d’une «poétique du monde», du côté des sciences, tournons-nous maintenant vers la philosophie. Considérations premières Ouvertures philosophiques C’est Roger Caillois qui, un jour, compara l’excès de réflexivité de la philosophie telle qu’elle est pratiquée la plupart du temps à l’enroulement sur elles-mêmes des défenses du mammouth: symptôme de fin de parcours, du manque d’un réel champ de forces. C’est souvent l’impression que l’on peut avoir en lisant quantité de textes philosophiques, et c’est sans doute pour cela que, ces derniers temps, tant d’apprentis philosophes se sont tournés vers l’ethnologie, la sociologie, voire l’intervention médiatique. Mais à l’intérieur du travail philosophique proprement dit, il y a eu, dès la fin du XIXe siècle et au cours du XXe, des déplacements, des changements de lieu, des transformations topologiques qui sont autrement plus fondamentaux et intéressants. Cela commence avec Nietzsche, encore lui, qui crée la figure du philosophe-artiste, et qui, tout en critiquant radicalement les poètes et la poésie, se présente lui-même comme «poète – jusqu’à la limite du mot» et déclare que «le phénomène de l’artiste est le plus transparent». Tel que je le vois, tout le travail de Nietzsche, si marqué de tourments et de contradictions, est une transition vers cette transparence. C’est ainsi que, sans s’y complaire, il traverse le no man’s land du nihilisme afin de remonter au-delà de la métaphysique (en renouant avec les Présocratiques, en particulier Héraclite) et va essayer d’entrer dans un paysage physique que ne domine aucun idéal transcendantal: Dieu, Idée... Il y a, certes, une transcendance chez Nietzsche, c’est le Surhomme: «Le surhumain, c’est le sens de la terre.» Ce mythe, car c’en est un, fut, je pense, un moyen pour Nietzsche de survivre, de sur-vivre. Mais quand il parle au nom du Surhomme, comme dans Ainsi parlait Zarathoustra, son discours sonne creux: on se retrouve dans la grandiloquence lyrique. Peut-être dans la notion même de «sens de la terre» subsiste-t-il un reste de pensée téléologique, voire théologique. Peut-être ne s’agit-il, si l’on veut rester fidèle à la terre, ni d’un sens ni d’un destin (là je pense à Ecce homo), mais d’une sensation de vie dense. Dans un de ses aperçus fulgurants et éclairants, Nietzsche disait: «autour du héros, tout devient tragédie; autour du demi-dieu, tout devient satire; autour du dieu, tout devient monde.» À mon sens, la pensée-vie de Nietzsche se situe entre la tragédie et la satire. Manquait une mise en œuvre poétique, manquait une poétique du monde (qui saurait se passer de mythe). Mais ce que je retiens de Nietzsche, en plus de son analyse culturelle radicale, c’est son ébauche d’une esthétique («Un sens du permanent et peu de moyens») et la figure du penseur-poète. C’est cette figure qui hante la philosophie depuis un siècle. Essai après essai, nous pouvons voir à l’œuvre, dans le domaine philosophique, des tentatives pour dégager quelque chose comme une pensée poétique. Il me semble que, globalement, à travers le démantèlement de la métaphysique, nous sortons de l’histoire de la métaphysique pour aller, non sans difficultés, vers une nouvelle géographie de l’esprit, vers un nouvel espace physique et poétique. En traçant en préambule ces grandes lignes, surtout pour ce qui est du rapport entre philosophie et poésie, Heidegger me paraît une figure incontournable. Comme Nietzsche, lui aussi essaie de suivre les sentiers d’une «pensée commençante» pour aller vers ce qu’il appelle des «districts plus originels», vers une «éclaircie dont la philosophie ne sait rien», vers un lieu situé en dehors des cadres établis et qui n’est pas exploitable. Sur ces chemins, Heidegger rencontre certes des philosophes, principalement présocratiques, mais surtout dialogue avec des poètes, avec des errants en quête d’une nouvelle topologie de l’être, comme Hölderlin, Rilke, René Char. Ces poètes lui semblent se situer sur un sol plus fondamental que le sol philosophique, lui paraissent avoir pensé et vécu plus loin. Tout en essayant de maintenir une certaine distance entre la philosophie et la poésie, Heidegger écrira à propos de la fréquentation de Hegel et de Hölderlin que, dès la fin du XVIIIe siècle, «le poète […] a déjà traversé et brisé l’idéalisme spéculatif, alors que Hegel est en train de le constituer». Mais nous savons aussi sur quel terrain glissant son sens piétiste du terroir et sa mystique du sol natal, que je ne partage absolument pas, ont mené le philosophe allemand. Pensons plutôt, dans ce premier repérage de la géopoétique, à Gilles Deleuze, inventeur de la notion de déterritorialisation (nous nous sommes rencontrés en terrain nomade), qui, dans Nietzsche aujourd’hui? (les textes réunis du colloque de Cerisy-la-Salle, 1973), tente une nouvelle lecture de Nietzsche. Dans les textes du philosophe-artiste, du penseur-poète, de l’esprit nomade, Deleuze sent, confusément («Je le dis d’une manière très floue, très confuse»), passer «quelque chose qui ne se laisse et ne se laissera pas coder», quelque chose que Nietzsche essaie de «faire passer sur un nouveau corps... un corps qui serait le nôtre, celui de la Terre, celui de l’écrit». À travers aphorisme et poème, on assisterait à un mouvement de dérive, un mouvement qui est «tout à fait différent du mouvement imaginaire des représentations», et ce mouvement s’accompagnerait d’une «relation immédiate avec le dehors». Or, dit Deleuze, «brancher la pensée sur le dehors, c’est ce que, à la lettre, les philosophes n’ont jamais fait, même quand ils parlaient de politique, même quand ils parlaient de promenade». Nietzsche aurait été «le premier à concevoir un autre type de discours», le premier à tenter une «écriture d’intensités» capable d’exprimer des «états vécus» qui ne seraient ni des représentations, ni des fantasmes. Deleuze a développé ces notes surtout dans Mille Plateaux (1980), et il en donne un résumé dans Qu’est-ce que la philosophie? (1991), en parlant, ce qui ne peut que nous réjouir, de... géophilosophie: «Le sujet et l’objet donnent une mauvaise approximation de la pensée. Penser n’est ni un fil tendu entre un sujet et un objet, ni une révolution de l’un autour de l’autre. Penser se fait plutôt dans le rapport du territoire et de la terre.» Jusque-là, bien, la géopoétique y trouve son compte. Intéressantes, aussi, sa dialectique du concept et de la figure, où il finit par parler d’un «personnage conceptuel», et son analyse de la situation politico-culturelle générale: «Nous manquons d’un véritable plan (un plan d’immanence)». Mais quand il en arrive à définir sa «géo-philosophie» en disant que «Nietzsche a fondé la géo-philosophie en cherchant à déterminer les caractères nationaux de la philosophie française, anglaise et allemande», c’est, de notre point de vue, plus que décevant. On se dit, d’abord, que si c’est cela, la géo-philosophie, ce n’est qu’une étape très préliminaire de la pensée du Nietzsche qui marchait sur le plateau de l’Engadine, ou le long de la baie de Gênes. Avec cela, les flux, les intensités de Deleuze et de Guattari ont sans doute quelque chose de fiévreux, de précoce, et même de schizoïde. Dans ses Cartographies schizoanalytiques (1989), Félix Guattari a beau parler de la nécessité d’un «repositionnement fondamental de l’homme par rapport à son environnement», de «champ de possible» et de son désir de «déboucher sur quelque chose de plus durable que de folles et éphémères effervescences spontanées», sa «discursivation énergétique» laisse sceptique, surtout quand elle débouche dans un langage utopico-lyrique, du genre de celui-ci: «Seule une prise de consistance de la troisième voix, dans le sens de l’auto-référence – le passage de l’ère consensuelle médiatique à une ère dissensuelle post-médiatique – permettra à chacun d’assumer pleinement ses potentialités processuelles et peut-être de transformer cette planète, vécue aujourd’hui comme un enfer par quatre cinquièmes de sa population, en un univers d’enchantements créateurs». Je frémis à l’idée de la mise en place, par des esprits sans doute bien intentionnés, de tels «enchantements créateurs». Nous trouvons la même chose, ou du moins quelque chose d’analogue, chez Michel Serres. Si le Passage du Nord-Ouest (1980), malgré un certain maniérisme stylistique, était ouvert et prometteur, avec Genèse (1982) et Le Contrat naturel (1990), les «enchantements créateurs» du paysanphilosophe du Lot-et-Garonne s’étalent d’une manière si complaisante que c’en est à la fois gênant et ridicule. De Genèse, qui nous apprend qu’«au commencement est le chant», je cite, sans commentaire, l’évocation d’Ève et d’Adam: «Blonde, Ève arbore une robe blanc et noir, à larges roses imprimées, courte; ses souliers vert acide répondent à la ceinture de même couleur; en pantalon bleu marine, très brun, frissonne sous un chandail jacquard Adam. Ils s’embrassent avec bonne volonté. Siffle la bise d’octobre qui plaque le bateau à quai. On attend l’appareillage...» Quant au Contrat naturel, il nous réserve pour la fin une divagation érotico-lyrique, qui aurait fait rougir Rousseau, au cours de laquelle Michel Serres fait l’amour avec la Terre: «Qui suis-je? Une trémulation de néant, vivant dans un séisme permanent. Or, pendant un moment de bonheur profond, à mon corps vacillant vient s’unir la Terre spasmodique. Qui suis-je, maintenant pour quelques secondes? La Terre ellemême. Communiant tous deux, en amour elle et moi, doublement désemparés, ensemble palpitant, réunis dans une aura.» Jusqu’où iront-ils donc, les philosophes (ou les historiens des sciences et de la philosophie) qui, se voulant écrivains, voire poètes, montent au créneau de la création? Face à ces aberrations et à ces exhibitions, je comprends que certains philosophes, moins vitalistes, moins lyriquement énergétisés, préfèrent se cantonner derrière les garde-fous du sujet-objet et du droit. Je les comprends, tout en me disant, non pas qu’ils vont rater le coche (pour cela, on peut leur faire confiance), mais qu’ils risquent fort de rater la pensée, la vie, le monde. Après cela, mais tout en gardant à l’esprit le réel point de départ et les investigations philosophiques authentiques visant une pensée poétique nouvelle, c’est avec un certain soulagement que l’on se tournera vers quelques vrais poètes. Considérations premières Éléments d’une poétique d’envergure De prime abord, il est facile de constater que peu de poètes, peu d’artistes de premier plan évitent un vocabulaire cosmopoétique. Voici, dans ce nouveau contexte, Klee : « Je commence par le chaos – le terrestre en moi se lie à la pensée cosmique.» Rilke, lui, parle d’un «pur espace faisant irruption de loin», d’une «totalité à laquelle il nous arrive d’avoir part» et déclare que son projet poétique est de «présenter la vastitude, la variété, la complétude du monde sous forme de pures preuves». On notera la similitude entre l’attitude cosmoexistentielle de Rilke («Je vis ma vie en cercles de plus en plus larges») et celle d’Einstein que nous avons déjà évoquée. Quant au programme poétique de l’auteur des Élégies de Duino, il semble réconcilier ce qui fut pour Einstein désespérément séparé: la «complétude» et les «pures preuves». De l’autre côté de l’Atlantique, tournons-nous vers d’autres poètes du cosmos. Après s’être moqué de ces «pohètes» qui, devant cette vastitude, se perdent en dithyrambes poussifs («Méfiez-vous de tout poète qui a le mot kawsmos à la bouche»), Pound (que je cite ici pour sa clairvoyance poétique et critique, mettant à part ses égarements ultérieurs), à la fin de sa grande fresque historico-culturelle, les Cantos, va dire lui aussi que le but de toute poétique, c’est de «faire cosmos» (to make cosmos), mais d’une manière non grandiloquente. Parmi ceux qui méritent les sarcasmes du jeune Pound, il y a un certain Walt Whitman qui, parfois, se laisse aller à une espèce de vague cosmopoéticité américanolâtre égomaniaque, mais le même Whitman, à des moments plus tranquilles, où il n’est plus le «porte-parole de ces États», est capable justement de «faire cosmos», grâce à des sensations cosmiques d’une rare densité, d’une rare fluidité. Ce Whitman-là avait déclaré un jour qu’il était prêt à abandonner à peu près tout ce que l’on attend ordinairement d’un poème: thème affectif, sentiment personnel, prosodie soignée, une métaphore ou deux, un peu d’ambiguïté, un saupoudrage de symbolique, que sais-je (voir Jakobson, Empson et autres poétologues de la fin de la modernité), si seulement il arrivait à rendre «l’ondulation d’une vague, la respiration de l’océan.» C’est dans un court poème écrit en 1881 lors d’une visite au Platte Cañon, dans le Colorado, qu’il formule le mieux son projet, son programme, sa poétique: Esprit qui as créé ce paysage Ces chaos de rochers rudes et rouges Ces sommets audacieux qui s’élancent vers ce ciel Ces gorges, ces ruisseaux turbulents et clairs, cette fraîcheur nue Ces arrangements informes, faits pour nulle raison sinon la leur Je te connais, sauvage esprit – nous avons été en rapport Moi aussi, je fais de tels arrangements, pour nulle raison sinon la leur N’a-t-on pas reproché à mes chants de manquer d’art? De ne pas respecter les règles précises et délicates? La mesure du lyriste, la grâce accomplie du temple, l’esthétique polie de l’arc et de la colonne? Mais toi qui te réjouis ici – esprit qui as créé ce paysage Toi, ils ne t’ont pas oublié. (Traduction: Marie-Claude White) Ici, la cosmopoétique devient plus précisément géopoétique (les deux «voies et voix» ne sont évidemment pas séparables – n’oublions pas qu’au XVIe siècle «cosmographe» signifie «géographe», et si je dis « géopoétique » plutôt que « cosmopoétique », c’est pour indiquer que le cheminement a lieu dans l’espace terrestre plutôt que dans l’espace lunaire ou martien, mais on peut évidemment marcher sur un chemin terrestre avec un «esprit cosmique»). Il s’agit ici pour Whitman, chez qui on peut regretter seulement la présence d’un Esprit à la fois chrétien et hégélien, non pas d’embrasser fraternellement l’univers, non pas d’exprimer l’humain ou le macrohumain, mais d’élaborer une poétique qui corresponde au chaos de rochers qu’il contemple. Cette poétique est déjà inhérente au monde, il faut d’abord y adhérer, ensuite essayer de la dire. Quelque chose de semblable se trouve aussi chez Novalis, quand il parle, au début des Élèves de Saïs, d’une écriture de la terre: «Cette écriture chiffrée qu’on rencontre partout, sur les ailes, sur la coquille des œufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux et les pétrifications, à l’intérieur et à l’extérieur des montagnes, des plantes, des animaux, des hommes, dans les lumières du ciel.» C’est cette écriture de la terre, cette poétique plus qu’humaine (non pas surhumaine) qu’étudie et qu’élabore Roger Caillois quand il «lit» les pierres, et qu’il propose d’étendre cette lecture aux dessins de la croissance organique et des forces géochimiques, dans tous les «lieux où évoluent les états de la matière et des corps qui la composent», afin de recueillir les «signes multiples et conjugués de la cohérence du monde». Caillois procède pierre par pierre, trace par trace. Saint-John Perse tente une parole, mais une parole qui veut rester proche du «plus grand récit des choses par le monde», qui essaie de lire «les écritures nouvelles encloses dans les grands schistes à venir» et qui, comme Whitman à Platte Cañon ou sur les rivages de Long Island, invoque une puissance chaoticiste au-delà des muses et des mesures: «Enseigne-nous, Puissance, le vers majeur du plus grand ordre, dis-nous le ton du plus grand art, Mer exemplaire du plus grand texte.» C’est ce «plus grand texte» qui constitue le but de la géopoétique. Considérations premières Méditations de la plage blanche Je vais aux Hébrides, et je marche autour des pierres dressées de Callanish; je pénètre dans les cavernes paléolithiques des Pyrénées, où je contemple les images peintes sur les parois; je vais en Amérique, je suis des yeux tous les totems éparpillés dans le paysage qui s’étend entre Vancouver et l’Alaska… Images, mondes, images. Je reviens dans mon atelier. Je n’ai jamais fait un catalogue raisonné des images que je garde autour de moi pour les mauvais jours, et peut-être pour les moins mauvais, mais si je jette un coup d’oeil sur les murs et sur les étagères, je vois : Des Des Des Des Des Des Des Des Des Des cartes de différentes parties du monde. images de ports (Brest, Yokohama, Glasgow…). bateaux (jonques, cap-horniers…). poissons. oiseaux. têtes de poètes et de philosophes. fragments d’écritures diverses (chinois, ogam, runique…). maisons, des chambres. os (omoplate de caribou, squelette de corbeau…). pierres. De tout cela se dégage sans doute quelque chose comme une sensation abstraite, une sensation de monde, et peut-être une ébauche, un brouillon de poème, peut-être pas autre chose qu’une sorte de Ghost Dance de l’esprit. Toujours dans mon atelier, je prends un livre chinois, le Ta Tchouan (le «grand commentaire»): «Les saints sages étaient capables d’avoir une vue d’ensemble de toutes les multiplicités confuses qui sont sous le ciel. Ils observaient les formes et les phénomènes et firent des figures des choses et de leurs propriétés. On les appela: les images.» Il s’agit bien sûr des huit trigrammes du Livre des mutations, ces groupes de lignes pleines et brisées, censés représenter le ciel, la terre, le tonnerre, l’eau, la montagne, le vent, le feu, le lac… Des lignes pleines, des lignes brisées… Je ne serai jamais un adepte pratiquant du Yi-king, je me sens mal à l’aise avec tout schéma trop achevé, mais je retiens le principe, j’extrapole. Qu’il y ait du vide dans l’épaisseur du texte… Je pense aussi au style «blanc volant» dans la peinture japonaise. Dehors à nouveau, mais dans le territoire que j’ai choisi d’habiter, je marche dans toutes les directions, prenant connaissance de tous les divers terrains, essayant sans doute de m’orienter: «L’orientation, dit Corbin (l’Homme de lumière dans le soufisme iranien), est un phénomène primaire de notre présence au monde. Le propre d’une présence humaine est de spatialiser un monde autour d’elle, et ce phénomène implique une certaine relation de l’homme avec le monde, son monde, cette relation étant déterminée par le mode même de sa présence au monde.» Présence au monde. Une manière d’être au monde, une manière pas trop humaine… De retour dans l’atelier, je lis le Tao-tö-king, surtout la section 35 : Celui qui détient la grande image peut parcourir le monde. Il le fait sans danger, partout il trouve paix, équilibre et tranquillité. La musique et la bonne chère attirent les passants, mais les affirmations du tao sont monotones et sans saveur. On regarde le tao cela ne suffit pas pour le voir. On l’écoute cela ne suffit pas pour l’entendre. On en fait usage cela ne peut pas l’épuiser… Il y a des jours gris ici sur la côte où cette sensation du tao est très forte. Monotone, sans saveur… Et le cri, peut-être, de quelque oiseau. J’écris des haïku, pensant toujours au vieux maître Basho et à son vieil étang : Le vieil étang une grenouille saute dedans le bruit de l’eau Pourquoi la plupart des haïku écrits par des Occidentaux (et par des Japonais modernes, d’ailleurs) laissent-ils tant à désirer? Les grenouilles n’y manquent pas (les choses vues, les images). Ce qui manque, c’est le vieil étang, et, partant, le bruit de l’eau: le fond, et la prise de contact de l’esprit avec ce fond. Il faudrait essayer de trouver et de maintenir la sensation de ce fond, pratiquer un approfondissement. C’est ici que l’on rejoint le travail de Heidegger. Il y avait sûrement un vieil étang dans cette Forêt noire où il aimait se retirer – comme j’aime à le faire sur la grève blanche (il suffit de n’importe quel lieu où la terre est visible et sensible). Heidegger parle du rapport entre la «terre» et le «monde» dans un de ses poèmes: Erd’ hüte den Anfang Welt – wach sei dem Einklang Welt – danke der Erd’ Erd’ grüsse die Welt – ce qui donne, à peu près: «Terre, garde le commencement; monde – sois attentif à l’accord; monde – remercie la terre; terre, salue le monde». Le monde, celui dont il est question, celui qui commence à se profiler peut-être (du moins dans quelques esprits), doit être en accord avec la terre, tout en s’en séparant, il doit y prendre son origine, tout en étant autre chose, quelque chose comme l’accomplissement de la terre… Le champ qui se dessine actuellement, peut-être, c’est celui d’une trajectoire poétique, qui doit venir de loin pour aller loin. Acte après acte, image après image. Dans une note faisant partie de son programme pour un nouvel Institute of the Sciences of Man, le poète américain Charles Olson parle de the act of image, cet acte étant à distinguer de toute discussion sur l’essence de l’image et de toute documentation imagiste. Pour trouver une notion active de l’image, Olson consulte l’entomologiste Linné. Chez Linné, l’image est la forme parfaite que prend un insecte à la suite de ses métamorphoses. À la fin de toute une série de métamorphoses dans la culture occidentale, au bout de tant de travaux en cours, une nouvelle imago mundi pourra-t-elle se dégager? Point n’est besoin d’une réponse, surtout dans l’immédiat. On peut vivre, méditativement, avec la question. Et avec, de temps en temps, un poème. Méditations de la plage blanche (extrait) Le Plateau de l’albatros, Grasset 1994