Démocratie, politique redistributive, et inégalité sociale Essaid Tarbalouti1 Résumé : Les approches théoriques sur la démocratie et la politique redistributive ont toujours établit un lien positif entre les inégalités de revenus et les politiques redistributives. Aujourd’hui, ces approches font l’objet d’un débat. La littérature empirique relative aux pays en développement conteste les résultats de cette approche et montre que la demande politique de redistribution n’est pas élevée lorsque les inégalités de revenus sont importantes. Dans cet article, on dégage les conditions sous lesquelles la substitution des biens productifs par des biens improductifs dont la valeur est faible peut réduire la valeur de la demande redistributive et affecter le développement économique. Mots clés : politique redistributive, Consommation productive, Consommation improductive , développement économique Summary : The theoretical approaches on the democracy and the redistributive politics always have establishes a positive link between the disparities of income and the redistributive politics. Today, these approaches are the object of a debate. The empirical literature relative to developing countries disputes the results of this approach and shows that the political demand of redistribution is not raised when the disparities of income are important. In this article, we release the conditions under which the substitution of the productive goods by the unproductive goods can reduce the redistributive demands and affect the economic development. Keywords: Redistributive politics, Productive consumption, Unproductive consumption and Economic Development 1 GREER, FSJESM, Université Cadi Ayyad Marrakech Maroc [email protected] I/ Introduction La littérature économique de la politique de redistribution et la croissance distingue deux approches distinctes : d’une part la relation entre politique redistributive et croissance économique et, d’autre part, la relation entre les inégalités de revenu et le niveau de la politique redistributive Les études théoriques sur la relation entre politique redistributive et croissance mettent en avant un lien négatif en raison des effets désincitatifs que jouent les politiques redistributives sur l’investissement. Cette approche tourne autour de l’argument célèbre de Kuznet selon lequel les inégalités de revenus sont favorables à la croissance. Toute politique de redistribution tendant à réduire cette inégalité ne peut qu’affecter négativement la croissance économique. Plus tard, plusieurs auteurs se sont inscrits dans cette thèse. Ils confirment ce lien négatif entre les politiques redistributives et croissance (voir Alésina et Rodrick (1994) et Persson et Tabellini (1994)). Toutefois, cette analyse n’est pas observée dans les pays en développent où un accroissement des politiques redistributives peut déboucher sur un investissement et donc sur la création de la richesse. Plusieurs auteurs ont développé des modèles expliquant ce paradoxe par la prise en compte d’imperfections sur le marché de crédit ou les externalités non pécuniaires (voir Perotti (1993), Saint-Paul et Verdier (1993)) Quant à la relation entre le degré d’inégalité et l’importance de la politique redistributive, la littérature considère qu’un niveau d’inégalité plus important est susceptible d’accroître la demande politique redistributive. Cet argument est avancé dans le cadre classique de l’électeur médian où, lorsque la position de ce dernier se détériore par rapport à l’individu moyen, la pression politique en faveur d’un accroissement de dépenses redistributives se fait sentir. Il en résulte que malgré la cohérence de cette analyse, ces prédictions sont en opposition avec les études empiriques menées dans les pays en développement. En effet, ce n’est généralement pas là où les inégalités sont les plus élevées que les transferts redistributifs sont les plus importants. Plusieurs idées sont alors avancées pour invalider l’argument conventionnel (Voir Saint-Paul et Verdier (1993)) Cet article part de l’idée que la redistribution est favorable à la croissance dans les pays en développement. On assimile la redistribution à la production d’un bien public de long terme générateur de croissance, par exemple l’éducation publique. Chaque agent consomme le bien en quantité identique mais son financement s’effectue au prorata de la richesse des individus. Nous proposons alors la substitution du bien de l’éducation par un bien de court terme dont le prix est faible et dont l’impact sur la réduction des inégalités est faible comme une explication alternative au paradoxe de la relation redistribution-inégalité. L’idée est que la substitution du l’éducation par des biens de survie de court terme dans les pays pauvres peut altérer le choix démocratique en faveur des membres les plus riches. La raison est que les pauvres ont une propension de consommation pour le court terme plus élevée que les riches. Cet argument est développé dans une économie à deux agents dont laquelle on compare deux solutions : une solution démocratique ou la pression de famine est inexistence et la solution avec une pression de famine. En distinguant deux types d’agents (pauvres et riches), nous verrons comment le choix démocratique évolue lorsque le degré d’inégalité varie. Nous examinons ensuite les conditions sous lesquelles le recours aux biens de court terme peut prendre place et comment ce choix modifie la solution politique. Dans un tel cadre, il apparaît qu’une élévation des inégalités accroît la pression pour les biens de court terme et réduit donc la demande de politique redistributive. La suite de cet article est organisée comme suit : la section II présente quelques faits stylisés, la section III décrit le modèle de base et compare les solutions évoquées. Enfin la section IV conclut. II/ Les faits stylisés Deux éléments empiriques établissent la pertinence de notre approche. D’une part, c’est bien dans les pays en développement, là où les inégalités sont élevées, que l’éducation publique est la plus faible. On n’observe pas de corrélation positive entre inégalité et redistribution. D’autre part, c’est dans les pays pauvres où les pressions de famine sont élevées que la consommation de court terme est élevée. Le tableau 1 présente d’une part, la part des dépenses d’enseignement publique en pourcentage du produit national brut (assimilée à une politique redistributive). D’autre part, il représente l’indice de Gini qui représente le niveau des inégalités dans les pays en développement. TABLEAU 1. – Pays en développement Brunéi Colombie Équateur Guatemala Erythrée Pays développés Finlande Irlande Islande Pays-Bas Royaume-Uni Redistribution, Inégalité et dépense en biens durables Indice de Gini (2011) 46,3 54 40,2 46,2 52,4 27,7 32,3 27 28,2 33,7 Dépense d’éducation publique en % du PNB 3,8 4,8 4,4 2,8 2,4 6,8 6,5 7,8 5,9 5,6 Source : Word Bank (2011), «World Development Indicators». On constate que la majorité des pays pauvres est marquée par de faibles dépenses publiques d’enseignement et d’un indice de Gini élevé alors que, dans les pays développés, la relation est inverse. En effet, pour ces derniers, la moyenne de ratio dépenses en éducation/PNB dépasse les 5% alors que l’indice de Gini est inférieur à 30. Concernant la consommation des biens de court terme, le taux de renonciation à la scolarité et le niveau élevé du travail des enfants dans le secteur informel illustrent la réalité de nos propos. Il en résulte que la pression de famine et la préférence pour les biens de court terme pourrait renforcer le poids politique d’une classe de population et donc induire des choix politiques favorisant une redistribution sous-optimale ou un niveau insuffisant de dépenses publiques. III / Démocratie, inégalité et politique redistributive Nous supposons une économie en développement dans laquelle elle coexiste deux types d’agents (1 et 2) différenciés par leurs revenus. On normalise la population totale à l’unité et on note respectivement n et (1 n) les proportions d’individus de type 1 et 2. Selon que n est supérieur ou inférieur à 1/2, la majorité la population sera pauvre ou riche, ce qui affecte, dans un régime démocratique, les choix politiques endogènes. Les revenus avant impôt des agents sont notés w1 et w2 (avec w1 < w2 ). Le taux de salaire moyen dans l’économie peut s’écrire (1) w nw1 (1 n)w2 Le gouvernement prélève une taxe proportionnelle sur les revenus bruts (au taux identique ) en fonction de la production d’un des deux produits publics proposés: un produit productif assimilé ici à la production de service éducatif noté G1 et un produit improductif assimilé à la production des biens de consommation de court terme noté G2 . Selon le choix du produit, par les agents, G1 ou G2 , le gouvernement prélève une taxe 1 ou 2 (avec 1 > 2 ). Ainsi, les contraintes publiques du gouvernement peuvent s’écrire comme suit : (2) G1 1 w (3) G2 2 w Dans ce qui suit, on suppose que les agents ont des préférences hétérogènes : leur utilité dépend du niveau de leur consommation privée (noté xi pour l’agent i ) et de la quantité d’un des deux biens publics. On peut écrire donc : U i xi G1 (4) (5) Ui xi G2 où est un paramètre positif qui mesure la préférence pour les biens publiques. La préférence pour l’un des deux biens est liée au niveau des inégalités. L’indicateur d’inégalité est représenté par le paramètre . Plus ce degré est élevé, plus la préférence pour les biens de consommation de court terme est élevée. Le salaire de population pauvre est supposé être une fraction (1 ) du salaire de la population riche. Le niveau de taux de prélèvement dépend du choix du bien public. En fonction de ce choix, chaque agent effectue sont choix de consommation en maximisant son utilité sous sa propre contrainte budgétaire et celle de l’Etat. La maximisation de l’agent i peut s’écrire selon deux options : Lorsque l’agent i choisit le bien durable dont le taux d’imposition est élevé, la maximisation de l’agent est de : Max1 0 wi (1 1 ) (w)1 En revanche, lorsqu’il choisit le bien improductif de court terme dont le taux d’imposition est faible, la maximisation de l’agent i est de : Max 2 0 wi (1 2 ) (w) 2 De ces deux programmes de maximisation, on déduit deux taux de prélèvement optimaux pour l’agent i qui sont donnés par les équations suivantes : Pour le choix du produit productif durable, le taux de prélèvement optimal pour l’agent i est donné par : (6) 1* Max (w) wi ;0 Pour le choix du produit improductif de court terme, le taux de prélèvement optimal pour l’agent i est donné par (7) 2 * Max (w) wi ;0 Comme les salaires des agents pauvres sont faibles et comme leurs préférences pour les produits de court terme sont élevées, il s’ensuit qu’une pression pour la demande du produit de court terme augmente. Par conséquence et étant donné la nature redistributive des deux produits publics qui réside dans le financement de l’un des produits publics au prorata des revenus mais dans le coût de financement n’est pas le même (l’impôt pour financer le produit de l’éducation est plus élevé que celui des produits de consommation de court terme, (1 2 ) , la population riche vote pour un niveau de taxe plus faible ( 2 ) et la population pauvre vote pour un niveau de taxe plus élevé ( 1 ) . Ainsi, avec un régime démocratique et en présence d’un revenu minimum permettant la consommation des biens de nécessité de court terme, le taux de prélèvement effectif est celui qui maximise l’utilité de la majorité. Il en résulte donc que lorsque la population pauvre n est majoritaire (n 1/ 2) , le taux de taxe effectif est 1* Max ( w) wi ;0 . Au contraire, lorsque la population riche est majoritaire ((1 n 1/ 2) ou (n 1/ 2) , le taux de taxation que le gouvernement impose est de 2 * Max (w) wi ;0 Toutefois, lorsque les salaires de la population pauvre sont faibles de telle sorte qu’ils sont en dessous du revenu minimum et comme leurs préférences pour les produits de court terme sont corrélées positivement avec le degré d’inégalité, il s’ensuit qu’une augmentation des inégalités accentue les pressions pour la demande du produit de court terme. Ainsi, en introduisant l’indicateur d’inégalité, on réécrit 1 * et 2 * comme suit : 8) 1* Max 1 (1 n);0 9) 2 * Max 1 n);0 On peut dégager donc le résultat suivant : Proposition 1: Lorsque (n 1/ 2) , le taux de prélèvement effectif est fonction décroissante de l’indicateur d’inégalité. Conclusion Paradoxalement, la pauvreté constitue un obstacle à une politique redistributive efficace réparatrice des inégalités. Dans cet article, nous montrons que la pauvreté de la population conduit à une demande de politique redistributive en faveur des biens de court terme souvent improductif. En effet, dans une démocratie où les inégalités sont élevées, la demande de redistribution pour des biens urgents est d’autant plus demandée que les inégalités sont élevées. Il s’ensuit que lorsque la population pauvre a le choix entre une consommation d’un bien à long terme et une consommation d’un bien à court terme, elle choisit la consommation de court terme car sa valeur urgente est supérieur à celle de long terme, conduisant un niveau de redistribution plus faible que celui obtenu si la population avait choisi le bien de long terme. Plus précisément, la politique redistributive sera inopérante si les inégalités sont élevées car la population pauvre va essayer de voter pour une politique dont le taux de taxation est le plus faible mais dont la satisfaction des besoins est la plus urgente. 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Persson, T., and Tabellini, G., (1994), «Is Inequality Harmful for Growth? », The American Economic Review, pp. 600-21 Saint-Paul, G. and Verdier, T., (1993), «Education, Democracy and Growth», Journal of Development Economics, Vol. 42 (2), pp. 399-407 Verdier, T., (1994), «Models of political economy of growth: a short survey», European Economic Review 38, 757–763.