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L’infini
« Cette pensée porte avec elle je ne sais quelle horreur secrète »
disait Johann Kepler
1
. Mais l'horreur tient toujours sa part de
fascination.
Kant appelait sublime la propension à l'infini dont l'imagination
peut avoir, dans la nature et grâce à l'art, des représentations.
L'infini est l'idée sublime par excellence, il naît de la déchirure.
Sans lui y aurait-il conflit de facultés ? L'imagination pose un infini
que l'entendement ne peut concevoir
2
, ou bien la raison pose un
infini que l'entendement ne peut connaître. Certes, Descartes
pensait un rapport inverse à celui de Kant : l'entendement peut
concevoir ce que l'imagination a peine à se représenter
3
. Mais de
quelque côté que se trouve l'avantage, il y a conflit.
Un peu partout le cercle a servi à symboliser l'infini, bon (le
cercle cosmique) ou mauvais (le cercle vicieux)
4
. Mais le cercle
comme courbe fermée a figuré également le tout fini : puissance de
la pensée capable de faire la synthèse des opposés ou à l'inverse
faiblesse d'une pensée incapable de re-présenter l'infini dans son
essence et donc vouée à le nier pour le saisir ?
5
Dans L'Essence du christianisme, Feuerbach disait que la
conscience de l'infini n'est rien d'autre que la conscience de
l'infinité de la conscience : dans la conscience de l'infini, le sujet
conscient a pour objet l'infinité de sa propre essence. Dans La
Dialectique de la nature Engels dira à l'inverse que l'infini
mathématique vient du réel. Thèse possible : par un biais certain,
rien n'est irréel. L'infini est aussi - Chomsky nous le rappelle -
inscrit dans le langage : ivresse de l'enfant lorsqu'il découvre qu'il
ne peut plus dire jusqu'à quel nombre il peut compter. Infini réel
peut-être, infini imaginaire et symbolique, sûrement - l'infini n'est
pas seulement un rêve ou un effroi, une image ou un mot, il est
1
. Cité par A. Koyré, Du monde clos à l'univers infini, Gallimard, 1973, p. 86.
2
. Kant considère qu’il est de la nature de la raison de vouloir totaliser les séries qu’elle pose.
Schopenhauer se séparera de son maître sur ce point : « Nous objecterons à Kant que l’on peut
toujours concevoir la fin d’une série qui n’a point de commencement, qu’il n’y a rien de
contradictoire ; la réciproque d’ailleurs est vraie ; l’on peut concevoir le commencement d’une
série qui n’a point de fin » (Le Monde comme Volonté et comme représentation, trad. A.
Burdeau, PUF, 1970, p. 622).
3
. Voir L’imagination.
4
. Voir les histoires en abîme - comme celle de cet homme qui dessine sa chambre sur un mur
de sa chambre.
5
. Un subterfuge poétique consiste à saisir l'infini dans le minuscule : « Voir un monde dans
un grain de sable/Et un ciel dans une fleur sauvage/Tenir l'infini dans la paume de la main/Et
l'éternité dans une heure » (William Blake).
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aussi un concept. Hegel disait
6
qu'il est « le concept fondamental de
la philosophie »
7
. « Nous ne nous embarrasserons jamais dans les
disputes de l'infini » avait pourtant prévenu Descartes
8
. Le
déterminer, n'est-ce pas le supposer fini ? Il y a en effet
contradiction à dé-finir ce qui n'a pas de fin, -terminer ce qui n'a
pas de terme, dé-limiter ce qui n'a pas de limite, mais c'est
précisément la raison pour laquelle Hegel disait de l'infini qu'il est
le concept fondamental de la philosophie.
L'infini pour nous est une grande idée spéculative, qui renvoie
immédiatement à l'abstraction des mathématiques et de la
métaphysique. Il n'en allait pas de même pour les Grecs : chez
Platon et Aristote, l'infini est d'abord le prédicat du sensible, du
monde informel de la matière
9
. Mais cette thèse est loin d'épuiser le
concept. Dès l'origine, il y eut plusieurs infinis, et dispute de
l'infini. Certains (les pythagoriciens, Platon) y voyaient une
substance, une chose en soi ; d'autres (Anaximandre) en avaient fait
un principe, d'autres encore (Anaxagore, Démocrite) y
reconnaissaient une qualité numérique s'appliquant aux éléments.
Une idée commune surplombe ces divergences : l'infini est
l'imperfection ; il ne saurait donc qualifier ni l'Univers ni Dieu
10
.
Le monothéisme créationniste bouleversera le sens du
problème : l'imperfection était désormais la marque du fini, la
perfection passe du côté de l'infini. D'autres débats surgissent, en
particulier le dilemme autour de la finité ou de l'infinité
11
du
monde : admettre l'infinité du monde, ce serait supposer la
coexistence de deux infinis
12
(Dieu et le monde) ; logiquement
l'hypothèse paraît inacceptable, mais admettre le monde comme
fini, ce serait postuler une limitation dans le pouvoir créateur de
Dieu, une borne à sa puissance - solution également problématique.
Des deux maux on choisira le second qu'on croit moindre : le fini
ne limite pas l'infini, il se contente de le nier.
Pendant longtemps, les mathématiques sont restées
6
. Du moins de ce qu'il appelait l'infini véritable.
7
. G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques I. La Science de la logique, trad.
B. Bourgeois, Vrin, 1986, p. 360.
8
. R. Descartes, Principes de la philosophie, § 26, Œuvres et Lettres, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1953, p. 582.
9
. Au début du Philèbe (15d), néanmoins, et c’est sans doute la première fois que le terme
grec d’apeiron n’est pas chard’une valeur négative, Platon évoque l’infinité du défilé des
idées, que la puissance maïeutique du discours engendre.
10
. Seul le matérialisme épicurien peut alors poser l'univers comme infini.
11
. Infinité est une détermination de fait, infinitude une détermination métaphysique.
12
. La « démonstration » d'Aristote concernant l'impossibilité d'un corps infini est
généralement admise.
2294
aristotéliciennes : seul l'infini potentiel était accepté. Gauss disait
encore que l'infini est seulement une façon de parler qui sert, au
sens propre, à désigner des limites. Le transfini de Cantor sera une
révolution intellectuelle considérable : depuis les Grecs, l'infini est
ce qui n'est pas nombre ni nombrable (sur ce point, l'infini négatif
des Grecs et l'infini positif des judéo-chrétiens se rejoignent).
Cantor fera de l'infini non seulement un nombre mais aussi un objet
de calcul : il existe à partir de Cantor une mathématique, mieux,
une arithmétique de l'infini.
Ainsi la philosophie s'est-elle trouvée quelque peu dépossédée de
son objet. Tout se passe comme si depuis Kant, malgré Hegel, elle
avait abandonné aux sciences, et plus spécialement aux
mathématiques, la théorie positive de l'infini. Car les pensées de la
limite, de la finitude, de la clôture l'ont emporté partout dans la
théorie de la connaissance, dans l'anthropologie, dans la
psychologie. L'infini a été tellement lié à la métaphysique, et
singulièrement à Dieu, que c'est encore dans le cadre de pensées
métaphysiques - Rosenzweig, Levinas - qu'il a pu être représenté
positivement. Et encore était-ce pour combattre mieux une totalité
honnie, assimilée à l'impérialisme de la raison ou au totalitarisme
de l'action
13
. L'horreur secrète dont parlait Kepler a changé de lieu.
I. Les infinis
Le mérite d'Aristote fut d'avoir sorti l'infini de l'indétermination
Anaximandre et Platon l'avaient laissé. « Il est clair, écrit
Aristote, que l'infini est en un sens, en un autre non »
14
. Il y a
plusieurs infinis que la pensée philosophique a presque toujours
répartis en dichotomies.
1. L'infiniment grand et l'infiniment petit
Ces dénominations sont usuelles depuis Pascal mais leur concept
a été déterminé par Aristote. Celui-ci, dans sa Physique, différencie
deux modes de l'infini potentiel
15
- l'infini par composition
(prothései) et l'infini par retranchement (aphaïrései) - infini par
addition et infini par division qui seront dits plus tard « infiniment
grand » et « infiniment petit ». L'espace, dit Aristote, est infini par
retranchement, le nombre est infini par composition, le temps est
infini selon les deux modes. Pour l'infini par addition, on dira
également infini par succession ou infini par accident
16
.
13
. Voir La totalité.
14
. Aristote, Physique III. 206 a, trad. H. Carteron, Les Belles Lettres, 1966, p. 203.
15
. Voir infra.
16
. Maïmonide. Le Guide des Égarés, trad. fr., Verdier, 1979, p. 211.
2295
Aristote - comme plus tard Leibniz - admettait, à partir de ces
deux opérations, une symétrie entre les deux infinis. La question se
complique si l'on passe de l'opération - seule génération possible de
ces infinis, selon Aristote - à la réalité physique : on peut admettre
l'un de ces infinis et refuser l'autre - témoin Épicure qui croit à
l'infinité de l'univers mais refuse l'idée d'une divisibilité à l'infini de
la matière
17
. Quant à Pascal, tout en les admettant tous deux, il
séparera par une radicale incommensurabilité, pour des raisons
métaphysiques, l'infiniment grand (l'immense) et l'infiniment petit
(l'infime).
L'infini en petitesse posera plus de problèmes que l'autre. Le
matérialisme atomistique servant de repoussoir, la divisibilité à
l'infini sera jugée souvent applicable
18
à la réalité physique. Dans
une lettre à Morus
19
, Descartes donne un étonnant argument
métaphysique en faveur de l'infini par division : Dieu, écrit-il, n'a
pas pu se priver de cette faculté de diviser les corps à l'infini... Un
peu plus tard, Malebranche se sert de l'idée de la divisibilité de la
matière à l'infini pour soutenir la théorie de l'emboîtement des
germes, en vertu de laquelle la totalité des individus d'une espèce
se trouve contenue dans son premier exemplaire
20
. Ainsi l'humanité
entière avec la suite indéfinie de ses générations-gigognes aurait-
elle été enfouie dans la semence d'Adam…
21
Les mathématiques
prendront le relais de la métaphysique sans parvenir à l'éliminer
aussitôt. Leibniz a utilisé le terme d'infinitésimal pour qualifier les
quantités infiniment petites. Le calcul infinitésimal, qui englobe les
deux opérations inverses de la dérivation et de l'intégration, est
l'opération mathématique permettant d'établir des relations entre
grandeurs finies par la considération de quantités infinitésimales.
La controverse allait durer jusqu'à Cauchy. Berkeley refuse
l'existence de ces quantités infiniment petites, dépourvues de sens à
ses yeux. Les arguments qu'il donne, inspirés par la raison
empiriste, s'ils ne sont pas mathématiquement recevables,
conduiront néanmoins les savants à parfaire leur formalisme et à
dépouiller leur écriture de toute intuition vague. Par opposition à
l'analyse classique dite standard, on appelle analyse non standard
17
. Lettre à Hérodote, 41. L'argument d'Épicure est le suivant : s'il n'y avait pas d'indivisibles
(les atomes), aucune qualité, comme la couleur, ne pourrait subsister.
18
. Même si cette application ne peut se faire qu'en pensée.
19
. Du 5 février 1649. R. Descartes, Œuvres et Lettres, op. cit., p. 1316.
20
. N. Malebranche, Entretiens sur le métaphysique et sur la religion in Œuvres II,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,1992, p. 854.
21
. C'est parce qu'à ses yeux l'infini en acte est impossible qu’Olympiodore (VIe siècle)
jugeait nécessaire la métempsycose : une création continuée d'âmes serait en effet allée jusqu'à
l'infini.
2296
celle qui admet les infiniment grands et les infiniment petits.
2. L'infini actuel et l'infini potentiel
C'est encore à Aristote que l'on doit cette distinction : dans la
Physique
22
il nie l'existence d'un infini en acte, substance ou
principe, et n'admet qu'un infini « par attribution » - l'infini
potentiel dont l'infini par composition et l'infini par retranchement
sont les deux formes. Ces deux infinis se séparent donc
radicalement sur le plan ontologique : l'infini actuel n'existe pas
dans les choses, l'infini potentiel n'existe que dans et par les idées.
Il y a une nette rupture avec la pensée des prédécesseurs du
Stagirite : chez Anaximandre comme chez Platon
23
, l'apéïron en
tant que principe (chez le premier) et que genre (chez le second) a
une existence effective que la pensée se doit de reconnaître.
À partir de la distinction aristotélicienne de l'acte et de la
puissance
24
, les scolastiques opposeront l'infini catégorématique à
l'infini syncatégorématique. Un catégorème est un mot qui a un
sens par lui-même (exemple : « animal »), un syncatégorème est un
mot qui n'a de sens qu'en relation avec d'autres mots (exemples : «
tout » ou « chaque »). L'infini catégorématique est celui dont les
éléments existent non seulement en acte mais sont distincts et
séparés (en sorte qu'on puisse commencer à les dénombrer) et
constituent le tout par leur addition. « Il est vrai qu'il y a une
infinité de choses, c'est-à-dire qu'il y en a toujours plus qu'on n'en
puisse assigner. Mais il n'y a point de nombre infini de leçons ou
autre quantité infinie si on les prend pour de véritables touts (...).
Les Écoles ont voulu dire cela en admettant un infini
syncatégorématique comme elles parlent, et non pas l'infini
catégorématique »
25
.
Leibniz considère qu'entre le possible et le réel, entre Dieu et le
monde, il y a une différence infinie et relevant de deux infinis
distincts. Dieu est infini hypercatégorématique : puissance active
principielle, loi de tous les infinis, l'infinitésimal s'y réfère et
l'exprime. Au monde réel appartient l'infini syncatégorématique,
c'est-à-dire l'infini qui ne peut être dit seul mais qui qualifie le
progrès d'une série. Il n'existe donc pas d'infini en acte, de tout
numérable pour Leibniz. Pourtant Bolzano cite en exergue de son
22
. 204 a.
23
. Dans le Philèbe.
24
. Les deux distinctions ne s'équivalent pas. On différenciait un infini actuel catégorématique
dont les parties sont séparées en acte et un infini actuel syncatégorématique dont les parties ne
sont pas séparées en acte.
25
. G. W. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain II, 17, GF-Flammarion, 1990,
p. 124.
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