Philippe Sollers

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de père à fille
bataille pour l’écrit
SOMMAIRE
Philippe Sollers
Ce « Lacan même »
Bataille pour moi ce n’était pas Georges et Lacan n’était pas un enfant ! Ça pose la question, épiclère ou
pas, de ce pouvoir féminoïde sur les régions, comme je les appelle, que vous fréquentez vous, et la
question en effet du père et de la fille. S’agissant de Freud et de Lacan, eh bien je ne vais pas, on est
pressés… Qu’est-ce que c’est qu’un père avec sa fille ? Après tout c’est une question peut-être
essentielle : toutes les mères ont été des filles. Et de mère en fille : les filles ont grandi… La question
reste toujours la même. C’est la raison pour laquelle m’intéressant de plus en plus à Shakespeare,
j’insisterai sur le vieux Shakespeare, qui est de plus en plus tenté par des réflexions sur la transmission
directe de père à fille ; bien entendu, il faut trouver quelqu’un pour satisfaire biolo… enfin,
sexuellement, mais ça… Enfin, cette question de père à fille me paraît toute fraîche, voyez-vous. Vous
avez qu’à lire La Tempête… On ne parle pas assez de Shakespeare… et donc, eh bien oui, il y avait
chez ce vieux Lacan quelque chose de shakespearien, bien sûr ! J’ai dit tout ça, mais est-ce que ça sert à
quelque chose ? C’est pour rien peut-être que j’ai dit tout ça.
Lynda Hart
Identité et séduction : les lesbiennes dans le courant dominant
Comme chaque formation identitaire, les identités lesbiennes sont construites à partir d’une histoire des
identifications, pas seulement identifications en tant que, mais aussi identifications avec ; et pas
seulement entre les signes hétérosexuel/homosexuel, mais aussi à l’intérieur du signe lesbien, qui est
trop souvent supposé être une catégorie cohérente, unifiée. Alors, peut-être que les lesbiennes ne
devraient pas se soumettre du tout à cette économie spéculaire « pluraliste ». Dans les termes de
l’économie spéculaire, la lesbienne peut seulement attirer l’attention sur elle-même en tant que le « réelimpossible ». Dans la performance Valse Anniversaire, Peggy Shaw regarde en arrière et sait que
certains spectateurs sont venus la voir être lesbienne. Mais il n’y a aucun « être » à être vu, seulement
une succession de formations de fantasmes. Ces lesbiennes ne recherchent pas la visibilité parmi les
espaces sémantiques négatifs et les trous cognitifs de l’inconscient patriarcal ; plutôt, elles attrapent le
dispositif, distordent ses miroirs, et mènent le public dans l’espace dansant des interstices, où la
subjectivité lesbienne refuse la dichotomie du révélé et du caché. Si les spectateurs de cet événement ne
peuvent voir des lesbiennes qu’en les incorporant dans leur logique hétérosexuelle, leurs réactions
rendent néanmoins visible l’impératif hétérosexuel de l’économie spéculaire. Dans l’hallucination,
toutefois, le spectateur « s’arrête devant l’étrangeté du signifié » parce qu’il produit ce qui « a été
originellement coupé du symbolique lui-même ». Contrairement au « manque » qui maintient l’ordre
symbolique, la lesbienne comme réel-impossible est ce devant quoi l’Imaginaire vacille et le
symbolique trébuche. Seuls ceux que Kate Davy appelle « les pervers instruits » peuvent être capables
de voir l’hallucination.
Anne-Marie Ringenbach
Performances autotextuelles
Pourquoi, puisque j’ai parlé de l’hommêle, pourquoi celle que j’appellerai dans l’occasion la femmeuse
ou l’affameuse, celle qui n’est pas toute, au point de la dire la, j’ai mis ça en suspicion, en suspension,
pourquoi est-ce qu’elle, de ce manque, elle s’en fout bien, c’est le cas de le dire ?
Je suggère en réponse que c’est elles – elles au pluriel quoique j’ai parlé de la d’abord – c’est elles, au
pluriel, qui sont, si tant est qu’on puisse employer le mot être, qui sont l’inconscient. La femmeuse dont
je parlais n’est pas toute ; si elle n’est pas toute, en fin de compte, je ne sais pas bien si c’est comme le
réel , ou si j’ai été introduit à formuler que le réel n’est pas tout à cause d’elles (comme vous voudrez
l’écrire, au singulier ou au pluriel). Une parole de Lacan.
« Pratiques innommables, actes contre-nature : l’art tabou de Karen Finley »… Dans son recueil Acting
out : Féminist Performances, Lynda Hart considère que ces performeurs impriment à leur travail un
rapport paradoxal du signe au référent et que leurs performances peuvent se ranger sous l’appellation de
performances autotextuelles. Théâtralité et performativité, sont troublées, acte, passage à l’acte, acting
out, s’entremêlent.
En considérant que les désirs sexuels sont toujours pris dans un contexte, sont variables, antiontologiques, Lynda Hart a une façon de se situer dans son être et son devenir sexuel, et à propos des
identités et des politiques qui en découlent, en particulier dans le mouvement queer des communautés
lesbiennes ou féministes, elle affiche son orientation assez directement psychanalytique. Elle dit en
particulier utiliser la psychanalyse afin que ce ne soit pas celle-ci qui l’utilise, elle développe
l’interprétation de la performativité du S/M lesbien, nouvelle figure de l’impossible, en rapport avec le
concept lacanien de réel, En 1998, dans son livre Entre corps et chair. Sur la performance sadomasochiste, elle ne revendiquait pas de parler au nom d’une communauté. Elle ne prétendait pas parler
non plus pour une communauté, mais elle ne la regardait pas en étrangère, position inside/out, topologie
à produire.
Anne-Marie Vindras
Anna von Lou
« Récemment, Papa et moi sommes tombés d’accord en discutant : le fait d’analyser n’est pas une
affaire pour êtres humains, il faudrait être quelque chose de beaucoup mieux pour ça, quoi, d’ailleurs,
je ne sais pas. Ce n’est pas le travail analytique qui est en question, on peut arriver à le faire avec un peu
de compréhension humaine, mais le fait de hanter sans cesse des destins humains ». Matière épistolaire
faite de dates qui se succèdent, qui se chevauchent, qui se rapprochent, qui s’éloignent : première date
de la première lettre de Lou Andreas-Salomé, 6 Décembre 1919, dernière date de la dernière lettre
d’Anna Freud, 22 Janvier 1937. Entre les deux, quatre cent dix neuf lettres sont échangées.
Comment Anna est-elle concernée lorsque Freud en 1919 publie son cas, comment jouela conférence
qu’elle a tenue sur cet article en 1922 ? Comment lire « La semaine dernière, mes « belles histoires » se
sont soudainement réveillées et se sont déchaînées toute la journée comme elles ne l’avaient pas fait
depuis longtemps. Maintenant elle se sont rendormies, mais cela m’en impose de constater la stabilité,
la force d’attraction d’un tel rêve éveillé, bien qu’il ait été tellement plumé comme un poulet, analysé,
rendu public et malmené de toutes sortes de façons et écorché vif, mon pauvre rêve éveillé à moi. Je sais
que c’est vraiment une honte, particulièrement entre deux patientes, mais c’était à nouveau très beau et
je l’aime encore beaucoup. » Aurait-elle subi un mauvais traitement devant le public de la Société
psychanalytique de Vienne ?
Martine Renaud
Le riche et divers atelier-Anna
Lou ne fait aucune commande, mais les robes qu’Anna lui fabrique s’accumulent, robes dans lesquelles
Anna dit « crocheter surtout ses excitations et ses angoisses » qui pourraient venir gratter/torturer Lou
autant que la laine. Lou confesse « adorer cela ». Anna se risque alors à avouer les lieux d’une
jouissance érotique jusque-là retenue : « A l’avant et à l’arrière, tu dois déjà sentir la chaleur sur
l’épaule droite terminée […] depuis que j’ai vu combien de degré en dessous de zéro il fait chez toi,
j’essaie de crocheter plus vite. La poitrine est terminée et je me promène maintenant sur ton dos,
montant et descendant au fil des rangs ».
Beaucoup plus tard, Anna se risquera :« Cependant j’ai un désir, te tricoter une chemise de nuit en
laine ». Désir assorti d’une nouvelle demande de modèle. Lou détourne l’offre en refusant
catégoriquement la chemise de nuit. Elle ramène Anna à plus de convenance. Elle n’acceptera qu’une
robe d’été comme la jeune et colorée qu’elle avait souhaitée respectable. Selon sa manière, Anna ne
contrarie pas l’autre, tient compte de son avis tout en conservant l’idée qui lui convient et en le disant
« Ta robe blanche du matin doit commencer aujourd’hui, ne t’effraie pas si ce n’est pas vraiment autre
chose qu’une chemise de nuit ». Et dans la lettre suivante elle ajoute un simple post-scriptum « Ta
chemise de nuit-robe d’intérieur-robe du matin-ou quoi que ce soit d’autre, grandit ». Quelques jours
plus tard elle annonce simplement « Sur le Semmering une robe douce et légère t’attend ». « Toi, avec
ton crochet, tu dois véritablement analyser ! Ça ne va pas du tout ! Ne fais rien avant que nous nous
parlions et alors tu m’embobineras en personne ! ». Anna répond : « Le crochet se fera analyser
seulement en automne, parce que pour le moment c’est la pause. J’aurai bien un petit peu de temps
d’ici là pour finir encore quelque chose ? »
So viel über Garderobe ! « Tout ça au sujet d’une garde robe ! »
Françoise Jandrot
Anna Freud-Lou Andréas-Salomé. Un manquement aux statuts.
Au cours de la séance statutaire au 13 juin 1922, Anna Freud est admise au sein de la Société de
psychanalyse de Vienne. Freud en exprime toute sa satisfaction dans la correspondance avec Lou
Andreas-Salomé. A l’instigation de la nouvelle inscrite, Lou Andreas-Salomé est également admise au
sein de la société au cours de la séance suivante du 21 juin 1922 et Anna Freud le lui écrit la nuit même.
Et Lou de répondre :« Je suis véritablement et réellement devenue un membre à part entière de la
WPV ; devenue pour ainsi dire en rêve et à la manière des enfants, qui sont seuls à voir se matérialiser
soudain en cadeau, sur leur couverture, le rêve de la nuit. Car ce à quoi a réussi vraiment la “filleAnna”, c’est-à-dire faire la conférence en principe indispensable à l’admission d’un membre, cela
m’aurait sans doute dépassée. Ainsi, je me trouve, reconnaissante et sans la moindre vergogne,
entraînée par elle là où, tout de suite, je me suis sentie “chez moi” comme je ne l’ai jamais été nulle part
ailleurs. Je sais que, pour cela, il a fallu faire une petite entorse à la géographie et je vous remercie du
fond du cœur de ce manquement aux statuts ».
Pouvons-nous, aujourd’hui, interpréter l’acte d’Anna Freud ? Savons-nous lire les conséquences,
directes, indirectes, tant dans l’œuvre d’Anna que dans celle de Lou, ou encore dans la transmission de
la psychanalyse, de ce manquement aux statuts ?
Jean-Claude Dumoncel
Le siècle selon Badiou
Badiou se situe à la fois du côté de Sartre et du côté de Bachelard ou Cavaillès. De sorte que la
disjonction de Cavaillès et surtout sa transposition par Foucault se trouve donc en un sens résorbée chez
lui. Évidemment, cette double envergure de Badiou donne à son diagnostic sur le siècle un double sceau
sans équivalent ; avoir à son arc la corde mathématique en fait quelque chose comme une arme absolue.
Tout aussi évidemment cela crée des contraintes sans équivalent.
Philosophie analytique = philosophie à la manière de Wittgenstein, Philosophie analytique =
philosophie définie par le Linguistic Turn, ce sont deux thèses que Badiou entérine, d’une part en
choisissant Wittgenstein comme représentant attitré de la philosophie analytique, d’autre part en
définissant la position de Wittgenstein, comme comble de la « sophistique langagière anglo-saxonne »,
du fait que le Langage y fait autorité. Nous aboutissons ainsi à la thèse de Bergmann-Badiou qui
signifie aussi un consensus Bouveresse-Badiou. Or il est évident, d’abord, qu’en voyant dans la
philosophie analytique la forme actuelle de la sophistique, Badiou se trompe de cible. S’il y a quelque
chose qui, dans le monde philosophique récent, est une résurgence de la sophistique, par son relativisme
et son caractère essentiellement éristique, c’est le déconstructionnisme issu de Derrida.
En matière de philosophie de l’Histoire, Lacan a tracé définitivement une sorte de tropisme qui,
aujourd’hui, commande la totalité de la problématique. Parti du Hegel de Kojeve, Lacan est remonté au
St Thomas de son « sinthome ». Cette remontée dans les références capitales est le préalable
indispensable à qui veut suivre les événements ou seulement lire son journal. Il s’agit ni plus ni moins
que de savoir si nous sommes encore capables de « sens historique ». Si nous en sommes capables, alors
ce sens inclura une conscience des conditions historiques de sa propre émergence. Et comme « il n’y a
pas de métalangage », autrement dit, pour parler comme Wittgenstein, puisqu’il n’y a pas d’orthographe
à part pour écrire « orthographe », la conscience des conditions de la philosophie de l’Histoire doit se
penser dans les mêmes concepts que l’Histoire. Or dans le discours standard sur la question, tout se
passe comme si la recherche du sens de l’Histoire datait des « grands récits » du XIXe s, avec Hegel
comme repère capital. Et c’est encore le cas de Badiou qui déclare « je reste hégélien ». Ce discours est
dupe d’une illusion à double fond. D’abord l’interrogation sur le Sens de l’Histoire est le produit d’une
sécularisation de l’Histoire Sainte. C’est en somme la thèse de Lowith. Mais de surcroît cette
sécularisation est inachevée, voire inachevable : l’ « Idéalisme allemand » (de Leibniz à Schelling en
passant par Hegel) n’est autre que la Scolastique protestante. Le sens historique, dorénavant, doit donc
être doublement campé dans son propre passé ou plus exactement installé en tandem dans son héritage :
il doit enchaîner l’usage d’un Œil de Hegel & d’un Œil de l’Aquinate. C’est ce qu’il faut sans doute
appeler la Diachronique de Lacan.
Nous obtenons une conclusion diamétralement opposée à ce que Badiou veut voir quant au rapport entre
les mathématiques et la théologie. À l’époque de la « mort de Dieu » Cantor et Gödel ont
successivement pris en charge la tâche (abandonnée par la plupart des philosophes) qui a toujours été
celle de la Théologie naturelle.
Dominique Desanti
Quel est le « métier de chien » : la psychanalyse ou la vie ?
Écoutez, je suis une femme, et exactement comme beaucoup de filles, j’ai beaucoup regretté de ne pas
être un garçon, pour commencer. J’en ai été complètement guérie par mon père qui m’élevait seul, ce
qui, dans sa génération, n’était pas très courant. Il m’a dit : « Mais je trouve ça formidable d’être une
femme, parce que tu peux fabriquer des hommes et en même temps tu peux faire comme madame Curie
qui est quand même plus extraordinaire que tous les hommes. » Et là, je dois dire que le malheur d’être
fille s’est effacé. En tout cas, il en a pris un coup ! Ensuite, j’ai vraiment compris qu’être femme c’était
quelque chose de bien, je me suis dit… il faut vous dire que j’ai toujours vécu avec des hommes ; j’ai
découvert des femmes, en groupes nombreux, assez tard (même si j’ai eu quelques amies au lycée de
filles, mais elles n’ont pas beaucoup compté). Curieusement, les gens qu’on fréquentait le plus, mon
père et moi, avaient des garçons, et j’étais entourée de faux frères, et comme j’ai été mariée à dix-huit
ans, j’ai quand même eu des flirts, comme on disait à l’époque… Et à travers les confidences qu’ils me
faisaient, je m’apercevais que les garçons – c’étaient des garçons, bien sûr, ce n’étaient pas encore des
hommes – avaient un sentiment extraordinaire de leur supériorité, ce que j’avais bien senti au début,
d’où mon envie d’être un garçon bien sûr. Mais quand je me suis dit que c’était tout aussi bien et peutêtre mieux d’être une fille, je me suis demandé : « Pourquoi trouve-t-on que c’est tellement mieux
d’être un homme ? » Je lisais des livres, évidemment, et je constatais que tout le monde a l’air de
trouver qu’être un homme vous détermine socialement beaucoup mieux qu’être une femme, et qu’il y
avait une place assignée aux femmes. Et comme je n’avais pas du tout envie d’avoir d’enfants, j’avais
décidé : primo, de ne pas me marier : je me suis mariée à dix-huit ans…, secundo, de ne jamais avoir
d’enfant ; j’ai persévéré sur ce point. Je me disais : « Je n’accepte pas. » Je parle de l’époque où j’avais
entre douze et quatorze ans ! Je me rappelle très bien que j’ai été très stupéfaite, quand ce que l’on
nommait les règles sont arrivées, puisque je connaissais peu de femmes. J’en ai donc parlé à mon père.
Il m’a expliqué que maintenant j’étais vraiment une femme, et que ça arrivait tous les mois, et il m’a
donné un livre de biologie populaire, un article de dictionnaire, je ne sais plus très bien. Et là, en effet,
je me suis sentie femme.
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