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Fabrique du changement :
Analyse des praxis des cadres intermédiaires
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Nathalie GUILMOT
Assistante de recherche
Louvain School of Management
Université catholique de Louvain (UCL)
CRECIS (Center for Research in Entrepreneurial Change and Innovative Strategies)
Alain VAS
Professeur
Louvain School of Management
Université catholique de Louvain (UCL)
CRECIS (Center for Research in Entrepreneurial Change and Innovative Strategies)
Résumé :
Evoluant dans un environnement en constante mutation (dérégulation, intensification de la
concurrence, avancées technologiques, mondialisation, …), les organisations contemporaines
doivent désormais être à même de faire face aux contraintes de changement permanent.
Toutefois, vu les faibles taux de succès de mise en œuvre, il semble que le processus de
changement organisationnel nécessite d’être investigué plus en détails. Jusqu’à présent, la
majorité des études s’est focalisée sur les actions et les interactions menées par les dirigeants
au détriment d’autres acteurs organisationnels, tels que les cadres intermédiaires. Dans cette
perspective, l’originalité de cet article est d’appréhender sous un angle microscopique
l’impact que les cadres intermédiaires peuvent avoir sur le résultat final du changement.
Inscrit dans la lignée des travaux issus du courant de la fabrique de la stratégie, l’article a pour
but de synthétiser les apports des recherches antérieures et de proposer une lecture par les
pratiques des actions menées par les cadres intermédiaires en contexte de changement. En
particulier, l’article propose une vision théorique des pratiques mobilisées par les cadres
intermédiaires pour interagir avec leur direction (pratiques ascendantes), leurs employés
(pratiques descendantes) et leurs collègues (pratiques latérales) en contexte de changement.
Mots clé : Changement organisationnel ; Cadres Intermédiaires ; Pratiques ; Fabrique du
changement
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Les auteurs souhaitent remercier les personnes ayant commenté la version antérieure du papier lors des
conférences à Nantes et à Marrakech en 2011. Sur base de ces commentaires, le papier a été entièrement
remanié.
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Introduction
Le changement constitue dans l’univers des organisations un thème central dans la mesure où
les évolutions constantes de l’environnement (dérégulation, intensification de la concurrence,
avancées technologiques, mondialisation, …) au sein duquel évoluent les entreprises,
conduisent à faire de la gestion des changements organisationnels une question clé de survie.
En effet, le processus de changement organisationnel semble tout aussi capital pour la
compétitivité à court terme que pour la survie de l’organisation à long terme (Leana et Barry,
2000). Toutefois, vu le faible taux de succès de mise en œuvre, qui s’élèvent à peine à 30%
(Beer et Nohria, 2000), il semblerait que ce processus pose des défis managériaux. En
particulier, Kotter et Cohen (2002) avancent que ces échecs sont généralement dus à des
facteurs humains. A cet égard, de récentes études développées dans la lignée des travaux issus
du courant de la fabrique de la stratégie (Balogun et Johnson, 2004, 2005 ; Jarzabkowski et
al., 2007 ; Jarzabkowski et Spee, 2009) mettent en exergue le besoin de recentrer les travaux
sur l’aspect humain en portant notre attention sur les actions et interactions des praticiens du
processus de changement. Dans cette perspective, notre recherche porte sur l’analyse d’une
catégorie d’acteurs moins traités dans la littérature (Autissier et Derumez, 2004), à savoir les
cadres intermédiaires. A la fois destinataires et agents de changement, leurs interprétations et
leurs actions ont un impact décisif sur la mise en œuvre du changement (Vas, 2009).
L’originalité de cet article est d’appréhender la gestion du changement à la lumière de la
littérature issue du courant de la fabrique de la stratégie (strategy-as-practice). En particulier,
notre étude analyse l’activité quotidienne des cadres intermédiaires afin d’identifier les
pratiques auxquelles ces acteurs ont recours pour interagir avec leur direction, leurs collègues
et leurs emplos en contexte de changement. Sur base des recherches antérieures, cet article
vient enrichir la littérature portant sur le changement organisationnel en proposant une
classification des pratiques des cadres intermédiaires en contexte de changement.
Notre recherche débute par justifier notre choix de centrer notre analyse sur les cadres
intermédiaires et poursuit en soulignant la pertinence de s’appuyer sur le courant de la
fabrique de la stratégie afin d’approcher le changement sous un angle microscopique. Suite à
cela, l’article parcourt les apports des recherches antérieures avant de proposer une
classification des pratiques des cadres intermédiaires en contexte de changement
organisationnel. Enfin, nous concluons par une discussion des limites et des implications pour
les recherches futures.
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Des Initiateurs aux Destinataires du Changement
Les principaux courants de recherche portant sur le changement organisationnel se sont
orientés soit vers l’étude du contenu (Gipps, 1993 ; Burke, 1994, Self et al., 2007), soit vers
une compréhension des processus de changement (Webb et Dawson, 1991 ; Van de Ven et
Poole, 1995 ; Self et al., 2007). Les chercheurs s’intéressant au contenu portent leur attention
sur les causes et les conséquences des changements organisationnels tandis que le courant de
recherche portant sur les processus s’intéresse particulièrement aux rôles des managers au
cours du changement dans une perspective longitudinale (Rajagopalan et Spreitzer, 1997). Au
sein de ce second courant, les recherches menées ont majoritairement porté sur l’étude de
changements imposés. Par conséquent, ces dernières ont principalement mis l’accent sur
l’analyse des comportements et des actions entrepris par les initiateurs du changement, à
savoir le top management (Weick et Quinn, 1999 ; Boeker, 1997 ; Osterman, 2008).
Récemment, divers auteurs ont souligné l’importance d’élargir les recherches aux autres
acteurs impliqués dans le processus de changement, tels que les cadres intermédiaires (Huy,
2001, 2002 ; Balogun, 2003, 2006 ; Balogun et Johnson, 2004, 2005 ; Rouleau, 2005 ;
Rouleau et Balogun, 2011). Dans cette perspective, nous proposons une revue de la littérature
des travaux portant sur la façon dont les cadres intermédiaires participent au processus de
changement.
Les Cadres Intermédiaires comme Agents de Changement
Depuis la fin des années 80, plusieurs auteurs ont souligné le rôle que jouent les cadres
intermédiaires dans le processus de changement. Tout d’abord, selon Floyd et Wooldridge
(2000), les cadres intermédiaires peuvent être vus comme des membres clés de la
communauté organisationnelle étant donné qu’ils agissent en tant que médiateurs entre le top
management et le reste de la communauté. Deuxièmement, le contact direct et quotidien que
les cadres intermédiaires ont avec la réalité de l’organisation leur permet de prendre des
décisions davantage adaptées à la situation rencontrée. A cet égard, Dutton et al. (1997)
précisent que ce sont souvent les cadres intermédiaires plutôt que les dirigeants qui ont leurs
mains sur le « pouls de l’organisation ». Troisièmement, les cadres intermédiaires, s’ils sont
impliqués dans le processus de mise en œuvre du changement, seront mieux à même de
l’interpréter lors de son déploiement (Johnson et al., 2003). De cette façon, il n’est plus
question d’uniquement considérer les cadres intermédiaires comme des sources de résistance
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au changement mais de leur attribuer également le rôle d’agents de changement (Huy, 2002 ;
Vas, 2009). Enfin, Balogun et Johnson (2004) suggèrent que le rôle des cadres intermédiaires
va gagner en importance étant donné la complexité croissante des entreprises contemporaines.
De telles structures ne peuvent plus être gérées par un ou plusieurs individus mais nécessitent
la mise en place d’un leadership global interactif où les cadres intermédiaires jouent le rôle de
médiateurs entre les différents niveaux ou unités. En effet, comme le soulignent Johnson et al.
(2003), l’élaboration par les entreprises de réponses rapides et innovantes pour faire face à la
compétition mondiale nécessite une décentralisation des décisions au niveau le plus local.
Dans cette perspective, il apparait clairement que la compréhension des actions et interactions
des cadres intermédiaires exige davantage de recherches afin de mieux comprendre la mise en
œuvre effective du changement dans les organisations.
Vers la Fabrique du Changement
En portant sur l’analyse des pratiques des cadres intermédiaires en contexte de changement,
notre recherche répond à la demande issue du courant de la fabrique de la stratégie de
recentrer les recherches sur les actions et les interactions des praticiens. Selon Jarzabkowski,
Balogun et Seidl (2007), cette nouvelle orientation se positionne dans le contexte plus large
du « tournant pratique » visant à dépasser les modèles et cadres prescriptifs pour rendre à la
recherche en management et en organisation un aspect plus humain (Schatzki et al., 2001). Ce
courant ne s’oppose donc pas aux approches antérieures mais vient les compléter en proposant
une compréhension pratique de la pratique stratégique (Johnson et al., 2003). Ce courant
nous permet ainsi d’approcher le processus de changement organisationnel en mettant
désormais l’accent sur les acteurs, leurs actions ainsi que leurs interactions. Jusqu’à présent,
les recherches ont en effet eu tendance à approcher l’activité managériale de façon isolée en
se focalisant sur les individus au détriment des groupes et des processus multi-niveaux
(Wooldridge et al., 2008). Les actions et interactions des agents du changement s’en
trouvaient alors souvent délaissées. Dans cette optique, envisager le processus de changement
dans une perspective microscopique permet de répondre au besoin de compréhension
détaillée, en faisant le lien entre le niveau organisationnel et le niveau individuel. Ainsi, si les
auteurs du « faire stratégique » considèrent que « la stratégie n’est pas quelque chose qu’une
organisation possède mais quelque chose que ses membres font », alors nous pouvons
considérer que le changement n’est pas quelque chose qu’une organisation décide mais
quelque chose que ses membres fabriquent (Autissier et al., 2010).
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Sur base de la description du tournant pratique proposée par Reckwickz (2002), Whittington
(2006) envisage le courant de la fabrique de la stratégie (figure 1) en termes de praxis (le flux
d’activités à travers lesquelles la stratégie est accomplie), de pratiques (les outils, routines et
procédures servant d’appui à la mise en œuvre de la stratégie), et de praticiens (les acteurs de
la stratégie).
Figure 1 : Cadre conceptuel pour l’analyse de la stratégie comme
pratique
Source : Seidl, Balogun et Jarzabkowski (2006)
Tout d’abord, les pratiques ont fait l’objet de diverses interprétations. La première présente
les pratiques comme « des types de comportements routiniers composés de plusieurs éléments
interconnectés : des formes d’activités physiques, des formes d’activités mentales, des
« choses » et leur utilisation, un bagage cognitif sous forme de compréhension, de savoir-
faire, d’états émotionnels et de connaissances motivantes » (Reckwitz, 2002). Par la suite,
Jarzabkowski (2005) a défini les pratiques comme « des outils et concepts que les gens
utilisent dans leur travail stratégique». Dernièrement, Rasche et Chia (2009) ont établi que
les pratiques correspondaient à un nœud de performances corporelles « routinisées ».
Autrement dit, les pratiques font référence aux comportements partagés, à savoir les routines,
les normes et les procédures (Whittington, 2006).
Faire
stratégique
Praxis
La stratégie en tant que flux d’activités en
situation et accompli socialement, ayant
des conséquences sur les orientations et la
survie de l’entreprise
Pratiques
Ressources cognitives, comportementales,
procédurales, discursives,
motivationnelles et physiques qui sont
combinées, coordonnées et adaptées pour
construire la pratique.
Praticiens
Acteurs qui influencent la construction de
la pratique à travers qui ils sont, comment
ils agissent et les ressources qu’ils
utilisent.
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