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conscience du sujet. Il n’y a pas de distinction réelle entre le langage et la pensée. De fait, chercher ses mots,
c'est chercher sa pensée, — que l'on n'a pas encore. "Là où les mots manquent pour la dire, manque aussi la
pensée. […] Privée de la garde du mot, la pensée s'étiole et meurt" (Clément Rosset). Plus généralement, pour
savoir quelque chose de ce qu'on éprouve, de ce qu'on vit, pour réussir à le penser, il faut réussir à le formuler.
C'est pourquoi Hegel entend démystifier le prestige indu de l'ineffable (ce qui ne peut être raconté, ce qui nous
dépasse et qu’on ne peut exprimer), dans lequel il ne voit que "la pensée obscure, la pensée à l'état de
fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu'elle trouve le mot." L'ineffable est une pure matière sans forme.
Il ne se prouve comme pensée qu'en franchissant l'épreuve de l'explicitation verbale. Il ne peut se délivrer de sa
propre confusion que par les "belles chaînes du langage" (Valéry). Bref, pas de vérité ni de conscience véritables
sans le langage. Mais qu’en est-il du statut du nourrisson ?
7. Les périls du langage et la nécessité de la philosophie.
Cette dépendance de la pensée à l'égard du langage n'est pas toutefois sans l'exposer à de nombreux dangers.
Malgré leur diversité, ceux-ci ne sont finalement que des variations sur un seul et même danger, qui est toujours
de voir le langage se substituer à la pensée et l'effacer comme telle. En effet, "si la pensée n’est rien sans la
parole qu’un possible sans réalité, il arrive que la parole subsiste seule comme un corps que son âme a quitté."
(Louis Lavelle). Cela arrive dès que l'on croit qu'il suffit de parler pour penser, c'est-à-dire dès que la pensée
renonce à ses exigences. On s'expose alors au verbalisme, c'est-à-dire à l'automatisme des mots associés. Les
mots y fonctionnent tous seuls, et nous entraînent à leur suite. Mais alors c’est la langue qui parle en nous, plus
que nous en la langue ! La langue, c'est-à-dire les préjugés, les lieux communs, les clichés, les phrases toutes
faites. Contre quoi, il n'y a d'autre solution que la volonté de penser à nouveau ce qu'on dit, c'est-à-dire de "peser
ce qui vient à l’esprit" (Alain). Tâche nécessaire car libératrice, mais tâche infinie, puisque "nous n’avons jamais
fini de savoir ce que nous disons" (Alain). En ce sens, la philosophie n'a pas tant pour mission de proposer des
contenus nouveaux, mais plutôt de formuler plus clairement ce qu’une raison "commune mais saine" (Kant) sait
déjà confusément.
8. La communication comme pouvoir (la sophistique) et, derechef, la nécessité de la philosophie.
Mais il est un péril peut-être plus grave encore, quand le langage est intentionnellement utilisé en vue
d'anesthésier la pensée et la volonté de l’interlocuteur : ce que s'efforce de faire la rhétorique, ou plus exactement
la sophistique. Les sophistes grecs faisaient le pari de persuader n'importe quel auditoire par le seul pouvoir de la
parole, indépendamment de leur expertise dans le domaine concerné. (« persuader » introduit des ressorts
affectifs, toucher au cœur, alors que « convaincre » fait appel a des ressorts raisonnés, rationnels, faire appel à la
pensée et la logique de l’interlocuteur). Les sophistes utilisent un pouvoir de persuasion grâce à l’envoûtement
de la langue sur l’interlocuteur. La rhétorique cherche donc la forme la plus séduisante, sans se soucier de la
vérité de son contenu. Elle veut persuader (usant de ressorts affectifs), là où celui qui sait veut convaincre (par la
raison). La parole permet alors d'agir sur autrui. D'où son danger politique (démagogie, propagande), puisqu'elle
donne le pouvoir, particulièrement dans les régimes démocratiques. Contre quoi Platon en appelle à un autre art
de la parole : le dialogue, permettant d’opposer deux interlocuteurs, d’appeler à la réponse, la confrontation
d’idées et l’échange d’arguments (d'où la confiance et le respect mutuels). La pensée, à nouveau, doit réinvestir
le langage qui est de sa responsabilité.
Maïeutique : accouchement des idées (cf. la méthode socratique)
La parole est politiquement dangereuse, d’autant plus dans les régimes démocratiques (qui laissent la parole).
Danger qui peut prendre l’apparence de la propagande ou la forme de la démagogie. Il faut que nous soyons
vigilants face à la parole politique, voir si cette parole n’est pas plutôt du côté de l’envoûtement, si elle n’est pas
le simple véhicule de préjugés, si elle n’est pas proprement démagogique, si elle ne relève pas de la propagande.
Alain Bentolila, professeur à la Sorbonne, s’est récemment penché sur le langage des banlieues. Pour lui ça
n’est pas une culture, mais il n’est pas dans le mépris de ce langage. Il met en avant le fait que ces jeunes ont un
vocabulaire de 400 mots, et que syntaxiquement on est souvent dans l’approximatif (ex : « Mon père, le chien, il
l’a mordu. »). Cela met en avant le danger dans lequel se trouvent ces jeunes, leur vulnérabilité face à d’autres
qui maîtrisent la parole. Ils ne sont pas armés face à un discours qui peut être un discours envoûtant. Pour lui,
dire que ce langage est créatif et novateur est démagogique. Il est nécessaire de réfléchir sur la langue, et de voir
en elle ce qu’elle a comme fonction sociale, c’est-à-dire le fait que la langue comporte un pouvoir et véhicule
une infériorisation.Dire que tous les langages sont égaux n’est pas juste : certains donnent les clés du monde,
d’autres non. Bentolila met en avant le fait que cette langue n’est pas choisie, mais subie, qu’elle vient d’un
environnement. Certaines façons de s’exprimer stigmatisent (marquent socialement), et peuvent amener l’autre à
nous catégoriser. Bentolila dénonce les médias qui prônent le parlé banlieue, qui en font l’éloge, puisque ces
médias détiennent les clés du langage maîtrisé (ils s’assurent de leur supériorité).