Document1 - Page 3/11 - Créé le 16/04/2017
C'est pourquoi Hegel entend démystifier le prestige indu de l'ineffable (ce qui ne peut être raconté, ce qui nous
dépasse et qu’on ne peut exprimer), dans lequel il ne voit que "la pensée obscure, la pensée à l'état de fermentation,
et qui ne devient claire que lorsqu'elle trouve le mot." L'ineffable est une pure matière sans forme. Il ne se prouve
comme pensée qu'en franchissant l'épreuve de l'explicitation verbale. Il ne peut se délivrer de sa propre confusion
que par les "belles chaînes du langage" (Valéry). Bref, pas de vérité ni de conscience véritables sans le langage.
Mais qu’en est-il du statut du nourrisson ?
7. Les périls du langage et la nécessité de la philosophie.
Cette dépendance de la pensée à l'égard du langage n'est pas toutefois sans l'exposer à de nombreux dangers.
Malgré leur diversité, ceux-ci ne sont finalement que des variations sur un seul et même danger, qui est toujours
de voir le langage se substituer à la pensée et l'effacer comme telle. En effet, "si la pensée n’est rien sans la parole
qu’un possible sans réalité, il arrive que la parole subsiste seule comme un corps que son âme a quitté." (Louis
Lavelle). Cela arrive dès que l'on croit qu'il suffit de parler pour penser, c'est-à-dire dès que la pensée renonce à
ses exigences. On s'expose alors au verbalisme, c'est-à-dire à l'automatisme des mots associés. Les mots y
fonctionnent tous seuls, et nous entraînent à leur suite. Mais alors c’est la langue qui parle en nous, plus que nous
en la langue ! La langue, c'est-à-dire les préjugés, les lieux communs, les clichés, les phrases toutes faites. Contre
quoi, il n'y a d'autre solution que la volonté de penser à nouveau ce qu'on dit, c'est-à-dire de "peser ce qui vient à
l’esprit" (Alain). Tâche nécessaire car libératrice, mais tâche infinie, puisque "nous n’avons jamais fini de savoir
ce que nous disons" (Alain). En ce sens, la philosophie n'a pas tant pour mission de proposer des contenus
nouveaux, mais plutôt de formuler plus clairement ce qu’une raison "commune mais saine" (Kant) sait déjà
confusément.
8. La communication comme pouvoir (la sophistique) et, derechef, la nécessité de la philosophie.
Mais il est un péril peut-être plus grave encore, quand le langage est intentionnellement utilisé en vue d'anesthésier
la pensée et la volonté de l’interlocuteur : ce que s'efforce de faire la rhétorique, ou plus exactement la sophistique.
Les sophistes grecs faisaient le pari de persuader n'importe quel auditoire par le seul pouvoir de la parole,
indépendamment de leur expertise dans le domaine concerné. (« persuader » introduit des ressorts affectifs, toucher
au cœur, alors que « convaincre » fait appel a des ressorts raisonnés, rationnels, faire appel à la pensée et la logique
de l’interlocuteur). Les sophistes utilisent un pouvoir de persuasion grâce à l’envoûtement de la langue sur
l’interlocuteur. La rhétorique cherche donc la forme la plus séduisante, sans se soucier de la vérité de son contenu.
Elle veut persuader (usant de ressorts affectifs), là où celui qui sait veut convaincre (par la raison). La parole permet
alors d'agir sur autrui. D'où son danger politique (démagogie, propagande), puisqu'elle donne le pouvoir,
particulièrement dans les régimes démocratiques. Contre quoi Platon en appelle à un autre art de la parole : le
dialogue, permettant d’opposer deux interlocuteurs, d’appeler à la réponse, la confrontation d’idées et l’échange
d’arguments (d'où la confiance et le respect mutuels). La pensée, à nouveau, doit réinvestir le langage qui est de
sa responsabilité.
Maïeutique : accouchement des idées (cf. la méthode socratique)
La parole est politiquement dangereuse, d’autant plus dans les régimes démocratiques (qui laissent la parole).
Danger qui peut prendre l’apparence de la propagande ou la forme de la démagogie. Il faut que nous soyons
vigilants face à la parole politique, voir si cette parole n’est pas plutôt du côté de l’envoûtement, si elle n’est pas
le simple véhicule de préjugés, si elle n’est pas proprement démagogique, si elle ne relève pas de la propagande.
Alain Bentolila, professeur à la Sorbonne, s’est récemment penché sur le langage des banlieues. Pour lui ça n’est
pas une culture, mais il n’est pas dans le mépris de ce langage. Il met en avant le fait que ces jeunes ont un
vocabulaire de 400 mots, et que syntaxiquement on est souvent dans l’approximatif (ex : « Mon père, le chien, il
l’a mordu. »). Cela met en avant le danger dans lequel se trouvent ces jeunes, leur vulnérabilité face à d’autres qui
maîtrisent la parole. Ils ne sont pas armés face à un discours qui peut être un discours envoûtant. Pour lui, dire que
ce langage est créatif et novateur est démagogique. Il est nécessaire de réfléchir sur la langue, et de voir en elle ce
qu’elle a comme fonction sociale, c’est-à-dire le fait que la langue comporte un pouvoir et véhicule une
infériorisation.Dire que tous les langages sont égaux n’est pas juste : certains donnent les clés du monde, d’autres
non. Bentolila met en avant le fait que cette langue n’est pas choisie, mais subie, qu’elle vient d’un environnement.
Certaines façons de s’exprimer stigmatisent (marquent socialement), et peuvent amener l’autre à nous catégoriser.
Bentolila dénonce les médias qui prônent le parlé banlieue, qui en font l’éloge, puisque ces médias détiennent les
clés du langage maîtrisé (ils s’assurent de leur supériorité).
Pierre Bourdieu (lien), auteur de « La domination masculine », et « Ce que parler veut dire » (1982). Pour lui le
discours est le produit de deux éléments qui se rencontrent :
Une compétence technique et sociale
Un marché : un ensemble de règles qui vont orienter la parole et fixer les sanctions infligées à ceux qui