Andreï Alexandrovitch Ivanov, Docteur en sciences historiques

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Andreï Alexandrovitch Ivanov, Docteur en sciences historiques
Chargé de cours à la faculté d’histoire russe, Université pédagogique d’Etat
Herzen de Saint-Pétersbourg
Traduit du russe par Godefroi Engelberg
Les droites politiques russes et la Première Guerre mondiale : de
l’orientation pro-allemande vers l’anti-germanisme ?
Dans l’historiographie russe s’est implantée une forte tendance quant
à l’orientation germanophile des cercles monarchistes russes conservateurs
de droite du début du XXe siècle. Pro-germanisme qui aurait continué
pendant la Première Guerre mondiale. Ces droites germanophiles sont
souvent présentées sous un jour primitif et plutôt grotesque, avec des
indications nettes de leur manque de pertinence idéologique et/ou de leur
désespoir. « Leurs organes de presse commentaient principalement les
développements politiques internationaux ainsi que la politique
gouvernementale à travers le prisme de leur orientation germanophile. Le
style de ces publications se démarquait par son aspect primitif, son caractère
franc, mais parfois aussi un peu simpliste. Elles contenaient généralement un
ensemble d’arguments assez classiques en faveur de la rupture de l’alliance
avec la France et la Grande-Bretagne et la réorientation de la politique
étrangère russe vers une alliance avec la puissante monarchie allemande. La
mise en avant des intérêts locaux et nationaux de la Russie en matière de
politique étrangère était absente », affirme-t-on de façon catégorique dans la
publication universitaire moderne « Histoire de la politique étrangère »1.
Pourtant, en dépit de quelques observations correctes, cette approche
pèche par sa dimension unilatérale et, au minimum, schématique. Comme le
remarque à juste titre un historien moderne : «Le choix d’un allié doit
prendre en compte les facteurs suivants : la stabilité des relations entre les
deux États, la ligne politique du gouvernement, la potentielle coopération
économique et militaire, la convergence des intérêts généraux et la capacité à
«Istotiia vneshnei politiki Rossii ». Konets XIX – nachalo XX veka ( Ot russko-frantsuzskogo soiuza do
Oktiabr’skoi revolutsii. М., 1999. S. 394.
1
résoudre les différends »2. De notre point de vue, la gestion des facteurs
énumérés ci-dessus ne saurait être « simpliste » ou « primitive » pour ce qui
est de la formulation de la question relative aux intérêts de l’État et intérêts
nationaux de l’Empire russe.
L’essence du programme de politique étrangère d’avant-guerre de la
majorité des conservateurs russes (au sens le plus restreint) a été exposée en
février 1914 par l’ancien ministre de l’Intérieur (et représentant du groupe de
droite au sein du Conseil d’Etat) P. N. Dournovo dans une note à l’attention
du tsar Nicolas II3. Même dans les années 1920, l’historien soviétique E.V.
Tarle a qualifié, avec raison, la note de Dournovo de « tentative logique et
forte » de briser l’Entente et d’éviter la confrontation entre l’Empire russe et
l’Allemagne. En analysant cette note, et bien que ne partageant pas les
opinions politiques de Dournovo, Tarle fut bien obligé d’admettre qu’« on ne
pouvait lui nier une certaine justesse dans l’analyse intellectuelle »4. Tarle
considère cette même note comme le « chant du cygne de l’école
conservatrice », lui reconnaissant une clairvoyance totale « d’une force et
d’une précision extraordinaire » ; les idées qu’elle exprimait étaient
marquées « du sceau d’une grande puissance d’analyse »5. Nous ne ferons
pas ici une analyse détaillée de ce document remarquable ; nous allons plutôt
nous concentrer sur les aspects qui traitent directement des relations entre la
Russie et l’Allemagne et plus particulièrement de la perspective d’un conflit
entre les deux pays.
Indiquant avec précision l’équilibre des forces dans la guerre à venir,
Dournovo a prévenu qu’au début de ce conflit, qui éclaterait inévitablement
au vu de la rivalité existant entre l’Angleterre et l’Allemagne puis s’étendrait
au monde, si la Russie y prenait part aux cotés des Anglais, elle y aurait le
rôle d’appât retardateur. « Le poids le plus important, bien sûr, reposerait sur
la Russie, puisque l’Angleterre est à peine capable de mener une guerre sur
le continent et que la France, dont le réservoir humain est pauvre au vu des
pertes nécessairement engendrées par un conflit mené avec des tactiques et
du matériel de guerre moderne, se cantonnera strictement à la défensive. Le
rôle du bélier devant enfoncer les fortes défenses allemandes nous revient,
2
Beliankina V. Iu. Vneshnepoliticheskie vzgliady russkih pravyh v nachale XX veka (1905–1914 gg.).
Avtoreferat diss. k. i. n. Kostroma, 2005. S. 18.
3
Sur les circonstances de la découverte des notes de P. N. Dounyï et les commentaires s'y rapportant, voir :
Ivanov A.A., Kotov B.S. “Predvidenie neobytchainoi sily”: o “prorotcheskoi zapiske P.N. Durnovo// Svet I
teni Velikoi voiny / sost. A.V. Repnikov, E.N. Rudaia, A.A. Ivanov. M., 2014. S. 51-57; Zapiska P.N.
Durnovo (publikatsiia I kommentarii A.A. Ivanova i B.S. Kotova)// Ibid, S. 58-73.
4
Tarle E.V. Germanskaya orientatsiia i P.N. Durnovo v 1914 g. // Byloe. 1922. № 19. S. 164.
5
Ibid, S. 164–165, 175.
en dépit du nombre important de facteurs jouant en notre défaveur et de
combien d’attention et d’énergie ils nous feront dépenser », avertit
Dournovo6.
Anticipant un certain nombre de difficultés qui résulteront de cette
guerre, Dournovo déclare : « Sommes-nous prêts pour une telle lutte
acharnée, qui sera, sans aucun doute, une guerre entre les nations
européennes ? À cette question il doit être répondu sans hésitation par la
négative »7. Il souligne également que l’alliance entre l’Angleterre et la
Russie n’offre aucun avantage certain, mais pose, au contraire, d’évidents
problèmes de politique étrangère. « Évidemment, l’objectif poursuivi par
notre diplomatie lors des tractations avec l’Angleterre était l’ouverture des
Détroits, mais se pose la question de la pertinence de cet objectif si la
contrepartie en est une guerre avec l’Allemagne. C'est bien l’Angleterre, et
pas l’Allemagne, qui nous a fermé le débouché de la Mer Noire » fait-il
observer8. Approfondissant l’analyse des objectifs de la politique étrangère
de l’Empire russe et sa capacité à les atteindre, Dournovo en arrive à la
conclusion que « les intérêts vitaux de la Russie et de l’Allemagne ne sont
pas antagonistes et fournissent, au contraire, une base propice à la
coexistence pacifique des deux états »9. Par conséquent, selon le chef de la
droite russe, même en cas de victoire totale, la situation pour la Russie ne
serait pas optimale : ni en matière de politique intérieure (affaiblissement du
principe monarchique, montée des mouvements libéraux et
révolutionnaires), ni en matière d’économie (qui s’effondrerait, ayant perdu
avec l’Allemagne un partenaire vital, et accumulant les dettes sur les prêts
contractés), ni enfin en matière de politique étrangère (avec le désir de
l’Entente d’affaiblir la Russie, une fois que celle-ci ne leur sera plus
nécessaire). La note se concluait par ces mots : « Nous ne sommes pas en
phase avec l’Angleterre, elle devrait être laissée à son sort ; et pour ce qui est
de se disputer avec l’Allemagne, nous n’y sommes pas disposés. La Triple
Entente est une composition artificielle, sans intérêts et sans fondement, sans
avenir, au contraire d’une alliance étroite entre l’Allemagne et la Russie, à
laquelle on peut ajouter la France, et le Japon, lié à la Russie par une alliance
à caractère strictement défensif »10.
Durnovo P.N. Zapiska / Publ. I vstup. St. M. Pavlovitch // Krasnaia nov’. 1922. № 6 (10) S. 187.
Ibid, С. 188.
8
Ibid, S. 190.
9
Ibid, S. 189.
10
Ibid, S. 199.
6
7
Comme on peut le voir, les « germanophiles » de la droite politique,
exprimant exclusivement leur désir d’éviter un affrontement avec
l’Allemagne, extrêmement préjudiciable selon eux, n’ont pas été jusqu’à
évoquer, dans la note de Dournovo, d’une rupture des relations avec la
France. A son époque, Tarle a remarqué sur ce fait11 que, contrairement aux
critiques émises au sujet de l’alliance franco-russe de 1880, Dournovo
appréciait cette alliance, lui reconnaissant la capacité, si on y associait
l’Allemagne, d’amener la stabilité de l’équilibre européen. Il n’est pas
évoqué, dans la note, la possibilité d’une alliance avec l’Allemagne dirigée
contre la France et/ou l’Angleterre. Son auteur appelle la diplomatie russe à
éviter une guerre européenne, et surtout à éviter d'y entraîner la Russie,
laissant les pays en conflit face à leur propre destin.
À cet appel, devant l’impréparation de la Russie à la guerre
imminente, se sont associés d’autres politiques russes de droite, et des
publicistes. Ces appels à éviter toute dispute avec l’Allemagne sont
clairement, mais pas toujours correctement, traités par les adversaires de la
droite politique russe de « germanophiles », alors qu’ils étaient en réalité le
reflet d’une vision plus tempérée de la situation réelle que celle des libéraux
et nationalistes russes.
Une évaluation pessimiste de la situation de la politique étrangère à la
veille de la guerre a été donnée par le représentant du groupe de droite de la
IIIe Douma d’État, le professeur A. C. Vyaziguine. Il avertit que « l’armée
impériale allemande ne se préparait pas uniquement pour des parades et des
défilés », que « la Turquie est armée et dirigée par les Allemands », que les
forteresses étaient insuffisamment équipées et, enfin, que « notre frontière
occidentale est vulnérable »12. Au début de l’année 1912, Vyaziguine a
rapporté qu’une réunion spéciale des factions de droite de la Douma s’est
tenue « sur l’état scandaleux de notre armée, qui n’a pas d’obus, pas de
cartouches, est insuffisamment entraînée, dont la logistique est défaillante, et
qui est vouée, en définitive, à l’échec absolu »13. Peu avant la guerre, le
président de la Chambre centrale de l’Union du peuple russe « Archange
Michel » (RNSMA), V. M. Pourichkévitch, a déclaré lors d’une session de la
Douma : « Nous devons absolument remettre l’armée au niveau approprié, le
Ministère de la Guerre ne doit pas retenir les crédits dévolus aux besoins
Tarle E.V. Germanskaya orientatsiia i P.N. Durnovo … S. 170.
Pravye partii. 1905-1917 gg. Dokumenty I materialy. V 2-kh tomakh/ Sost., vstup st., comment. Iu. I.
Kir’ianov. T.1 1911-1017 gg. M., 1998. S. 33-34.
13
Ibid, S. 34; Perepiska I drugie dokumenty pravykh (1911–1913)// Voptosy istorii. 1999. № 10. S. 105.
11
12
militaires… […] Il est impératif d’augmenter la dotation en mitrailleuses de
l’armée, qui est bien inférieure à celle de l’armée allemande »14.
A cet égard, les droites politiques russes se sont opposées à la
politique active de l’état dans les Balkans, craignant à juste titre que cela
n’implique, à terme, l’Empire dans un conflit militaire meurtrier et inutile.
Pourichkévitch a averti qu’il est nécessaire de se concentrer sur les affaires
intérieures, et de ne pas s’impliquer « dans les affaires […] qui peuvent
mener à l’embrasement de l’Europe, dans lequel nous serions entraînés de
force, où se trouveraient complètement fracassés, peut-être, notre gloire et
notre pouvoir »15. Le dirigeant de l’Union du peuple russe (SRN) N. E.
Markov, déjà en exil à cette époque, a commenté ainsi la position des droites
politiques avant la guerre : « Se lancer à corps perdu dans une guerre pour
laquelle vous n’êtes pas prêts, a quelque chose de noble. C'était pardonnable
à Don Quichotte, mais même Don Quichotte a fini par comprendre qu’on a
trop souvent essayé de défendre les opprimés, sans réellement mesurer sa
propre capacité à défaire les oppresseurs parfois imaginaires »16.
Ainsi, le désir d’éviter la guerre à tout prix a déterminé la ligne de
conduite de la majorité de la droite politique russe. Elle a trouvé son
expression, par exemple, au printemps 1909 lorsque le groupe de droite du
Conseil d’État a exprimé son mécontentement à l’égard de la diplomatie
d’A.P. Izvolski, impliquant l’Empire dans l’entreprise austro-serbe. Les
cercles de l’opposition libérale ont été forcés d’admettre avec perplexité
« l’absence totale de sentiment slavophile à droite »17. Comme l’a observé
A.V. Chevtsov : « ne revendiquant pas, au contraire des libéraux et des
slavophiles, la création d’une fédération slave et la conquête de nouvelles
terres, les droites voulaient avant tout rétablir l’ordre à l’intérieur de
l’État »18. Et cela est parfaitement compréhensible, dans la mesure où les
nationalistes, libéraux et autres tenants du panslavisme poussaient à la
confrontation avec les trois empires ottoman, austro-hongrois et allemand,
14
Cité de: Doroshenko A.A. Pravye v Gosudarstvennoi dume Rossiiskoi imperii. Samara, 2004. S. 156.
Cité de: Romov R.B. Fraktsiia pravykh v III Gosudarstvennoi dume (1907–1912). S. 355. Ainsi,
Pourichkevitch suppose que le néoslavisme, tel qu’il est conçu par les Cadets, était une provocation ayant
pour but de « lancer la machine de l’opinion publique puis d’engager la Russie dans une guerre à l’issue
fatale ». « Quand nous, déjà affaiblis par la guerre récente, aurons, peut-être, essuyé une défaite dans la
nouvelle, il sera alors plus facile d’arracher le gouvernail du pouvoir à ceux qui le possèdent, il sera alors
plus facile de faire le coup d’État auquel pousse le parti de la liberté du peuple », affirme Pourichkevitch.
(Ibid).
16
Markov N.E. Voiny temnykh sil. Stat’i. 1921–1937. М., 2002. S. 171.
17
Borodin A.P. N. Durnovo: portret tsarskogo sanovnika// Otetchestvennaia istoria. 2000. № 3. S. 65–66.
18
Chvetsov A.V. Isdatel’skaia deiatel’nost’ russkilh nesotsialistitcheskikh partii nachala XX veka.
SPb., 1997. S. 27.
15
étant le seul moyen de réunir les Slaves dispersés sur les territoires de ces
états ou sous leur joug.
L’organe de presse du SRN a écrit, à la veille de la guerre : « Personne
ne veut la guerre, tous en ont peur. Peur d’elle et de l’Allemagne, que ronge
le socialisme. En quarante ans, elle n’a pas été en guerre, en dépit des
velléités persistantes de l’Angleterre. Pourquoi devrions-nous nous défendre
face à un ennemi qui ne nous a pas menacés, même lors de la guerre contre
le Japon ? Et pourquoi devrions nous nous jeter dans la gueule de l’hydre
révolutionnaire [La France – NLDA] ? »19. S’opposant à la position de P. N.
Milioukov, chef du parti cadet de la Douma (aux opinions pro-britanniques),
N.E. Markov dit qu’« il est bénéfique pour les Anglais que les Allemands et
les Russes se fassent la guerre, parce qu’ils s’affaibliront l’un et l’autre, alors
que l’Angleterre ne fera, dans le même temps, que se renforcer ». Il conclut :
« Mieux vaut une petite alliance avec l’Allemagne qu’une grande amitié
avec l’Angleterre. Cela sera plus facile, et plus facile également de nous
entendre avec eux. Nous n’avons pas fait la guerre à l’Allemagne […]
depuis le règne d’Elizabeth Ière. […]. Nous n’avons aucune raison pour cela.
Il y a besoin d’une guerre entre la France et l’Allemagne, il y a besoin d’une
guerre entre l’Angleterre et l’Allemagne, mais entre la Russie et
l’Allemagne, c’est une évidence qu’une guerre n’est absolument pas
nécessaire, ni pour la Russie, ni pour l’Allemagne. Mais ils nous incluent
dans leurs plans, parce que nous disposons d’une armée forte de deux
millions de soldats et d’une petite escadre de cuirassés »20. La seule issue
possible de cette situation est, toujours selon Markov : « Le premier devoir
au moment présent pour notre diplomatie est de rechercher si possible
l’apaisement, qui ne porte atteinte à la dignité d’aucun des états, et qui ne
remette pas en cause les intérêts des accords conclus avec l’Allemagne […]
car c’est le seul moyen d’éviter une guerre terrible, dont on ne peut imaginer
les conséquences »21.
A cet égard, l’article « Avec l’Angleterre ou l’Allemagne ? » de K. N.
Paskhalov, éminent journaliste conservateur, est intéressant : l’auteur,
analysant le rapprochement entre la Russie et l’Angleterre, avertit les
dirigeants de la politique étrangère de la Russie que les résultats d’une telle
« amitié » peuvent être totalement contraires à ce qu’ils en attendent.
Rappelant que « sans l’implication de l’Angleterre, aucune calamité ne se
19
Vestnik Soiuza russkogo naroda. 1912. 25 ianvaria.
Gosudarstvennaia duma. Stenograficheskii otchet. Sozyv IV. Sessiia II. Ch. II. Zasedanie 80. SPb., 1914.
Stb. 430–431.
21
Ibid, Stb. 431.
20
serait abattue sur nous le siècle dernier », Paskhalov avertit que la
participation de l’Angleterre à l’alliance défensive franco-russe nous pose en
adversaire de Berlin, dont les relations avec Londres ont atteint un point
proche de la rupture22. Définissant le but ultime de la politique britannique
comme la domination du monde tout entier, le publiciste de droite a souligné
que les obstacles sur cette voie pour l’Angleterre sont la Russie et
l’Allemagne sortie de son sommeil, parce que l’Angleterre ne peut pas croire
en des sentiments d’alliance. « L’Angleterre n’a pas cherché à bâtir son
amitié avec l’Allemagne, sachant pertinemment que le gouvernement
allemand, au moins aussi intelligent et perspicace que le gouvernement
britannique, ne mordrait pas à l’hameçon, alors que nous, nous embrassons
aujourd’hui le voleur qui la veille nous a rançonnés », regrettait Paskhalov23.
« Quant à la France, elle ne se jette dans une alliance avec nous que pour le
besoin de sa peau flasque », note le journaliste24. Cependant, Paskhalov note
à propos de l’Allemagne qu’ « il n’y a pas d’amis en Europe, et il ne peut y
en avoir, parce que nous sommes tous différents, et que pour beaucoup nous
sommes dangereux, déjà maintenant, sinon dans le futur ». Par conséquent,
conclut-il, « il est bien compris que les intérêts de la Russie sont d’être
agréable et lisse avec les petites comme les grandes puissances, mais qu’il
faut économiser toute l’énergie investie dans les unions et amitiés spéciales !
Elles nous coûtent suffisamment… Ni avec l’Allemagne, ni avec
l’Angleterre, ni avec la France, ni même, je le dis, avec le Monténégro… »25.
Pourtant, il n’y avait à droite pas uniquement des pragmatiques
dépourvus de tout sentimentalisme, mais également des germanophiles
convaincus. Ceux-ci justifiaient leur position non pas en affirmant leur
amour « spécial » de l’Allemagne, mais en invoquant les intérêts russes et
européens. Les propos de F. V. Vindberg, membre du RNSMA, sont à cet
égard révélateurs. « En Allemagne, le parti de la guerre souhaite la guerre, il
est pleine d’arrogance et de suffisance […]. Les gens qui pensent de cette
façon chantent avec enthousiasme la traditionnelle chanson « Deutschland,
Deutschland, über alles, über alles in der Welt ». Ils oubliaient, ou plus
exactement ils ne comprenaient pas que cette belle chanson ne pouvait être
chantée avec un plein succès et en parfaite harmonie seulement si, pour la
chanter, deux chœurs se joignaient l’un à l’autre, deux peuples unis et amis,
les peuples allemand et russe. Et alors ils auraient chanté avec quelques
22
Paskhalov K.N. Russkii vopros / Sost., presidl. I comment. D.I. Stogova. M., 2009. S. 587.
Ibid, С. 589.
24
Ibid, С. 591.
25
Ibid, С. 591, 593.
23
variations, ou plutôt en ajoutant quelques mots. Et la chanson se serait
chantée ainsi : « Russland, Deutschland, über alles, über alles in der
Welt ! » ; Et ainsi, au travers des accords inspirés par cette chanson, les deux
nations auraient trouvé leur vocation, et auraient été gagnées d’un désir
humain, généreux et bienfaisant de veiller à la paix du monde, pour lequel
sans relâche, mais sans succès jusqu’alors, prie l’Église chrétienne », dit
Vindberg peu après la chute des deux empires à la fin de la guerre
mondiale26.
Ce point de vue, défendu par nombre de partisans dans le camp de la
droite, était en grande partie fondé sur le fait que parmi toutes les puissances
européennes, celle qui était la plus proche des conservateurs russes était
l’Allemagne wilhelmienne. Si pour la plupart d’entre eux une alliance avec
la France paraissait tout à fait acceptable, une alliance avec la GrandeBretagne, connue pour sa politique hostile à la Russie, était catégoriquement
rejetée. De même dans l’orientation allemande équivalente, l’accent est mis
sur le fait que « dans l’alliance avec l’Allemagne, la Russie sera dans la
position d’un allié égal dont les intérêts seraient respectés »27. Mais le
problème est que, contrairement aux dirigeants des droites russes, la
coexistence pacifique et amicale de la Russie et de l’Allemagne à l’orée de
l’année 1914 était beaucoup moins évidente pour les milieux allemands
influents, qui tendaient, eux, à préférer l’éclatement d’un conflit militaire. G.
A. Chetchkov du RNSMA a attiré l’attention sur ce point en son temps,
affirmant que l’orientation pro-allemande des dirigeants de droite ne sera en
fin de compte qu’une perte de temps et d’efforts, vu que l’Allemagne se
préparait à la guerre avec la Russie28.
Essayant par tous les moyens d’éviter une guerre avec l’Allemagne,
les droites russes, entre autres, n’ont cependant pas nié cette menace. Ainsi,
les représentants du camp conservateur ont demandé au gouvernement
d’augmenter le budget et les ressources militaires, afin que « notre amour de
la paix ne puisse pas être interprété comme une faiblesse »29, et souhaitant
que le gouvernement, en général, et le ministre de la guerre, en particulier,
ne prennent pas en compte ce qui se fait, à cet égard, à l’étranger. « On peut
considérer cette position comme étant criminelle du point de vue de l’Ouest,
eux qui scrutent le moindre de nos efforts pour augmenter la puissance de
nos forces armées, en oubliant tout ce qu’ils font pour les leurs […]. Nous
Vinberg F. V. Krestnyi put’. Chast’ pervaia. Korni zla. SPb., 1997. S. 49.
Beliankina V. Iu. Vneshnepoliticheskie vzgliady russkih pravyh…
28
Romov R.B. Fraktsiia pravykh v III Gosudarstvennoi dume… S. 336.
29
Gosudarstvennaia duma. Stenograficheskii otchet. Sozyv IV. Sessiia I. Stb. 300.
26
27
voulons la paix, mais nous ne voulons pas la paix à n’importe quel prix »
souligne V.M. Pourichkévitch30. Les droites étaient conscientes que le
« grand programme » lancé pour la remise à niveau de l’armée et de la
marine avait besoin de quelques années supplémentaires pour être mis
complètement en œuvre (la fin en était attendue pour l’année 1918), parce
qu’à défaut de pouvoir empêcher la guerre avec l’Allemagne, on pouvait au
moins tenter de la retarder un maximum, jusqu’au moment où l’armée russe
aura un net avantage sur l’armée de l’ennemi potentiel. « Nous leur avons
dit, essayez de ne pas vous quereller ! Mais dans le même temps, armezvous jusqu’aux dents », expliquait N. E. Markov après que la guerre eût
éclaté31.
Cependant, la Première Guerre mondiale éclata en 1914, et elle fut
interprétée par certains à droite comme une « faute germano-russe »32, ce qui
fit voler en éclat les théories élaborées par les milieux conservateurs en les
forçant à brusquement modifier leur point de vue au sujet de l’Allemagne et
des Allemands33. Ayant pris dans les premiers jours ayant suivi la déclaration
de la guerre une posture patriotique, les droites se hâtèrent de prendre
position pour la marche à la guerre jusqu’à la victoire finale. Comme pour
s’excuser des positions pro-allemandes exprimées avant la guerre dans leurs
orientations de politique étrangère, les conservateurs russes ont largement et
bien utilisé une astuce de propagande pour former l’image de l'ennemi du
peuple russe, qui par le hasard du moment historique, est apparu être
allemand. Le Teuton « ne connaît ni n’a jamais connu ce qu’est le temps de
paix, il a toujours et constamment travaillé contre nous, avide des
possessions de la Russie et hostile à l’esprit russe depuis des temps
immémoriaux » a déclaré le Prince D. P. Golitsine-Mouravline, membre de
l’Assemblée russe34. Mais, comme l’a souligné un homme politique de
droite, la guerre qui a éclaté avec les Allemands a donné au peuple russe
l’occasion de faire ce qu’il lui était auparavant impossible, à savoir se
débarrasser de la « domination allemande ». Prenant la parole devant le
Conseil d’État le 30 janvier 1915, le prince n’a pas pu résister à employer
plusieurs métaphores pour caractériser l’essence du conflit russo-allemand :
« Ilya Mouromets repousse Siegfried ». « S’il est vrai que les contes
30
Ibid, Stb. 309.
Novoe vremia. 1915. 5 (18) avgusta.
32
Vinberg F. V. Krestnyi put’. S. 38.
33
Voir à ce sujet : Ivanov A.A. “Nacha stikhiia sil’nee Nibelungovoi…” Otnochenie pravoi gruppy
Gosudarstvennogo soveta Rossii k Pervoi mirovoi voine i ee zachinchshikam// Istoricheskie, filosofskie,
politicheskie i iuridicheskie nauki, kul’turologiia i iskusstvovedenie. Voprosy teorii i praktiki. 2011. № 2
(8). Ch 1. S. 64–69.
34
Gosudarstvennaia duma. Stenograficheskii otchet. Sozyv IV. Sessiia I. Stb. 70.
31
populaires propres à chaque nation expriment sa nature la plus
fondamentale, fit remarquer le prince, alors nous constatons avec plaisir que
nos contes sont plus forts que ceux des Nibelungen, glorifiant la trahison et
la malice »35.
Un autre éminent représentant du camp de la droite, l’archevêque
orthodoxe Nikon, a souligné la nécessité pour le peuple russe de tirer les
leçons de la guerre qui venait de débuter. Parlant du début du conflit comme
du « jugement de Dieu accompli sur les nations de la terre », il a souligné les
péchés à la fois des Allemands et des Russes, en raison desquels, selon lui, la
guerre a éclaté : « Le péché des Allemands est l’orgueil, qui est le péché de
Satan. Beaucoup ont péché, et nous l’avons fait devant Dieu. On a oublié
Dieu, on s’est détourné de l’Église, les anciennes convenances ont été
ridiculisées. Même au plus haut niveau, le paganisme est pratiqué »36.
Cependant, comme Nikon l’a noté, le péché des Allemands semble être resté
étranger aux Russes. Si les Allemands sont, selon ses mots, à blâmer « pour
leur orgueil dans leur ascension au-dessus du ciel […], le sentiment
d’orgueil national est étranger au peuple russe »37. « Tous les Russes, ainsi
que les Allemands, et les Français, et d’autres, les Juifs non-baptisés, les
Tatars, et même les païens, tous ceux qui ont été créés à l’image de Dieu,
tous sont dans le péché »38. Mais plus la guerre avançait, plus les Allemands
furent la cible de la nette critique du prélat. Il écrivit vers 1915 que
« l’Allemand est un vrai descendant des anciens Huns, inhumain, égoïste,
orgueilleux jusque dans la moelle de ses os. […] L’Allemand est ivre de son
propre orgueil, têtu et bruyant à cause de lui comme si c’était du vin fort.
S’il y a encore de l’espoir pour sa sobriété, il s’agit d’une guerre, qui doit le
dessoûler, l’humilier, le ramener à la raison… »39.
Dans ses sermons publics, Nikon a parlé du peuple allemand dans les
termes suivants: « A ses yeux, seules ses tribus comptent. Seul son propre
peuple prévaut. Le reste de l’humanité, pour lui, a quelque chose à voir avec
le monde animal, qu’il peut utiliser à ses fins comme une bête stupide »40.
Markov, faisant référence à la philosophie de Nietzsche, a développé cette
idée comme suit : « L'invasion des Teutons implique que la foule des Slaves
ne soit soumise à la loi de l'Ancien Testament, à des idéaux datant de deux
35
Idem. Stb. 118.
Nikon (Rozhdestvenskii), arkhiep. Moi dnevniki. Vyp. 5. 1914. Sergiev Posad, 1915. S. 119.
37
Ibid. S. 123.
38
Ibid. S. 122.
39
Nikon (Rozhdestvenskii), arkhiep. Moi dnevniki. Vyp. VII. Sergiev Posad, 1916. S. 148.
40
Ibid.
36
mille ans avant notre ère. Nous voyons les gens qui disent que l'Homme,
c'est le Germain, l'humanité est le peuple germanique, tous les autres peuples
ne sont que du bétail ou des animaux qu'il faut exterminer. « Provoquer la
chute », voilà l'authentique philosophie du teutonisme »41.
Selon l'éminent historien D.I. Ilovaïski, le principal facteur
déclencheur de la guerre à l'époque a été le nationalisme, dont « l'exemple le
plus évident a été le nationalisme allemand ». Cependant, a reconnu
l'historien, en plus d'une excellente préparation à la guerre et de la montée de
l'esprit nationaliste, les Allemands « ont clairement constaté dans cette
guerre quelque chose de nouveau, quelque chose dont on ne pouvait pas
s'attendre de la part de la culture allemande, portée si haut par les noms des
grands poètes, penseurs et scientifiques. On y a trouvé non seulement le
mépris le plus total pour toutes les coutumes et traités internationaux, mais
aussi une violation flagrante de tous les principes chrétiens. La violence
terrible, le pillage, la destruction sans motif des œuvres d'art et de villes
entières, toutes sortes de violences contre les civils, femmes, enfants et
vieillards. Toutes sortes de déceptions et de mensonges colossaux, passages
à tabac et mutilation de prisonniers et de blessés ennemis, usage de balles
explosives et de gaz de combat... Quelle est alors la différence entre les
armées allemandes et les hordes destructrices des Vandales, des Huns et des
Tartares médiévaux ? »42 La raison d'un tel comportement est considérée par
Ilovaïski être la poussée à l'extrême de la fierté nationale, apparue à la suite
« d'une série de guerres victorieuses, de la réalisation de l'unité nationale,
entérinée ensuite par la réussite de l'industrie, de la technologie, par la
création d'une immense flotte de guerre et commerciale, par l'essor du
commerce de plus en plus global et de la colonisation, et surtout par la prise
de conscience d'être une grande puissance militaire. Tous ces motifs de fierté
ont tourné la tête des Allemands et ont stimulé leur grande vanité,
s'imaginant eux-mêmes être un peuple élu, destiné à dominer le monde. Et
pour cela, il fallait bien dénigrer les autres nations, surtout les Slaves, et les
reléguer au rôle d' « engrais » pour la grande croissance de la nation
allemande »43. Arrivant à la conclusion que les principales causes de la
guerre furent « les aspirations nationales et l'appétit vorace des Allemands »,
et décrivant le militarisme allemand comme un produit de « nationalisme
extrême et de désir de domination du monde », Ilovaïski a affirmé qu'« au
41
Vestnik Soiuza russkogo naroda. 1915. 7 fevralia; Nonoe vremia. 1915. 29 ianvaria (4 fevralia).
Ilovaïski D.I. Velikaia osvoboditel’naia voina I zadachi vneshnei politiki// Kreml’ Ilovaïskogo. 1914. 30
dekabria.
43
Idem.
42
nationalisme allemand, nous devons opposer le développement du
nationalisme russe et de l'idée slave »44.
Parfois, la rhétorique patriotique des droites politiques russes a pu
paraître franchement faible, voire délaissée. Dans leur effort pour se défaire
de cette image de germanophilie qui leur colle à la peau, ils font parfois
preuve de tant de zèle dans leur critique de l'Allemagne et des Allemands,
que se pose bien évidemment cette question : pourquoi avant-guerre les
mêmes appelaient à l'alliance avec l'Allemagne ? Ainsi Markov, qui avait
appelé de ses vœux avant la guerre une alliance étroite avec Berlin, a déclaré
que « l'idéologie allemande sapait, de toutes les manières possibles, tous les
fondamentaux historiques de notre puissance […], implantant ici le baptisme
et stundisme... »45 Pourichkévitch, surpris par ses propres « sauts périlleux »,
ayant appelé avant la guerre à se rapprocher de l'Allemagne, et déclarant à
plusieurs reprises que « la minorité ethnique la plus bienvenue à la Douma
était les Allemands », après le début du conflit, lorsque la bienveillance à
l'égard des Allemands était devenue pour les politiciens russes clairement
suicidaire, il est lui-même revenu à des positions beaucoup plus offensives
envers eux, en dépit des vues politiques qu'il a défendues avant la guerre46.
Si Pourichkévitch, guidé par l'éthique monarchiste et comprenant où devait
commencer la critique hostile à l’État, n'a pas osé diffamer même la
déclaration de guerre Guillaume II, en restant un admirateur (on dit que sont
bureau était décoré de portraits du Kaiser), il est très vite passé dans son
discours de l'image de l' « empereur-chevalier » à celle décrivant le Kaiser
comme « le plus grand menteur, le plus grand insolent » et « l'homme
sinistre, ignorant tout du monde »47. « Dans la guerre des peuples que nous
vivons, dans la lutte pour l'existence historique, on ne peut ignorer la volonté
de certains individus de parvenir à une paix prématurée », écrit
Pourichkévitch. « La paix ne sera qu'une courte trêve, une collecte
frénétique de nouvelles forces, afin de se joindre à la lutte des nations entre
elles. […] Le monde teutonique est dirigé tout entier contre les Slaves. […]
44
Idem.
Gosudarstvennaia duma. Sozyv IV. Sessiia III. Pg., 1914. Stb. 65.
46
Voir à ce sujet : Ivanov A.A. Ot simpatii k protivoborstvu: predstavleniia V.M. Pourishkevitcha o
Germanii i nemtsakh// Konservatizm v Rossii i Germanii : opyt internatsional’nogo dialoga. Voronezh,
2012. S. 114–120.
47
Pourishkevitch V.M. Chego khochet Vilgel’m II ot Rossii i Anglii v velikoi bitve narodov. Pg.,1916.
S. 18. Sur le changement de perception du Kaiser dans la droite russe, voir: Ivanov A.A., Repnikov A.V.
“Zloveshchii lik Vilgel’ma Krovavogo” (germanskii imperator v otsenkakh russkikh konservatorov)//
Rodina. 2014. № 8. S. 15–18.
45
Rien d'autre ne sortira de cette lutte que la mort, la destruction, l'annihilation
spirituelle d'un de ces mondes »48.
Cependant, en dépit des manœuvres anti-allemandes forcées de la part
des droites politiques russes, la presse libérale avait exagéré avec une force
exceptionnelle les rumeurs selon lesquelles les milieux conservateurs
voulaient obtenir une paix séparée avec l'Allemagne, et a essayé de les
accuser de germanophilie cachée (les en accuser ouvertement en temps de
guerre n'aurait pas été justifié dans les faits). En effet, les vues des
conservateurs en matière de politique étrangère avant la guerre ont donné
aux libéraux des raisons de douter de la sincérité de leur basculement en
faveur de l'Entente au déclenchement du conflit. Les droites avaient ainsi
insisté pour maintenir une ligne ferme à l'égard des nations aux cotés
desquelles la Russie a fini par entrer en guerre, en particulier l'Angleterre,
les soupçonnant de vouloir faire porter à la Russie le plus grand poids du
conflit et de vouloir réaliser un maximum d'économies de forces pour sortir
de la guerre moins épuisés qu'elle, et enfin lui imposer les conditions de paix
d'après-guerre qu'elle serait trop épuisée pour contester.
Voilà pourquoi l'opposition, en particulier les cercles du parti cadet,
ont adhéré avec persistance à l'idée que si l'idéologie des libéraux russes les
poussait à se rapprocher de l'Entente, les droites elles, également par
idéologie, étaient naturellement plus enclines à se rapprocher de
l'autocratisme germanique49. Liées à cela, les accusations de germanophilie
ne cessèrent pas avant la Révolution. On les accusait d'avoir pour principal
objectif de ne pas vouloir sauver la nation russe de la trahison fomentée à
droite, ainsi que de vouloir discréditer ses adversaires politiques vis-à-vis du
peuple et des alliés de l'Entente. A cet égard, G. G. Zamyslovski, un homme
politique de droite de premier plan, a souligné que bien qu'en temps de
guerre les libéraux et les droites étaient supposés faire cause commune
contre l'ennemi, mais que les récentes accusations de germanophilie dont les
conservateurs sont l'objet leur ôtent tout crédit sur la scène politique
interne50.
Ainsi, sur la base des faits évoqués ci-dessus, il faut bien reconnaître
que si les droites politiques en Russie étaient plutôt proches de l'Allemagne
avant la déclaration de guerre, plus que de la France et surtout que de
Pourishkevitch V.M. Chego khochet Vilgel’m II … S. 8.
Alekseeva I.V. Agoniia serdechnogo soglasiis. Tsarizm, burzhuaziia I ih soiuzniki po Antante. 1914 –
1917. L., 1990. S. 12.
50
Gosudarstvennaia duma. Sozyv IV. Sessiia IV. Pg., 1915. Stb. 2813–2814.
48
49
l'Angleterre, cette germanophilie n'était pas des courbettes destinées à
l'Allemagne mais une position défendant ce que les droites considéraient
comme être les meilleurs intérêts de l'Empire russe. Les arguments des
conservateurs en faveur d'une alliance géopolitique avec l'Allemagne ont été
balayés aux yeux de la société russe après la déclaration de guerre de
l'Allemagne à la Russie, et ils se sont retrouvés dans une situation
extrêmement difficile, permettant à leurs adversaires politiques de spéculer
sur leur germanophilie et leur potentielle trahison des plus hauts intérêts de
la patrie. Mais de telles assertions n'étaient pas basées sur des arguments
fondés, il s'agissait avant tout d'un instrument de lutte politique.
En effet, de nombreux partisans de la droite ont connu dès le début de
la guerre un profond sentiment d'insatisfaction et de frustration de savoir
qu'ils devaient faire front commun avec leurs adversaires politiques, ceux-là
mêmes si désireux de les torpiller sur la scène politique et publique. Par
conséquent, leur rhétorique anti-allemande paraissait peu convaincante. De
plus, la guerre n'a pas permis le rapprochement des droites russes avec les
démocraties parlementaires alliées : la France, l'Angleterre et les États-Unis.
L'alliance « forcée » avec l'Entente n'en signifiait pas pour autant un
accroissement de la sympathie des droites à son égard. Mais le sens du
devoir envers la patrie et la monarchie les ont forcé à agir selon les
commandements de l'autocratie, c'est-à-dire l'alliance avec l'Entente contre
l'Allemagne et ses alliés jusqu'à la victoire. Et pour la plupart, les
sympathisants de droite ne voulaient pas d'une paix séparée avec
l'Allemagne, et encore moins la défaite de la Russie, dont la défense des
intérêts a toujours été pour eux la priorité. Ceux qui vers la fin de la guerre
se sont penchés sur l'idée d'une paix séparée avec l'Allemagne l'ont fait non
pas par germanophilie, mais par volonté de sauver la Russie des
conséquences de la guerre et de la Révolution, ce qui de leur point de vue
était fondamentalement patriote51. De manière générale, les droites russes
ont accepté une guerre qu'ils ne désiraient pas, à de cause de de la nécessité
du devoir envers la patrie et le monarque jusqu'à la fin, et il ne fait aucun
doute que pour eux la victoire de la Russie sur l'Allemagne était préférable à
la conclusion d'une paix honteuse et douteuse.
Pervaia mirovaia voina v otsenke sovremnnikov: vlast’ I rossiiskoe obshchestvo. 1914–1918 gg.: v 4 t. –
М., 2014. T. 2: Konservatory: velikie razocharovaniia I velikie uroki / Otv. red. A.V. Repnikov, sost.,
predisl. i comment. Отв. ред. А. В. Репников, сост., предисл., и коммент. . A.V. Repnikov, A.V. Ivanov.
S. 546–554.
51
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