Andreï Alexandrovitch Ivanov, Docteur en sciences historiques

AndrAlexandrovitch Ivanov, Docteur en sciences historiques
Chargé de cours à la faculté d’histoire russe, Université pédagogique d’Etat
Herzen de Saint-Pétersbourg
Traduit du russe par Godefroi Engelberg
Les droites politiques russes et la Première Guerre mondiale : de
l’orientation pro-allemande vers l’anti-germanisme ?
Dans l’historiographie russe s’est implantée une forte tendance quant
à l’orientation germanophile des cercles monarchistes russes conservateurs
de droite du début du XXe siècle. Pro-germanisme qui aurait continué
pendant la Première Guerre mondiale. Ces droites germanophiles sont
souvent présentées sous un jour primitif et plutôt grotesque, avec des
indications nettes de leur manque de pertinence idéologique et/ou de leur
désespoir. « Leurs organes de presse commentaient principalement les
développements politiques internationaux ainsi que la politique
gouvernementale à travers le prisme de leur orientation germanophile. Le
style de ces publications se démarquait par son aspect primitif, son caractère
franc, mais parfois aussi un peu simpliste. Elles contenaient généralement un
ensemble d’arguments assez classiques en faveur de la rupture de l’alliance
avec la France et la Grande-Bretagne et la réorientation de la politique
étrangère russe vers une alliance avec la puissante monarchie allemande. La
mise en avant des intérêts locaux et nationaux de la Russie en matière de
politique étrangère était absente », affirme-t-on de façon catégorique dans la
publication universitaire moderne « Histoire de la politique étrangère »
1
.
Pourtant, en dépit de quelques observations correctes, cette approche
pèche par sa dimension unilatérale et, au minimum, schématique. Comme le
remarque à juste titre un historien moderne : «Le choix d’un allié doit
prendre en compte les facteurs suivants : la stabilité des relations entre les
deux États, la ligne politique du gouvernement, la potentielle coopération
économique et militaire, la convergence des intérêts généraux et la capacité à
1
«Istotiia vneshnei politiki Rossii ». Konets XIX nachalo XX veka ( Ot russko-frantsuzskogo soiuza do
Oktiabrskoi revolutsii. М., 1999. S. 394.
résoudre les différends »
2
. De notre point de vue, la gestion des facteurs
énumérés ci-dessus ne saurait être « simpliste » ou « primitive » pour ce qui
est de la formulation de la question relative aux intérêts de l’État et intérêts
nationaux de l’Empire russe.
L’essence du programme de politique étrangère d’avant-guerre de la
majorité des conservateurs russes (au sens le plus restreint) a éexposée en
février 1914 par l’ancien ministre de l’Intérieur (et représentant du groupe de
droite au sein du Conseil d’Etat) P. N. Dournovo dans une note à l’attention
du tsar Nicolas II
3
. Même dans les années 1920, l’historien soviétique E.V.
Tarle a qualifié, avec raison, la note de Dournovo de « tentative logique et
forte » de briser l’Entente et d’éviter la confrontation entre l’Empire russe et
l’Allemagne. En analysant cette note, et bien que ne partageant pas les
opinions politiques de Dournovo, Tarle fut bien obligé d’admettre qu’« on ne
pouvait lui nier une certaine justesse dans l’analyse intellectuelle »
4
. Tarle
considère cette même note comme le « chant du cygne de l’école
conservatrice », lui reconnaissant une clairvoyance totale « d’une force et
d’une précision extraordinaire » ; les idées qu’elle exprimait étaient
marquées « du sceau d’une grande puissance d’analyse »
5
. Nous ne ferons
pas ici une analyse détaillée de ce document remarquable ; nous allons plutôt
nous concentrer sur les aspects qui traitent directement des relations entre la
Russie et l’Allemagne et plus particulièrement de la perspective d’un conflit
entre les deux pays.
Indiquant avec précision l’équilibre des forces dans la guerre à venir,
Dournovo a prévenu qu’au début de ce conflit, qui éclaterait inévitablement
au vu de la rivalité existant entre l’Angleterre et l’Allemagne puis s’étendrait
au monde, si la Russie y prenait part aux cotés des Anglais, elle y aurait le
rôle d’appât retardateur. « Le poids le plus important, bien sûr, reposerait sur
la Russie, puisque l’Angleterre est à peine capable de mener une guerre sur
le continent et que la France, dont le réservoir humain est pauvre au vu des
pertes nécessairement engendrées par un conflit mené avec des tactiques et
du matériel de guerre moderne, se cantonnera strictement à la défensive. Le
rôle du bélier devant enfoncer les fortes défenses allemandes nous revient,
2
Beliankina V. Iu. Vneshnepoliticheskie vzgliady russkih pravyh v nachale XX veka (19051914 gg.).
Avtoreferat diss. k. i. n. Kostroma, 2005. S. 18.
3
Sur les circonstances de la découverte des notes de P. N. Dounyï et les commentaires s'y rapportant, voir :
Ivanov A.A., Kotov B.S. “Predvidenie neobytchainoi sily”: o “prorotcheskoi zapiske P.N. Durnovo// Svet I
teni Velikoi voiny / sost. A.V. Repnikov, E.N. Rudaia, A.A. Ivanov. M., 2014. S. 51-57; Zapiska P.N.
Durnovo (publikatsiia I kommentarii A.A. Ivanova i B.S. Kotova)// Ibid, S. 58-73.
4
Tarle E.V. Germanskaya orientatsiia i P.N. Durnovo v 1914 g. // Byloe. 1922. № 19. S. 164.
5
Ibid, S. 164165, 175.
en dépit du nombre important de facteurs jouant en notre défaveur et de
combien d’attention et d’énergie ils nous feront dépenser », avertit
Dournovo
6
.
Anticipant un certain nombre de difficultés qui résulteront de cette
guerre, Dournovo déclare : « Sommes-nous prêts pour une telle lutte
acharnée, qui sera, sans aucun doute, une guerre entre les nations
européennes ? À cette question il doit être répondu sans hésitation par la
négative »
7
. Il souligne également que l’alliance entre l’Angleterre et la
Russie n’offre aucun avantage certain, mais pose, au contraire, d’évidents
problèmes de politique étrangère. « Évidemment, l’objectif poursuivi par
notre diplomatie lors des tractations avec l’Angleterre était l’ouverture des
Détroits, mais se pose la question de la pertinence de cet objectif si la
contrepartie en est une guerre avec l’Allemagne. C'est bien l’Angleterre, et
pas l’Allemagne, qui nous a fermé le débouché de la Mer Noire » fait-il
observer
8
. Approfondissant l’analyse des objectifs de la politique étrangère
de l’Empire russe et sa capacité à les atteindre, Dournovo en arrive à la
conclusion que « les intérêts vitaux de la Russie et de l’Allemagne ne sont
pas antagonistes et fournissent, au contraire, une base propice à la
coexistence pacifique des deux états »
9
. Par conséquent, selon le chef de la
droite russe, même en cas de victoire totale, la situation pour la Russie ne
serait pas optimale : ni en matière de politique intérieure (affaiblissement du
principe monarchique, montée des mouvements libéraux et
révolutionnaires), ni en matière d’économie (qui s’effondrerait, ayant perdu
avec l’Allemagne un partenaire vital, et accumulant les dettes sur les prêts
contractés), ni enfin en matière de politique étrangère (avec le désir de
l’Entente d’affaiblir la Russie, une fois que celle-ci ne leur sera plus
nécessaire). La note se concluait par ces mots : « Nous ne sommes pas en
phase avec l’Angleterre, elle devrait être laissée à son sort ; et pour ce qui est
de se disputer avec l’Allemagne, nous n’y sommes pas disposés. La Triple
Entente est une composition artificielle, sans intérêts et sans fondement, sans
avenir, au contraire d’une alliance étroite entre l’Allemagne et la Russie, à
laquelle on peut ajouter la France, et le Japon, lié à la Russie par une alliance
à caractère strictement défensif »
10
.
6
Durnovo P.N. Zapiska / Publ. I vstup. St. M. Pavlovitch // Krasnaia nov’. 1922. № 6 (10) S. 187.
7
Ibid, С. 188.
8
Ibid, S. 190.
9
Ibid, S. 189.
10
Ibid, S. 199.
Comme on peut le voir, les « germanophiles » de la droite politique,
exprimant exclusivement leur désir d’éviter un affrontement avec
l’Allemagne, extrêmement préjudiciable selon eux, n’ont pas été jusqu’à
évoquer, dans la note de Dournovo, d’une rupture des relations avec la
France. A son époque, Tarle a remarqué sur ce fait
11
que, contrairement aux
critiques émises au sujet de l’alliance franco-russe de 1880, Dournovo
appréciait cette alliance, lui reconnaissant la capacité, si on y associait
l’Allemagne, d’amener la stabilité de l’équilibre européen. Il n’est pas
évoqué, dans la note, la possibilité d’une alliance avec l’Allemagne dirigée
contre la France et/ou l’Angleterre. Son auteur appelle la diplomatie russe à
éviter une guerre européenne, et surtout à éviter d'y entraîner la Russie,
laissant les pays en conflit face à leur propre destin.
À cet appel, devant l’impréparation de la Russie à la guerre
imminente, se sont associés d’autres politiques russes de droite, et des
publicistes. Ces appels à éviter toute dispute avec l’Allemagne sont
clairement, mais pas toujours correctement, traités par les adversaires de la
droite politique russe de « germanophiles », alors qu’ils étaient en réalité le
reflet d’une vision plus tempérée de la situation réelle que celle des libéraux
et nationalistes russes.
Une évaluation pessimiste de la situation de la politique étrangère à la
veille de la guerre a été donnée par le représentant du groupe de droite de la
IIIe Douma d’État, le professeur A. C. Vyaziguine. Il avertit que « l’armée
impériale allemande ne se préparait pas uniquement pour des parades et des
défilés », que « la Turquie est armée et dirigée par les Allemands », que les
forteresses étaient insuffisamment équipées et, enfin, que « notre frontière
occidentale est vulnérable »
12
. Au début de l’année 1912, Vyaziguine a
rapporté qu’une réunion spéciale des factions de droite de la Douma s’est
tenue « sur l’état scandaleux de notre armée, qui n’a pas d’obus, pas de
cartouches, est insuffisamment entraînée, dont la logistique est défaillante, et
qui est vouée, en définitive, à l’échec absolu »
13
. Peu avant la guerre, le
président de la Chambre centrale de l’Union du peuple russe « Archange
Michel » (RNSMA), V. M. Pourichkévitch, a déclaré lors d’une session de la
Douma : « Nous devons absolument remettre l’armée au niveau approprié, le
Ministère de la Guerre ne doit pas retenir les crédits dévolus aux besoins
11
Tarle E.V. Germanskaya orientatsiia i P.N. Durnovo … S. 170.
12
Pravye partii. 1905-1917 gg. Dokumenty I materialy. V 2-kh tomakh/ Sost., vstup st., comment. Iu. I.
Kir’ianov. T.1 1911-1017 gg. M., 1998. S. 33-34.
13
Ibid, S. 34; Perepiska I drugie dokumenty pravykh (19111913)// Voptosy istorii. 1999. № 10. S. 105.
militaires… […] Il est impératif d’augmenter la dotation en mitrailleuses de
l’armée, qui est bien inférieure à celle de l’armée allemande »
14
.
A cet égard, les droites politiques russes se sont opposées à la
politique active de l’état dans les Balkans, craignant à juste titre que cela
n’implique, à terme, l’Empire dans un conflit militaire meurtrier et inutile.
Pourichkévitch a averti qu’il est nécessaire de se concentrer sur les affaires
intérieures, et de ne pas s’impliquer « dans les affaires […] qui peuvent
mener à l’embrasement de l’Europe, dans lequel nous serions entraînés de
force, se trouveraient complètement fracassés, peut-être, notre gloire et
notre pouvoir »
15
. Le dirigeant de l’Union du peuple russe (SRN) N. E.
Markov, déjà en exil à cette époque, a commenté ainsi la position des droites
politiques avant la guerre : « Se lancer à corps perdu dans une guerre pour
laquelle vous n’êtes pas prêts, a quelque chose de noble. C'était pardonnable
à Don Quichotte, mais même Don Quichotte a fini par comprendre qu’on a
trop souvent essayé de défendre les opprimés, sans réellement mesurer sa
propre capacité à défaire les oppresseurs parfois imaginaires »
16
.
Ainsi, le désir d’éviter la guerre à tout prix a déterminé la ligne de
conduite de la majorité de la droite politique russe. Elle a trouvé son
expression, par exemple, au printemps 1909 lorsque le groupe de droite du
Conseil d’État a exprimé son mécontentement à l’égard de la diplomatie
d’A.P. Izvolski, impliquant l’Empire dans l’entreprise austro-serbe. Les
cercles de l’opposition libérale ont été forcés d’admettre avec perplexité
« l’absence totale de sentiment slavophile à droite »
17
. Comme l’a obser
A.V. Chevtsov : « ne revendiquant pas, au contraire des libéraux et des
slavophiles, la création d’une fédération slave et la conquête de nouvelles
terres, les droites voulaient avant tout rétablir l’ordre à l’intérieur de
l’État »
18
. Et cela est parfaitement compréhensible, dans la mesure les
nationalistes, libéraux et autres tenants du panslavisme poussaient à la
confrontation avec les trois empires ottoman, austro-hongrois et allemand,
14
Cité de: Doroshenko A.A. Pravye v Gosudarstvennoi dume Rossiiskoi imperii. Samara, 2004. S. 156.
15
Cité de: Romov R.B. Fraktsiia pravykh v III Gosudarstvennoi dume (19071912). S. 355. Ainsi,
Pourichkevitch suppose que le néoslavisme, tel qu’il est conçu par les Cadets, était une provocation ayant
pour but de « lancer la machine de l’opinion publique puis d’engager la Russie dans une guerre à l’issue
fatale ». « Quand nous, déjà affaiblis par la guerre récente, aurons, peut-être, essuyé une défaite dans la
nouvelle, il sera alors plus facile d’arracher le gouvernail du pouvoir à ceux qui le possèdent, il sera alors
plus facile de faire le coup d’État auquel pousse le parti de la liberté du peuple », affirme Pourichkevitch.
(Ibid).
16
Markov N.E. Voiny temnykh sil. Stat’i. 19211937. М., 2002. S. 171.
17
Borodin A.P. N. Durnovo: portret tsarskogo sanovnika// Otetchestvennaia istoria. 2000. № 3. S. 6566.
18
Chvetsov A.V. Isdatelskaia deiatel’nost’ russkilh nesotsialistitcheskikh partii nachala XX veka.
SPb., 1997. S. 27.
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