Cours Maleval 2009-2010 LA PSYCHOSE I – LE CONCEPT DE

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Cours Maleval 2009-2010
LA PSYCHOSE
I – LE CONCEPT DE PSYCHOSE
II – LES DEFENSES PSYCHOTIQUES PAUVRES : LA SCHIZOPHRENIE
III – LES DEFENSES PSYCHOTIQUES ELABOREES : PARANOÏA ET
PARAPHRENIE
IV – STRUCTURE DE LA PSYCHOSE : LA FORCLUSION DU NOM-DU-PERE
Bibliographie :
Maleval, la forclusion du Nom-du-Père, 1ère partie
Cahiers de Cliniques psychologiques n°17
V – CLINIQUE DE LA FORCLUSION DU NOM-DU PERE
Bibliographie :
Maleval, la forclusion du Nom-du-Père
Cahiers de Cliniques psychologiques n°19
Article de Sauvagnat
1°) – Le déclenchement de la psychose
Qu’est-ce qui peut provoquer le déclenchement de la psychose ? Pour Lacan :
A – Suscitée par la rencontre d’un père
qui intervient comme tiers dans une rencontre (mode de déclenchement classique).Il
sépare le sujet de l’objet libidinal. Le sujet est déstabilisé.
Exemples : - Rencontre du père de son ou sa fiancé(e)
- Rencontre d’un confesseur (figure paternelle)
- Quand un sujet devient père (fréquent)
- Quand le sujet prend une position paternelle (promotion
professionnelle …)
B – Quand le sujet est confronté au désir de l’Autre
et qu’il n’a pas les moyens de l’interpréter. Le désir de l’Autre est angoissant.
Exemples : - Au moment de la rencontre d’un partenaire sexuel à l’adolescence (le
sujet se trouve perplexe et angoissé ; il ne sait comment faire)
- Quand le sujet interroge le désir de l’autre dans la voyance
- Les chercheurs qui atteignent le point où il n’existe pas de réponse
(trou au champ de l’autre)
C – Quand le sujet se soutient grâce à un proche
(Psychotique inconsistant sans délire). Si cette personne disparaît, le sujet déclenche
(perte du support).
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D – Quand le sujet cesse de créer
Certains élaborent une suppléance grâce à leur création (artistes) qui leur permet de
se stabiliser. S’ils cessent de créer, ils déclenchent.
2°) – Le délire n’est pas un rêve éveillé
Par rapport à beaucoup de théories post-freudiennes de la psychose, la
conception lacanienne présente la spécificité de n’être pas fondée sur la notion d’une
régression à un stade ou un matériel archaïque.
Un psychotique peut être tout à fait adapté, il n’est pas forcément régressif.
On conçoit dans cette dernière perspective (régression) que l’on soit toujours
plus ou moins conduit à identifier la psychose déclarée comme un rêve éveillé. Dans
les deux cas, il s’agirait d’un envahissement de la pensée par les processus
primaires (Freud),ceux qui procèdent par déplacement et condensation pour coder le
message des rêves.
N.B. : Processus primaires : processus par déplacement et condensation s’opposent
aux processus secondaires : conscients, raisonnés.
Cette thèse est souvent associée à l’enseignement de Freud. Il en fit un temps
l’hypothèse mais était trop rigoureux pour ne pas s’apercevoir qu’elle ne résistait pas
longtemps à un examen critique.
Dès 1915, dans un article sur l’inconscient (cf : Métapsychologie, l’Inconscient,
1915) puis en 1917 dans « Le complément métapsychologique à la théorie du
rêve »: une différence décisive apparaît à Freud entre la schizophrénie et le travail du
rêve.
Selon lui, dans le rêve, la circulation est libre entre investissement de mots
préconscients et investissement de choses inconscientes (images dans le rêve), ce
qui rend possible l’interprétation du rêve par connexion des mots et des images. Or il
est caractéristique de la schizophrénie (psychose au sens large) que cette circulation
soit coupée. Dans celle-ci, ce sont les représentations de mots préconscients qui
sont l’objet de l’élaboration par les processus primaires.
Cela a pour conséquence d’une part la prévalence des troubles du langage
dans la psychose - sur laquelle Lacan insiste en soulignant l’intrusion psychologique
du signifiant – d’autre part, la rupture schizophrénique entre la représentation de
mots et la représentation de choses implique que le délire n’est pas interprétable à la
manière d’un rêve.
Freud ne conserve le modèle onirique du rêve que pour une autre psychose
qu’il nomme amentia ou psychose onirique hystérique. Il ne faut pas confondre le
délire psychotique et le delirium névrotique (cf. cours L2 sur la grande hystérie)
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Lacan insiste plus encore que Freud sur la différence entre rêve et folie. En
1955 (Séminaire 3), Lacan relit, dans « l’interprétation des rêves » de Freud, une
note sur les mécanismes de la psychologie du rêve où Freud cite John Hughlings
Jackson, neurologue (1835-1911) : « trouvez la nature du rêve et vous aurez trouvé
tout ce que l’on peut savoir sur la démence et la folie » (mécanismes de défense
dans la folie) (démence et folie sont associées en neurologie mais pas dans
l’approche psychanalytique). « C’est faux, commente Lacan, cela (rêve et folie) n’a
rien, cela manie sans doute les mêmes éléments, les mêmes symboles. On peut
trouver des analogies, mais cette perspective n’est pas la nôtre. Pourquoi un rêve
n’est-il pas folie et inversement ? Ce qu’il y a à définir dans la folie, c’est en quoi son
mécanisme déterminant (forclusion du NduP) n’a rien à voir avec ce qui se passe
chaque nuit dans un rêve ».
La forclusion du Nom-du-Père n’a rien en commun avec la logique du rêve,
elle ne suscite pas un retour du refoulé construit comme une formation de compromis
et déterminé par un désir ignoré ; ce sont les caractères du rêve. Elle tend à produire
une construction signifiante du délire qui vise à colmater une insupportable béance
dans le champ du symbolique (le champ du langage), une inadmissible absence de
garantie de tout discours (pas de vérité derrière ; repose sur un pari). Le rôle du
délire est de colmater un point d’énigme.
Le modèle onirique n’est nullement pertinent pour appréhender la logique du
délire. Outre les distinctions dégagées par Freud, il faut encore souligner les
différences suivantes :
- Les troubles du langage tels que néologisme, phrase interrompue,
coq-à-l’âne … ne se rencontrent pas dans les rêves, sauf exception
et de façon transitoire.
- Il n’est pas de règle que les rêves soient orientés vers l’appel à un
père pacificateur. Ils sont déterminés par l’accomplissement
symbolique d’un désir refoulé. La nécessité de l’appel au père peut
conduire le psychosé à une rupture radicale avec sa fantasmatique
et ses croyances antérieures (alors que dans le rêve, il est en prise
directe avec le fantasme). Les cas de Schreber et W.
Reich (psychanalyste militant communiste) en sont des exemples.
Ils se réfèrent à Dieu dans leurs délires alors qu’ils étaient
agnostiques avant (il faut remettre un père à sa place). Quand Reich
se met à délirer, il se prend pour le Christ. L’appel au père qui fait
démarrer le délire l’emmène sur une position subjective
radicalement opposée à ses convictions antérieures.
La psychose n’a pas de préhistoire, c’est une structure peu liée à
l’histoire du sujet.
- Les phénomènes élémentaires de la psychose sont particulièrement
décelables à l’orée des troubles. Par exemple : intuitions étranges
(Schreber : il serait bon d’être une femme subissant l’accouplement,
puis il l’accepte à condition d’être la femme de Dieu) , hallucinations
3
-
fugaces et énigmatiques (Brisset), une irruption psychologique du
signifiant, s’avèrent souvent athématiques, insensés, comme l’a
montré de De Clérambault (psychiatre considéré par Freud comme
son maître). Pour lui, ils ne sont pas suscités par un retour du
refoulé, mais par la rupture de la chaîne signifiante du fait de la
carence paternelle, libérant ainsi des éléments de langage qui se
mettent à parler tout seul (dans la tête du sujet) ou à prendre un
poids particulier indépendamment de la volonté du sujet
(=automatisme mental). Il ne le maîtrise pas : perte de la propriété
privée du langage (« Je n’arrive pas à contenir ma pensée ; ça parle
en moi ».).
Un phénomène tel que l’écho de la pensée ne se rencontre jamais
dans le rêve, or, il n’est pas rare qu’une psychose débute par une
hallucination verbale qui donne au sujet le sentiment que l’on répète
ses propres pensées, ou que l’on énonce ses intentions, voire ses
actes. Cet écho de la pensée est un élément essentiel de ce que De
Clérambault nommait le syndrome d’automatisme mental, ou
syndrome S, ou syndrome d’action extérieure, base d’un grand
nombre de psychoses.
Le délire n’est donc pas un rêve éveillé.
3°) – Les troubles du langage
A – La carence de la signification phallique
La signification est toujours phallique (Lacan), ce qui n’est pas le cas du sens
qui est plutôt énigmatique. Que faut-il entendre par inhérence du phallus à la
signification ?
Rappel : les éléments linguistiques peuvent être organisés de manière
correcte dans une langue compréhensible sans qu’une signification s’en dépose
nécessairement (exemple : apprendre et réciter sans comprendre). Pour qu’advienne
une signification, l’émission ou l’enregistrement d’un matériel signifiant ne suffit pas.
Il faut que le sujet mette du sien, il faut être présent à ce que l’on dit ; il va interpréter.
Si ce n’est pas le cas, le sens reste incertain, ce qui autorise Lacan à considérer
l’énigme comme le comble du sens.
En outre, la signification d’un terme renvoie toujours à d’autres significations.
Les mots du dictionnaire ne se définissent que par rapport à d’autres mots du
dictionnaire. Il faut trancher dans ce matériel ambigu pour avoir une signification. Il
faut arrêter le renvoi infini d’un terme à l’autre, ce que permet un élément qui porte la
présence du sujet grâce auquel l’énoncé prend vie (on habite l’énoncé).
L’articulation de cette pensée du sujet au langage, Lacan la saisit par
l’entremise du signifiant phallique (le phallus fait le lien entre le corps et l’esprit).
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C’est pourquoi, selon lui, toute signification ne saurait être que phallique (il faut qu’il y
ait une jouissance dans notre dire).
Dans le déroulement d’un énoncé auquel l’auditeur et le locuteur sont attentifs,
le sens renvoie toujours à un élément qui se trouve en avant ou qui revient sur luimême. Le sens est en permanence anticipé (on attend la suite), mais pour qu’une
signification se dépose, l’advenue d’un processus de bouclage s’avère nécessaire,
c’est-à-dire que la valeur donnée au premier terme d’une phrase ne se décide que
rétroactivement avec la signification du dernier mot.
Exemples :


Con cu pis … / concupiscence (seuls = insultes)
J’aime beaucoup ma mère …… quand elle est à
20000 km.
_______
Ce phénomène de bouclage rétroactif intervient à tous les niveaux du
discours : mots, phrase, ensemble d’énoncés. Ainsi, le même texte peut-il prendre
une signification différente quand l’auteur se révèle autre que le signataire anticipé.
Le point d’arrêt qui permet de décider de la signification est mis en jeu par le
signifiant phallique qui représente le sujet et sa jouissance.
Quand la fonction du signifiant phallique n’intervient pas en raison de la
forclusion du Nom-du-Père, on assiste à une carence de la rétroaction : le sens peut
rester indécis (schizophrénie) ou bien au contraire se fige (dans la paranoïa).
Le phallus intervient pour normaliser le langage du sujet, il fait barrage à un
investissement trop intense d’inventions hors discours (ex. : néologismes). Le sujet
psychotique est hors discours donc hors lien social, mais pas hors langage. Il est
seul à se comprendre.
La description de l’émergence de la carence de la signification phallique faite
par Antonin Artaud (1896-1948) quelques années avant que sa psychose ne
devienne avérée est remarquable de précision. Elle montre que l’anticipation du sens
persiste sans que l’effet de signification, en tant que produit fini, parvienne à se
déposer. Artaud (1932) écrit : « Dans cet état où tout effort d’esprit étant dépouillé de
son automatisme spontané est pénible, aucune phrase ne naît complète et toute
armée. Toujours vers la fin, un mot, le mot essentiel manque, alors que commençant
à la prononcer, j’avais la sensation qu’elle était parfaite et aboutie. Et lorsque le mot
précis ne vient pas, qui pourtant avait été pensé, au bout de la phrase commencée,
ma durée interne se vide et se fléchit par un mécanisme analogue pour le mot
manquant à celui qui a commandé le vide général et central de ma personnalité […]
Je ne peux rien approfondir parce que la notion efficace de ce que je vise m’est
retirée dans son acception et dans ses développements internes au moment où je
veux la saisir.
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Dès les premières descriptions des formes d’émergence de la signification
phallique, il apparaît que ce trouble du langage s’accompagne d’un sentiment
d’atteinte à l’être.
Antonin Artaud rapporte à juste titre la fragmentation de sa pensée à la carence de
l’aptitude à produire une synthèse.
« Je traduis mal ce que je ressens parce qu’il me manque une certaine vue
synthétique dont l’absence indique bien la nature de mon mal. Si j’étais capable de
cette vue synthétique, expressive, immédiate et spontanée qui englobe la sensation
et le terme, cela indiquerait que je ne suis pas dans l’état où je suis. »
Non seulement Artaud décrit fort bien un trouble du langage qui réside dans
une difficulté à produire le bouclage de la signification, mais il note que ce trouble
porte atteinte à son affectivité et à son corps.
« Rien n’éveille plus d’associations en moi. » « Cette inertie affective dont je sens
qu’elle tiendrait dans tous les cas me désespère. » : il est dans un état dépressif
avant le déclenchement de sa psychose.
« Je ne pense à rien, je ne sens rien. Je voudrais penser ou sentir quelque chose,
rien ne vient. Je ne sens que cette coagulation physique de mes impressions. Je me
sens près, gelé. L’étreinte se resserre et de vague qu’elle était, elle devient autour du
crâne une « douleur caractérisée ».
Ces fines observations permettent de saisir que quand l’articulation signifiante
se désorganise, les affects qui lui sont corrélés s’en trouvent perturbés tandis que la
jouissance tend à rentrer douloureusement dans le corps (cf. crâne) ou à
s’émanciper dans le réel (hallucinations, sentiment d’être épié …).
L’aspect clinique le plus saisissable de la carence de la signification phallique
se manifeste dans la parole par une incapacité ou une difficulté à procéder au
bouclage rétroactif permettant de faire advenir la signification.
Exemple : le travail de Jules Seglas (1856-1939) en 1892 sur les troubles du
langage chez les aliénés. Il insiste sur ce phénomène et l’avait décrit en détail :
Un jeune homme considéré comme simple neurasthénique, très intelligent, ayant fait
de bonnes études littéraires et de philosophie, se trouve incapable de l’effort
d’attention nécessaire pour faire la synthèse primaire indispensable à la construction
de la phrase. Lorsqu’on lui parlait, même pour des demandes simples formulées très
lentement, il en saisissait à peine le sens (=signification) : « Comment dites-vous ?
Répétez je vous prie. Je ne saisis plus bien le sens de votre demande. » « Lorsque
je parle, j’ai bien une idée, mais quoique j’ai à ma disposition tous les mots de la
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langue française, j’ai beaucoup de mal à formuler ma pensée, la construction de ma
phrase m’est très pénible, les mots appropriés à ma pensée m’échappent et j’ai de la
peine à terminer mes phrases. Je ne puis plus aujourd’hui soutenir une conversation
et cela m’est d’autant plus pénible que j’avais autrefois une grande facilité
d’élocution. Je me destinais même à l’Ecole Normale et au professorat lorsque je
tombais malade. »
Seglas note que le malade comprend le sens de tous les mots lus ou
entendus isoléments (il existe un bouclage avec les phonèmes, il lit les mots
correctement et peut même donner leur signification). Il a dans l’esprit le mot
nécessaire à son idée. Ce qui lui manque, c’est la faculté de grouper les mots
ensemble, de saisir le sens des mots agencés en phrases. La lecture est pour lui
vide de sens (signification). Parallèlement au trouble du langage existe un trouble de
l’affectivité.
Quand la carence de la signification phallique ne s’exerce ni au niveau de la
phrase, ni à celui du mot mais au sein d’un ensemble d’énoncés, la description
psychiatrique fait état de déraillement ou de diffluence de la pensée, ou de discours
tangentiel (absence d’un axe thématique précis) : on comprend ce que dit le sujet,
mais on attend la suite, on ne comprend pas où il veut en venir, ce qui oriente son
discours. Chaque phrase ou groupe de phrase peuvent paraître significatives,
pourtant la signification de l’ensemble reste indécidable. Ces énoncés peuvent être
riches de sens, les connexions signifiantes dont elles sont constituées produisent
des effets imaginaires multiples (cf. cadavres exquis des surréalistes), mais la
signification leur fait défaut en raison d’absence de mise en fonction du signifiant
phallique qui représente le réel de la jouissance du sujet dans le champ du langage.
Autre aspect de la diffluence : discours qui se perd dans le détail.
La diffluence peut susciter une forme de mythomanie.
N.B. : il existe deux formes de mythomanie * le mensonge
* non orientée par un désir
D’autres phénomènes ponctuels comme le barrage ou le coq à l’âne témoignent
assez directement de la même carence.
Le barrage.
Trouble fondamental de la schizophrénie.
Il consiste en un arrêt brusque de la parole dans le cours d’une phrase pendant
quelques secondes ou minutes, le propos reprenant ensuite sur le même thème ou
sur un thème différent.
Eugen Bleuler (1857-1939), qui invente le terme de schizophrénie, fait du barrage le
trouble fondamental de celle-ci.
Les barrages sont décrits par les patients sous les noms les plus variés.
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Exemples :
-
Une catatonique intelligente était forcée de rester immobile pendant
des heures pour retrouver le fil de sa pensée.
- Un schizophrène n’était capable de rien dire d’autre que « Parfois je
peux parler, parfois non. »(N.B. : c’est aussi un trouble de
l’énonciation).
- Un malade « s’engourdit ».
- Un autre a « un handicap de pensée ».
- Il devient « figé dans sa tête comme si on serrait sa tête ».
- « on lui arrête le langage ».
La meilleure formule selon Bleuler, sous l’angle subjectif du sujet : « soustraction de
pensée ».
Le coq à l’âne se définit comme un passage sans transition et sans motif d’un sujet à
un autre.
Exemple : « j’étais contente de ne pas vous avoir tout dit à la dernière séance ; j’étais
contente d’installer une nouvelle cuisine ».
La schizophasie
Elle qualifie un type spécifique d’énoncés chez les schizophrènes dont les paroles,
après quelques tournures compréhensibles, constituent un ensemble de mots plus
ou moins dépourvus de signification. Il s’agit d’une langue pseudo incohérente car sa
signification générale au moins peut être discernée en raison de bribes
compréhensibles émergeant çà et là. Ce n’est pas un langage confus, mais
seulement apparemment confus. (un orateur malhabile peut s’exprimer de façon
confuse en apparence alors que sa pensée est claire et nette dans son esprit).
La schizophasie ne désigne pas le comportement verbal des schizophrènes en
général mais seulement celui rare et spectaculaire d’une très petite minorité d’entre
eux.
Idem pour la schizographie (même phénomène se manifestant dans l’écriture).
Malgré le mélange de différentes pensées pouvant appartenir pour le sujet à une
même idée, la langue demeure fluide et relativement cohérente du point de vue de la
syntaxe.
Les écrits inspirés de Marcelle C. étudiés en 1931 par Lacan sont une illustration de
schizographie.
Mon sort est de vous emmitoufler si vous êtes le benêt que je vois que vous fûtes, et,
si ce coq à l’âne fut le poisson d’essai, c’est que j’ai cru, caduque que vous étiez
mauvais.
Je suis le frère du mauvais rat qui t’enroue si tu fais le chemin de mère la fouine et
de sapin refait, mais, si tu es soleil et poète aux longs faits, je fais le Revu, de ce lieu8
là j’en sortirai. J’avais mis ma casse dans ta bécasse. Lasse de la tempête, j’achète
votre tombe Monsieur.
Elle se plaint de son enfermement et menace de riposter si on ne la fait pas sortir.
Il existe un axe thématique (donc ce n’est pas un discours diffluent).
La grande majorité des troubles du langage du schizophrène semble pouvoir
apporter à la carence de la signification phallique en tant qu’elle implique une
désagrégation du lien qui organise les signifiants en une chaîne par le bouclage
rétroactif.
La psychiatrie classique avait constaté ce phénomène qui de prime abord se laisse
discerner comme un trouble de la synthèse psychique. De longue date, elle a
cherché à cerner le mécanisme fondamental de la psychose sous différentes notions
qui toutes témoignent d’une intuition de la carence de la signification phallique.
Exemples :
- Troubles de l’attention
- Troubles de la fonction du réel
- Troubles de la synthèse du moi
- Faiblesse des représentations mentales
- Incapacité de l’effort mental
- Perte de l’évidence naturelle
- Zerspaldung, « dissociation » (a pris un sens différent en psychiatrie
aujourd’hui) de la pensée, fission de la pensée
Dès la première description des formes d’émergence de la carence de la
signification phallique, il apparaît que le trouble du langage s’accompagne d’un
sentiment d’atteinte à l’être même du sujet. Il se plaint d’inertie affective (il est
déprimé), a le sentiment de manquer d’un fondement. Certains ne sont plus en
mesure de poursuivre correctement leurs activités.
Schreber fait état d’un « meurtre d’âme » qui s’écrit :
ϕo (phi zéro).
Pour Lacan, à propos de ce meurtre d’âme, il est clair qu’il s’agit d’un désordre
provoqué au joint le plus intime du sentiment de la vie chez le sujet (articulation entre
l’affectivité et le langage). Or, c’est au phallus qu’est dévolue la fonction d’opérer ce
joint entre signifiants de l’Autre et jouissance du sujet pour donner à celui-ci le
sentiment de la vie, faute de quoi il s’éprouve incapable de vivre comme les autres,
se plaignant souvent d’être là sans être présent, se décrivant parfois comme pseudo
ou comme superficiel, ressentant ses sentiments et ses actes comme factices.
Les conséquences de la carence de la signification phallique s’avèrent de plusieurs
ordres :
- Rupture du lien interne de la chaîne signifiante ou
- Dissolution de la connexion de l’intentionnalité du sujet à l’appareil
signifiant (soustraction de pensée disent-ils) ou
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-
Apparition de bribes de langage dans le réel (par opposition au
symbolique) sous forme d’hallucinations, d’intuition, de néologisme
Dérégulation de la jouissance qui n’est plus soumise à la limite
phallique.
B – La rupture de la chaîne signifiante
L’automatisme mental est une conséquence clinique de la Forclusion du Nomdu-Père.
N.B. : ne pas confondre ce terme avec l’automatisme psychologique de Pierre Janet
en 1889 (1859-1947) ( fin XIXè, début XXè, laboratoire de Charcot ; il a beaucoup
utilisé l’hypnose), selon lequel les névroses s’expliqueraient par la faiblesse des
fonctions supérieures de synthèse de la conscience, de sorte que seraient libérés les
mécanismes inférieurs et automatiques du subconscient.
Le subconscient = pas de désir
L’inconscient freudien organisé par le désir
Dans cette perspective, l’automatisme psychologique désigne l’envahissement
de la conscience par un matériel onirique (conscience non maîtrisée pour Janet). La
cure typique, dont il subsiste des traces aujourd’hui, pour soigner la conscience faible
pour Janet était la cure de sommeil.
Cette thèse, combattue par Freud qui faisait remarquer que les hystériques
n’avaient pas, en règle générale, de diminution de leurs capacités intellectuelles, se
retrouve parée d’un nouveau discours (1950-60)qui privilégie la faiblesse du moi face
à la dynamique de l’inconscient
chez les cognitivistes et chez certains
psychanalystes de la psychologie du moi, comme Anna Freud (1895-1982) ou Paul
Federn (1871-1950).
Selon Gaëtan Gatien de Clérambault (1872-1934), c’est sur ce socle de
phénomènes élémentaires constitués pour l’essentiel par la dérive de certains
éléments de la chaîne signifiante que le délire prend naissance (exemples : pensée
devancée, dialogue des voix, écho de la pensée, énonciation des actes, intuition,
impulsion verbale /cf. hurlements de Schreber).
Exemple assez caractéristique des phénomènes qui s’observent à l’orée de la
psychose clinique :
« Chez ce jeune homme, les troubles commencèrent par de la céphalée et une
fatigue générale qui l’obligèrent à interrompre ses études. Dans le même temps il
devint triste, s’isola, passa des jours entiers à rêvasser (troubles de l’humeur, de la
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jouissance. La jouissance fait retour dans le corps). Puis apparurent une série de
phobies, de scrupules, une sorte de cérémonial obsessionnel, des troubles
cénesthésiques de caractère absurde, enfin des troubles du cours de la pensée. »
« Je ne suis jamais sûr de moi ni de mes pensées- disait-il, j’ai peur de penser tout
haut. Je ne vais plus à l’église de peur de parler tout haut sans m’en rendre compte
et de troubler l’office. » (ce n’est pas un obsessionnel)
« Je pense toujours : ça défile (il pense à son insu). Je ne peux arriver à penser à
rien, toujours ma tête pense (l’obsessionnel, c’est lui qui pense, pas sa tête), je suis
étourdi. »
Ensuite viennent des hallucinations verbales injurieuses ou interrogatives.
À un degré plus accentué d’émancipation du signifiant (de perte de contrôle du
langage), on parviendrait, comme chez Schreber, au serinage, aux ritournelles, aux
phrases interrompues, bref à ce que Schreber nomme « les pensées de ne penser à
rien » (description de l’automatisme mental) à partir desquelles, par association
métonymique, le délire peut commencer à se construire.
C – L’intrusion psychologique du signifiant
Dans la psychose, constate Lacan, il se produit un envahissement du
signifiant qui va se vider du signifié à mesure qu’il occupe plus de place dans la
relation libidinale et investit tous les moments, tous les désirs du sujet (il est envahit
par le signifiant). Exemple : l’automatisme mental.
Ce processus trouve sa forme la plus développée dans la psychose d’un
Jean-Pierre Brisset (1837-1919), auteur de plusieurs ouvrages dont : « les origines
humaines », « La grammaire logique ou théorie d’une nouvelle analyse
mathématique ». Il découvre la langue des origines dans les signifiants du français. Il
analyse le français, décompose le mot et trouve son origine. Il joue sur les sonorités.
Sa thèse délirante tient dans l’affirmation suivante : « le calembour est ce jeu de
l’esprit, cette chose méprisée que Dieu a choisit pour confondre les sages de la
terre ». Il pense avoir accès à un savoir divin.
Exemples :
- Israélite : il sera élite
- Cétacé : c’est assez (Dieu c’est arrêté là car ce sont les plus gros
mammifères)
- Querelles : queues réelles
- Epouvantable : quand l’époux vend la table (divorce)
Louis Wolfson (né en 1931) se définit comme étudiant en langue schizophrénique. Il
a publié deux ouvrages : « le schizo et les langues », « Ma mère, musicienne, est
morte de maladie maligne mardi à minuit au milieu du mois de mai mille977 au
mouroir Memorial à Manhattan ». Il tente de se protéger de sa langue maternelle,
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l’anglais, en élaborant une langue nouvelle de son invention. Pour cela, il s’attache
plus à la forme et au son des mots qu’à leur sens (exemple : « early » devient
« urlik », fausse consonance allemande).
L’intrusion psychologique du signifiant, la prise du mot à la lettre se manifeste en
général de manière plus subtile.
Exemples :
- Un sujet voit un marteau oublié sur le bureau de son analyste. Il se
fâche. Il est persuadé que l’analyste lui signifie qu’il est marteau.
- Un individu tue un de ses voisins et laisse un morceau de cerceau
devant la porte pour expliquer son acte : « le mort était sot et c’est
ainsi que je sers les sots. »
- J’ai vu un camion sur lequel est écrit ABDick (marque
commerciale) : « j’ai compris qu’il fallait que j’abdique mes
prétentions. »
- Une patiente raconte à son médecin que sa belle-sœur lui a envoyé
13 œufs par colis postal en mettant son nom sur la paroi inférieure
de la boîte : « pour lui faire comprendre qu’elle était une femme en
dessous de tout et que des personnes comme elle il y en avait 13 à
la douzaine. »
L’intrusion psychologique du signifiant est très fréquente dans la clinique de la
psychose.
Lacan parle d’intrusion psychologique du signifiant, pour la psychiatrie
classique, il s’agit de l’ogolâtrie et Freud parle de nombreuses altérations du
langage. Tous les cliniciens s’accordent à souligner la présence de tels phénomènes
chez le psychotique.
D – Les néologismes et les ritournelles
Ils constituent les troubles du langage les plus souvent soulignés parmi ceux qui sont
induits par la forclusion du NdP.
Le néologisme est un mot nouveau, une création originale ou vient d’un mot
de la langue française détourné de son sens.
Le néologisme lexical.
Il y a ceux dont on comprend le sens et ceux qui sont obscurs.
Exemples :
Un sujet délirant paranoïaque qui prétend frapper ses ennemis à distance se
nomme « foudroyantissimeur ».
Un autre qui tombe souvent se plaint que son corps « s’affalanche ».
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Un enfant a peur des « gluglub » qui sont des « barbelés en l’air » et qui sont des
« ziazoum netnet »…
Le néologisme sémantique.
C’est un mot qui existe mais qui est détourné de son sens.
« Croyez-vous que ce qui m’arrive est pénitencier ?» (= pour me punir).
« Je suis successoral pour 3 millions » (=j’ai hérité)
« Il galopinait »…
Les ritournelles sont des formules vides qui insistent dans la parole ou dans
les hallucinations du sujet psychotique.
Schreber décrit de telles rengaines qui s’imposent à lui.
« Les voix qui venaient du dieu inférieur n’énonçaient qu’un ramassis de
boniments serinés comme une mécanique. Quant-au contenu de leur discours, il se
résume à une façon d’imbécilité neutre. (on rabâche sans arrêt, par exemple, David
et Salomon, salade et radis, petit tas de farine …) A la longue, on peut s’accoutumer
à l’intrusion dans sa tête de menus propos insensés (automatisme mental) dans la
mesure où leur insignifiance permet plus facilement de les assimiler à des pensées
de ne penser à rien ».
Un autre sujet s’imagine mettre fin aux attaque de ses persécuteurs en
prononçant ces simples mots : « colonie du cap Kaskow ».
Un autre sujet répond par toute question par une autre question-réponse :
« Ne serait-ce pas bien de mettre un emplâtre au goudron ? ».
Une des premières études importantes des néologismes est l’œuvre
d’Eugenio Tanzi en 1890. Il constata que ces termes sont pauvres et incolores
quand ils sont rencontrés dans des pathologies autres que la paranoïa (délire
chronique). Ceux des maniaques (PMD), rares et vite oubliés, sont le fruit d’une
idéation qui se cherche. Ceux des délirants fébriles (paralysie générale ; forme
psychique de la syphilis : état onirique en stade terminal) et des déments proviennent
de troubles mnésiques et consistent le plus souvent en mutilations stupides, en
débris de vocables usuels. Tous constituent le résultat d’une ruine, d’une fonction qui
se dissout.
N.B. : différence de point de vue de la neurologie (angle du déficit) et de la
psychiatrie (angle de la création, de la défense).
En revanche, il estime que chez les paranoïaques, les néologismes
témoignent d’une exubérance fonctionnelle, d’une surproductivité de la pensée.
Selon lui, le délirant chronique a une espèce de culte pour le verbe. Le néologisme
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paranoïaque n’est que le rite de ce culte. Inventer un mot pour ces sujets, c’est poser
et peut-être résoudre un problème (cela a une fonction). Même la parole la plus
dépourvue de signification apparente (ritournelle) a donc une haute valeur
paranoïaque, parce que pour celui qui la forge, elle équivaut à une formule magique.
Tanzi considère que le repérage d’un néologisme dans les propos d’un patient
possède une valeur diagnostique. Il écrit : « Un tel mot est comme la sentinelle
perdue d’un délire qui se cache et qui fuit ».
Deux ans plus tard, en 1892, Jules Séglas fait des constatations semblables :
« Une fois le délire organisé, après avoir longuement réfléchi, longtemps cherché,
après avoir médité ses arguments, le malade les concentre en quelque sorte dans
des mots nouveaux lui paraissant mieux fait que les termes ordinaires pour exprimer
d’une manière précise ses convictions erronées. Mais ce qu’il est bon de noter, c’est
qu’une fois le mot trouvé, il s’en contentera désormais (c’est ce qui sigle le
néologisme psychotique). Ce mot fixe sa pensée, et dès lors il oublie presque les
synthèses successives qui l’ont amené à sa création. Il n’y a plus rien à expliquer,
rien à chercher, le mot dit tout ».
Exemple : mo = début du nom du président du tribunal de l’inquisition qui
condamna au bûcher un philosophe et dju = le nom de Staline. Le sujet concentre ici
la persécution par la religion et par l’autorité soviétique.
Quand on demande la signification d’un néologisme à un psychotique, il
répond souvent : « mais vous le savez bien ». Cela a pour lui un caractère
d’évidence ; il pense que tout le monde le comprend.
Quelques années plus tard, en 1915, Freud observe que, dans les propos des
psychotiques, les mots se trouvent soumis au processus primaire (condensation,
déplacement), de sorte qu’ils se condensent et se transfèrent sans reste les uns aux
autres leur investissement par déplacement. Pour Freud, le processus peut aller si
loin qu’un seul mot apte à cela du fait de multiples relations assume la fonction de
toute une chaîne de pensée (exemple : « reluquet », concentration de reluquer le
freluquet). Ce mot là illustre plus que tout autre l’effort de guérison développé par le
délire, visant, selon Freud, à récupérer les objets perdus. Il témoigne de la tentative
psychotique de reprendre le chemin vers les objets en passant par les mots qui les
désignent, ce qui incite le sujet à se satisfaire des mots à la place des choses
(collusion entre le mot et la chose). (exemple : cacao/ caca-eau)
Les néologismes du paranoïaque sont pour lui sensés exprimer la chose
désignée avec une totale adéquation. Certains mettent en image la particularité de
ces mots exceptionnels, fichés comme des corps étrangers dans la langue ordinaire.
14
Ainsi, l’un parle de « mots de force », un autre des « mots d’or ». Schreber
estimait que ses néologismes hallucinatoires provenaient d’une langue fondamentale
(fondement ; en connexion avec Dieu).
Par le truchement du néologisme, le paranoïaque éprouve le sentiment de
parvenir à une congruence du mot et de la chose, de sorte qu’il constitue pour lui une
porte d’entrée dans le savoir absolu. Un tel signifiant (le néologisme) ne se nourrit
plus d’une circulation dialectique, il se fige, se chosifie, il devient une lettre inerte.
C’est un élément où se condense la jouissance du psychosé. ( c’est ce qui fait qu’il
est hors discours ; le mot ne sera pas modifié par une discussion).
Ceci fait dire à Lacan qu’il est hors discours mais dans le langage ; il lui
manque le pivot qui fait fonctionner le système symbolique (le NdP).
La fonction des ritournelles ou stéréotypies verbales, n’est guère différente
dès lors que l’on conçoit celles-ci comme n’étant guère qu’une forme pauvre du
néologisme, ce qui explique qu’elles se rencontrent plutôt du côté de la
schizophrénie.
Ecoutons Schreber analyser un matériel idéel compilé d’avance qui lui était
jacassé de part la tête en un ressassement monotone et fastidieux. Il affirme que ces
boniments étaient pour lui d’un énorme intérêt dans la mesure où ils témoignaient
que Dieu (c’est-à-dire l’Autre du signifiant) ne le laissait pas tomber. Ils constituent un
ultime rempart contre la dépossession du signifiant et la perte de la faculté de
raisonner qui s’en suivrait.
Les serinages s’efforcent de parer au commencement de la débilité. Quand il
existe pour le schizophrène un risque de « mort du sujet » (expression de Lacan),
c’est-à-dire une perte de la capacité à articuler le signifiant ou une perte de la
fonction du langage.
Ce qui donne cliniquement un état d’hébétude stuporeuse que Schreber
connaît au début de sa maladie.
Lorsque le sujet ne parvient pas à élaborer des constructions délirantes, la
chronicisation vide progressivement les ritournelles de leur peu de sens initial.
Exemple : telle femme qui demande répétitivement à chaque personne
pénétrant dans la salle d’hôpital où elle se trouve : « n’est-ce pas, monsieur, ayez la
bonté de me donner la clef » et qui ne sait qu’en faire quand on la lui donne, a sans
doute radicalement perdu l’usage de la métaphore (un mot pour un autre), de sorte
qu’elle ne sait plus elle-même que la clef dont il s’agit référait à l’origine à un
problème dont les données se sont effacées. Néanmoins, la réitération de la formule
témoigne de la persistance d’un moignon de pensée (un travail subjectif a minima).
Elle ne communique plus rien, elle a cessé de transmettre un message, mais cette
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ritournelle conserve un énorme intérêt pour celui qui l’énonce parce qu’elle affirme
indépendamment de son contenu qu’un sujet subsiste.
Exemple : une vieille patiente, dite démente, décrite par Jung en 1907 était la
plus ancienne malade de l’asile. Elle y avait précédé tout le personnel de sorte que
l’on savait très peu de son passé, d’autant plus que la malade était plongée dans un
mutisme complet. Personne ne venait la voir. Passive et indifférente, sa seule
manifestation extérieure consistait en un continu frottement stéréotypé des mains
contre ses vêtements. La peau des paumes était devenue dure comme du cuir. Tout
le monde l’avait de tout temps connue ainsi. La plus ancienne des infirmières
racontait pourtant que jadis les mouvements étaient plus amples et rappelaient ceux
d’un cordonnier au travail. La malade avait alors hérité le surnom de « celle qui coud
des chaussures ». Lors de ses obsèques, un vieux cousin se présenta. Interrogé par
Jung, le vieillard fouilla dans ses souvenirs : « je me rappelle que la maladie débuta
à la suite d’un chagrin intime. Son fiancé l’abandonna ». Et il lui appris en même
temps que son fiancé était un cordonnier.
L’intuition pleine et la formule vide, le néologisme et la ritournelle s’avèrent
des phénomènes de la même nature situés à des pôles opposés sur le continuum du
sens, de la signification. Le premier s’incarne chez Schreber dans les signifiants
particulièrement denses de la langue fondamentale (parlée par Dieu : ex : les
hommes bâclés à la 642). Le second dans le « serinage sans signification des
oiseaux du ciel » ( = ritournelles). ils participent tellement d’une fonction identique
qu’il peut arriver à Lacan de les réunir en une extension large du terme de
néologisme.
« Il existe deux types de phénomènes où se dessine le néologisme : l’intuition
(pleine) et la formule (vide).
L’intuition délirante, note Lacan, en semblant étendre l’acception du
néologisme jusqu’aux phénomènes intuitifs, est un phénomène plein qui a pour le
sujet un caractère comblant, inondant (qui s’impose avec force à lui). Là le mot, avec
sa pleine emphase comme on dit, le mot de l’énigme (l’énigme révélée), le mot est
l’âme de la situation. »
« A l’opposé, dit Lacan, il y a la forme que prend la signification quand elle ne
renvoie plus à rien. C’est la formule qui se répète avec une insistance stéréotypée.
Ces deux formes, la plus pleine et la plus vide, arrêtent la signification. C’est
une sorte de plomb dans le filet. L’une et l’autre sont des créations qui condensent la
jouissance du sujet et qui participent, comme le délire, d’un effort d’autothérapie (ils
essaient de renouer les mailles de la signification qui se délite).
16
4°) – La délocalisation (ou dérégulation)de la jouissance
A - « Le langage comme appareil de la jouissance ».
Ce que discerne la psychanalyse dès ses débuts avec les phénomènes de
conversion, c’est que le signifiant (le langage) étend ses racines dans le corps du
sujet jusqu’à y développer des brins de jouissance, c’est-à-dire des symptômes.
Bien avant de servir à l’échange, le babil du nourrisson témoigne que le
langage n’est pas l’épure formelle conçue par la linguistique mais l’appareil de la
jouissance.
Rappelons à cet égard l’expérience de Frédéric II d’Allemagne effectuée au
siècle, lequel voulait savoir quelle langue utiliseraient les enfants qui auraient
grandis dans un milieu où nul ne parlerait. Dans ce but, il prescrivit aux nourrices de
donner du lait aux enfants, qu’ils puissent sucer leur sein,, de les baigner et laver
mais de ne les cajoler ni de leur parler en aucune façon. Il voulait en effet savoir s’ils
parleraient la langue hébraïque ou le grec, le latin ou l’arabe, ou s’ils parleraient la
langue des parents.
En vain il se donna cette peine car les enfants tôt ou tard mouraient tous sans
parler. Ils ne pouvaient en effet vivre sans l’approbation, le geste, le sourire et les
louanges de leur nourrice.
L’expérience n’est pas totalement probante. La privation de langage n’est pas
le seul paramètre, mais nul doute qu’il ne vaut mieux pas pousser plus loin
l’expérimentation humaine.
XIXème
Les observations les mieux connues des enfants sauvages confirment ces
indications. Même s’ils peuvent parvenir à s’humaniser un peu en acquérant des
éléments du langage, leur jouissance n’en reste pas moins mal appareillée, ce dont
témoigne par exemple leur incapacité persistante à la rencontre de l’autre sexe.
Que les seules facultés cognitives ne puissent suffire à un exercice
convenable de la fonction du jugement, que la nécessaire intervention en celle-ci
d’un principe d’un autre ordre soit requise (principe situé mollement dans la vie
émotionnelle par certains ou plus précisément par la psychanalyse dans la
jouissance du vivant), la confirmation nous en vient récemment de là où on ne
l’attendait guère : de la neurologie.
Antonio Damasio (neurologue américain né en 1944) a étudié à l’université
d’Iowa de nombreux cas de patients atteints de lésions des lobes frontaux. Il a
constaté avec surprise qu’ils conservent leurs moyens physiques et la plus grande
part de leur capacité mentale ; ni la perception sensorielle, ni le langage (la parole),
ni la mémoire ne se révélant affectés. Or, ils souffrent d’une déficience de la prise de
décision et de la planification de leurs activités à venir.
17
Une étude minutieuse a conduit à mettre en évidence un lien entre ce trouble
et un affaiblissement de la capacité à ressentir des émotions. La faculté de raisonner
et la capacité d’éprouver des émotions déclinent de concert constate Damasio, et
leur amoindrissement tranche nettement par rapport à un profil neuropsychologique
qui se caractérise par ailleurs par la préservation parfaite des processus
fondamentaux de l’attention, de la mémoire, de l’intelligence, du langage, de sorte
qu’on ne peut pas invoquer ceux-ci pour pour expliquer les erreurs de jugement des
patients. Il met ainsi en évidence que la faculté de jugement et de choix ne peut se
suffire du raisonnement logique. Les décisions banales mettent en jeu un nombre de
facteurs si considérables que la froide raison serait souvent paralysée si elle ne
disposait que des ses propres ressources. Un autre facteur doit intervenir pour
permettre de travailler dans la nasse des informations : Damasio établit que cet autre
facteur appartient à l’émotionnel et au corps.
Le langage n’est pas pour l’homme un instrument, il est bien plus que cela : le
langage c’est l’Autre corps du sujet, nécessaire à l’animation de sa jouissance (il faut
une articulation corps/langage pour que la jouissance s’anime). Il déploie ses
ramifications non seulement dans le corps du sujet, dans ses sensations, dans ses
perceptions, mais encore dans son environnement qui le structure.
N.B. : il faut qu’intervienne une certaine affectivité pour qu’il y ait un jugement (cf.
Damasio : L’erreur de Descartes : la raison des émotions).
B – Le concept lacanien de jouissance
Quand Freud compare l’amant à l’ivrogne, il note que leur conduite est
absolument opposée. Plus l’alcoolique boit, plus il cherche à boire, plus le vin reste
désirable (cela est vrai pour la plupart des addictions). L’amant, au contraire,
possède une certaine tendance à se détourner de celle qu’il convoitait dès qu’il a pu
jouir d’elle (ce qui est particulièrement visible chez l’hystérique). C’est vrai pour tout
désir humain.
La psychanalyse souligne l’existence d’une inadéquation étonnante au
fondement du désir humain. Quelque chose dans la nature de la pulsion sexuelle,
constate Freud, ne convient pas à la réalisation de la satisfaction complète. L’objet
qui satisfait le désir n’est pas identique à celui qui le cause. Le premier [i(a), image
de a, le partenaire sexuel par exemple] et le second [a]. La jouissance s’attache au
second : a.
L’objet qui satisfait le désir n’est pas le même que celui qui le cause.
i(a), c’est l’objet substantiel, concret, visé par le désir ; un objet phallique
attirant qui procure de la satisfaction (on peut le posséder).
Petit a, c’est l’objet perdu (sauf dans la psychose), insaisissable, interdit,
incestueux, que le sujet cherche à retrouver sans jamais pouvoir y parvenir. On
18
pourrait prendre pour tenter de donner une illustration de l’objet a l’image du placenta
(qui est perdu pour tout le monde : perdu pour le sujet et perdu pour l’Autre ; vide le
sujet et vide l’Autre : perte fondatrice au champ de l’Autre). L’objet a cause le désir
qui ne se satisfait que de substituts.
N.B. : L’objet a, c’est l’objet perdu qui porte en lui la castration. Il doit être perdu pour
que le désir fonctionne.
a = objet de jouissance
i(a) = objet de satisfaction
La jouissance porte chez Freud le nom du « déplaisir », elle est cette
insatisfaction primordiale, cette perte fondatrice qui dans l’inconscient oriente
l’existence du sujet (ce qui est perdu est différent pour chacun : objet oral, anal …).
L’opération du Nom du Père, la castration symbolique, sépare le sujet de
l’objet incestueux (objet a), de la jouissance interdite. Il en résulte un vidage
dynamique de la jouissance (le désir se met en place) (il y a un manque, on cherche
à le combler donc mobilisation du désir) tant au niveau du sujet et de son corps
qu’au niveau de l’Autre du langage (il y a du manque au champ de l’Autre donc il n’y
a pas de vérité dernière) (il faut que l’Autre soit décomplété). L’enfant cesse d’être un
appendice du corps de la mère (si cette perte est assumée) tandis que celle-ci cesse
d’être ce qui le comble entièrement (moment de la mise en place de l’objet
transitionnel ; le doudou est le début de la symbolisation ; vient à la place de la mère,
permet de supporter cette perte fondatrice). Une insatisfaction structurante s’instaure
qui produit une mise en fonction du désir, le contraignant à chercher sa satisfaction
en des objets substitutifs i(a) de l’objet incestueux perdu. (le désir est quelque chose
qui fonctionne mal, on est jamais satisfait)
La jouissance de qui a assumé la castration symbolique (jouissance régulée)
se trouve localisée hors du corps en un manque qui s’incarne dans des objets,
lesquels prennent alors une valeur phallique (c’est-à-dire deviennent attrayants,
embellis, enrobés du fantasme) et orientent la satisfaction des pulsions (qui
s’articulent au langage et à la culture ; non pas des instincts) qui s’ouvrent à partir
des bords de l’organisme (zones érogènes : yeux, oreilles, lèvres, fente anale …).
Etymologiquement, la jouissance désigne la possession de quelque chose. En
psychanalyse, elle vise plutôt la chose manquante par laquelle nous sommes
possédés : a.
Jouissance et plaisir ne doivent pas être confondus. La première est une
tension (insatisfaction, déplaisir) vers un objet perdu. Le second est une réduction de
celle-ci qui procure à son terme la satisfaction. La jouissance est ce que l’on évoque
quand on constate qu’un sujet tient à ses symptômes (il y a un noyau de jouissance
dans le symptôme). Elle se repère là où il dit « c’est plus fort que moi » (le symptôme
fait jouir, et c’est pourquoi il est souvent douloureux). La jouissance dans le langage
19
courant est associée à l’orgasme, mais cela risque d’induire en erreur : il correspond
au moment où la jouissance consent au plaisir. Mais la jouissance se saisit de
manière plus évidente dans la tension préalable à la satisfaction orgasmique.
Dans le discours courant, on ne distingue pas deux parts, deux dimensions
dans la jouissance. La part homéostatique qu’on appelle en français plaisir et la part
excédante qui fait que le corps garde un lien avec une partie hors de lui, un élément
externe, une partie excédante, cet objet perdu qui oriente le désir (ex : dans le deuil).
La jouissance se caractérise d’être réelle, c’est-à-dire d’être hors signifiant,
hors langage, donc indicible. Je peux dire ce qui me fait plaisir [i(a)], je ne peux pas
dire ce qui ma fait jouir [a] : cela fonctionne dans l’inconscient, à mon insu, dans
« l’au-delà du principe de plaisir » comme disait Freud.
L’inconscient n’obéit pas au principe de plaisir. Il est corrélatif non d’un
équilibre mais d’un dérangement constitutif. L’inconscient ne peut être résorbé dans
l’homéostase du plaisir. Dans cette perspective, on conçoit que la pulsion de mort
soit au fondement de toute pulsion dans la mesure où la mort (image de la chute de
l’objet) est une perte inscrite au fondement du fonctionnement du désir. La mort est
au service du désir.
N.B. : la pulsion de mort est un des noms de la jouissance. La perte de l’objet a
introduit la notion de mort.
La jouissance étant hors signifiant (c’est-à-dire hors langage), elle est asexuelle ou en terme freudien elle est prégénitale. Elle repose sur un manque
indicible. En revanche, les objets substitutifs prennent une valeur phallique et une
signification sexuelle (certains sujets psychotiques jouissent de l’objet a. Ce sont des
sujets qui n’ont pas phallicisé leur jouissance qui peut-être au cœur de l’horreur ; cf.
tueurs en série, sergent Bertrand : rapport à l’objet pulsionnel, non à l’objet sexuel).
N.B. : La jouissance non régulée n’est ni phallique, ni sexuelle. Elle peut passer de
l’extase à l’angoisse extrêmes. Jouissance de l’objet pulsionnel au-delà du sexuel.
La jouissance est un savoir inconscient qui commande le fantasme
fondamental (boussole qui nous oriente dans l’existence) (lié à la perte de l’objet,
donc différent pour chacun).
Le désir fonctionne en s’orientant sur ce qui reste de jouissance accessible
pour le sujet quand il est séparé de l’objet incestueux. Le sujet a inconsciemment un
devoir de jouissance, mais de jouissance limitée. Ce reste de jouissance, Lacan le
nomme le « plus de jouir ». a ɔ -ᵠ
i(a)
-ᵠ
Tout ce qui précède concerne la jouissance phallique, Jϕ (grand j, grand phi),
c’est-à-dire la jouissance soumise à la loi du manque, à l’interdit paternel, à la
castration symbolique. La jouissance phallique est régulée par le Nom du Père, elle
est localisée en un point de manque (qui n’est pas le même pour tous) cerné par la
chaîne signifiante, c’est pourquoi elle revient toujours à la même place et se trouve
20
au fondement des phénomènes de répétition (ex : répétition de situations,avec ou
sans difficultés, des mêmes échecs ; parce que notre mode de jouissance est
orienté d’une certaine manière).
La jouissance phallique est ce qui domine la névrose et la perversion.
Lacan dégage l’existence d’une autre jouissance : la jouissance Autre : J A
(grand j, grand a barré). Celle-ci n’est pas régulée par le signifiant (par le langage). Il
s’agit d’une jouissance hors la loi qui n’est soumise ni au Nom du Père, ni à son
corrélat, la fonction phallique (c’est-à-dire la marque de la castration, la marque du
manque).
Ni le corps du sujet, ni l’Autre du signifiant ne sont alors vidés de cette
jouissance (on est ici dans la clinique de la psychose). La jouissance phallique est
une jouissance hors corps. Celle de l’Autre est du corps, de celui du sujet mais aussi
du corps de l’Autre (pour Lacan, le langage est un corps ; le langage est matériel ;
les sonorités s’inscrivent dans le corps).
C – Le psychotique comme « sujet de la jouissance » (Lacan)
(Lacan oppose le sujet de la jouissance au sujet du signifiant)
Dans la psychose, du fait de la carence paternelle, la jouissance n’est pas
localisée, elle ne trouve pas son orientation sur le manque. Dès lors, le sujet se
trouve envahit par la jouissance Autre. La dynamique du désir s’en trouve atteinte
(particulièrement évident dans l’indifférence affective ou l’apathie schizophrénique ;
pas de dynamique du désir ; cf. Bleuler et Kraeplin).
D’autre part, Schreber confie éprouver parfois le sentiment de « nager dans la
volupté, à savoir qu’un indescriptible bien être, comparable selon lui à la sensation
de volupté chez la femme, inonde son corps tout entier ». (Bien plus souvent la
jouissance Autre est plus douloureuse) .
Il a en outre une préscience, une intuition très fine de la différence entre la
jouissance phallique et la jouissance Autre dans les lignes suivantes : « un excès de
volupté rendrait les hommes incapables d’exercer les fonctions qui leur incombent.
Oui, l’expérience nous l’enseigne, les excès voluptueux ont mené à l’anéantissement
non seulement de nombreux hommes (ex : alcool, jeu …) mais encore des peuples
entiers (ex : chute de l’empire romain, même si c’est une idée fausse). Or, en ce qui
me concerne, ces limites ont cessé de s’imposer ». Il considère que Dieu exige de sa
part qu’il cultive la volupté « non pas en entretenant un commerce sexuel
quelconque ; ce qui est exigé, c’est que je me regarde moi-même comme homme et
femme en consommant le coït avec moi-même ».
21
Les limites de la jouissance phallique ne s’imposent plus pour lui, de sorte qu’il
se trouve livré à la jouissance Autre, jouissance illimitée, folle, en excès, non régulée
par le signifiant phallique.
Pour Lacan, la perte de l’objet a, condensateur d’un reste de
jouissance, ne s’est pas produite pour lui. « Le fou a l’objet a à sa disposition, il le
tient, il a sa cause (c’est-à-dire l’objet cause du désir) dans sa poche ». le
psychotique est un sujet de la jouissance. Cela se traduit par les sentiments de
volupté de Schreber aussi bien que par de pénibles troubles hypocondriaques.
L’exaltation maniaque constitue un mode plus agréable d’envahissement du corps
par la jouissance-Autre.
Lors de la psychose clinique (c’est-à-dire déclenchée), chacune des 4
incarnations pulsionnelles de l’objet a peuvent se présentifier (oral, anal, scopique,
invocante) :
-
-
-
-
Quand la voix (pulsion invocante) se sonorise (normalement, on ne
s’entend pas), c’est-à-dire qu’elle cesse d’être inaudible, perdue, du fait de
l’absence de la castration symbolique, alors surgissent les hallucinations
verbales, l’écho de la pensée, le sentiment d’être un télépathe émetteur
(les pensées du sujet seraient communiquées aux autres par télépathie)
etc…
Quand le regard (point aveugle qui commande la vision) devient prévalent
dans la psychose, c’est-à-dire quand il cesse d’être invisible, cela donne
naissance au sentiment d’être espionné, épié, c’est-à-dire d’être vu de
toute part.
La présentification d’un objet oral peut aussi s’observer.
o L’objet oral encombre parfois Wolfson (Journal d’un schizophrène :
le schizo et les langues) quand il se livre compulsivement à la
fameuse « bêtise de manger si beaucoup », ce qui le conduit parfois
à se farcir la bouche au point de ne plus pouvoir la fermer. Ces
accès de boulimie répondent à des impulsions immaîtrisables et
sans limites par quoi elles témoignent de leur absence de régulation
par le signifiant phallique.
o Autre exemple : le malade qui mange indifféremment ses
excréments, des pierres, des mégots, des pansements … (objet oral
déphallicisé).
o Forme la plus fréquente : crainte d’être empoisonné
La présentification de l’objet anal qui embarrasse les psychotiques
chroniques est plus rarement observable depuis la découverte des
neuroleptiques. Ces sujets se présentaient porteurs d’un paquet ou d’un
sac recélant un mystérieux contenu dont ils ne se séparaient jamais et
22
dont l’investigation révèle qu’ils ne consistent guère qu’en menus déchets,
papiers, coupures de journaux, vieux chiffons, manuscrits abscons …).
Les mendiants thésauriseurs en sont un bon exemple. Autre exemple : les
entasseurs pathologiques (gardent et ne jettent jamais). Cf. syndrome de
Diogène.
N.B. : le psychotique est complété par l’objet a : S+a
L’objet a n’est pas perdu, il n’a pas été extrait du sujet du fait de la
forclusion du Nom du Père, de la carence de la castration symbolique. Il en
résulte corrélativement que l’Autre du psychotique n’est pas non plus séparé
de la jouissance, il ne s’écrit pas A mais A+a. C’est un Autre de la jouissance ;
il existe un objet angoissant au champ de l’Autre.
Cliniquement, les manifestations de la jouissance-Autre prenent deux
formes principales :
-
Du côté des défenses les plus pauvres, là où les tentatives de stabilisation
par le délire sont les moins développées (schizophrénie et mélancolie), elle
apparaît en révélant la volonté de jouissance logée dans l’Autre (l’Autre
semble vouloir jouir du sujet), laquelle, faute d’avoir été détournée par des
objets perdus (l’Autre doit être castré aussi) tend à se fixer sur le sujet (le
sujet va compléter l’Autre). Celui-ci devient alors l’objet de la jouissance de
l’Autre. Exemple : Luder, charogne (insultes des hallucinations de
Schreber)*. Le mélancolique (cf. Freud : l’ombre de l’objet tombe sur le
moi) s’identifie à l’objet de la jouissance de l’Autre, c’est pourquoi il est si
totalement convaincu de sa déchéance, ce qui le conduit souvent à sauter
par la fenêtre ou à se pendre pour incarner l’objet a qui tombe de la scène
du monde (l’objet a est un objet qui choit).
*N.B. : hallucinations psychotiques parfois résumées par le syndrome SVP (salope,
vache, putain).
-
A l’autre pôle de la psychose, du côté de la paranoïa et de la paraphrénie,
la jouissance est identifiée par le sujet dans le champ de l’Autre. La
manifestation la plus évidente de ce phénomène est déjà notée par Freud
quand il constate que les psychosés (=déclenché) aiment leur délire
comme ils s’aiment eux-mêmes. Que le délire soit la jouissance du
psychosé, qu’il y tienne comme à son être même, la rigueur de certaines
pratiques des aliénistes du XIXème siècle leur révélait parfois crument.
23
o En 1834, François Leuret (1797-1851) dans « Fragments
psychologiques sur la folie », rapporte avoir donné chaque jour
pendant deux mois des douches froides à un malade sans qu’il ait
voulu céder sur aucun point. « Tandis qu’il était au bain, on a
appliqué devant lui le cautère actuel (c’est-à-dire le fer rouge) à
plusieurs malades et on l’a prévenu que s’il ne changeait pas on lui
en ferait autant. Il n’a pas cédé à la peur du cautère. On lui a
appliqué une fois au sommet de la tête et deux fois à la nuque un
fer rougi au feu. Il a souffert ses brûlures sans renoncer à une seule
de ses idées. Jamais le médecin qui le traitait n’a pu lui faire dire : je
suis Dupré, je ne suis pas Napoléon. »(délire paraphrénique
probablement)
Certains psychotiques parviennent à dissimuler leurs idées délirantes
comprenant qu’elles peuvent leur nuire mais ils ne cessent d’y tenir comme
à leur bien le plus précieux. Dans certains cas, ils y tiennent plus qu’à leur
vie même.
o Dame Delorme développa un délire de filiation la persuadant que
son vrai nom était Stéphanie Louise de Bourbon Conti, Comtesse
de Montcarzin (anagramme de ses supposés parents : le prince de
Conti et la duchesse de Mazarin). Cette idée prima chez elle le
souci de ses intérêts vitaux. Lors de la révolution française, alors
que toute attache aristocratique était un péril mortel, elle écrivit sur
son passeport le titre de princesse et la fonction de surintendante de
la maison de la reine. Elle voulut partager la captivité du couple
royal puis des enfants du roi et se montrait fière d’être assimilée à
une prisonnière d’état. « Elle eut accepté la guillotine comme preuve
de sa royale origine. » Commente Joseph Lévy-Valensi.
o Exemple plus connu : la princesse Anastasia.
Du fait de la non extraction de l’objet a, la jouissance du psychotique n’est pas
localisée en un hors corps phallique, de sorte que le sujet se trouve envahit
dans son corps et/ou dans sa pensée par la jouissance de l’Autre.
5°) – La logique évolutive du délire.
Au sens étymologique du terme, délire vient du latin delirare qui signifie
sortir du sillon (= de la ligne, de la norme). Il s’agirait de la rupture avec une
norme, celle de la réalité supposée commune. Or, le moindre recul historique
ou culturel met en évidence la relativité de celle-ci ( la réalité n’est pas la
même pour tous).
Traditionnellement, les notions majeures qui visent à cerner le délire
sont la fausseté du jugement, la conviction inébranlable et la déviance par
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rapport à une norme culturelle. Mais le délire de jalousie chez un jaloux
réellement trompé est un exemple qui contredit tout cela.
La moins mauvaise définition est celle proposée par Collette Soler :
« procès de significantisation (c’est-à-dire travail sur le langage) aussi réduit
soit-il (ce peut-être seulement une idée ou un postulat) par lequel le sujet
parvient à élaborer et à fixer une forme de jouissance acceptable pour lui. »
(fixer = c’est mettre l’accent sur un des trois critères précédents : la conviction
inébranlable).
Il n’y a que des sujets délirants, il n’y a pas de délire en soi.
Depuis la découverte des neuroleptiques dans les années 50, la
chimiothérapie ne laisse plus le symptôme (= le délire) suivre son cours. Il en
découle un abrasement et un appauvrissement de la clinique dont les DSM 3
et 4 (1980 et 1996), qui ne veulent rien savoir de la dynamique psychique,
constituent l’une des conséquences. Une autre conséquence est la montée
des syndromes fourre-tout (borderlines ou états limites, dépressifs,
psychopathes…).
La tentative de guérison qui est à l’œuvre dans le délire n’a plus guère
aujourd’hui l’occasion de se développer car elle se trouve bloquée ou
entravée par les médications (ce qui n’est pas forcément une mauvaise
chose).
Le clinicien moderne n’a que très rarement l’occasion d’assister à la
lente construction d’un délire chronique. C’est ce qui rend précieux certains
témoignages cliniques issus d’une époque révolue. Le plus connu d’entre eux
(Schreber) l’est à juste titre, non seulement en raison de la qualité
intellectuelle de son auteur, mais aussi parce qu’il s’agit de la relation détaillée
d’une construction délirante s’étendant sur une dizaine d’années, du marasme
initial (1893) à la sortie de l’asile en 1902. Très peu de textes possèdent une
valeur comparable pour introduire à la compréhension du fonctionnement
psychique.
Autres exemples : Brisset, Artaud (cf. cahiers de Rodez) :
schizophrénie paranoïde, Berbiguier : délire paraphrénique portant sur les
farfadets. Manque toutefois à ces autres exemples l’évolution dans le temps
qui est lisible chez Schreber.
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