GUY LE GAUFEY
LE TEMPS DES BREVIAIRES
A propos du livre de Gisèle Chaboudez, Le concept du phallus dans ses articulations
lacaniennes, Paris, Lysimaque, 1994, 127 pages, 120 F.
S’il est un concept que Lacan, le prenant du bout des doigts chez Freud, a revisité de
fond en comble, c’est celui de « phallus ». La chose, assez bien connue de ses lecteurs
assidus, l’est certainement moins on ne dira pas du « grand public » mais de la gent
psychanalytique elle-même. C’est donc avec intérêt qu’on se saisit d’abord d’un tel livre.
Mais à peine passé les quatre pages d‘introduction, au moment d’entrer dans le vif du
sujet, le lecteur ne tarde pas à être frappé par une particularité du style qui se devine, petit à
petit, à travers la tendance plus qu’évidente à l’assertion positive. L’abondance du verbe
« être », pour le dire d’un mot, devient rapidement troublante. Lisons presque au hasard :
Le père symbolique est l’agent du manque de la mère dans l’imaginaire. Il
est le modèle signifiant d’un être qui possède l’objet du désir. L’avoir
phallique, défini comme la jouissance sexuelle de la mère, est la racine
signifiante d’un être qui est autre chose que celui de l’objet du désir. C’est
sur cet être métaphorique défini au regard de l’avoir que le sujet se règle.
Par rapport à ce signifiant paternel, le sujet est représenté par le phallus
qu’il fut pour le désir de la mère []
1
Élémentaire, mon cher Watson ! Sauf qu’après une vingtaine de pages de ce calibre, le
ton sans cesse affirmatif laisse pressentir une étrange chose : se pourrait-il vraiment que
Non ! Et la lecture s’accélère progressivement. Mais oui ! Incroyable ! On se met à tourner les
pages fébrilement, car l’hypothèse est devenue claire. Et arrivé à la dernière Eh bien oui : il
n’y a pas un seul point d’interrogation durant 117 pages. Il faut le faire
2
! C’est presque plus fort
1
. G. Chaboudez, op. cit., p. 17.
2
. Bien sûr, ll y a une exception (passée, encore une fois, l’introduction, qui en aligne trois). Elle
est assez savoureuse pour être citée (c’est page 76). Nous sommes dans un récit de rêve où une
chienne s’adresse à son maître en lui disant : « Tu me donnes une merguez ? » C’est l’unique point
d’interrogation entre la page 12 et la page 128.
Le temps des bréviaires, p. 2
que Georges Pérec écrivant tout un roman, La disparition, sans faire intervenir une seule fois la
lettre la plus fréquemment employée en français, la lettre « e ».
D’où peut donc venir une telle force d’assertion sur un sujet, somme toute, aussi volatil ?
Lacan aurait-il coincé le phallus ne serait-ce que sous les espèces du concept d’une façon
telle qu’il n’y aurait plus, pour s’en saisir, qu’à suivre ses jalons en prenant bien soin de n’en pas
rater un ? Un autre indice quantitatif vaut ici la peine d’être relevé : nous sommes prévenus par
la note 1 de l’introduction que « ce travail concernant exclusivement l’enseignement, oral ou
écrit, de Jacques Lacan, son nom ne sera pas mentionné en chaque référence ». Mais sur un
total de 110 notes, six seulement ont trait à un auteur autre que J. Lacan (une fois Freud, deux
fois Poe (lettre volée oblige), Crébillon (amené lui aussi par Poe), et un auteur contemporain).
Lacan totalise donc à lui seul 94,5 % des références. Nous voilà au parfum : il va s’agir de lire
Lacan avec Lacan et rien que Lacan. Qu’est-ce que ça donne ?
Du condensé de séminaire. Une sorte de bouillon Kub lacanien où une bonne partie, en
effet, de ce que Lacan a pu avancer, questionner, problématiser à propos du phallus et de
quelques petites choses autour (la jouissance, le « Il n’y a pas de rapport sexuel », le Nom-du-
Père, etc.), tout cela est posé sur le mode affirmatif direct, sans l’ombre d’une interrogation sur
quoi que ce soit. D’où en permanence des phrases comme celle-ci : « La position masculine se
gle sur l’avoir et la position féminine sur le manque et l’être. Il s’agit pour l’homme d’avoir le
phallus afin d’être en position de le donner, et pour la femme d’être sans l’avoir afin de le
désirer. » Moralité immédiate : où est le problème ? Il faut cependant citer plus longuement pour
bien sentir le ton énonciatif qui écrase tous les énoncés qu’il produit. Soit le premier paragraphe
de la page 65, but d’un chapitre intitulé : « Le principe signifiant des jouissances dans l’acte
sexuel » :
La jouissance masculine est ordonnée toute entière par la soustraction de
la jouissance sexuelle. Celle-ci constitue son bord réel, matérialisé dans
l’acte sexuel par la fonction de la détumescence. Une telle soustraction
s’articule, dans le discours, à la fonction du père. Une valeur de jouis-
sance en procède, qui est reportée sur l’objet féminin et le constitue
subjectivement comme objet de jouissance, principe de causation du
sir selon l’objet a. L’évanouissement subjectif caractérise la relation à
l’objet qui représente le phallus, imaginairement. C’est la structure du
fantasme qui instaure à la place du réel le rapport du sujet barré à cet
objet. L’homme n’aborde la femme que selon le fantasme.
Passons sur le côté « jargon », propre pourtant à décourager le premier venu. Après tout,
du jargon, à l’occasion, il en faut aussi et il est vain de croire qu’on peut tout exprimer en langue
naturelle. Chaque secteur de recherche y a droit, et sous réserve de n’en pas abuser (et de ne
pas se tromper de public), pourquoi ne pas s’en servir ? Malheureusement, nous ne sommes
pas dans ce cas de figure. Le jargon pourrait valoir, en effet, dans le cas d’études de haute
technicité, réservées à un public de spécialistes, et faisant part de données presque impossible
Le temps des bréviaires, p. 3
à apprécier pour le vulgaire. Mais ici, point de recherche, en aucune manière. En témoignent
directement, à la fin de chaque chapitre, les « Éléments cliniques », censés donner leur valeur
pratique à la marée d’énoncés positifs que le lecteur vient de subir, où on lui a dit sans arrêt que
« ceci est cela », la citation venant, paragraphe après paragraphe, prouver que Lacan l’a bien
dit. Dans ces « Éléments cliniques », pas plus de point d’interrogation qu’ailleurs (à l’exception,
donc, de la merguez). Ainsi d’une petite fille qui présente des troubles du langage. Un rêve. Un
dessin. Le tout aboutissant à ceci :
Ce moment de l’analyse met en évidence la structuration de son rapport à
un Autre qui constitue pour elle celui du discours. On y voit en effet le
corps de l’homme d’abord héritier des attributs maternels, se vidant
progressivement des traits de la jouissance (y compris urinaire) pour
équivaloir finalement à un simple trait signifiant, une cicatrice à la place
du sexe. Du point où elle parle, elle s’adresse à cet Autre, l’homme, privé
symboliquement du pénis, et c’est elle qui vient à la place de son
manque, puisque dans la scène du rêve elle peut signifier sa jouissance.
Le sujet du discours se représente par un signifiant qui manque dans
l’Autre […]
On se doute que si la petite fille est si bien entrée dans ce que son analyste tient pour la
normalité lacanienne à laquelle un être parlant se doit d’appartenir, tout va aller pour le mieux.
Et en effet, conclusion heureuse, presque hollywoodienne : « Une année encore d’analyse fut
nécessaire pour que le symptôme soit entièrement résolu. » Et en plus, ça marche ! Autre
« élément clinique » : un patient vit dans la hantise d’être homosexuel. Deux pages plus tard :
« Cette construction de sa position subjective marquait l’issue d’un parcours qui l’amena à
conclure qu’il n’était donc pas de l’autre sexe. » Formidable, non ?
En fait, à la longue, l’impression dominante, passé l’irritation devant tant de science infuse
que jamais rien n’arrête, est plutôt proche de l’angoisse. A quoi bon tout ce savoir s’il surgit
sans cesse dans une aussi merveilleuse adéquation à la réalité clinique ? La lecture d’un tel
ouvrage suggère en permanence, non pas que Lacan nous aurait donné quelques
remarquables outils de lecture, mais qu’il aurait, sans jamais faillir, dit ce qui est. Ce rapport fixé
entre le dire et l’être lisible dans l’insistance stylistique du verbe « être » vient écraser,
interdire toute interrogation. Il n’y a pas de question ni de point d’interrogation parce que c’est
comme ça. C’est comme il l’a dit. Point. Trait.
Voici donc un bréviaire. Il y en a eu des freudiens, c’est maintenant le temps des
lacaniens. Les uns et les autres servent peut-être à la propagation de la foi, à moins qu’il ne
s’agisse d’une espèce de méthode Assimil pour parler le lacanien rapidement, sans trop passer
par la lecture de longs et fastidieux séminaires, voire d’Écrits justement réputés illisibles ? Pour
celui, par contre, qui voudrait modestement s’instruire dans ce que Jacques Lacan a pu
introduire de corrosif, et par là même de révélateur, sur cette donnée ancestrale du phallus, il lui
faudra quand même se tourner vers d’autres choses, vers d’autres nourritures.
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