Le temps des bréviaires, p. 2
que Georges Pérec écrivant tout un roman, La disparition, sans faire intervenir une seule fois la
lettre la plus fréquemment employée en français, la lettre « e ».
D’où peut donc venir une telle force d’assertion sur un sujet, somme toute, aussi volatil ?
Lacan aurait-il coincé le phallus — ne serait-ce que sous les espèces du concept — d’une façon
telle qu’il n’y aurait plus, pour s’en saisir, qu’à suivre ses jalons en prenant bien soin de n’en pas
rater un ? Un autre indice quantitatif vaut ici la peine d’être relevé : nous sommes prévenus par
la note 1 de l’introduction que « ce travail concernant exclusivement l’enseignement, oral ou
écrit, de Jacques Lacan, son nom ne sera pas mentionné en chaque référence ». Mais sur un
total de 110 notes, six seulement ont trait à un auteur autre que J. Lacan (une fois Freud, deux
fois Poe (lettre volée oblige), Crébillon (amené lui aussi par Poe), et un auteur contemporain).
Lacan totalise donc à lui seul 94,5 % des références. Nous voilà au parfum : il va s’agir de lire
Lacan avec Lacan et rien que Lacan. Qu’est-ce que ça donne ?
Du condensé de séminaire. Une sorte de bouillon Kub lacanien où une bonne partie, en
effet, de ce que Lacan a pu avancer, questionner, problématiser à propos du phallus et de
quelques petites choses autour (la jouissance, le « Il n’y a pas de rapport sexuel », le Nom-du-
Père, etc.), tout cela est posé sur le mode affirmatif direct, sans l’ombre d’une interrogation sur
quoi que ce soit. D’où en permanence des phrases comme celle-ci : « La position masculine se
règle sur l’avoir et la position féminine sur le manque et l’être. Il s’agit pour l’homme d’avoir le
phallus afin d’être en position de le donner, et pour la femme d’être sans l’avoir afin de le
désirer. » Moralité immédiate : où est le problème ? Il faut cependant citer plus longuement pour
bien sentir le ton énonciatif qui écrase tous les énoncés qu’il produit. Soit le premier paragraphe
de la page 65, début d’un chapitre intitulé : « Le principe signifiant des jouissances dans l’acte
sexuel » :
La jouissance masculine est ordonnée toute entière par la soustraction de
la jouissance sexuelle. Celle-ci constitue son bord réel, matérialisé dans
l’acte sexuel par la fonction de la détumescence. Une telle soustraction
s’articule, dans le discours, à la fonction du père. Une valeur de jouis-
sance en procède, qui est reportée sur l’objet féminin et le constitue
subjectivement comme objet de jouissance, principe de causation du
désir selon l’objet a. L’évanouissement subjectif caractérise la relation à
l’objet qui représente le phallus, imaginairement. C’est la structure du
fantasme qui instaure à la place du réel le rapport du sujet barré à cet
objet. L’homme n’aborde la femme que selon le fantasme.
Passons sur le côté « jargon », propre pourtant à décourager le premier venu. Après tout,
du jargon, à l’occasion, il en faut aussi et il est vain de croire qu’on peut tout exprimer en langue
naturelle. Chaque secteur de recherche y a droit, et sous réserve de n’en pas abuser (et de ne
pas se tromper de public), pourquoi ne pas s’en servir ? Malheureusement, nous ne sommes
pas dans ce cas de figure. Le jargon pourrait valoir, en effet, dans le cas d’études de haute
technicité, réservées à un public de spécialistes, et faisant part de données presque impossible