en tant que science. La sociologie doit se construire en s’opposant à la connaissance
spontanée. Toutefois, cette rupture n’est pas aussi simple à faire qu’il y paraît, car la
connaissance spontanée possède une redoutable capacité à infiltrer les raisonnements
scientifiques. En effet, ces idées, du fait de l’habitude, de la tradition, acquièrent une autorité sur
tous les individus ; et le scientifique n’y échappe ni au niveau de la définition de son travail ni aux
différents moments de la démonstration, et il doit faire un effort constant pour se soustraire à
cette connaissance spontanée. Durkheim dira même que la sociologie a jusque là « plus ou moins
exclusivement traité non des choses, mais des concepts » (Règles, II, 1, p.19), visant d’une part
Comte et son évolutionnisme, et d’autre part Spencer qui fait de la coopération l’essence de la vie
sociale. En effet, tout deux donnent, de l’objet de la sociologie, une définition qui fait évanouir la
chose dont ils parlent pour en mettre à la place la prénotion qu’ils en ont. Il n’y a pas alors de
rupture avec les prénotions, mais il y a seulement une élaboration savante de ces prénotions, ce
que Durkheim appelle l’idéologie. Cette emprise des prénotions concerne non seulement la
sociologie générale, mais également certaines de ses branches comme par exemple l’économie
politique ou la morale. La partie théorique de cette dernière étant réduite à des spéculations
abstraites sur l’idée du devoir, du bien et du droit, elle ne peut prétendre constituer une science.
Car, en effet, ses spéculations n’ont pas pour objet de déterminer ce qui est, en fait, la règle
suprême de la moralité, mais ce qui doit être.
Or, ce qui nous est donné ce n’est pas telle ou telle conception de l’idéal moral mais
« l’ensemble des règles qui déterminent effectivement la conduite » (Règles, II, 1, p.28), c’est
pourquoi, pour Durkheim, les phénomènes sociaux doivent être traités comme des choses.
« Il nous faut donc considérer les phénomènes sociaux en eux-mêmes détachés des sujets
conscients qui se les représentent ; il faut les étudier du dehors comme des choses extérieures ;
car c’est en cette qualité qu’ils se présentent à nous » (Ibid.). En traitant les phénomènes sociaux
comme des choses, Durkheim veut accomplir en sociologie, la grande révolution qui s’est opérée
en psychologie en passant du stade subjectif, dont le mode de connaissance est régi par
l’introspection et dont la conséquence est l’idéologie (en tant qu’élaboration savante des
prénotions), à la phase objective dont le leitmotiv est l’observation. « Les faits que l’on n’observe
que sur soi-même sont trop rares, trop fuyants, trop malléables pour pouvoir s’imposer aux
notions correspondantes que l’habitude a fixées en nous et leur faire la loi » (Règles, II, 1, p.29).
C’est pourquoi, nous dit Durkheim, ni Locke, ni Condillac n’ont considéré les phénomènes
psychiques objectivement. « Ce n’est pas la sensation qu’ils étudient, mais une certaine idée de la
sensation » (Règles, II, 1, p.30).
En considérant que « les phénomènes sociaux sont des choses et doivent être traités
comme des choses » (Règles, II, 1, p.27), Durkheim a suscité une vive polémique. Mais cette
formulation ne signifie pas que le monde social est identique au monde naturel puisqu’il consiste
en des représentations collectives. Traiter les faits sociaux comme des choses ne signifie donc pas
leur dénier une signification cognitive et psychologique ; cela veut dire que le sociologue, à l’instar
du physicien, doit les considérer comme des choses extérieures dont il ignore la structure.
« Qu’est-ce en effet qu’une chose ? La chose s’oppose à l’idée comme ce que l’on connaît du
dehors à ce que l’on connaît du dedans » (Règles, Préface, p. XII). Considérer les faits sociaux de
cette manière c’est donc prendre pour principe qu’on ne peut pas découvrir ce qu’il sont et
quelles en sont les causes par la simple introspection, mais uniquement par voir d’observations et
d’expérimentations.
Ainsi, après s’être systématiquement écarté de toute prénotion et avoir tourné son attention
vers les faits, le sociologue doit définir les choses dont il traite afin que chacun sache de quoi il est
question. En outre, cette définition doit exprimer les phénomènes en fonction non d’une idée de
l’esprit, mais de propriétés qui leur sont inhérentes. D’où cette règle : « Ne jamais prendre pour objet
de recherches qu’un groupe de phénomènes préalablement définis par certains caractères extérieurs qui leur sont
communs et comprendre dans la même recherche tous ceux qui répondent à cette définition » (Règles, II, 1, p.35).