Séminaire doctoral – premier semestre 2013 Le réenchantement du monde : formes contemporaines et processus cognitifs. Une approche comparative au croisement de l’anthropologie et de la psychologie cognitive et sociale. « Le 21ième siècle sera religieux (spirituel, mystique) ou ne sera pas1. » Cette formule attribuée semble-t-il à tort à André Malraux2, et le vaste débat qu’elle ne manqua pas de susciter, reflètent toute l’ambiguïté qu’entretient l’homme moderne occidental avec la « religion ». Une ambiguïté sémantique dans la manière de s’y référer – « religieux », « spirituel » et « mystique » renvoient-ils à la même appréhension du réel ? -, mais aussi une ambiguïté plus profonde, que l’on pourrait qualifier d’ontologique, sur la nature même de l’être humain – Est-il fondamentalement religieux et quelles conséquences cette nature implique-t-elle pour la vie en commun ? Sur un registre certes moins prophétique mais tout aussi controversé, Marcel Gauchet dressait au début des années 80 le portrait d’une société occidentale désenchantée, marquée par la sortie de la religion institutionnelle et doctrinale telle que nous l’avons connue en Occident avec le Christianisme. Nous voici à présent quelques 30 années plus tard, confrontés à un constat anthropologique indéniable, qui semble donner raison à André Malraux : on observe à travers le monde une montée en puissance du phénomène religieux, qu’il s’agisse du déferlement évangéliste à l’échelle mondiale ; des nouvelles formes de spiritualité développées à la marge des dites « Grandes Religions », comme par exemple le développement du mouvement New-Age, du néo-chamanisme, du néo-paganisme et leurs nombreuses variantes ; de l’intérêt croissant pour l’Orient et ses techniques du corps et de l’esprit3 (méditation, Tai Chi Chuan, …) ou encore des fondamentalismes religieux et leur lot d’actes meurtriers qui défraient la chronique. Comment comprendre un tel engouement contemporain pour le religieux ? S’il n’y a pas de réponse unique à cette question, un type de réponse a toutefois été privilégiée en sciences sociales au cours des deux dernières décennies. Des auteurs tels que Marcel Gauchet (1985) ou, plus récemment, Talal Asad (1993), ont élaboré une approche politico-historique des faits religieux. Selon ce courant de pensée, la religion est le produit d’un processus historique au cours duquel des discours et des pratiques en viennent à faire autorité. Pour expliquer les religions actuelles, il s’agit par conséquent de comprendre les mécanismes sociaux de légitimation du religieux, tant au niveau des valeurs morales que des formes d’autorité qu’elles autorisent. Autorité, légitimité et obéissance sont les maitres-mots de cette perspective, parfois également qualifiée de « généalogique », de la religion (Asad 1993). Il est indéniable que les processus de légitimation et les luttes de pouvoir qu’ils induisent au sein des mouvements et institutions religieuses jouent un rôle déterminant dans leur transmission et leur stabilisation socioculturelle, ne fût-ce que par les alliances ou inimitiés ainsi créés avec les pouvoirs politiques. Cependant, une telle approche tend à passer sous silence, ou du moins à minimiser l’impact d’une dimension essentielle de nombreuses formes de religiosité ou de spiritualité contemporaines. Ce que l’on observe, en effet, c’est un réinvestissement du sacré en tant qu’expérience : ce que les individus sont amenés à vivre, en termes de ressenti subjectif, à travers leur engagement dans des communautés de pratique est devenu le cœur même du « religieux », dans le sens étymologique du terme de ce qui les relie au réel, et en particulier à sa dimension cachée ou invisible, sa dimension sacrée. L’étude du religieux aujourd’hui implique donc de se pencher sur la dimension expérientielle des formes contemporaines de religiosité afin d’en déterminer la nature et d’en mesurer les implications sociales, politiques et psychologiques. L’approche privilégiée dans ce séminaire s’inscrit au croisement de l’ethnographie et des sciences sociales cognitives. Par sciences sociales cognitives, nous entendons essentiellement les sciences sociales particulièrement attentives aux processus cognitifs impliqués dans les situations d’interaction humaine, mais aussi dans les situations d’interactions entre humains et non-humains Une recherche sur internet des différents usages de la formule fait rapidement apparaître les trois variantes mentionnées… Malraux aurait en effet désavoué cette formule à plusieurs reprises (Guyard 1996 : 8). 3 Dont les rapports avec le religieux restent ambigus et mouvants en fonction des milieux sociaux où elles sont pratiquées… 1 2 tels que les animaux, les êtres spirituels ou encore les artefacts (objets, substances, humanoïdes, etc.). Une première étude comparative adoptant ce modèle heuristique a été développé par Véronique Servais et Arnaud Halloy. En comparant la possession religieuse dans un culte afrobrésilien et l’expérience qu’étaient amenés à vivre de nombreux individus dans la rencontre en mer avec des dauphins, nous avons montré que les deux phénomènes, bien qu’historiquement et culturellement très éloignés, partageaient de nombreuses similitudes, tant du point de vue de l’expérience vécue que du dispositif qui la rendait possible. Chacun de nous a tenté de comprendre ces traits communs avec ses outils analytiques de prédilection (Arnaud Halloy avec les outils de l’ethnographie et de l’anthropologie cognitive, Véronique Servais avec ceux de la psychologie et de l’anthropologie de la communication) et nous avons trouvé que tous deux pouvaient être appréhendés à travers la notion d’enchantement. Très succinctement, il est apparu que les deux types d’expériences peuvent être définis par une suspension de l’expérience ordinaire du monde caractérisée par : 1) une forme paradoxale d’engagement imaginatif (bien que l’imagination y soit prolifique, elle ne parvient jamais à totalement résorber la persistance d’une opacité cognitive, une incapacité à comprendre ce à quoi on est confronté) ; un biais intéroceptif (la focale attentionnelle est tournée vers l’intériorité – pensées et proprioception) ; des sensations et émotions inhabituelles, étranges (uncanny feelings) ; et enfin des états de conscience altérés (formes non pathologiques de dissociation, états hypnoïdes). A partir de ce point de départ, nous avons cherché à identifier les conditions propices à l’engendrement de l’expérience d’enchantement. Le concept de « dispositif d’enchantement » (Belin 2002) s’est avéré particulièrement utile, car il décrit parfaitement ce que nous rencontrons sur nos terrains respectifs, à savoir un « espace intermédiaire de pratiques » (ibid.), ni totalement matériel, ni totalement subjectif, au sein duquel un imaginaire et des dispositions sont élaborés en vue d’engendrer l’expérience en question. L’expérience telle que nous l’étudions est par conséquent toujours située dans la mesure où c’est la situation en tant que paysage sensoriel qui guide l’attention et permet à l’individu, en connectant son ressenti et ses pensées, de faire sens de ce qui lui arrive. Une première publication est prévue pour mars 2014 dans l’ouvrage collectif Rencontres sensorielles : approches sociologiques et anthropologiques des sens », Petra éditions, collection « Anthropologiques ». Une autre a été soumise à Ethos. Journal of the Society for Psychological Anthropology. Dans ce séminaire doctoral, nous voudrions à la fois mettre à l’épreuve cette notion d’enchantement, en faisant place à des terrains et des dispositifs variés, et confronter les acquis de l’ethnographie avec ceux de la psychologie sociale cognitive. Nous souhaitons notamment interroger dans quelle mesure les expériences d’enchantement sont, comme nous le pensons, une dimension fondamentale du religieux et du sacré. Sur le plan méthodologique, nous souhaitons entamer un dialogue interdisciplinaire sciences sociales et sciences cognitives, et voir jusqu’où et dans quelles conditions il s’avère fécond pour l’une et l’autre discipline. Le séminaire est ouvert aux doctorants en sciences sociales, en communication, en sciences religieuses ainsi qu’aux doctorants en sciences cognitives qui voudraient élargir la base empirique de leurs travaux. Le séminaire est organisé en partenariat par Véronique Servais et Arnaud Halloy, Université de Liège et Pierre Petit et David Berliner, Université Libre de Bruxelles. Les séminaires se donneront à l’Institut des Sciences Humaines et Sociales de l’Université de Liège. L’accès est libre. Asad, T. 1993. Genealogies of religion: discipline and reasons of power in Christianity and Islam. Baltimore; London: Johns Hopkins University Press. Belin, E. 2002. Une sociologie des espaces potentiels. Logique dispositive et expérience ordinaire. Bruxelles: De Boeck. Gauchet, M. 1985. Le désenchantement du monde. Paris : Gallimard. Folio/Essais. Guyard, M.-F. 1996. « Une prophétie apocryphe de Malraux », in Littératures contemporaines, Paris : Klincksieck. Halloy, A. & Servais, V. (sous presse). “Divinités incarnées et dauphins télépathes: Ethnographie de deux dispositifs d’enchantement”, in « Rencontres sensorielles : approches sociologiques et anthropologiques des sens », Petra éditions, collection « Anthropologiques ». Programme et orateurs invités : 31 Octobre : Pr. Michael Houseman (EPHE, Paris) Viola Teisenhoffer (Doctorante à l’EPHE, Paris) 28 novembre : Dr. Mattijs P. J. van de Port, University of Amsterdam Dr Sara MacKian The Open University Milton Keynes 5 décembre Pr. Ramon Sarro, University of Oxford Pr.ass. Arnaud Halloy (Université de Nice) & Pr. Véronique Servais, Université de Liège. 12 décembre Pr. Yves Winkin, ENS (Lyon) et Université de Liège Dr. Laurent Legrain, Université Libre de Bruxelles