EPP - année - cours de J.G. OFFROY 2005-2006 - 1° semestre : INTRODUCTION AUX SCIENCES HUMAINES
LA PREHISTOIRE DES SCIENCES HUMAINES
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LA PREHISTOIRE
DES SCIENCES HUMAINES
1 - Les questions fondatrices
1.1) Les questions existentielles
1.2) Les questions pratiques
2 - Les premières réponses
2.1) L'approche magico-religieuse
2.2) Les techniques sociales
2.3) L'approche philosophique
3 - Les philosophes précurseurs des sciences humaines
3.1) L’Antiquité
3.1.1) Le matérialisme
3.1.2) Platon ou l’idéalisme
3.1.3) Aristote ou l’empirisme
3.1.4) L’opposition entre Platon et Aristote
à l’origine de l’histoire de la pensée occidentale
3.1.5) Les premières tentatives de sciences humaines
3.2) Le Moyen-âge
3.2.1) Le néoplatonisme chrétien : Saint Augustin et la théocratie
3.2.2) La philosophie arabe
3.2.3) Le Thomisme
3.2.4) conclusion
3.3) La Renaissance
3.3.1) L’invention de l’imprimerie
3.3.2) Les grandes découvertes
3.3.3) Une révolution politique et économique
3.3.4) Une révolution religieuse : La Réforme
3.3.5) Une révolution intellectuelle et artistique
3.3.6) La révolution copernicienne
3.3.7) conclusion
3.4) L’âge classique et le développement des sciences
3.4.1) L’autonomisation des sciences de la nature
3.4.2) Les obstacles au développement des sciences
3.4.3) Le retard des sciences humaines
3.4.4) Les moralistes, précurseurs de la psychologie
3.4.5) Les philosophes penseurs du social
3.5) Le siècle des Lumières
3.5.1) le développement des philosophies matérialistes
3.5.2) Montesquieu
3.5.3) la naissance de la science économique
3.5.4) Rousseau
3.5.5) Les prémices des sciences humaines : l’Encyclopédie,
la Société des observateurs de l’homme et les idéologues
3.6) L’ère des révolutions
3.6.1) Les révolutions américaine et française
3.6.2) Les conséquences de la Révolution Française
3.6.3) Tocqueville
3.6.4) Les Socialismes utopiques : SAINT-SIMON
3.6.5) Les Socialismes utopiques : Charles FOURIER
3.6.6) Les Socialismes utopiques : Pierre-Joseph PROUDHON
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1 - LES QUESTIONS FONDATRICES
A chaque nouvelle découverte de la paléontologie, l'origine de l'humanité recule dans la nuit des
temps. Il n’y a pas si longtemps, les estimations les plus prudentes évoquaient 400.000 ans. Mais on a
récemment découvert une mâchoire et des outils vieux de 2,33 millions d’années. A partir de quel
moment peut-on parler d’espèce humaine ? A partir de quel moment l’homme se distingue-t-il de
l’animal ? C’est un débat qui fait rage actuellement entre les paléontologues.
[ Paléo-anthropologie]
Sans entrer dans ce débat, il semble que l’homme, depuis les origines, soit hanté par quelques grandes
questions qui révèlent son angoisse, face à la mort, sa terreur face aux menaces de la nature, sa
petitesse devant l’infini de l’univers, sa perplexité face aux difficultés de la vie et des relations aux
autres.
1.1) les questions existentielles
- sur l’univers
Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?
et toute la liste de tous les pourquoi que posent sans arrêt les enfants
- sur la nature de l'homme
son identité : qui suis-je ? son origine : d'où viens-je ? son devenir : vais-je ?
le sens de la vie : pourquoi ? le destin : liberté ou déterminisme, hasard ou nécessité ?
l'homme est-il bon ou mauvais, ange ou bête ?
- sur la nature de la société et sur les rapports entre l'individu et la société
qui est le premier de l'individu ou de la société (fameux débat de l’œuf et de la poule),
quelles sont nos origines ?
nature ou culture, inné ou acquis...
Il est intéressant de remarquer que toutes ces questions existentielles sont souvent posées sous la
forme binaire de couples opposés, comme si l'un des pôles devait nécessairement exclure l'autre.
1.2) les questions pratiques
A côté de ces questions existentielles, de nombreuses questions pratiques se posent :
comment faire coexister les hommes entre eux ?
comment organiser la vie collective ?
les rapports entre l'homme et son environnement,
entre les groupes sociaux, entre les sexes, entre les générations,
comment aménager et améliorer nos conditions de vie ?
comment répartir les ressources et les augmenter ?
peut-on imaginer un monde meilleur ? est-il réalisable ?
comment concilier intérêt individuel et intérêt collectif ?
comment prendre les décisions ?
doit-il y avoir des dominants et des dominés, des forts et des faibles, des riches et des pauvres ? c'est à
dire, l'organisation sociale doit-elle être égalitaire ou inégalitaire,
autrement dit, les différences doivent-elles créer l'inégalité, l’exclusion, la violence ?
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2 - LES PREMIERES REPONSES
2.1) l'approche magico-religieuse ou mythologique : une réponse globale
Il semble que les premières réponses soient globales. Elles articulent le pourquoi et le comment, les
questions existentielles et les questions pratiques. Elles sont d'ordre sacré.
Elles font référence à une transcendance, qui dépasse l’homme et la réalité visible.
Selon les anthropologues, c’est une constante de toutes les sociétés humaines : l’homo sapiens sapiens
est un homo religiosus. Ils fondent cette conviction sur la présence de rites funéraires, dès les origines
de l’humanité. Les archéologues ont retrouvé des nécropoles datant de 10.000 ans av. J.C.
(Mésolithique), où des squelettes avaient été inhumés en position fœtale, et même des traces de
sépulture volontaire d’hommes de Neandertal datant du Paléolithique
(-100.000 à 35.000 ans).
Pour le sociologue allemand Max Weber (1864-1920), l'expérience d’irrationalité du monde est la
force motrice de toutes les religions. Ce qu’on ne peut expliquer, on le divinise. C’est ainsi que les
Egyptiens, qui dépendent des crues du Nil pour leur subsistance, vont personnifier le fleuve sous les
traits d’Api, vieillard bedonnant qui cache sous son ventre ses réserves de graisse.
Les plus anciennes religions que nous connaissons sont chamaniques, animistes.
Selon le préhistorien Emmanuel ANATI (La religion des origines, Bayard Presse, 1999),
l’Homo Sapiens aurait une origine, et donc une religion, unique.
Chaque société a élaboré un mythe des origines qui explique le pourquoi des choses, d’où vient notre
monde, comment ont été créés l’homme et la société, comment a été instauré l'ordre de la nature et ce
que doit faire l'homme pour s'y conformer. L’homme surmonte sa terreur en instaurant des régularités,
des cycles : en grec, κοσμοσ signifie l'ordre, la régularité et, par extension, l'ordre du monde, qui
s’impose à partir du chaos originel (χάοσ = le gouffre béant, l’infini). Chaque société a élaboré des
mythes différents mais tous répondent à ces mêmes questions, à la fois existentielles et pratiques.
Et la cohésion du groupe social réside dans l'adhésion de chacun aux réponses élaborées par la
religion. Au sens étymologique, la religion c'est ce qui relie (du latin religare = relier). Ce qui relie
l'homme au cosmos, au sacré, dans une dimension verticale ; ce qui relie les hommes entre eux, dans
une dimension horizontale.
Le mythe d'origine de notre civilisation occidentale, monothéiste, judéo-islamo-chrétienne, se
trouve dans La Genèse, qui répond à toutes les questions existentielles et pratiques que nous venons
d’évoquer : Dieu a créé de toutes pièces un homme achevé, autosuffisant, doué d'intelligence, de sens
moral et de libre arbitre, c'est à dire avec une hiérarchie des valeurs et la capacité de choisir entre le
bien et le mal. Il est donc responsable de ses actes. Il est l'aboutissement de la création, la nature est à
son service et il doit la dominer.
L'homme précède la société. Ce n'est pas la société qui a créé l'homme, c'est Dieu. Et ce n'est pas
l'homme qui va créer la société. C’est Dieu qui va décider qu’il n’est pas bon que l’homme soit seul.
La Société, l'ordre social sont un projet divin et donc intangibles. Nul homme ne peut vouloir modifier
l'organisation sociale. Nul ne peut se révolter. On ne peut que se soumettre à la volonté divine.
Bien sûr, d'autres civilisations ont créé d'autres mythes, parfois très différents. Pour des raisons de
temps, nous serons malheureusement contraints de nous limiter à l’histoire de la pensée occidentale,
négligeant ainsi la richesse des apports d’autres cultures et d’autres types de pensée (mais nous y
reviendrons en 4° année).
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Au départ, il y a confusion totale entre le sacré et toutes les fonctions sociales, par exemple entre le
sacré et le politique (Moïse est chef religieux et politique, législateur, juge, chef de guerre…), entre le
sacré et le médical (la guérison est un acte magique. En grec, θεραπεία = religion. Le prêtre est
guérisseur). En fait, le sacré englobe à la fois toutes les fonctions sociales
et toutes les explications du monde, de l'homme et de la société.
Mais on va voir apparaître progressivement d'autres réponses aux questions pratiques et aux questions
existentielles.
2.2) Les techniques sociales
Les mythes se sont longtemps transmis par tradition orale.
Et puis, entre le 8° et le 4° millénaire avant J.C., se produit la révolution néolithique (apparition de
l'élevage et de l’agriculture), qui va déboucher sur la sédentarisation et l’urbanisation. Il y a à peu près
6.000 ans, se sont donc constituées les premières cités (c’est l’histoire de la tour de Babel que nous
conte la Genèse). Cette révolution s’est produite à peu près simultanément dans six régions du monde
(le « croissant fertile » de la Mésopotamie, l’Egypte, l’Inde, la Chine, l’Amérique centrale et le Pérou)
avec des caractéristiques communes : architecture monumentale (pyramides), céramique, calcul,
écriture.
C’est la naissance des états et l’apparition de nouvelles religions basées sur le culte de la fertilité.
Tous ces phénomènes sont étroitement liés, puisque les grandes concentrations urbaines ne peuvent exister sans
l’approvisionnement des campagnes, sans la production et la conservation de grandes quantités de nourriture et
sans la protection des territoires. Elles ne peuvent se maintenir sans une forme d’organisation de la vie sociale et
des techniques de communication, de contrôle de la population. Elles supposent un appareil étatique qui peut
lever armées et impôts. On peut se demander ce qui a amené nos ancêtres à s’éloigner de la nature pour
s’entasser dans ces immenses agglomérations. Les archéologues ont longtemps pensé que c’était la nécessité de
se protéger contre les guerres. Mais de récentes découvertes, notamment au Pérou, viennent contredire cette
hypothèse, en privilégiant l’artisanat et le commerce.
Les fonctions sociales, qui répondent aux questions pratiques,
vont progressivement se différencier de la religion, s’autonomiser et se spécialiser.
► L’autonomisation du politique
Dans l’ancienne Egypte, gouvernée par les prêtres, un général va se révolter, usurper le pouvoir et se
proclamer « pharaon ». C’est le premier coup d’état. Chez les Hébreux également, comme on peut le
lire dans la Bible, le pouvoir politique va se détacher partiellement du religieux pour être assumé par
les militaires (David est un chef de bande qui va prendre le pouvoir).
Mais la stratégie du pouvoir politique est toujours de se sacraliser, de s'auto-proclamer sacré et
d'instrumentaliser le sacré à son profit. Le Pharaon se fait diviniser, comme le feront les empereurs
romains. David se fait oindre par le grand prêtre, inaugurant une tradition qui sera reprise par toutes
les royautés occidentales « de droit divin » (Le Roi de France sera « sacré » à Reims ou à Saint Denis
et cette sacralisation lui octroiera le pouvoir de guérir les écrouelles par son simple toucher).
On retrouve cette stratégie jusqu'à notre époque. Elle est particulièrement évidente dans les états
totalitaires : Le nazisme ou les marxismes se sont érigés en nouvelle religion. Mais on la retrouve
aussi, sous une forme atténuée, dans notre république laïque, selon une tradition inaugurée par
Robespierre avec le culte de l’Etre Suprême. Napoléon BONAPARTE oblige le pape à présider son
auto-couronnement. François MITTERRAND, le premier président socialiste de la 5° République,
savait user en maître de cette légitimation du pouvoir par des gestes symboliques : intronisation au
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Panthéon, pèlerinage annuel à Solutré… La dernière campagne électorale américaine est un exemple
significatif de l’instrumentalisation de la religion par le candidat George W. Bush Junior.
Malgré leur stratégie d’annexion du religieux, les Rois n'ont plus le monopole du Sacré. Des voix
peuvent s'élever pour dénoncer les décisions politiques, au nom de valeurs sacrées : Antigone contre le
Roi Créon, les prophètes de la Bible contre les rois hébreux…
C’est la Cité athénienne, qui va élaborer, au 5° siècle avant J.C., la laïcisation du politique, avec
l’invention de la citoyenneté et de la démocratie
1
. L’organisation de la vie collective, la gestion de la
cité, vont échapper au sacré. Chaque cité va élaborer un mythe d'origine politique, distinct des mythes
religieux. Les dieux ont créé les cités, mais ce sont des législateurs, c'est à dire des hommes, qui les
ont structurées et qui en sont les pères (Solon à Athènes, Lycurgue à Sparte…). On s’invente un père
fondateur qui n’est plus d’origine divine, pour justifier les lois établies par la caste dirigeante.
Cette séparation du politique va aller de pair avec la séparation
- du juridique (relations contractuelles entre les individus) invention du droit ;
- de l'économique (gestion de la rareté, répartition des richesses et organisation de la production) ;
- de la médecine (les dieux donnent la santé, mais, après les Egyptiens, c'est Hippocrate (460-417),
disciple de Démocrite et de Gorgias, qui en établit les lois et en élabore les techniques, en
s’affranchissant des pratiques magiques) ;
- de l’éducation, confiée à des spécialistes qui vont élaborer une technologie propre pédagogie...
On assiste donc à une professionnalisation des tâches sociales, à une spécialisation et à une séparation
des fonctions. Les sociétés vont progressivement élaborer des réponses aux questions pratiques qui
vont se distinguer des réponses religieuses.
C'est ainsi que vont naître les techniques sociales, pragmatiques et normatives.
Je les appelle techniques et non sciences pour bien insister sur cet aspect pratique de la gestion de la
vie sociale. Les techniques sociales sont soumises aux puissants, contrairement aux sciences sociales
qui visent la compréhension de la réalité sociale et qui ont nécessairement une dimension critique, ou
du moins qui doivent entretenir une certaine distance par rapport au pouvoir. Les Grecs ont été les
premiers à établir cette distinction entre technique (τέχνη ) et science (έπιστήμη), introduisant
ainsi une réflexion sur l’organisation politique et sociale.
Dès les débuts de la pensée occidentale, se trouve posé le rapport compliqué de l’intellectuel au
pouvoir, entre le technocrate, conseiller du Prince (Aristote et Alexandre le grand, Jacques Attali et
François Mitterrand) et le contestataire dissident (Socrate, Diogène, Sartre, Soljenitsyne). Les
philosophes classiques et des Lumières sont partagés entre la critique de la royauté absolue française
et la participation au despotisme éclairé, qui finit toujours par se révéler plus despote qu’éclairé
(Descartes avec la reine de Suède, Voltaire avec Frédéric II de Prusse, Diderot avec la grande
Catherine de Russie).
Le désir de quantification du social, qu’on retrouve dès les premières civilisations mésopotamiennes,
égyptiennes et chinoises, répond à une visée utilitaire, d’ordre fiscal et militaire : les recensements.
L’écriture et la numération, le calcul, sont des inventions fondamentales pour la maîtrise du temps et la
gestion du pouvoir. Les premières techniques sociales ont d’abord servi aux puissants à compter, à
contrôler et à exploiter leurs populations, à lever les troupes et les impôts la démographie
Cette séparation du social et du sacré est très progressive, inégale selon les civilisations, et il ne s’agit
pas d’un processus linéaire. La confusion entre le religieux, le politique et le juridique se retrouve
encore, partiellement, dans certains états théocratiques. La pensée théocratique va dominer l’Occident
chrétien du Moyen Age et va progressivement se diluer avec l’Humanisme de la Renaissance.
1
Cette invention démocratique constitue une brève parenthèse avant la conquête macédonienne. Elle sera reprise
à Rome, cité qui va expérimenter, entre le 8° siècle avant J.C. et le siècle après J.C., tous les modèles
politiques qu’on retrouvera dans l’histoire de l’Occident.
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