la prehistoire

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EPP - 1° année - cours de J.G. OFFROY – 2005-2006 - 1° semestre : INTRODUCTION AUX SCIENCES HUMAINES
LA PREHISTOIRE
DES SCIENCES HUMAINES
1 - Les questions fondatrices
1.1)
Les questions existentielles
1.2)
Les questions pratiques
2 - Les premières réponses
2.1) L'approche magico-religieuse
2.2) Les techniques sociales
2.3) L'approche philosophique
3 - Les philosophes précurseurs des sciences humaines
3.1) L’Antiquité
3.1.1) Le matérialisme
3.1.2) Platon ou l’idéalisme
3.1.3) Aristote ou l’empirisme
3.1.4) L’opposition entre Platon et Aristote
à l’origine de l’histoire de la pensée occidentale
3.1.5) Les premières tentatives de sciences humaines
3.2) Le Moyen-âge
3.2.1) Le néoplatonisme chrétien : Saint Augustin et la théocratie
3.2.2) La philosophie arabe
3.2.3) Le Thomisme
3.2.4) conclusion
3.3) La Renaissance
3.3.1) L’invention de l’imprimerie
3.3.2) Les grandes découvertes
3.3.3) Une révolution politique et économique
3.3.4) Une révolution religieuse : La Réforme
3.3.5) Une révolution intellectuelle et artistique
3.3.6) La révolution copernicienne
3.3.7) conclusion
3.4) L’âge classique et le développement des sciences
3.4.1) L’autonomisation des sciences de la nature
3.4.2) Les obstacles au développement des sciences
3.4.3) Le retard des sciences humaines
3.4.4) Les moralistes, précurseurs de la psychologie
3.4.5) Les philosophes penseurs du social
3.5) Le siècle des Lumières
3.5.1) le développement des philosophies matérialistes
3.5.2) Montesquieu
3.5.3) la naissance de la science économique
3.5.4) Rousseau
3.5.5) Les prémices des sciences humaines : l’Encyclopédie,
la Société des observateurs de l’homme et les idéologues
3.6) L’ère des révolutions
3.6.1) Les révolutions américaine et française
3.6.2) Les conséquences de la Révolution Française
3.6.3) Tocqueville
3.6.4) Les Socialismes utopiques : SAINT-SIMON
3.6.5) Les Socialismes utopiques : Charles FOURIER
3.6.6) Les Socialismes utopiques : Pierre-Joseph PROUDHON
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1 - LES QUESTIONS FONDATRICES
A chaque nouvelle découverte de la paléontologie, l'origine de l'humanité recule dans la nuit des
temps. Il n’y a pas si longtemps, les estimations les plus prudentes évoquaient 400.000 ans. Mais on a
récemment découvert une mâchoire et des outils vieux de 2,33 millions d’années. A partir de quel
moment peut-on parler d’espèce humaine ? A partir de quel moment l’homme se distingue-t-il de
l’animal ? C’est un débat qui fait rage actuellement entre les paléontologues.
[ Paléo-anthropologie]
Sans entrer dans ce débat, il semble que l’homme, depuis les origines, soit hanté par quelques grandes
questions qui révèlent son angoisse, face à la mort, sa terreur face aux menaces de la nature, sa
petitesse devant l’infini de l’univers, sa perplexité face aux difficultés de la vie et des relations aux
autres.
1.1) les questions existentielles
- sur l’univers
Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?
et toute la liste de tous les pourquoi que posent sans arrêt les enfants
- sur la nature de l'homme
son identité : qui suis-je ? son origine : d'où viens-je ? son devenir : où vais-je ?
le sens de la vie : pourquoi ? le destin : liberté ou déterminisme, hasard ou nécessité ?
l'homme est-il bon ou mauvais, ange ou bête ?
- sur la nature de la société et sur les rapports entre l'individu et la société
qui est le premier de l'individu ou de la société (fameux débat de l’œuf et de la poule),
quelles sont nos origines ?
nature ou culture, inné ou acquis...
Il est intéressant de remarquer que toutes ces questions existentielles sont souvent posées sous la
forme binaire de couples opposés, comme si l'un des pôles devait nécessairement exclure l'autre.
1.2) les questions pratiques
A côté de ces questions existentielles, de nombreuses questions pratiques se posent :
comment faire coexister les hommes entre eux ?
comment organiser la vie collective ?
les rapports entre l'homme et son environnement,
entre les groupes sociaux, entre les sexes, entre les générations,
comment aménager et améliorer nos conditions de vie ?
comment répartir les ressources et les augmenter ?
peut-on imaginer un monde meilleur ? est-il réalisable ?
comment concilier intérêt individuel et intérêt collectif ?
comment prendre les décisions ?
doit-il y avoir des dominants et des dominés, des forts et des faibles, des riches et des pauvres ? c'est à
dire, l'organisation sociale doit-elle être égalitaire ou inégalitaire,
autrement dit, les différences doivent-elles créer l'inégalité, l’exclusion, la violence ?
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2 - LES PREMIERES REPONSES
2.1) l'approche magico-religieuse ou mythologique : une réponse globale
Il semble que les premières réponses soient globales. Elles articulent le pourquoi et le comment, les
questions existentielles et les questions pratiques. Elles sont d'ordre sacré.
Elles font référence à une transcendance, qui dépasse l’homme et la réalité visible.
Selon les anthropologues, c’est une constante de toutes les sociétés humaines : l’homo sapiens sapiens
est un homo religiosus. Ils fondent cette conviction sur la présence de rites funéraires, dès les origines
de l’humanité. Les archéologues ont retrouvé des nécropoles datant de 10.000 ans av. J.C.
(Mésolithique), où des squelettes avaient été inhumés en position fœtale, et même des traces de
sépulture volontaire d’hommes de Neandertal datant du Paléolithique
(-100.000 à 35.000 ans).
Pour le sociologue allemand Max Weber (1864-1920), l'expérience d’irrationalité du monde est la
force motrice de toutes les religions. Ce qu’on ne peut expliquer, on le divinise. C’est ainsi que les
Egyptiens, qui dépendent des crues du Nil pour leur subsistance, vont personnifier le fleuve sous les
traits d’Api, vieillard bedonnant qui cache sous son ventre ses réserves de graisse.
Les plus anciennes religions que nous connaissons sont chamaniques, animistes.
Selon le préhistorien Emmanuel ANATI (La religion des origines, Bayard Presse, 1999),
l’Homo Sapiens aurait une origine, et donc une religion, unique.
Chaque société a élaboré un mythe des origines qui explique le pourquoi des choses, d’où vient notre
monde, comment ont été créés l’homme et la société, comment a été instauré l'ordre de la nature et ce
que doit faire l'homme pour s'y conformer. L’homme surmonte sa terreur en instaurant des régularités,
des cycles : en grec, κοσμοσ signifie l'ordre, la régularité et, par extension, l'ordre du monde, qui
s’impose à partir du chaos originel (χάοσ = le gouffre béant, l’infini). Chaque société a élaboré des
mythes différents mais tous répondent à ces mêmes questions, à la fois existentielles et pratiques.
Et la cohésion du groupe social réside dans l'adhésion de chacun aux réponses élaborées par la
religion. Au sens étymologique, la religion c'est ce qui relie (du latin religare = relier). Ce qui relie
l'homme au cosmos, au sacré, dans une dimension verticale ; ce qui relie les hommes entre eux, dans
une dimension horizontale.
Le mythe d'origine de notre civilisation occidentale, monothéiste, judéo-islamo-chrétienne, se
trouve dans La Genèse, qui répond à toutes les questions existentielles et pratiques que nous venons
d’évoquer : Dieu a créé de toutes pièces un homme achevé, autosuffisant, doué d'intelligence, de sens
moral et de libre arbitre, c'est à dire avec une hiérarchie des valeurs et la capacité de choisir entre le
bien et le mal. Il est donc responsable de ses actes. Il est l'aboutissement de la création, la nature est à
son service et il doit la dominer.
L'homme précède la société. Ce n'est pas la société qui a créé l'homme, c'est Dieu. Et ce n'est pas
l'homme qui va créer la société. C’est Dieu qui va décider qu’il n’est pas bon que l’homme soit seul.
La Société, l'ordre social sont un projet divin et donc intangibles. Nul homme ne peut vouloir modifier
l'organisation sociale. Nul ne peut se révolter. On ne peut que se soumettre à la volonté divine.
Bien sûr, d'autres civilisations ont créé d'autres mythes, parfois très différents. Pour des raisons de
temps, nous serons malheureusement contraints de nous limiter à l’histoire de la pensée occidentale,
négligeant ainsi la richesse des apports d’autres cultures et d’autres types de pensée (mais nous y
reviendrons en 4° année).
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Au départ, il y a confusion totale entre le sacré et toutes les fonctions sociales, par exemple entre le
sacré et le politique (Moïse est chef religieux et politique, législateur, juge, chef de guerre…), entre le
sacré et le médical (la guérison est un acte magique. En grec, θεραπεία = religion. Le prêtre est
guérisseur).
En fait, le sacré englobe à la fois toutes les fonctions sociales
et toutes les explications du monde, de l'homme et de la société.
Mais on va voir apparaître progressivement d'autres réponses aux questions pratiques et aux questions
existentielles.
2.2) Les techniques sociales
Les mythes se sont longtemps transmis par tradition orale.
Et puis, entre le 8° et le 4° millénaire avant J.C., se produit la révolution néolithique (apparition de
l'élevage et de l’agriculture), qui va déboucher sur la sédentarisation et l’urbanisation. Il y a à peu près
6.000 ans, se sont donc constituées les premières cités (c’est l’histoire de la tour de Babel que nous
conte la Genèse). Cette révolution s’est produite à peu près simultanément dans six régions du monde
(le « croissant fertile » de la Mésopotamie, l’Egypte, l’Inde, la Chine, l’Amérique centrale et le Pérou)
avec des caractéristiques communes : architecture monumentale (pyramides), céramique, calcul,
écriture.
C’est la naissance des états et l’apparition de nouvelles religions basées sur le culte de la fertilité.
Tous ces phénomènes sont étroitement liés, puisque les grandes concentrations urbaines ne peuvent exister sans
l’approvisionnement des campagnes, sans la production et la conservation de grandes quantités de nourriture et
sans la protection des territoires. Elles ne peuvent se maintenir sans une forme d’organisation de la vie sociale et
des techniques de communication, de contrôle de la population. Elles supposent un appareil étatique qui peut
lever armées et impôts. On peut se demander ce qui a amené nos ancêtres à s’éloigner de la nature pour
s’entasser dans ces immenses agglomérations. Les archéologues ont longtemps pensé que c’était la nécessité de
se protéger contre les guerres. Mais de récentes découvertes, notamment au Pérou, viennent contredire cette
hypothèse, en privilégiant l’artisanat et le commerce.
Les fonctions sociales, qui répondent aux questions pratiques,
vont progressivement se différencier de la religion, s’autonomiser et se spécialiser.
► L’autonomisation du politique
Dans l’ancienne Egypte, gouvernée par les prêtres, un général va se révolter, usurper le pouvoir et se
proclamer « pharaon ». C’est le premier coup d’état. Chez les Hébreux également, comme on peut le
lire dans la Bible, le pouvoir politique va se détacher partiellement du religieux pour être assumé par
les militaires (David est un chef de bande qui va prendre le pouvoir).
Mais la stratégie du pouvoir politique est toujours de se sacraliser, de s'auto-proclamer sacré et
d'instrumentaliser le sacré à son profit. Le Pharaon se fait diviniser, comme le feront les empereurs
romains. David se fait oindre par le grand prêtre, inaugurant une tradition qui sera reprise par toutes
les royautés occidentales « de droit divin » (Le Roi de France sera « sacré » à Reims ou à Saint Denis
et cette sacralisation lui octroiera le pouvoir de guérir les écrouelles par son simple toucher).
On retrouve cette stratégie jusqu'à notre époque. Elle est particulièrement évidente dans les états
totalitaires : Le nazisme ou les marxismes se sont érigés en nouvelle religion. Mais on la retrouve
aussi, sous une forme atténuée, dans notre république laïque, selon une tradition inaugurée par
Robespierre avec le culte de l’Etre Suprême. Napoléon BONAPARTE oblige le pape à présider son
auto-couronnement. François MITTERRAND, le premier président socialiste de la 5° République,
savait user en maître de cette légitimation du pouvoir par des gestes symboliques : intronisation au
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Panthéon, pèlerinage annuel à Solutré… La dernière campagne électorale américaine est un exemple
significatif de l’instrumentalisation de la religion par le candidat George W. Bush Junior.
Malgré leur stratégie d’annexion du religieux, les Rois n'ont plus le monopole du Sacré. Des voix
peuvent s'élever pour dénoncer les décisions politiques, au nom de valeurs sacrées : Antigone contre le
Roi Créon, les prophètes de la Bible contre les rois hébreux…
C’est la Cité athénienne, qui va élaborer, au 5° siècle avant J.C., la laïcisation du politique, avec
l’invention de la citoyenneté et de la démocratie1. L’organisation de la vie collective, la gestion de la
cité, vont échapper au sacré. Chaque cité va élaborer un mythe d'origine politique, distinct des mythes
religieux. Les dieux ont créé les cités, mais ce sont des législateurs, c'est à dire des hommes, qui les
ont structurées et qui en sont les pères (Solon à Athènes, Lycurgue à Sparte…). On s’invente un père
fondateur qui n’est plus d’origine divine, pour justifier les lois établies par la caste dirigeante.
Cette séparation du politique va aller de pair avec la séparation
- du juridique (relations contractuelles entre les individus)  invention du droit ;
- de l'économique (gestion de la rareté, répartition des richesses et organisation de la production) ;
- de la médecine (les dieux donnent la santé, mais, après les Egyptiens, c'est Hippocrate (460-417),
disciple de Démocrite et de Gorgias, qui en établit les lois et en élabore les techniques, en
s’affranchissant des pratiques magiques) ;
- de l’éducation, confiée à des spécialistes qui vont élaborer une technologie propre pédagogie...
On assiste donc à une professionnalisation des tâches sociales, à une spécialisation et à une séparation
des fonctions. Les sociétés vont progressivement élaborer des réponses aux questions pratiques qui
vont se distinguer des réponses religieuses.
C'est ainsi que vont naître les techniques sociales, pragmatiques et normatives.
Je les appelle techniques et non sciences pour bien insister sur cet aspect pratique de la gestion de la
vie sociale. Les techniques sociales sont soumises aux puissants, contrairement aux sciences sociales
qui visent la compréhension de la réalité sociale et qui ont nécessairement une dimension critique, ou
du moins qui doivent entretenir une certaine distance par rapport au pouvoir. Les Grecs ont été les
premiers à établir cette distinction entre technique (τέχνη ) et science (έπιστήμη), introduisant
ainsi une réflexion sur l’organisation politique et sociale.
Dès les débuts de la pensée occidentale, se trouve posé le rapport compliqué de l’intellectuel au
pouvoir, entre le technocrate, conseiller du Prince (Aristote et Alexandre le grand, Jacques Attali et
François Mitterrand) et le contestataire dissident (Socrate, Diogène, Sartre, Soljenitsyne). Les
philosophes classiques et des Lumières sont partagés entre la critique de la royauté absolue française
et la participation au despotisme éclairé, qui finit toujours par se révéler plus despote qu’éclairé
(Descartes avec la reine de Suède, Voltaire avec Frédéric II de Prusse, Diderot avec la grande
Catherine de Russie).
Le désir de quantification du social, qu’on retrouve dès les premières civilisations mésopotamiennes,
égyptiennes et chinoises, répond à une visée utilitaire, d’ordre fiscal et militaire : les recensements.
L’écriture et la numération, le calcul, sont des inventions fondamentales pour la maîtrise du temps et la
gestion du pouvoir. Les premières techniques sociales ont d’abord servi aux puissants à compter, à
contrôler et à exploiter leurs populations, à lever les troupes et les impôts
 la démographie
Cette séparation du social et du sacré est très progressive, inégale selon les civilisations, et il ne s’agit
pas d’un processus linéaire. La confusion entre le religieux, le politique et le juridique se retrouve
encore, partiellement, dans certains états théocratiques. La pensée théocratique va dominer l’Occident
chrétien du Moyen Age et va progressivement se diluer avec l’Humanisme de la Renaissance.
1
Cette invention démocratique constitue une brève parenthèse avant la conquête macédonienne. Elle sera reprise
à Rome, cité qui va expérimenter, entre le 8° siècle avant J.C. et le 7° siècle après J.C., tous les modèles
politiques qu’on retrouvera dans l’histoire de l’Occident.
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Bossuet, au XVII° siècle, en sera un des derniers représentants, même si on en trouve des résurgences
à la Restauration (cf. Le rouge et le noir de Stendhal). La philosophie des Lumières, au XVIII° siècle,
va assurer le triomphe des sciences et techniques et la prééminence de l’Etat. Montesquieu va théoriser
la séparation des pouvoirs (exécutif, législatif, juridique) et la Révolution Française va amorcer la
séparation de l'Eglise et de l'Etat, qui sera concrétisée par la 3° république au XX° siècle. La France et
le Portugal sont d’ailleurs les deux seuls états européens à se déclarer officiellement laïcs. Par contre,
les pays du Nord font une distinction beaucoup plus claire entre le politique et le juridique que nous le
faisons en France, comme nous le rappellent d’incessantes « affaires ».
2.3) La philosophie
Parallèlement, la philosophie va chercher des réponses aux questions existentielles et aux questions
pratiques, non plus dans les mythes et dans la religion, mais en se basant sur le fonctionnement de la
raison humaine, en cherchant à élaborer des réponses rationnelles.
La pensée sacrée, religieuse, postule l'unité et l'absolu. Il y a une seule réponse possible, celle qui
nous a été révélée. L'idéal du groupe social est de perpétuer les mythes des origines, de répéter le
passé, de nier le changement, de respecter l’ordre établi par les dieux ou les ancêtres.
La pensée philosophique est née de la distinction entre le bien et l'ancestral2. Elle répudie la
sagesse, le respect dû aux anciens, pour prôner l'exercice de la raison humaine, qui ne dépend plus de
l’âge mais de la vigueur de la pensée. Ce divorce est d’ailleurs une des caractéristiques de la pensée
occidentale, qu’on ne retrouve pas dans d’autres cultures.
Platon rend bien compte de ce passage au début de son dialogue La République. Il met en scène Socrate qui est
reçu chez un vieillard respecté, Céphas, en train de faire un sacrifice aux dieux. Socrate commence à le flatter
pour sa sagesse, mais quand ils commencent à discuter de la justice, le vieillard est rapidement disqualifié. Il
abandonne la partie, laisse la discussion philosophique aux plus jeunes et s’en retourne à ses activités religieuses.
A la fin du même dialogue, Platon disqualifie Homère et les arts.
La philosophie est donc ouverte à la diversité et à la relativité des réponses. Elle repose sur le
dialogue, la dispute, la confrontation des points de vue. Le débat permet d’approfondir le
raisonnement et l'esprit critique. La vérité n’est plus donnée, révélée par les dieux, elle est construite
collectivement. C'est de la discussion que jaillit la lumière, en philosophie (comprendre la réalité du
monde, atteindre à la vérité) comme en politique (prendre les meilleures décisions sur l’organisation
de la vie communautaire).
La mythologie grecque nous montre bien la parenté entre la philosophie et la démocratie, qui succèdent à
l'explication uniquement religieuse. C'est Athéna, fille non désirée de Zeus, qui va être à la fois déesse de la
Raison et protectrice de la démocratie athénienne. Elle va déléguer ses pouvoirs de raison au premier Aréopage,
les sages qui vont siéger sur la colline d'Arès, dieu de la guerre, qui va ainsi devenir un lieu de débats, de
négociations et de paix. Ce mythe est très instructif : il nous montre bien que la philosophie comme la politique
sont issues de la religion, mais dans une relation de révolte. Il nous montre aussi que la discussion, la réflexion
collective et la décision en commun peuvent détrôner la guerre.
Evidemment, dès le début, on est confronté à la réalité humaine, qui n’est pas seulement rationnelle,
mais également le siège des passions, du goût du pouvoir et de la violence, qui recouvrent souvent la
recherche de la vérité. Les sophistes, qui sont les premiers intellectuels, c'est à dire des professionnels
de la pensée, enseignent la dialectique et l'art de la rhétorique, qui permettent de l'emporter dans les
joutes oratoires. On a souvent conservé des sophistes une image négative, péjorative. En fait, leur
enseignement était essentiellement oral et les traces écrites de leurs œuvres ont pratiquement disparu.
On les connaît donc uniquement par l’image caricaturale qu’en ont laissé les écrits de Platon et
Aristote, leurs adversaires, comme si on ne connaissait Socrate qu’à travers la comédie d’Aristophane.
En fait, ces sophistes insistent sur la relativité des choses : il n’y a pas de vérité absolue.
2
Selon une expression de Léo Strauss, philosophe contemporain, américain d’origine allemande.
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Les grands courantes de la philosophie
Les conditions de la connaissance :
« Comment le réel se prête-t-il à notre investigation ?
Comment le sujet retrouve-t-il l’objet, le connaît-il ?
Une part importante de l’histoire de la philosophie constitue une tentative pour répondre à ces
questions.
Dans ce fait vécu :
la connaissance elle-même, la réflexion a séparé le sujet connaissant de l’objet à connaître
et soumis à l’analyse le lien qui les unit.
La réponse diffère en fonction du terme à privilégier : l’objet ou le sujet de la connaissance, l’être ou
la pensée, la matière ou l’esprit, la matière ou la conscience.
L’accent porté sur l’un ou sur l’autre distingue les deux grands courants de la philosophie : le
matérialisme et l’idéalisme »
(Madeleine GRAWITZ, Méthodes des sciences sociales, Précis Dalloz, 6° éd. 1984, p. 3)
Dès l'origine, les philosophes vont se séparer autour de deux grandes conceptions du monde :
l'idéalisme et le matérialisme.
L'idéalisme donne le primat à l'esprit sur le monde observable. Il s'intéresse au sujet qui pense :
comment percevons-nous la réalité ? Le monde extérieur n'a pas d'existence réelle sans un esprit qui le
perçoit, le comprend.
Un des derniers grands représentants de l'idéalisme, Bergson (1849-1941) déclare :
« Nous ne sommes assurés immédiatement que de l'idée, que ce soit l'idée de la pensée ou l'idée des
choses corporelles ».
« Face au progrès de la science, l’idéalisme ne peut nier le monde extérieur.
Devant l’excès d’un certain scientisme, il se camouflera, se modernisera, prendra des formes nouvelles, telles la
phénoménologie »
(Madeleine GRAWITZ, Méthodes des sciences sociales, Précis Dalloz, 6° éd. 1984, p. 12)
A l'opposé, le matérialisme déclare qu'il n'y a pas de connaissance sans objet à connaître, pas de
science possible sans une nature à observer. Notre esprit est compris dans la nature. Lénine (18701924) : « L'admission du monde extérieur, de l'existence des objets en dehors de notre conscience,
indépendamment d'elle, est le postulat fondamental du matérialisme »
« - Qu’en est-il de la philosophie ?
- Elle fut marquée par de grands conflits entre différents modes de pensée. Nous avons déjà vu que certains
considéraient l’être comme étant de nature psychique ou spirituelle. Ce point de vue a pour nom l’idéalisme et
s’oppose au matérialisme qui ramène tous les phénomènes de l’existence à des causes matérielles. »
(GAARDER Jostein (1991), Le monde de Sophie. Roman sur l’histoire de la philosophie, Seuil, 1995, p. 250-251)
Mais les philosophes ne sont pas d’accord entre eux, même sur les classifications des différentes
écoles de pensé. Cette distinction entre idéalisme et matérialisme, qui est, semble-t-il, d’inspiration
marxiste, est battue en brèche par Didier JULIA, Dictionnaire de la philosophie, Larousse, 1964,
p. 138 :
« L’idéalisme, qui est une théorie relative à la portée de notre connaissance, s’oppose au réalisme
(selon lequel nous connaissons les choses telles qu’elles sont réellement en elles-mêmes) ; il ne faut
pas le confondre avec le spiritualisme, qui est une théorie relative à la nature de l’être (par ex.,
Leibniz : la réalité des choses serait de nature spirituelle), lequel s’oppose au matérialisme (toute
réalité, même l’esprit, est de nature matérielle).
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3 - Les philosophes précurseurs des sciences humaines
3.1) L’Antiquité
3.1.1) Le matérialisme
La démarche scientifique repose sur le matérialisme. Vers les 6°, 7° siècles av. J.C., les premiers
philosophes-savants matérialistes grecs ont voulu s’affranchir de l’explication religieuse, comprendre
l’univers sans référence aux mythes, à travers la recherche d’un « principe premier » (αρχή).
L’univers est constitué de la combinaison de quatre éléments fondamentaux : l’eau, l’air, le feu et la
terre3. Lequel est à l’origine de notre monde ?
Pour Thalès de Milet (640-546), qui a rapporté la géométrie d’Egypte, l’eau est la substance
primordiale de l’univers.
Pour Anaximène (550-480), c’est l’air.
Héraclite d’Ephèse (576-480), dit l’obscur, est le philosophe de l’éternel devenir, où les contraires
s’opposent et s’unissent tour à tour. Il introduit l’idée du changement. « Nous nous baignons et nous
ne nous baignons pas dans le même fleuve ». Le feu est le principe premier. A travers sa recherche sur
l’origine du monde, il est à la recherche de la connaissance de soi.
(Fragments, Garnier-Flammarion, 2002).4
Anaxagore (500-428) dut s’exiler d’Athènes, accusé d’athéisme parce qu’il voyait les astres, non
comme des dieux, mais comme des masses incandescentes.
Démocrite (460-370) développe l’atomisme, qui exclut l’intervention des dieux dans l’explication de
l’univers, constitué d'atomes infinis dans un espace infini, c'est à dire sans création ni fin, dans un
mouvement éternel.
Ces « physiciens » présocratiques, qu’on appelle aussi les Ioniens parce qu’ils vivaient dans les cités
grecques d’Asie mineure, se préoccupent assez peu de l’homme et des rapports sociaux, pour autant
qu’on puisse en juger. Mais on a conservé peu de traces de leurs œuvres et on connaît surtout leur
pensée par les citations qu’en font leurs commentateurs, qui sont souvent leurs adversaires.
Néanmoins, Epicure (341-270) va reprendre cette philosophie matérialiste pour fonder une morale et
une sagesse : le bonheur de l'homme dépend de sa capacité à se libérer de la crainte du divin. Le poète
latin Lucrèce (~98-55) reprendra les thèses matérialistes dans De rerum natura. Tout est matière,
même le corps et l'esprit humain. « L’âme est un corps composé de parties subtiles, semblables à un
souffle ».
L'état des sciences de l'époque ne permet pas de confirmer ou de rectifier ce matérialisme mécaniste
a priori, d'où sa faible extension. Cette pensée matérialiste va être violemment combattue par Platon.
A la même époque, en Chine, on isolait 5 éléments : la terre, le feu, l’eau, le bois et le métal.
Ces divergences sur la conception du principe premier se retrouvent encore au 18° siècle chez les géologues
anglais : WERNER défend le Neptunisme (tout vient de l’eau, toutes les roches se sont formées en milieu
aqueux, alors que HUTTON, ami de Watt, l’inventeur de la machine à vapeur, ne jure que par le Plutonisme
(l’eau n’est qu’un épiphénomène, la cause première est le feu (Pascal RICHET, L’âge du monde. A la découverte
de l’immensité du temps, Seuil, 1999)
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3.1.2) Platon ou l’idéalisme
Socrate (~469-399) sera condamné à mort pour athéisme par l'assemblée du peuple athénien.
Son disciple Platon est un adversaire acharné, à la fois des matérialistes, notamment de
Démocrite, son contemporain, et des sophistes, à qui il reproche leur relativisme, leur
pragmatisme et leur mercantilisme.
Pour Platon (429-347), le monde des idées (l'essence) préexiste à la réalité matérielle des
choses. La réalité qu'on perçoit n'est que le pâle reflet des idées éternelles. Platon illustre cette
conception par le "mythe de la caverne" : nous vivons au fond d'une grotte, tournés vers la
paroi. Ce que nous voyons sur cette paroi, ce ne sont que les ombres projetées par les êtres qui
passent dehors, devant l'orifice de la caverne. Cette réalité extérieure est bien plus belle que le
pâle reflet auquel nous avons accès par nos sens. Mais elle n'est accessible que par la
contemplation, par la réminiscence de ce que nous avons pu voir quand nous étions dehors,
c'est à dire dans une vie antérieure. C’est ainsi que dans ses fameux dialogues, qui sont de
véritables chefs d’œuvre littéraires, il met en scène Socrate pratiquant la maïeutique pour
« accoucher les esprits ».
Platon revient à une raison immanente5, qui n’est pas construite collectivement par la
réflexion humaine, mais qui préexiste à l’homme et qui est cachée, réservée à des initiés,
accessible seulement par l’ascèse individuelle. Il prône donc une démarche ésotérique,
aristocratique, opposée à une démarche démocratique.
La République6 de Platon est un traité sur l'organisation idéale de la cité, où le pouvoir est
confié au philosophe-roi. C'est à dire que l'organisation de la cité doit reposer, non plus sur
l'ordre divin, mais sur la raison universelle, qui préexiste à l'homme. L’ordre social doit
reposer sur l’idée de Justice, sur l’idée du Bien, qui ne sont pas le résultat d’une convention
entre les hommes. Le philosophe, qui s'appuie sur des principes universels, s'oppose alors
aux sophistes qui prônent le relativisme. Platon leur reproche de rechercher, non la vérité
absolue, mais l'adhésion des auditeurs, y compris par des moyens trompeurs (rhétorique,
manipulation...)
Platon est né dans une famille noble d’Athènes. Sa famille est impliquée dans la tyrannie des
30, un gouvernement « collaborateur » installé à Athènes par les Lacédémoniens vainqueurs
de la guerre du Péloponnèse. Platon est donc contre la démocratie qui, en plus à ses yeux, est
entachée par la condamnation à mort de son maître, Socrate.
Il constate qu’en pratique le pouvoir s’appuie soit sur la force, principe de la tyrannie, soit
sur le hasard7 ou la démagogie qui flatte les émotions et les passions, comme dans la
démocratie. A ces deux principes, il oppose le savoir, la sagesse. C’est sur ce principe idéal
que devrait s’appuyer le pouvoir, pour diriger les peuples pour leur plus grand bonheur, c’est
à dire dans le respect des valeurs intangibles et éternelles.
L'individu préexiste à la société et l'âme préexiste au corps.
La société, macrocosme, n'est qu'une réplique de l'homme, microcosme.
5
immanent, de immanere = résider dans
Nouvelle traduction de Pierre Pachet (1994) : La République. Du régime politique, Gallimard, « Folio Essais »,
n° 228.
7
A Athènes, certaines fonctions politiques étaient tirées au sort, comme aujourd’hui les jurys de cours d’assises.
6
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L'homme est régi par trois tendances fondamentales (et son âme est située dans trois parties
du corps) :
- le désir des objets matériels (situé dans le nombril),
- le désir de s'affirmer, avec ses valeurs personnelles (le cœur),
- le désir de connaître, la raison, le jugement (la tête).
A ces 3 désirs, correspondent 3 vertus : tempérance, courage, sagesse.
L'équilibre de l'homme est dans la possession harmonieuse de ces 3 vertus.
L'équilibre de la société (macrocosme) dépend de la place qu'elle va accorder aux 3 grands
types d'activité : artisanale (la production), guerrière (la défense de la cité), magistrature (le
pouvoir politique).
organe
faculté
vertu
Statut social
Désir de connaître
Tête
Raison
sagesse
magistrats
Désir de s'affirmer
Cœur
Affectivité
courage
guerriers
Nombril
sensation
tempérance
artisans
Désir des objets matériels
Son traité de politique est également un traité d’éducation, puisque l’organisation sociale ne
peut reposer que sur une éducation soignée des membres qui la composent. Une des grandes
œuvres de sa vie sera d’ailleurs la création d’une école destinée à la formation de l’élite :
l’Académie.
http://agora.qc.ca/REFTEXT.nsf/Documents/Musique--Platon_et_la_musique_par_Dominique_Collin
[ PLATON-COLLIN]
3.1.3) Aristote ou l’empirisme
« L’étonnement est le commencement de la philosophie » (Aristote)
Aristote (384-322) va fréquenter l’Académie de Platon pendant de nombreuses années, avant de
devenir le précepteur d’Alexandre de Macédoine et de fonder sa propre école : le Lycée. Il poursuit
l’œuvre de son maître, mais dans une perspective assez différente, moins dogmatique et plus
pragmatique.
Aristote replace l’homme parmi les animaux, même s’il en fait le seul animal doué du λόγοσ (la
raison, le langage), du sens du bien et du mal, du sens de la justice ainsi que du rire.
C'est la société qui est première. Il n’existe pas d’homme à l’état de nature, qui serait antérieur à la
création de la société. L'homme est par nature un animal social, un être policé, régi par un instinct
grégaire, "ζώον πολιτικόν" (littéralement, un animal de la cité, civique, citoyen). Il possède en lui
cette motivation fondamentale de se regrouper avec les autres êtres humains, la φιλία (la sociabilité).
« L’homme qui peut vivre seul est soit un animal, soit un dieu »8.
Blaise PASCAL semble lui faire écho à quelques siècles de distance : « L’homme n’est ni ange ni bête et qui
veut faire l’ange fait la bête ».
8
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La Politique :
«La cité est, par nature, antérieure à la famille et à chacun de nous pris individuellement»
Le tout est antérieur à chaque partie prise isolément. Ainsi, aucune partie de notre corps ne peut exister
indépendamment du corps lui-même. De même, l'individu ne peut exister en dehors du corps social
qui lui donne vie. Il « est par rapport à la cité comme les parties par rapport au tout ». Ce ne sont pas
mes organes qui ont créé mon corps en se rassemblant. De même pour le corps social. La cité n’est pas
une simple communauté de lieu, c’est la communauté du bien-vivre. Non seulement l’homme ne peut
survivre en dehors de la société, mais il ne peut accéder au bonheur de façon individuelle.
Aristote appelle « République » le régime fondé sur la recherche de l’intérêt général et « Démocratie »
celui qui confie le gouvernement au plus grand nombre.
Plus que les affirmations de Platon, ses réflexions sont œuvre d'observation. Alors que Platon édictait
a priori, de façon normative, la forme la moins pire de gouvernement (la théorie précède la pratique),
Aristote ne se prononce pas. D’ailleurs, il n’est pas, comme l’était Platon, impliqué dans la vie
politique athénienne : c’est un métèque qui n’a le droit, ni de posséder des biens immobiliers, ni de
participer à la vie politique. Il essaye de décrire la réalité sociale qu'il a sous les yeux, de comparer les
mérites respectifs de telle ou telle organisation sociale. Il estime néanmoins que république et
démocratie ne s’opposent pas, puisque la meilleure façon de servir l’intérêt général est de confier le
gouvernement au plus grand nombre. Mais sa conception de la démocratie reste sélective. Pour lui, les
artisans ne peuvent être citoyens, car ils sont en état de dépendance par rapport à leurs clients. Seuls
les citoyens riches ont assez de loisir et d’indépendance pour s’occuper de la gestion de la cité.
-
La constitution des athéniens
La Politique Paris, Librairie philosophique Vrin, 1982, 598 p. (édition critique), ou
Denoël-Gonthier, « Médiations », 1983, 293 p.
Nous insistons surtout sur l’œuvre politique d’Aristote, mais c’est un penseur universel qui englobe
toutes les connaissances de son époque, la Physique, la Métaphysique, et qui propose une éthique.
- L'Ethique à Nicomaque (Livre de Poche, n° 4611, 1992)
« Pour être morale, une action doit être d’abord techniquement réussie »
On reproche souvent au philosophe d’avoir la tête dans les nuages et Platon donnait l’exemple du
philosophe qui ne voit pas le trou et tombe au fond. Aristote estime que le philosophe peut garder les
pieds sur terre. Dans La Politique, il donne l’exemple de Thalès de Milet qui avait su s’enrichir par la
spéculation : une année, il avait réservé l’usage de tous les pressoirs à olives et comme la récolte avait
été particulièrement abondante, les producteurs, pressés de presser leur huile, avaient payé très cher le
droit d’utiliser le pressoir.
Morale et politique, textes choisis et traduits par Florence et Claude Khodoss, PUF, « Grands textes »,
208 p.
M.A. SINACEUR (Ed.)
- 1. Aristote aujourd'hui, 1988, 2° éd. 1991, 355 p.,
- 2. Penser avec Aristote, 1991, 890 p., Paris, Ed. ERES-UNESCO
3.1.4) L’opposition entre Platon et Aristote à l’origine de l’histoire de la pensée
occidentale
Pour Aristote, la réalité extérieure des choses est accessible à nos sens. Elle est directement
perceptible à partir de l'observation. La démarche de Platon va des idées aux faits, celle d'Aristote des
faits aux théories. D’une certaine manière, Aristote peut être considéré comme un anti-Platon, au
niveau de la démarche méthodologique.
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Le dogmatisme de Platon repose sur sa passion de l’unité, de l’harmonie, de la cohésion sociale. Son
rationalisme encourage la contemplation, la spéculation et l'abstraction. « Nul n'entre ici s'il n'est
géomètre », avait-il fait graver au fronton de l’Académie.
Le pragmatisme d'Aristote s’ouvre à la diversité, au pluralisme, au réformisme prudent. Son
empirisme va se tourner vers le concret, en développant l'observation, mais pas encore
l'expérimentation. « Il n’y a rien dans l’intelligence qui ne passe d’abord par les sens ».
La première étape de la démarche scientifique consiste à décrire la réalité, dénombrer, classer et
nommer les éléments de cette réalité, pour se repérer et pour maîtriser la diversité. C'est ce qu'on
appelle la taxinomie.
On trouve donc un embryon de la démarche scientifique, autant des sciences de la nature que des
sciences humaines dans l'Antiquité. Mais cette démarche, qui préfigure l'approche scientifique, va être
supplantée par une philosophie dogmatique et rationaliste, dans la lignée de Platon. Ce dernier va
avoir une immense influence sur la pensée occidentale. On lui doit :
1) Le dualisme des classes qui correspond au dualisme métaphysique âme-corps. Sous son
ordre tripartite, se cache une opposition dominants-dominés, élite-masse, souvent
représentée de façon spatiale (haut-bas, sommet-base, supérieurs-inférieurs...) dans une
hiérarchie symbolisée par une pyramide ou une échelle sociale.
2) L’esprit d’utopie, dans la représentation idéale de la cité, qu’on va retrouver à chaque
étape de notre histoire, et qui va finalement déboucher sur les totalitarismes du XX° siècle,
au nom de la justice et du bonheur de l’humanité, c’est à dire au nom d’une raison
immanente décrétée par les idéologues successeurs du philosophe-roi.
On va retrouver, dans toute l’histoire de la pensée occidentale et dans la démarche scientifique,
l'opposition entre
- d’une part, la méthode platonicienne, rationaliste et déductive : on ne part pas des faits, mais de
principes a priori, de prémisses supposées vraies dont on déduit logiquement les conséquences,
comme en mathématique ;
- d’autre part, la méthode aristotélicienne, comparative et inductive : on généralise à une classe
d'objets ce qu'on a observé sur un individu ou quelques cas particuliers. Cette méthode inductive
qu’Aristote attribue d’ailleurs à Socrate, dégage l’essence universelle des choses par la
confrontation des exemples particuliers.
Pour résumer, on peut représenter l’opposition entre les deux types de démarche :
PLATON
l’individu est premier
Dogmatique
Rationalisme
Contemplation, spéculation
Abstrait
unité, harmonie
Méthode déductive
Conservatisme politique
Aristocrate
ARISTOTE
la société est première
Pragmatique
Empirisme
Observation
Concret
diversité, pluralisme
méthode inductive
réformisme prudent
Démocrate
3.1.5) Les premières tentatives de sciences humaines
La démarche scientifique va naître à la fois de la démarche matérialiste et de la démarche empirique.
Ce qui va permettre le début des sciences naturelles : botanique, astronomie, physique... et un
embryon de sciences humaines.
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Hérodote (484-425), dans son Enquête, va décrire tous les peuples connus de l'univers. Il est donc le
précurseur de toutes les sciences humaines (histoire, géographie, ethnologie, sociologie...) mais il mêle
à des observations précises et à des notations subtiles des légendes extravagantes.
Le sophiste Protagoras (490-420), exilé d’Athènes pour athéisme, proclame, au 4° siècle av. J.C. :
« L'homme est la mesure de toutes choses, de celles qui existent et de leur nature ; de celles qui ne
sont pas et de l’explication de leur non-existence.
Sur les dieux, je ne puis rien dire, ni qu’ils soient, ni qu’ils ne soient pas : bien des choses empêchent
de le savoir, d’abord l’obscurité de la question, ensuite la brièveté de la vie humaine »
Thucydide (470-400) apparaît comme le premier véritable historien par sa rigueur méthodologique.
Il est le premier à adopter une démarche véritablement scientifique pour comprendre et expliquer
les conduites humaines. Cet aristocrate athénien, général vaincu et condamné à l'exil, va écrire
L'histoire de la guerre du Péloponnèse (431-411). Il subit l'influence des sophistes athéniens, Gorgias
et Antiphon. Il écrit dans un style dense et sobre et, s'appuyant sur une documentation rigoureuse,
introduit la méthode critique en histoire. Il élimine le merveilleux et le destin comme méthode
d'explication et recherche la cause des faits dans les intérêts et les passions des hommes
Dans L'Iliade, Homère (9° siècle ?) expliquait les événements de la guerre de Troie par les jalousies
des dieux de l'Olympe. Dans L'Odyssée, il nous présentait les pérégrinations d'Ulysse, qui est le jouet
des caprices divins9.
On voit la rupture radicale qu'opère Thucydide : on ne peut expliquer les événements historiques, le
succès ou l'échec des stratégies militaires que par des causes rationnelles. Mais il ne recherche pas les
causes premières dans la matière, comme le faisaient les matérialistes, mais dans des facteurs
économiques, sociaux et même psychiques. Il est à la recherche de principes constants,
d’invariants, de « tout ce qui existe et demeurera toujours tant que la nature de l’homme demeurera
la même ».
L'intelligence seule peut éclairer le passé. Il établit une distinction absolue entre morale (pour les
individus) et politique (pour les états). Pour lui, la force motrice du monde, la motivation
fondamentale, ce qui pousse les hommes à agir, est la volonté de puissance, la recherche du
pouvoir.
Il explique la défaite d’Athènes par la démesure inhérente à tous les impérialismes. Un état
impérialiste est sans cesse tenu à de nouvelles conquêtes pour se maintenir et c’est ainsi qu’il se perd.
Cette analyse conserve toute son actualité. Elle peut s’appliquer à tous les empires qu’a connus
l’histoire (Alexandre, Napoléon…) et à ceux de l’époque contemporaine, d’ordre financier (Vivendi
Universal…) ou politique.
9
Les dieux grecs sont des êtres susceptibles, vaniteux, colériques, cupides, lubriques…
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3.2) Le Moyen Age
Durant toute l’Antiquité, la pensée judaïque et la philosophie grecque restent relativement séparées,
malgré quelques tentatives isolées (Philon d’Alexandrie).
Le Moyen Age va poser les fondements de la pensée moderne en opérant la fusion de l’héritage
philosophique hellénique, du prophétisme judaïque et du juridisme romain.
La pensée médiévale occidentale est dominée par les préoccupations théologiques, c’est à dire par
l’étude de la foi éclairée par la raison. Mais la philosophie doit rester la servante de la théologie.
3.2.1) Le néoplatonisme chrétien : Saint Augustin et la théocratie
C’est Paul de Tarse (Saint Paul), juif hellénisé, philosophe et citoyen romain, le métèque par
excellence, qui va fonder le christianisme.
La philosophie de Platon, reprise dans le néoplatonisme de PLOTIN, va être progressivement
christianisée par les Pères de l’Eglise et notamment par Saint Augustin (354-430), citoyen romain
d’Afrique du Nord, de mère berbère et catholique fervente (Ste Monique). Professeur de rhétorique à
Carthage, Rome et Milan, capitale de l’Empire, il est d’abord tenté par le manichéisme. A 33 ans, il
demande le baptême à Ambroise, l’évêque de Milan, dont il admire les poèmes et les homélies. Il est
également influencé par la lecture de Platon et des œuvres néoplatoniciennes. La conversion de
l’intelligence a précédé celle du cœur.
Nommé prêtre, puis évêque d’Hippone, en Afrique du nord, il va opérer le mariage des cultures
classique et biblique, dans le souci d’accorder la foi à la raison. Il prêche et écrit contre les païens et
de nombreux courants du christianisme jugés hérétiques : les manichéens, les donatistes, les pélagiens,
les ariens…
Il reprend à Platon le dualisme de l’âme et du corps et introduit la notion de péché originel.
L’humanité est une « massa damnata » écrit-il dans les Confessions10 (397-401), sorte de lettre
ouverte à Dieu, premier essai autobiographique de notre culture, où il s’accuse de sa vie dissolue
d’avant le baptême. « J’aimais aimer ». Il ne cesse de remercier Dieu de lui avoir accordé la grâce de
sa conversion, sans comprendre ce qu’il a fait pour la mériter.
 Dieu accorde sa Grâce à ceux qu’il a élus, sans tenir compte des mérites individuels.
Il s’inscrit dans le courant utopique de Platon mais dans une perspective chrétienne, c'est à dire que la
raison humaine doit être subordonnée à la révélation divine. Il écrit La cité de Dieu (413-427) dans
une période d’incertitude, au crépuscule du monde romain, assailli de toutes parts par les barbares. Il
définit l’organisation politique idéale, qui doit être conforme au plan divin. Il va ainsi prôner la
théocratie, qui sera exercée par les empereurs romains puis byzantins. Par l’édit de Milan (313),
l’empereur Constantin intronise le christianisme en religion d’état de l’empire romain agonisant.
Plusieurs intellectuels de l’époque attribuent la chute de l’empire à l’abandon des dieux traditionnels.
Tout le travail d’Augustin consiste à justifier la religion chrétienne.
Les dernières écoles « païennes » d’Athènes seront fermées de façon autoritaire en 529.
La pensée d’Augustin va dominer le Haut Moyen Age. On dit que Charlemagne avait fait de La cité de
Dieu son livre de chevet.
Voir Serge LANCEL, Saint Augustin, Fayard, 1999
et Henri TINCQ, Les génies du christianisme, Plon, 1999 (rubriques du Monde de l’été 99).
Nouvelle traduction dirigée par Lucien JERPHAGNON, chez Gallimard dans « la Pléiade », Œuvres I, II, III,
1998, 2000, 2002.
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3.2.2) La philosophie arabe
Avec les invasions barbares, la mise à sac de Rome par Amalric en 410, la chute de l’Empire romain
d’Occident en 476 et la séparation de l’empire romain d’Orient et d’Occident, qui s’échelonne entre
750 et 1200 (schisme d’Orient : 1054), c’est le Moyen Orient, successeur de la civilisation
hellénistique, qui va conserver la pensée grecque, particulièrement la philosophie d’Aristote, dans un
véritable bouillonnement de pensée judéo-musulmane.
Quand les Arabes conquièrent le Moyen Orient, Bagdad a alors la plus grande université du monde.
Les Perses ont conservé les textes grecs qui ont été brûlés en Occident pour cause de paganisme. La
philosophie et la mathématique antiques ont donc été traduites et commentées en arabe. Les Arabes
vont également adopter la numération inventée par les Sumériens 2000 ans avant notre ère. Cette
numération, qu’on va appeler arabe, arrivera à Paris par un envoyé de Hugues Capet en Espagne.
Gerber, le pape de l’an 1.000, tentera de l’imposer à l’Occident.
On voit qu’à cette époque la démarche scientifique, les arts, l’architecture, la philosophie et la pensée
sociale étaient beaucoup plus avancées dans les états musulmans que dans les états chrétiens. On a
longtemps ignoré ou sous-estimé cette supériorité et ce raffinement de l’Orient sur un Occident mal
dégrossi. On peut s’en faire une idée devant la splendeur de l’Alhambra de Grenade. On a redécouvert
récemment l’école de géographie avec Ibn Jacubi (9° siècle), qui place Bagdad au centre du monde, et
Idrîsi (12° siècle), qui réalise pour le roi chrétien Roger II de Sicile la première géographie de
l’Occident11.
La tolérance est également beaucoup plus développée. Les Berbères, à peine islamisés, débarquent en
Espagne au 8° siècle. Ils conquièrent les royaumes Wisigoths en décomposition et fondent à Cordoue
la dynastie des Omeyades, qui réunit dans une certaine tolérance les religions du Livre. Le pacte de la
Dima autorise la coexistence de 3 communautés distinctes, avec une subordination à la communauté
musulmane au pouvoir.
Mais, au 12° siècle, une nouvelle vague d’invasion, avec les Almoravides, va imposer un régime
beaucoup plus intégriste. Maïmonide (1135/1138-1204), le rabbin philosophe, est obligé de se
convertir à l’Islam, avant de se réfugier en Afrique du Nord, puis en Egypte, où il retrouve sa religion
juive.
Le médecin, juriste et philosophe arabe de Cordoue, Ibn Ruchd, ou Averroès (1126-1198) va insister
sur les aspects matérialistes de la pensée d’Aristote. Croyant authentique, respectueux du Coran et
convaincu que foi et raison peuvent coexister, il soutient que l’esprit humain a le droit et le devoir
d’interpréter la révélation, en se fondant sur le savoir rationnel, notamment la pensée d’Aristote, qu’il
traduit et commente. « La pensée a des ailes, nul ne peut empêcher son envol ». Cette liberté de penser
lui vaudra quelques ennuis avec les intégristes12.
Son disciple, l’historien berbère Ibn Khaldûn (1332-1406), décrit et analyse la décadence des états
musulmans d'Espagne de son époque, dans son Livre des considérations sur l'histoire des Arabes, des
Persans et des Berbères, précédé d'une Introduction (Muqaddima)13, Son objectif : « nous faire
comprendre l'état social de l'homme », en mettant en relation les conditions géographiques,
climatiques et démographiques avec les facteurs psychologiques, notamment les différences
intergénérationnelles. C’est donc un précurseur des sciences de l’homme.
La première géographie de l’Occident d’Idrîsi, Garnier-Flammarion, 1999.
Voir le très beau film de Youssef Chahine, honoré au Festival de Cannes en 1997 : Le destin.
13
publié à Paris en 1936, sous le titre Les Prolégomènes, réédité plus récemment chez Actes Sud.
11
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Références :
- LACOSTE Yves, Ibn Khaldoun. Naissance de l’histoire, passé du tiers-monde, La Découverte
Poche-Sciences humaines et sociales », n° 22, 1998, 282 p.
- VERNETTE Juan, Ce que l’Occident doit aux Arabes, Sinbad/Actes Sud, 2000
[le siècle d’or de l’Espagne musulmane, Cordoba et Granada]
Lire aussi les romans
- Elie GORLISKI (2004), Maïmonide – Averroes, une correspondance rêvée, Maisonneuve et
Larose.
48 lettres imaginaires entre les deux grands philosophes, qui étaient également médecins, juristes,
astronomes… Tous les deux combattus par leurs propres coreligionnaires intégristes étaient des
croyants convaincus (le point commun entre l’Islam et le Judaïsme est la croyance en un Dieu
unique, incorporel, immatériel). Mais ils étaient également rationalistes. Ils estimaient que la
raison est commune à l’humanité et que toute religion doit l’encourager. Ils sont disciples
d’Aristote, « plus divin qu’humain », qui a démontré la puissance formelle de la raison dans
L’Organum.
- Jacques ATALLI (2005), La confrérie des éveillés, Fayard
A travers la rencontre de Maïmonide et Averroès, l’origine unique des religions.
3.2.3) Le Thomisme
Les contacts entre Orient et Occident, entre monde chrétien et monde musulman vont s’accélérer avec
les croisades. Mais ces contacts ne sont pas seulement belliqueux. « L’école des traducteurs de
Tolède » va diffuser en Occident la pensée arabe, notamment celle d’Averroès et, à travers lui, celle
d’Aristote. Elle va être largement diffusée dans les universités occidentales. Enseignée à l’Université
de Paris par Siger de Brabant, elle est critiquée par Thomas d'Aquin (1225-1274) et officiellement
interdite par l'autorité ecclésiastique en 1240 et encore en 1513 par Léon X.
Mais saint Thomas d'Aquin, dominicain italien, surnommé le « docteur angélique », va dissocier la
pensée d’Averroès de celle d’Aristote. Il va s’efforcer de christianiser la philosophie d’Aristote et de la
mettre au service de la théologie, réalisant ainsi une œuvre considérable qui sera longtemps
considérée comme la philosophie officielle de l’Eglise catholique (le thomisme).
Pour St Thomas d’Aquin, « certaines des vérités premières de la religion chrétienne peuvent être
démontrées par la raison seule, sans le secours de la révélation. Parmi ces vérités figure l’existence
d’un Créateur omnipotent et bienveillant. De Son omnipotence et de Sa bienveillance, il s’ensuit qu’Il
ne doit pas laisser Ses créatures sans une connaissance de Ses décisions suffisante pour obéir à Ses
volontés. Il doit donc exister une Révélation divine, qui est évidemment contenue dans la Bible et dans
les décisions de l’Eglise. Ce point étant établi, le reste de ce que nous avons besoin de savoir peut être
déduit des Ecritures et des décisions des Conciles œcuméniques. L’ensemble du raisonnement procède
par déduction à partir de prémisses autrefois admises par presque toute la population des pays
chrétiens ». (Bertrand RUSSELL, Science et religion, Paris, Gallimard, 1971, « Folio Essais », p 10-11)
St Thomas d’Aquin, Contre Averroès, Garnier-Flammarion, n° 713
Somme théologique, Ed. du Cerf, 1985, 5 tomes
3.2.4) conclusion
Le Moyen Age n'est pas cette période de grande noirceur que les romantiques et les historiens
républicains se plaisaient à dépeindre (le terme gothique était péjoratif au 19° siècle). C'est une
période de progrès techniques, de débats intellectuels, qui préparent souterrainement la grande
mutation de la Renaissance. On peut d’ailleurs se faire une idée de ces débats à travers l’œuvre
d’Umberto Eco, Le nom de la rose. Mais nous avons perdu de nombreuses traces de ces débats,
étouffés par la pensée dominante, qui maniait facilement les condamnations et les autodafés.
Pour approfondir cette période :
Alain de LIBERA, La philosophie médiévale, PUF, « Premier cycle », 1993, 528 p.
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3.3) La Renaissance
La Renaissance inaugure la modernité, période de crise, d'accélération du progrès triomphant, dont la
pensée va dominer l'Occident à la conquête du monde, jusqu'au milieu du XX° siècle.
L'homme occidental de l'Antiquité et du Moyen Age, comme d’ailleurs tous les peuples, se perçoit au
centre de l'univers. La terre, plate et immobile, est le centre de l’univers (géocentrisme) autour de qui
tout s'ordonne dans un temps cyclique. Les astres se déplacent sur la voûte céleste. Chaque peuple se
perçoit comme le centre de la terre (ethnocentrisme), possédant la seule religion, la civilisation, ou
même la véritable nature d’homme, comme les Grecs entourés de « barbares » ou les Chinois de
l’Empire du milieu.
Ces conceptions vont être violemment ébranlées à la Renaissance par les bouleversements qui vont
s’opérer à tous les niveaux. En 1453, lorsque les turcs s’emparent de Constantinople, l’héritage de la
pensée byzantine va se retrouver en Italie. Va alors s’opérer une fusion originale des cultures
orientales et occidentales, antiques et médiévales, dans une sorte de bouillonnement « transe
culturelle ».
Chronologie
1440 : « invention » de l’imprimerie par GUTENBERG
1453 : chute de Constantinople
1492 : expulsion des Juifs d’Espagne par les « rois très catholiques »
et découverte de l’Amérique par Christophe Colomb
1513 : Le prince de Machiavel
1516 : L’Utopie de Thomas More
1517 : Luther
1543 : Copernic
1633 : condamnation de Galilée
3.3.1) L’invention de l’imprimerie (1440)
A la fin de la guerre de Cent ans, l’Allemand Johannes Gensfleisch (1400-1468), dit Gutenberg, fonde
à Mayence son atelier d’imprimerie. Cette révolution technique nous fait entrer dans l’ère
Gutenberg14. C’est aussi une véritable révolution de l’information, qui rend possible la
décentralisation et la démocratisation des connaissances, la diffusion et la circulation de l’information.
Cette révolution du papier et de l’imprimerie, vecteurs de la modernité, est contemporaine de
l’organisation des postes. La censure totale devient impossible. C’est le triomphe définitif de l’écrit
sur la civilisation orale, révolution aussi décisive que celle des nouvelles technologies aujourd’hui.
Cette attribution à Gutenberg est d’ailleurs abusive puisqu’on sait maintenant que les Chinois avaient inventé
l’imprimerie dès le 8° siècle. On soupçonne Gutenberg d’en avoir eu connaissance, mais de s’être bien gardé
d’en souffler mot.
14
LA PREHISTOIRE DES SCIENCES HUMAINES
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3.3.2) Les Grandes Découvertes.
L’avancée inexorable des Turcs barre la route d’Orient et coupe les voies de communication
terrestre (la route de la soie…). Il faut donc trouver un moyen de les contourner par la mer.
Cette nécessité géopolitique va être rendue possible par de nombreux progrès techniques dans
la navigation maritime (boussole, astrolabe, gouvernail, caravelles...). On peut abandonner le
cabotage pour se risquer en haute mer, ce qui permet de découvrir de nouveaux horizons et de
faire le tour de la terre.
1487 : le passage du Cap de Bonne Espérance par Bartholomeu Diaz ouvre la route maritime
de l’Inde vers l’est, provoquant le déclin de Venise.
1492 : La découverte du nouveau monde par Christophe Colomb va constituer une formidable
« déflagration spirituelle », une « opération fantastique de relations publiques »15.
1522 : retour des survivants du voyage autour du monde de Magellan.
Notre planète double de volume, ce qui produit une multiplication des sources
d'information. On découvre de nouveaux astres, de nouvelles espèces végétales, animales
(c’est aussi une révolution gastronomique), et surtout de nouveaux peuples, qu'il faudra bien
se résigner à traiter comme des hommes. L’Occident n’est donc plus au centre de la Terre. Il
n’y a d'ailleurs plus de centre. Tous les hommes vivent désormais accrochés à la périphérie
d'une planète sphérique.
Découverte de l'Amérique et des « sauvages » mais aussi approfondissement des relations
avec l'Extrême-Orient (Chine, Japon). Nombreux récits de voyageurs, qui reviennent avec des
« sauvages » : Christophe Colomb, Jacques Cartier, Les Relations des Jésuites de Nouvelle
France.
Cet intérêt pour ces peuples étranges est d'abord l’œuvre des missionnaires, des commerçants
et des militaires, dans un but utilitaire. Il s'agit de mieux les connaître pour mieux les
convertir ou les asservir. Mais la seule existence de ces peuples aux mœurs « bizarres » ouvre
une brèche dans la représentation que les Occidentaux chrétiens se font de l’humanité. Cette
prise de conscience et cet approfondissement progressif de la diversité des mœurs et des
coutumes, la découverte chez certains peuples de comportements qui nous paraissent « contre
nature » va aboutir au relativisme culturel et à l'abandon de la notion de nature humaine.
L'homme n'est que le produit de la société dans laquelle il est né. Montaigne notamment va
exprimer cette idée dans son texte Des Cannibales. Il peut être considéré comme un
précurseur de l'ethnologie.
Mais parallèlement à cette ouverture sur le monde ; les « Rois très catholiques » d’Espagne
chassent juifs et musulmans de leur royaume dans un mythe de pureté. C’est ce qu’on
appellerait aujourd’hui l’épuration ethnique : « Un roi, une foi, une loi » ou « Una Regio, una
religio ».
Je suis désolé, j’ai perdu l’auteur de ces citations, ce qu’il faudra surtout éviter dans vos futurs travaux.
Toujours citer vos sources.
15
LA PREHISTOIRE DES SCIENCES HUMAINES
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3.3.3) Une révolution politique et économique
Déclin de la féodalité, naissance de la bourgeoisie et du capitalisme marchand dans la Florence des
Médicis, naissance de la monarchie absolue, des états-nations, triomphe de la raison d’état et de
l’autonomie du politique.
L’œuvre de Niccolo MACHIAVEL (1469-1527) consacre l’autonomie du politique et son
affranchissement des règles morales valables pour les individus. Il dissocie radicalement l'autorité
de l'Etat de toute finalité ou de tout fondement religieux. En s'inspirant de l'Antiquité, et notamment de
Thucydide, il sépare la pensée politique de l'acte de foi, ouvrant ainsi la voie à la modernité.
Le Prince (1513, traduit en français dès 1532) est une très bonne illustration de la méthode inductive
fondée sur l'observation de la société italienne de son époque. Il ne cherche pas à définir une société
idéale, qu'il juge bien improbable, mais les moyens de réussir en politique, de façon réaliste.
Il nous place devant la réalité, il nous met devant nos responsabilités sur les choix que l’on doit
assumer pour atteindre des objectifs politiques, avec leur part d’ombre. Il articule les moyens et les
fins. Un prince ne peut se maintenir au pouvoir que s’il est accepté par son peuple. Mais même un chef
aimé doit savoir manier la force.
« Le prince doit être à la fois loup et renard, parce que le loup ne se défend pas des filets, le renard ne
se défend pas du loup. »
« Il n’est pas nécessaire qu’il ait toutes les qualités, mais il est nécessaire qu’on croit qu’il les a. »
« Comme le cardinal de Rohan me disait que les Français ne connaissent rien à la guerre, je lui
répliquai qu’ils ne connaissent rien à l’Etat, car s’ils s’y entendaient, ils ne laisseraient pas l’Eglise
atteindre une telle puissance »
Haut fonctionnaire de la république de Florence, il est chassé de ses fonctions par la prise de pouvoir
des Médicis.
[ MACHIAVEL]
Sir Thomas MORE (1478-1535), à l'inverse de Machiavel, oppose à la réalité de la société anglaise
une république communiste laborieuse à l'ordre moral strict, fondée sur les familles, qu'il appelle
Utopie : De optimo Reipublicae statu digne Nova Insula Utopie (1516). Sur cette île où il n’y a pas de
hiérarchie, on travaille six heures par jour, mais tous les besoins économiques sont comblés. Les
loisirs sont occupés par la musique et les jeux intellectuels. Les jeux de hasard sont bannis. Cette
morale annonce l’idéologie puritaine qui va accompagner la révolution industrielle en Angleterre.
Mais il est difficile de savoir aujourd’hui comment More se situe par rapport à ce système, qu’il
semble parfois pousser jusqu’à l’absurde. Quelle est la part de dérision ou de dénonciation ?
Juriste, il devient shérif de Londres, avocat des marchands de la ville, il est appelé comme conseiller
par le roi Henry VIII (1491-1547), ce qui correspond au rêve des Humanistes et de son ami Erasme.
« Il faut toujours leur montrer ce qu’ils devraient faire et non ce qu’ils sont capables de faire ». Il
sera même nommé chancelier. Mais il est opposé à la rupture avec Rome et au remariage d’Henry VIII
avec Anne Boleyn. Henry VIII s’auto-proclame chef de l’Eglise anglicane (1534) et exige l’adhésion
publique de ses sujets. Thomas More, qui refuse de se soumettre, est décapité. Il monte à l’échafaud
avec son humour légendaire (en anglais, c’est le même mot qui désigne l’échafaud où sont décapités
les condamnés et l’estrade où trône le roi et le terme beheaded peut signifier aussi bien être décapité
qu’être mis à la tête). Il sera canonisé comme martyr par l’Eglise catholique. Au cours du siècle qui va
suivre, l’Angleterre va changer 3, 4 fois de religion, entre « papisme » et anglicanisme, au gré des
changements de régime. Mais toute l’Europe avait déjà basculée dans les guerres de religion.
LA PREHISTOIRE DES SCIENCES HUMAINES
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3.3.4) Une révolution religieuse : La Réforme
31 octobre 1517 : En placardant sur la porte du château de Wittenberg, la veille de la
Toussaint, ses 95 Thèses dénonçant la vente des indulgences et la corruption du clergé,
l’Allemand Martin LUTHER (1483-1546), philosophe et moine augustin, introduit l'esprit
de libre examen et de libre critique, dans un contexte d'effervescence anticléricale et de
contestation sociale. Pour lui, seule la Bible fait autorité, contrairement à la position de
l’Eglise catholique, qui valorise la tradition et le Magistère.
En traduisant la Bible en allemand, Luther inaugure la première traduction en langue vulgaire.
Et l’invention de l’imprimerie va permettre sa diffusion massive. Jusque-là, c’est la hiérarchie
ecclésiastique (les clercs) qui détenait le monopole sur l’interprétation des Saintes écritures, à
travers la « Vulgate ». Désormais, chaque fidèle a un accès direct aux textes sacrés, qu’il peut
interpréter librement, ce qui va d’ailleurs aboutir à un éclatement des différentes Eglises
protestantes.
C’est une forme de démocratisation, qui implique de développer l’alphabétisation.
« Les protestants transférèrent le siège de l’autorité en matière de religion,
d’abord de l’Eglise et de la Bible à la Bible seule, puis à l’âme individuelle ».
Bertrand RUSSELL, Science et religion, Paris, Gallimard, 1971, « Folio Essais », p. 14
Luther est excommunié en 1521 mais la « secte luthérienne et autres hérésies qui, à notre
grand regret, ont pullulé et pullulent en notre Royaume » (Edit de François 1er du 29 janvier
1535) se développe à travers toute l’Europe. La réaction violente des catholiques déchaîne les
guerres de religion, financées par la très puissante Espagne, grâce à l’or rapporté du Nouveau
monde.
Luther ne retient que les deux sacrements institués par le Christ, le baptême et la Cène, tout en
en modifiant le sens. Mais l’opposition principale entre les doctrines catholique et luthérienne
réside dans la conception du salut. Selon le courant dominant chez les catholiques de
l’époque, l’homme se justifie devant Dieu par ses bonnes œuvres, il doit gagner son salut
(d’où l’intérêt des indulgences) alors que pour Luther l’homme est sauvé non par ses œuvres
mais par sa foi (« Sole Fide ») et par la grâce arbitraire de Dieu, qui accorde gratuitement le
salut. L’homme doit néanmoins garder une conduite irréprochable, au cas où il serait sauvé.
En ce sens, Luther, comme les Jansénistes, se situe dans la filiation de Saint Augustin.
L’humaniste français Jean CALVIN (1509-1564) adhère à la Réforme en 1533. Il va instituer
à Genève une sorte de théocratie. Il rejette le mysticisme de la pauvreté, au profit de la
valorisation du travail, qui va être un des fondements de l’éthique capitaliste16.
C’est le sociologue allemand Max WEBER (1864-1920) qui va développer cette thèse dans son ouvrage de
1905 : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon, 1964, Presses Pocket, « Agora », 1985
16
LA PREHISTOIRE DES SCIENCES HUMAINES
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3.3.5) Une révolution intellectuelle et artistique
Cette révolution religieuse va de pair avec le déclin de la philosophie scolastique
théocentrique du Moyen Age, qui est critiquée par Luther et Erasme. On reproche alors à cette
philosophie scolastique de manier des concepts de façon purement formelle, sans souci
d’applications concrètes aux questions que se pose l’humanité.
Le hollandais ERASME (Desiderius Erasmus, 1469-1536) va donner naissance à
l'Humanisme en remettant au goût du jour la fameuse formule du philosophe antique
PROTAGORAS : « L’homme est la mesure de toute chose ».
Enfant naturel et prêtre malgré lui, éternel vagabond sur son âne à travers l’Europe, ami de
Thomas More à qui il dédie L’Eloge de la folie (1511), conseiller du futur Charles Quint, il
s’oppose à Luther sur la question de la prédestination (Essai sur le libre arbitre). Il cherche à
concilier l’apport de l’antiquité avec l’Evangile et prône en tout la mesure, s’opposant à tous
les fanatismes.
On s’inspire directement du modèle de l’Antiquité, en se passant de la médiation des
commentateurs chrétiens. On traduit les auteurs grecs. La redécouverte de Platon ouvre sur
une nouvelle intuition du monde, à la fois mystique et rationnelle17.
C’est un retour aux sources du paganisme qui va se manifester également au plan artistique
avec la glorification du corps humain et de la sensualité, l’invention de la perspective et l’âge
d’or de l’architecture. L’artiste est reconnu officiellement, il devient l’auteur de ses œuvres.
Ce retour à l’antiquité a été amorcé par le grand poète italien PETRARQUE (Francesco
Petrarca, 1304-1374) que certains considèrent comme la première figure de la Renaissance.
Imprégné de culture antique et médiévale (il ne se sépare jamais des Confessions de
St Augustin), il est le premier poète à détourner nos regards du ciel vers la terre, c’est à dire
vers l’homme, et à célébrer l’amour charnel, l’enamorento. Dans le Canzoniere, il célèbre son
amour malheureux pour Laure, cette jeune femme qu’il a aperçue lors d’un office du vendredi
saint, le 6 avril 1327, dans l’église Sainte Claire en Avignon. Cette femme, dira-t-il, l’a
détourné de l’amour de Dieu, mais il lui consacrera 327 poèmes.
En 1543, est créée la chaire d’anatomie, à l’université de Padoue. L’Eglise autorise la
dissection du corps humain18. L’année même où Copernic trace la structure, l’architecture de
l’univers, la révolution anatomique va établir la structure, l’architecture du corps humain. Et
Ambroise Paré (1509-1590), barbier-chirurgien des rois de France et père de la chirurgie
moderne, va entreprendre la dissection des cadavres sur les champs de bataille. Cette
révolution anatomique va ouvrir la trace à l’animal-machine de Descartes.
L’humaniste Marcel FISSIN traduit Le Banquet. Voir l’ouvrage publié sous la direction de Pierre MAGNARD
(2003), Marcel Fissin : le platonisme à la Renaissance, Vrin
18
Jusque là, on disséquait des porcs, dont la structure interne est très proche de l’homme. Les premières
dissections d'animaux remontent à l'Antiquité, avec le médecin Claudius Galianus, dit Galien (131-201).
17
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3.3.6) La révolution copernicienne.
Dans la lignée des astronomes arabes du Moyen Age, le chanoine polonais Nicolas Copernic
(1473-1543), publie en 1543 De Revolutionibus orbium caelestium, qui expose
l'héliocentrisme, c’est à dire le double mouvement de la terre sur elle-même et autour du
soleil. Il va ainsi bouleverser nos conceptions sur la position de la Terre au sein de
l'univers et notre représentation du monde et de la place de l’homme dans l’univers. La
Terre, et avec elle l'humanité, perd sa position de centralité pour devenir une petite banlieue
du système solaire. Et plus les moyens d'observation vont se perfectionner, plus l'univers
s'élargit et la notion de centre elle-même disparaît. Bien au-delà d’une révolution scientifique,
c’est tout notre système de pensée qui se trouve ébranlé.
Jean Kepler, qui est le premier à décrire le mouvement elliptique de Mars autour du soleil, se
propose, en 1596, d'établir définitivement la supériorité du système copernicien en publiant
Mysterium Cosmographicum19. Le dominicain italien Giordano Bruno (1548-1600) va tirer
les conséquences philosophiques de la révolution copernicienne (la relativité, l’infinité de
l’univers, la pluralité des mondes...) Condamné par l’Inquisition, il mourra sur le bûcher
comme « hérétique et relapse »20.
C'est surtout Galilée qui diffusera la pensée copernicienne. Il pensera (à tort) la démontrer par
le mouvement des marées21. Il se heurte aux théologiens pour qui elle contredit les
enseignements de la Bible. Et justement, le concile de Trente (1543-1563), convoqué à la
demande de Charles Quint pour riposter aux progrès de la Réforme protestante, venait de
déclarer : « Seule l’Eglise peut interpréter les saintes écritures et, quand elle le fait, elle est
infaillible ».
Pourtant, d'après Galilée, il ne s'agit pas de contredire le texte biblique mais de l'interpréter. Il
ne faut pas s'en tenir au « sens littéral nu » de l'Ecriture, qui était adapté à l'ignorance des
lecteurs. « L'intention de l'Esprit saint est d'enseigner comment l'on va au ciel et non point
comment il en va du ciel ». Mais les théologiens de l'époque ne l'entendent pas de cette oreille
et Galilée aura la prudence d'abjurer en 1633 : « J'ai été jugé véhémentement suspect
d'hérésie, c'est çà dire d'avoir cru que le Soleil serait le centre du monde et immobile et que
la Terre n'en serait pas le centre et serait mobile... Avec une foi non feinte, j'abjure, maudis et
déteste les susdites erreurs et hérésies ».
« Et pourtant elle tourne », aurait-il marmonné en redescendant.
La belle pièce de Bertolt Brecht, La vie de Galilée, met en scène un cardinal romain qui a
besoin de se savoir le centre de l’univers. Il faudra attendre le 31 octobre 1992 pour que le
pape Jean-Paul II revienne sur cette condamnation et réhabilite Galilée mais partiellement, en
évoquant des « torts réciproques ». Au 20° siècle, la théorie du Big Bang (1930) suggère que
l’univers est en expansion et que la vie est née dans les étoiles. Cette théorie va alors être
considérée par le pape Pie XII comme une splendide démonstration des Ecritures
(concordisme), au grand dam de l’abbé belge Georges Lemaitre, un des initiateurs de cette
théorie du Big Bang, qui fait savoir au pape que c’est une grave erreur de vouloir lier science
et religion.
19
paru pour la première fois en français en 1993, chez Gallimard, coll. « Tel ».
Œuvres complètes, Les Belles Lettres, 2000.
21
En fait, l’hypothèse de la rotation de la terre ne sera validée qu’en 1851 avec le pendule de Foucault.
20
LA PREHISTOIRE DES SCIENCES HUMAINES
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3.3.7) conclusion
En somme, la Renaissance est un véritable choc culturel, qui opère une révolution des
mentalités. C’est un dépaysement dans le temps (retour à l'Antiquité) et dans l'espace (les
grandes découvertes). C’est une période d'ouverture tous azimuts, de remise en cause des
évidences, et donc de grande insécurité. L’ordre qui paraissait naturel cesse de l’être. Toutes
les certitudes sont ébranlées. « Crise d'originalité juvénile de la civilisation occidentale »,
dira Georges Gusdorf.
C’est la naissance de l’individu et l’invention de la vie privée, perceptible notamment dans
l’architecture des habitations florentines. C’est la séparation du profane et du sacré et le
début d’un processus d'intellectualisation, de laïcisation et de « désenchantement du monde »
(selon l’expression de Max Weber).
Toutes ces révolutions s’entremêlent, tous les secteurs s’influencent réciproquement.
On a vu les influences mutuelles de l’imprimerie et de la Réforme, des événements politiques
et des grandes découvertes… Au début du 20° siècle, le sociologue Max WEBER a établi un
lien de causalité entre la naissance du capitalisme et la religion protestante22. Mais il paraît
plus judicieux aujourd’hui de parler de causalité circulaire et d’influences réciproques.
Epoque remplie de contradictions :
- désagrégation des dogmes religieux, effondrement des systèmes et effervescence de
l'occultisme et de la magie, en même temps qu’un rigorisme et une exigence religieuse qui
s’exprime à travers la Réforme et la Contre-réforme (Concile de Trente, reprise en main
de l’Eglise sur la société civile) ;
- humanisme et violences religieuses (guerres de religion, inquisition, chasse aux
sorcières23) ;
- exaltation néo-païenne de la vie (« Carpe diem ») et fascination chrétienne de la mort (les
danses macabres sous le signe de la peste) ;
- raffinement des arts et violence omniprésente.
Montaigne (1533-1592) est un des meilleurs interprètes de cette époque troublée. Ardent
défenseur de la tolérance, précurseur de l'anthropologie, il exprime la diversité, le discontinu,
le désordre, le différent, le singulier. Il est confronté à un monde mouvant et incertain et
maintient un certain scepticisme par rapport aux nouveaux systèmes scientifiques qui se
mettent en place : Les Essais
Ce processus va déclencher une effervescence intellectuelle, un bouillon de culture, un
profond bouleversement des esprits, qui va ouvrir la voix à
- l’émergence des sciences de la nature (puisque notre conception du monde a été remise en
question),
- la remise en question de la conception du droit divin, héritée de Saint Paul, ou du
naturalisme de l’Antiquité. On voit donc se dessiner les théories du pacte social avec Jean
BODIN (1576 : Les six livres de la République). Cette démarche se poursuivra tout au
long du 17° siècle avec GROTIUS (1625 : Droit de la guerre et de la paix), HOBBES,
LOCKE… pour aboutir à Jean-Jacques ROUSSEAU.
1905 : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon, 1964, Presses Pocket, « Agora », 1985.
Contrairement à une idée reçue, l’âge d’or de l’inquisition et des buchers n’est pas le Moyen Age, mais bien la
Renaissance.
22
23
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Mais cette époque, dont l’exubérance est bien symbolisée par la truculence de Rabelais ou la
démesure du théâtre de Shakespeare, est encore trop brouillonne pour déboucher sur un
véritable esprit scientifique.
Références
Jacques ATTALI (1991), 1492, Fayard, 381 p.
Janine GARRISSON (1992), Royaume, renaissance et réforme, 2 tomes, Seuil, « Points », 301 p.
« 1492, l’invention d’une culture », Magazine littéraire, n° 296, 1992.
Claude LEVI-STRAUSS (1952), Race et histoire, Paris, UNESCO.
Charles DERROUET (2002), Agrippa et la crise de la pensée à la Renaissance, Dervy
[description du monde intellectuel]
Un témoignage de l’époque : le journal du bourgeois et magistrat parisien, Pierre de l’Estoile : Journal de
l’Estoile, Gallimard, 1948
Et citons un très beau roman de Marguerite YOURCENAR : L’œuvre au noir.
LA PREHISTOIRE DES SCIENCES HUMAINES
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3.4) l'âge classique et le développement des sciences
Il faudra attendre le XVII° siècle pour la maturité et le triomphe des sciences de la nature.
Après l'effervescence brouillonne de la Renaissance, vient l’âge baroque et le classicisme. Après la
destruction, vient la reconstruction. La grande révolution scientifique du XVII° siècle va dissocier
définitivement science, philosophie et religion.
3.4.1) L’autonomisation des sciences de la nature
La démarche scientifique va lentement s'imposer avec Galileo Galilei (1564-1642) qu’Einstein
considérait comme le père de la science moderne, René Descartes (1596-1650), Blaise Pascal (16231662) et surtout sir Isaac Newton (1642-1727).
Descartes sépare la philosophie de la religion, en posant une séparation radicale entre l’homme et la
nature, à travers une philosophie du sujet. L’âme devient une caractéristique humaine. Jusque là, on
faisait encore des procès aux animaux.
La science doit nous rendre « maîtres et possesseurs de la nature ».
« Je suis maître de moi comme de l’univers » (Corneille)
Pour Galilée, la nature est écrite en langage mathématique et on peut l’interpréter si on maîtrise ce
langage. Il s’agit de décoder ce langage mathématique pour comprendre le fonctionnement de la
nature (retour à Platon). Il y a une loi propre à la nature des choses, interne. Donc la nature échappe à
un législateur externe et peut être pleinement connaissable. Dieu nous parle autant à travers « le très
grand livre de la nature » que par les Ecritures.
Enfin Newton va établir la loi universelle de compréhension des phénomènes physiques, la loi de la
gravitation, de l’attraction universelle.
3.4.2) Les obstacles au développement des sciences
Pourquoi a-t-il fallu attendre le 17° siècle pour que les sciences de la nature puissent se développer ?
Les sciences ne peuvent se développer que dans un contexte social favorable, dans un ensemble de
représentations sociales. Par exemple, la démarche scientifique repose sur la notion de causalité,
c'est à dire sur une certaine conception du temps et de l'espace, et l'acceptation du changement. Pour
dire que l'événement A est la cause de l'événement B, ou que B est la conséquence de A, cela suppose
que A doit être situé avant B. Il faut donc sortir de la conception d’un temps cyclique, accepter une
conception du temps linéaire et irréversible. La réflexion philosophique sur le temps et le
changement contient donc en germe l'embryon d'une réflexion historique, qui va permettre
l'expérimentation physique.
Inversement, les découvertes scientifiques vont avoir une influence déterminante sur les conceptions
que l'on se fait de l'homme et de la vie sociale.
D'après Madeleine Grawitz, ce qui a longtemps empêché l'avènement de l'esprit scientifique,
c'est à dire la capacité de poser les bonnes questions, c'est, d'une part, l'insuffisance des moyens
d'observation mais surtout les obstacles « épistémologiques », qui empêchaient justement de ressentir
le besoin d'instruments précis.
LA PREHISTOIRE DES SCIENCES HUMAINES
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3.4.2.1) les obstacles techniques : insuffisance des moyens d'observation et de quantification :
-
Absence du calcul (l'usage des chiffres arabes, introduit en Europe par Gerber, pape de l’an mil, a
été très long à se généraliser24).
-
Absence d'instruments d'observation, (Galilée va perfectionner l'optique inventée au Moyen Age
pour faire une « machine à défoncer le ciel »).
-
Grande variabilité des poids et mesures (« En 1647, Mersenne faisant des expériences sur la chute
des corps s'indigne de ne pouvoir mesurer avec précision les temps de chute, faute de
synchronisation des pendules »25. Les Etats Généraux, en 1789, dénoncent encore les deux mille
mesures utilisées à travers la France et réclament une unité de mesure qui sera réalisée par la
Révolution Française).
3.4.2.2) les obstacles épistémologiques, philosophiques et sociaux :
-
Primat de la théorie sur la pratique. Le travail a longtemps été considéré comme une
malédiction, une tare. Le travail manuel, méprisé, était réservé aux esclaves. L'idéal de l'honnête
homme est l'oisiveté, celui du sage la réflexion et la contemplation. D’ailleurs, dans le domaine
médical, jusqu’au 19° siècle, le chirurgien (le barbier) est déconsidéré par rapport au médecin,
parce qu’il fait le sale boulot. C'est l'avènement de la bourgeoisie et le développement des valeurs
puritaines suite à la révolution religieuse de la Renaissance, qui vont réhabiliter la valeur du
travail. Dans les sciences, c'est l'anglais Francis BACON (1561-1626), considéré comme le
fondateur de la démarche expérimentale, qui va proposer de féconder la réflexion par la
manipulation dans son ouvrage Novum Organum, c’est à dire la « neuve logique » ou
« jugements vrais sur l’interprétation de la nature » (1620).
-
Respect de la nature. Toute intervention sur la nature, œuvre de Dieu, est suspecte. Pourtant, déjà
les religions monothéistes ont chassé le sacré de la nature, ce qui permet à la science de se
développer sur une matière libérée de l’animisme (croyance en l’existence d’une âme dans la
matière).
-
Respect des autorités civiles, religieuses et intellectuelles. La science suppose un désir
d'indépendance, la foi en la raison et dans la valeur de ses propres observations, la possibilité de
contester la Tradition et de dépasser les grands maîtres du passé (la fameuse querelle des Anciens
et des Modernes du XVII° siècle). Bacon invente l'idée de progrès dans la connaissance et
propose un classement correspondant non plus à l'ordre divin mais aux facultés de l'homme (la
mémoire, la raison, l'imagination...)

La science va donc s'imposer par la levée progressive de ces obstacles,
la valorisation de la notion d'expérience et de méthode expérimentale,
la mathématisation et la quantification des données recueillies,
mais également par la multiplication des échanges entre savants
et l'institutionnalisation des instances scientifiques.
1603 : « Academia dei Lincei » à Rome,
1662 : « Royal Society of London for improving natural knowledge », à Londres
1666 : Colbert crée l'Académie des Sciences à Paris.
création du Journal de physique et des Annales de chimie.
24
25
Cahiers Science et vie
Madeleine Grawitz (1984), Méthodes des Sciences Sociales, p. 49
LA PREHISTOIRE DES SCIENCES HUMAINES
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3.4.3) Le retard des sciences humaines
Les sciences de la nature, qui se sont parfois intitulées sciences « dures » (astronomie, physique,
chimie...) ont pu se constituer plus facilement et plus rapidement que les sciences humaines, qu'on
peut appeler les sciences « molles ». Si les sciences de la nature se développent à partir du XVII°
siècle, les sciences humaines devront attendre la fin du XIX° siècle. Pendant que les sciences dures se
développent, en s'appuyant sur l'observation et la méthode expérimentale, la réflexion sur l'homme et
la société se poursuit, mais reste cantonnée dans la sphère philosophique, continuant à reposer sur la
spéculation et l'introspection. Il s'agit donc de philosophie sociale.
Pourquoi ce retard des sciences humaines ?
Aux obstacles au développement des sciences cités précédemment,
s'ajoutent des raisons spécifiques à la constitution d’un savoir sur l’homme :
1) L'objet des sciences de la nature est extérieur à l'homme. Il est plus facile d'observer ce qui est
éloigné de moi. Il est plus facile d'être objectif. Alors que dans les sciences humaines, l'objet de
mon observation est aussi en moi, l'observateur est inclus dans son objet. Il y a alors plus de risque
de contamination subjective.
2) Il est plus facile d'adopter une attitude matérialiste ou même empirique avec la matière physique
qu'avec « l'humain, mon frère, mon semblable, moi-même ». Le sacré, chassé de la nature, se
réfugie en l’homme, créé à l’image de Dieu, et il sera beaucoup plus difficile de renoncer à l’âme
pour expliquer l’homme et même la société.
3) Les sciences humaines sont confrontées à un objet qui parle, doué de conscience, qui interprète les
événements qu'il vit et qui leur donne un sens qui peut s'opposer à celui que dégage le
scientifique. Comment former des objets d’investigation scientifique à partir de significations, de
symboles ? Comment parvenir à une connaissance rationnelle de l’irrationnel ?
4) Il est impossible d'observer un être humain ou un système social sans modifier les
comportements qu'on observe. Les récents développements scientifiques nous montrent d'ailleurs
qu’il en est de même pour les phénomènes physiques, mais cette prise de conscience est toute
récente.
5) La science ne peut se constituer qu’en éliminant le particulier pour établir des généralités. La
démarche scientifique doit mettre en évidence les invariants et atteindre un niveau d’abstraction.
Mais c’est bien encore pourtant un sujet concret qu’on a en face de soi dans l’étude de l’homme.
6) Il est inconcevable de pratiquer l'expérimentation sur l'être humain. Les sciences dures ont pu
passer de l'observation à l'expérimentation, c'est à dire détruire, modifier, démonter les éléments
pour en comprendre le fonctionnement. Une telle démarche se heurte évidemment à des problèmes
éthiques pour les sciences « molles ». On a vu plus haut (3.3.5) que la dissection des cadavres
humains était longtemps restée un tabou insurmontable.
Même symboliquement, il reste difficile de découper l'homme, qui forme un tout indissociable.
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Les bouleversements de la Renaissance ont permis de dépasser les conceptions médiévales. Descartes,
en dépoussiérant la philosophie scolastique, qui finissait par tourner en rond autour du sexe des anges,
et en refondant la philosophie sur de nouvelles bases, va opérer une séparation « définitive » entre
philosophie et religion, ce qui permet l’émergence des sciences de la nature et la possibilité de penser
l’homme différemment, d’imaginer un nouvel ordre social. Mais, à cause des obstacles que nous
venons de mentionner, cette réflexion sur l’homme et la société va donc rester cantonnée au domaine
de la spéculation philosophique ou de l’intuition littéraire.
LA PREHISTOIRE DES SCIENCES HUMAINES
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3.4.4) Les moralistes, précurseurs de la psychologie
François, duc de LA ROCHEFOUCAULD (1613-1680) dévoile l’hypocrisie sociale :
Réflexions ou Sentences et Maximes morales (1665)
Jean de LA FONTAINE (1621-1695)
Jean de LA BRUYERE (1645-1696) : Les Caractères (1688)
Louis de Rouvroy, duc de SAINT-SIMON (1675-1755), mémorialiste de Louis XIV et auteur de ses propres
Mémoires.
Citons encore la naissance du roman avec la comtesse de LA FAYETTE : La Princesse de Clèves (1678)
3.4.5) Les philosophes penseurs du social
Deux anglais vont marquer la pensée sociale au XVII° siècle :
 Thomas HOBBES (1588-1679)
est né sous le signe de la terreur. Sa mère aurait accouché au moment où « l’Invincible Armada »
approchait des côtes anglaises. Il ajoute, dans son autobiographie, que la peur a été la grande affaire de
sa vie. Il va en faire le moteur du « vivre ensemble ». Il a connu l’insécurité permanente, les affres de
la guerre civile, le fanatisme religieux, la « Glorious Revolution », la dictature de Cromwell, la
décapitation du roi Charles I. Confronté à la violence née de la décomposition de l’état, il va chercher
à poser les fondements de la légitimité de l’état, sur une base non plus religieuse mais rationnelle.
Cet état, il l’appelle d’ailleurs le Léviathan (1651) du nom d’un monstre biblique qui répand la terreur.
(le chapitre 16, sur les représentations, est la clé de voute de l’ouvrage).
Il pose les fondements a priori de l’action humaine :
1) le désir : vivre, c’est désirer
2) le désir d’auto-conservation (basé sur la crainte) qui entraine la nécessité d’accroitre sa puissance,
dans un cercle vicieux.
Pour Hobbes, ce qui pousse l’homme à agir (ce qu'il appelle la passion et que nous appellerions
aujourd'hui la motivation), ce n'est pas, comme le croyait Aristote la φιλία, la sociabilité, mais
plutôt, comme pensait Thucydide26, la compétition, le besoin de s'affirmer contre autrui. Les hommes
n'ont pas spontanément tendance à s'aimer. Ils sont poussés par les passions d'ambition, de
domination... L'état de nature est celui de guerre de tous contre tous (« Homo homini lupus »).
La paix ne peut régner que si les individus renoncent à leurs droits absolus sur toute chose et se
placent sous la dépendance d’un Etat tout-puissant qui, en s’arrogeant le monopole de la violence, va
être le garant de sa régulation. Nous renonçons à notre liberté en échange de notre sécurité27.
Cette conception de l’état, qui sera d’ailleurs reprise par Freud, permet d’éclairer la crise de légitimité
de nos états modernes. Une bonne illustration en est donnée en septembre 2004, après l’attentat
meurtrier contre les enfants d’une école en Ossétie du sud : le président s’effondre en larme en
demandant pardon de n’avoir pas su protéger les enfants, les parents et les enseignants.
On relève de nombreux paradoxes dans la pensée de Thomas Hobbes, ce qui explique les
interprétations contradictoires dont il a fait l’objet. Déjà de son vivant, il était vilipendé aussi bien par
26
Hobbes traduit Thucydide, qui lui montre « combien sotte était la démocratie ».
C’est la morale de la fable de La Fontaine, « Le loup et le chien ». Il faut choisir entre sécurité et liberté. C’est
aussi le débat entre valeurs aristocratiques et bourgeoises.
27
LA PREHISTOIRE DES SCIENCES HUMAINES
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les monarchistes que par les partisans de Cromwell ou par le clergé. Spinoza va lui objecter que l’état
doit viser la liberté. Rousseau va également le critiquer. Les commentateurs contemporains voient en
lui tantôt le chantre de la monarchie absolue, tantôt le précurseur de l’individualisme et du libéralisme.
Certains en ont même fait le premier psychosociologue.
Thomas Hobbes va inaugurer un courant de pensée qui veut rompre avec les spéculations
métaphysiques, en entretenant l’espoir d’appliquer au monde humain ce que Galilée a réalisé pour
l’univers physique.
Durant son exil en France, il fréquente Galilée, Gassendi, le père Mersenne, Descartes… Amoureux
des mathématiques, il prône la supériorité de la méthode hypothético-déductive et a une aversion pour
la méthode expérimentale.
« - Au XVII° siècle, le matérialisme avait déjà ses fervents représentants. Le plus influent fut sans
doute le philosophe anglais Thomas Hobbes selon lequel tous les phénomènes, ainsi que les hommes
ou les animaux, étaient constitués exclusivement de particules de matière. Même la conscience de
l’homme ou l’âme de l’homme était due au mouvement de minuscules particules dans le cerveau.
- Il ne dit pas autre chose que Démocrite deux mille ans plut tôt.
- On retrouve l’idéalisme et le matérialisme à travers toute l’histoire de la philosophie. Mais on a
rarement vu ces deux conceptions coexister comme à l’époque baroque. Le matérialisme fut
constamment entretenu par la science nouvelle. Newton avait expliqué que les mêmes lois
physiques comme la pesanteur et le mouvement des corps s’appliquaient en tout point de
l’univers. Le monde entier est régi par la même mécanique qui obéit à des principes inviolables.
Newton a donné la dernière touche à ce qu’on appelle l’image mécanique du monde.
- Il se représentait le monde comme une grosse machine ?
- Parfaitement. Mais il convient de faire remarquer que ni Hobbes ni Newton ne voyaient de
contradiction entre l’image mécanique du monde et leur foi en Dieu. »
(GAARDER Jostein (1991), Le monde de Sophie. Roman sur l’histoire de la philosophie, Seuil, 1995, p. 251)
 A l'inverse, John LOCKE (1632-1704), médecin et haut fonctionnaire, considère que les hommes
sont, à l'origine, sociables et pacifiques. Comme cet état naturel peut se pervertir, il faut donc le
restituer par la recherche du consensus, c’est à dire par la discussion, la communication. Il défend le
libéralisme politique, en affirmant que le pacte social n'annihile pas les droits naturels de l'individu.
Celui-ci accepte d'aliéner une partie de ses droits pour être protégé, mais sans y renoncer totalement.
Locke introduit l’idée de souveraineté de l’individu. Celui-ci n’est plus le sujet d’un monarque,
soumis à son autorité. Il devient co-responsable de l’organisation de la chose publique, la
« République », qui est une invention anglaise.28
1689 : Lettre sur la tolérance
1690 : Traité sur le gouvernement civil
C'est la liberté d'expression qui permet d'aboutir à un consensus et qui légitime ainsi l'Etat. Locke sera
l'inspirateur des pères fondateurs de la Révolution américaine qui vont rédiger la première constitution
d'un état démocratique.
Une bonne illustration, à la fois de cette opposition fondamentale entre HOBBES et LOCKE et de la
difficulté à décrire l'homme objectivement, se retrouve dans leurs descriptions respectives des Indiens
d'Amérique, qu'on considère à l'époque comme l'exemple typique d'une société apolitique, sans
civilisation. Le premier les voit comme des sauvages brutaux et assoiffés de sang, en état de guerre
permanent, alors que pour le second ils illustrent les vertus de l'état de nature.
Locke appartient à un courant philosophique qu’on a appelé les empiristes anglais, avec BERKELEY,
HUME… Ils développent la philosophie analytique : on perçoit les éléments de la réalité, les données
psychologiques, comme des parties indépendantes existant dans une configuration spatio-temporelle et
gouvernées par un ensemble de lois universellement valides. Ce qui va déboucher sur le mécanisme (et le
béhaviorisme).
28
LA PREHISTOIRE DES SCIENCES HUMAINES
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Baruch SPINOZA (1632-1677), philosophe hollandais, fils de commerçants juifs portugais, a été
élevé dans la tradition de la Thora. Il découvre la science de Galilée, la philosophie de Descartes et
fréquente les chrétiens libéraux.
Il analyse de façon très fine et détaillée les divers types de sociétés-états et pense que l'on peut traiter
des rapports humains comme de la physique. « Que je traite des vices et des vertus des hommes de
façon géométrique ». Une seule loi valable pour tout : la nature. Tout peut s’expliquer.
Il débouche sur une critique historique, à la fois philologique, psychologique et sociologique, des
croyances, dogmes et institutions religieuses du judaïsme. Il propose une lecture matérialiste de la
Bible. Il est, en quelque sorte, le premier juif laïc. Il laïcise la Bible, en y voyant un texte politique et
juridique, qui fonde le lien social des Hébreux.
Il est donc violemment attaqué, il est exclu de la communauté juive d’Amsterdam pour ses positions
qui sentent le matérialisme et interdit de publication. Il subira même une tentative d’assassinat. En
tant que juif, il est exclu de tout poste officiel et gagne sa vie comme artisan polisseur de verre et
commerçant.
Il publiera un seul ouvrage sous son nom : Les principes de philosophie cartésienne.
L’essentiel de son œuvre sera publié après sa mort, par ses disciples.
- Le traité de la réforme de l’entendement
- L’Ethique (éd. bilingue, Seuil, « Points », 1999)
Son Ethique est en fait un grand traité de métaphysique : « La punition de l’insensé est sa vie ».
- Le traité de l'autorité politique (« Folio Essais », n° 240, 1994)
- Philosophie et politique, textes choisis par Louis Guillermit, PUF, « Grands textes », 148 p.
La philosophie du système
Il pousse à son terme les difficultés du cartésianisme, notamment le dualisme, et prône un monisme,
c’est à dire l’absence d’âme.
Dieu est une substance unique, la cause immanente de lui-même. Il a une infinité d’attributs.
L’homme est un être fini, qui n’a pas en lui-même la cause de son existence. Il n’a accès à Dieu que
par les deux attributs qui lui sont accessibles : la pensée et l’étendue, le corps.
Ce qui exclut l’anthropomorphisme. C’est une outrecuidance de l’homme de penser qu’il est au centre
de tout, que Dieu aurait fait quelque chose pour lui et qu’il doit donc lui rendre un culte.
Il prône le panthéisme ou « athéisme de système » : "Deus sive natura" (Dieu, c'est à dire la nature).
Dieu est immanent à la nature.
Sa théorie de la connaissance débouche sur une anthropologie politique et morale :
La philosophie du désir : L’homme est désir. « Il n’y a pas de désir sans idée de l’objet de ce désir ».
Les plaisirs, les honneurs et les richesses ne sont pas condamnables en soi mais ils ne comblent
qu’imparfaitement ce désir infini. C’est pourquoi l’homme est à la recherche du « vrai bien ».
Le désir est déçu tant qu’il ne comprend pas ce qu’il désire. Il cherche donc à comprendre.
Il opère un véritable renversement par rapport à la transcendance : « Nous ne désirons pas les choses
parce que c’est un bien, nous disons que c’est un bien parce que nous les désirons ».
Par certains côtés, sa pensée peut se rapprocher du bouddhisme.
« Les hommes se trompent quand ils pensent être libres (Ethique, II, 34)
« Ils se figurent être libres parce qu’ils ont conscience de leurs volitions » (alors qu’ils n’ont aucune
connaissance des causes qui les font agir).
« Il n’y a dans l’âme aucune volonté absolue ou libre, mais l’âme est déterminée à vouloir ceci ou
cela par une cause qui est aussi déterminée par une autre (…) et ainsi à l’infini » (Ethique, II, 48)
LA PREHISTOIRE DES SCIENCES HUMAINES
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références :
-
« Spinoza, un philosophe pour notre temps », Magazine littéraire, n° 370, novembre 1998
BALIBAR, Spinoza et la politique, PUF.
Geneviève BRITMAN, La judéité de Spinoza, [Paris X. Emmanuel LEVINAS parle de la trahison de
Spinoza]
- Nicolas ISRAEL (2002), Spinoza, le temps de la vigilance, Payot
[université Lyon 3, analyse les rapports de Spinoza avec le judaïsme : Les Hébreux dans le désert, abrutis par
l’esclavage, ont peur de la puissance de leur pouvoir en foule. Ils confient donc à Moïse le pouvoir d’être leur
médiateur auprès de Dieu, ce qui va créer une théocratie, par peur d’un pouvoir partagé, démocratique.
Spinoza récuse un Dieu personnel, anthropomorphique. Mais si c’est une substance, qui représente les forces de
la nature, on peut le connaître de façon scientifique. Les miracles ne sont que des décrets divins non encore
expliqués (thèses marranes de Juan de PRADO).
Dieu, cause immanente de toute chose, c’est dire non que nous sommes Dieu, mais que Dieu est en nous.]
- Daniel LILDENBERG (1997), Figures d’Israël. L’identité juive entre maranisme et sionisme, Hachette,
[une présentation, par un juif laïc, prof à Sc. Po et directeur de la revue Esprit, notamment de Baruch
Spinoza et de Théodore Herzl, le père du sionisme].
- Henri MECHOULAN (2000), Etre juif à Amsterdam au temps de Spinoza, Albin Michel
- Henri ATLAN (2001, Les étincelles du hasard) conteste certaines thèses de MECHOULAN concernant
l’anti-judaïsme de Spinoza]
- Alain MINC (1999), Spinoza, un roman juif, Gallimard, 230 p.
- André SCALA (1998), Spinoza, Les Belles Lettres, "Figures du savoir", 128 p.
- Leo STRAUSS (1996), La critique de la religion chez Spinoza. Ou les fondements de la science spinoziste
de la Bible, Cerf, 396 p.
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Cette pensée va être violemment attaquée par les « Apologistes », notamment par Bossuet
(1627-1704) qui défend une organisation sociale basée sur la théologie. Dans son ouvrage
fondamental, La Politique tirée des propres paroles de l'Ecriture Sainte29, « nous découvrons
les secrets de la politique dans les Saintes Ecritures. Nulle part on ne voit de maximes aussi
sûres pour le gouvernement ».
Bossuet avait été frappé et révolté par la « Glorious Revolution » d’Oliver Cromwell, qui
avait entraîné la décapitation de Charles I, cousin de Louis XIV, en 1649, et l'exil en France
de Charles II. Il développe en réaction une pensée très conservatrice.
Dans le même temps, en Angleterre, les Puritains prônent le retour à la Bible comme
inspiration de la vie quotidienne et donc comme référence pour organiser la vie politique.
Cette référence à la religion constitue encore la pensée officielle du 17° et même du
18° siècle. Mais, entre-temps, la réflexion sociale va peu à peu se dégager de la théologie et le
rapport va s'inverser entre matérialisme et idéalisme, entre athéisme et théocratie, entre
empirisme et rationalisme. Les encyclopédistes matérialistes vont chercher à prolonger la
pensée de Spinoza en tentant de déduire l’âme de la matière.
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Référence historique sur la période : www.don-juan.org
Classés par ordre chronologiques, un répertoire de textes des années 1670-1730 publiés en ligne sur différents
sites. Adresse : http://www.litora.net
VLIB Histoire, http://www.revues.org (Commentaire révisé le 28.3.2003)
29
republié chez Droz, Genève, 1967
LA PREHISTOIRE DES SCIENCES HUMAINES
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3.5) le siècle des Lumières
« Oser savoir » (Emmanuel KANT, 1724-1804)
Le XVIII° siècle va marquer une étape décisive dans l’application à la philosophie et à l’homme des
avancées de la science. Il est caractérisé par :
 Une offensive généralisée contre la religion dans toute l’Europe, qui vit le deuil de l’unité de la
chrétienté. Voltaire diffuse les théories de Newton et mène une lutte acharnée contre ce qu’il appelle
« l’obscurantisme » (il s’engage dans les procès de Calas, du Chevalier de la Barre…). La réaction
ecclésiastique va s’exprimer dans le Dictionnaire anti-philosophique, édité à Trévoux par les jésuites à
partir de 1704.
Deux grands courants intellectuels dominent le 18° siècle : le jansénisme et la philosophie des
Lumières. Ce sont deux expressions radicalement opposées du rapport au religieux :
- Le jansénisme, dans la lignée de Saint Augustin, prône la prédestination, et donc la négation de la
liberté humaine. Il débouche sur des courants mystiques entrainant des transes collectives qui
mobilisent les foules.
- La philosophie des Lumières défend la croyance au progrès, le prométhéisme, l’individu. Elle
opère la synthèse entre les deux grands courants philosophiques du siècle précédent : le
Rationalisme cartésien (avec son insistance sur la raison) et l’Empirisme anglais (avec son
insistance sur l’expérience).
Le bourgeois Arouet disait : j’ai deux fils et deux fous. L’un s’est fait appeler Voltaire, l’autre était
convulsionnaire.30
Or ces deux courants vont s’unir en fait contre les jésuites, qui représentent pour les deux partis
l’ennemi à abattre et qui seront expulsés de France en 1752.
 Le développement des grandes explorations et des voyages autour du monde, véritables expéditions
scientifiques, embarquant des équipes de savants de toutes les disciplines (James COOK,
Bougainville, La Pérouse, expédition d’Egypte...), provoque une réflexion sur les autres cultures.
Louis-Antoine de BOUGAINVILLE : Voyage autour du monde, Gallimard, 1980
 L’accélération du développement des sciences de la nature et des inventions techniques,
comme celle de la machine à vapeur, par WATT en 1783.
 Le développement économique et monétaire (la monnaie de papier…), accompagné par la naissance
d’une science économique.
Tous ces bouleversements vont déboucher au tournant du 19°siècle sur les révolutions
industrielle, en Angleterre ;
politique, en France ;
philosophique, en Allemagne.
Nous allons voir successivement les grands noms de la philosophie de cette période :
- les matérialistes,
- le libéral et empiriste Montesquieu,
- et Rousseau, l’idéaliste utopique,
qui préparent le passage de la philosophie aux sciences humaines ;
puis le mouvement des idéologues, qui ont essayé de le concrétiser,
avant d'aborder les conséquences de la Révolution Française sur la naissance de cette science humaine.
Michel DELON, Dictionnaire européen des Lumières, PUF
Daniel ROCHE, La France des Lumières, Fayard
Daniel ROCHE (2000) dir., Le monde des Lumières, Fayard
30
Jansénisme et Lumières. Pour un autre 18° siècle, Albin Michel, « Histoire », 1999.
LA PREHISTOIRE DES SCIENCES HUMAINES
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3.5.1) Le développement des philosophies matérialistes
On peut caractériser la Modernité par le machinisme (ou mécanisme), qui va s’imposer
progressivement :
- avec BACON et GALILEE : l’univers peut être étudié comme une machine ;
- avec DESCARTES : l’animal-machine ;
- avec LA METTRIE : l’homme-machine.

Julien Offroy de LA METTRIE (1709-1751) : Médecin et philosophe, banni de France pour
ses idées, il tente d’appliquer à l’homme la théorie cartésienne de l’animal-machine :
L’homme-machine (1747), Histoire naturelle de l’âme.

Claude Hadrien HELVETIUS (1715-1771), fermier général et collaborateur de l’Encyclopédie :
De l’esprit (1758) : « La sensibilité seule produit toutes nos idées ». Il faut donc « traiter la
morale comme toutes les autres sciences et en faire une sorte de physique expérimentale ».
« Il n’y a pas de volonté libre, au sens métaphysique du terme » puisque tous les hommes
recherchent leur bonheur égoïste. Les vices ne sont que l’effet des contradictions entre cette
tendance naturelle et les lois. Si l’on veut changer les hommes, il faut changer les lois. « Il est
évident que la morale est une chose frivole, si l’on ne la confond avec la politique et la
législation ».
De l’homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation (1772) : l’individu est le
produit de la société et de l’instruction.

Etienne Bonnot de CONDILLAC (1715-1780) : Traité des sensations (1755) :
la pensée, le moi n’ont aucune autonomie. Ils dérivent entièrement de nos sensations.

Denis DIDEROT (1713-1784), fils d’un coutelier de Langres, reçoit chez les jésuites une
solide culture classique et une formation religieuse. Il se destinait à la prétrise mais tombe
amoureux. Il sera un des artisans de l’Encyclopédie, qu’il va diriger de 1747 à 1766.
Il sera emprisonné pour sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient (1749). Il part
de l’opération d’un aveugle-né pour illustrer les théories de Condillac. Il renout avec le
matérialisme de Lucrèce : le monde est le fruit du hasard, le résultat de l’auto-organisation
produite par la nécessité du vivant. Mais il s’oppose au matérialisme mécaniste : Réfutation de
l’homme d’Helvétius (1763). Il se sert des descriptions sur les peuples du Pacifique, qu’il a
tendance à idéaliser, pour critiquer la civilisation occidentale et pour prôner la dignité de
chaque culture : Supplément au Voyage de Bougainville.

Paul Henri Thiry, baron d’HOLBACH (1723-1789), autre collaborateur de l’Encyclopédie,
défend par contre un matérialisme mécaniste et athée :
Système de la nature ou Des lois du monde physique et du monde moral (1770).
pour approfondir, se reporter à une anthologie fort bien réalisée et très accessible : Les matérialistes au
XVIII° siècle, présenté par Jean-Claude Bourdin, Petite Bibliothèque Payot/Classiques 280, 1996.
Au plan médical, on assiste à la première tentative d’explication « scientifique », matérialiste, des
phénomènes psychiques. C’est le passage d’une explication de type magico-religieuse (par la
possession diabolique, la sorcellerie…) à une explication en terme de phénomènes électriques et
physiologiques : le médecin allemand Franz Anton MESMER (1734-1815) dit pouvoir capter, diriger
et communiquer par contact ou à distance un fluide qu’il appelle le « magnétisme animal » ou encore
le « fluide astral » et qui serait le remède à toutes les maladies. Mesmer remportera un grand succès
dans les salons parisiens à la fin du 18° siècle avec son fameux baquet. Il organise, dans son hôtel de
la place Vendôme, des séances collectives de guérison, avec des spectateurs payants, mais aussi avec
un baquet pour les indigents.
1779 : Mémoire sur la découverte du magnétisme animal
LA PREHISTOIRE DES SCIENCES HUMAINES
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3.5.2) Charles de MONTESQUIEU (1689-1755)
est un précurseur de la sociologie moderne et de la démarche scientifique en sciences
humaines.
« J'ai d'abord examiné les hommes et j'ai cru que dans cette infinie diversité des lois et des
mœurs, ils n'étaient pas uniquement conduits par leur fantaisie. »
Pour Montesquieu, la diversité des lois et des coutumes à travers le monde offre le spectacle
d’une apparente absurdité. Et pourtant, il y a du sens, une cohérence sous-jacente qu’il faut
mettre en évidence. C'est à dire qu'on peut trouver aux événements des causes internes,
non transcendantes, on peut les classer et les ramener à un petit nombre.
Ce que Raymond Aron va systématiser en ces termes :
« On rend le devenir intelligible lorsque l'on saisit les causes profondes qui ont déterminé
l'allure générale des événements. On rend la diversité intelligible lorsqu'on l'organise à
l'intérieur d'un petit nombre de types et de concepts. »31
Montesquieu va transplanter dans les sciences sociales la notion de loi que NEWTON avait
introduite quelques années auparavant en physique. A partir de la découverte des causes, on
va dégager des lois, « rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ».
Montesquieu établit une claire distinction entre la science sociale et la religion,
réclame la séparation des pouvoirs (législatif, exécutif et juridique),
prône une méthode véritablement empirique : « Décrire ce qui est, non ce qui doit être »,
et affirme l'interdépendance des phénomènes sociaux :
« Plusieurs choses gouvernent les hommes : le climat, la religion,
les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses passées,
les mœurs d'où il se forme un esprit général qui en résulte. »
On dirait aujourd'hui qu'il veut prendre en compte dans la compréhension de l'homme à la fois
des facteurs historiques, géographiques, culturels, juridiques, idéologiques et sociopolitiques.
Notons qu'il prend en compte essentiellement les facteurs sociaux, en oubliant l'économique
et qu'il néglige les facteurs psychiques et biologiques.
De l’esprit des lois (1748)
Essai sur le goût (1754)
A côté d’ouvrages sérieux et austères, il écrit Les lettres persanes (1721),
où il adopte une véritable démarche ethnologique
en décrivant la société parisienne à travers les yeux d’un étranger
Œuvres complètes, Seuil, 1964
31
Raymond ARON, Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 1967, p. 29.
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3.5.3) La naissance de la science économique
Adam SMITH et les philosophes écossais réfléchissent sur la constitution du lien social et sur
le contrôle social.
Adam SMITH, dans Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776),
décrit la logique du marché, fondée sur la liberté des agents économiques, et la « main
invisible », qui aboutit à l’harmonie naturelle des intérêts individuels
 libéralisme économique.
Cette même année 1776, TURGOT, ministre de Louis XVI, abolit la corvée et les
corporations.
Au nom de la loi du marché, il renonce à structurer le marché du travail par en haut, de façon
autoritaire. Le droit au travail est un droit naturel.
Turgot, qui appartient au mouvement des physiocrates, promulgue également la liberté de
commerce des grains. Il amorce des réformes radicales fondées sur l’individu et la réduction
du rôle de l’Etat. Mais ce refus de la régulation sociale aboutit à un échec. Les classes
populaires se libèrent, les ouvriers s’établissent et refusent de dépendre de leur maître.
Les notables prennent peur, ce qui conduira à la disgrâce de Turgot en mai 1776.
Il sera remplacé par NECKER, banquier suisse et réformiste plus prudent.
C’est la Révolution qui concrétisera l’abolition des corporations et de toutes les associations
syndicales… avec la loi Le Chapelier en 1791, au nom de l’intérêt de l’individu.
Le corporatisme sera rétabli par Pétain en 1940.
voir Steven KAPLAN (2001), La fin des corporations, Fayard
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Depuis la Renaissance, la mondialisation est à l’ordre du jour et l’opposition entre
Montesquieu et Rousseau préfigure les débats contemporains.
Pour Montesquieu, le développement du commerce, les échanges internationaux sont une
bonne chose. Ils apportent une limite au pouvoir du gouvernement.
Pour Rousseau, au contraire, ils risquent d’entrainer la perte des traditions locales, d’entrainer
l’humanité dans une folle course à la concurrence, source de frustrations.
[Pierre MANANT (2004), Cours familier de philosophie politique, Gallimard]
LA PREHISTOIRE DES SCIENCES HUMAINES
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3.5.4) Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778),
C'est l'homme qui a créé la société mais la société le corrompt et l'asservit.
On a donc un embryon de pensée circulaire. La relation homme-société n'est pas simple :
c'est bien l'homme qui a créé la société. Mais, depuis sa création, la société a modifié
l'homme.
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En 1750, Rousseau est totalement inconnu. C’est le prototype de l’artiste raté qui se fait
entretenir et vit d’expédients minables. Il ne réussit ni comme laquais ni comme précepteur. Il
n’a écrit que des poèmes de circonstance et quelques articles sur la musique pour
l’Encyclopédie, quand il répond à la question posée par l’Académie de Dijon : est-ce que le
renouveau des arts et des lettres (entendons la Renaissance) s’accompagne d’un progrès de
l’humanité ?
A cette « question de baccalauréat », Rousseau va répondre d’une façon paradoxale qui
s’oppose radicalement à la Philosophie des Lumières qui prône le progrès.
Non seulement, la Renaissance n’a pas amélioré l’humanité, mais elle a accéléré sa
décadence. La civilisation a corrompu l’homme.
1750 : Discours sur les sciences et les arts.
1756 : Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes (Gallimard, « Idées », n° 90)
A l’origine, il y a une inégalité naturelle, fondée sur la force. Mais ces différences entre les
individus ne sauraient fonder l’organisation sociale. Les inégalités ne résultent pas plus d’un
ordre naturel que la propriété. Leur véritable origine est d’ordre politique. Elles sont nées
d’une suite de hasards, d’accidents historiques et se sont maintenues par convention. A l’état
de nature, l’homme n’est ni bon, ni mauvais, ni maître, ni esclave.
« Je le vois, se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit
au pied du même arbre qui lui a fourni son repas, et voilà ses besoins satisfaits... Ses désirs
ne passent pas ses besoins physiques. Les seuls biens qu’il connaisse dans l’univers sont la
nourriture, une femme et le repos. Les seuls maux qu’il craigne sont la douleur et la faim. »
Cet homme naturel est naturellement destiné à se socialiser, mais il s’est trompé de
socialisation, en la fondant sur la propriété. « Le premier qui a délimité un enclos et qui a dit :
cela est à moi… ». L’ordre social qui crée les inégalités est arbitraire. Il peut donc être
modifié. En cela, Rousseau est implicitement révolutionnaire, même s’il estime qu’aucune
révolution ne vaut une goutte de sang.
Il devient un intellectuel parisien « médiatique » et est au centre de nombreuses polémiques,
notamment avec Voltaire, qui le taxe d'intolérance. Il faut dire qu’après son retour à la
religion calviniste, il soutient la position de sa République natale de Genève de censure des
représentations théâtrales.
(Lettre à d’Alembert sur les spectacles)
Après ces ouvrages où il critique radicalement la société de son époque, il va entreprendre une
œuvre de reconstruction en publiant en 1762 Le contrat social, dans lequel il pose les bases
d’une autorité légitime et L’Emile, qui présente ses idées pédagogiques.
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Le contrat social (Plon, U.G.E., « 10-18 », n° 89-90)
L’homme n’est pas fait pour vivre naturellement en société.
« La plus ancienne de toutes les sociétés et la seule naturelle est celle de la famille. Encore
les enfants ne restent-ils liés au père qu’aussi longtemps qu’ils ont besoin de lui pour se
conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout...
Cette liberté commune est une conséquence de la nature de l’homme. Sa première loi est de
veiller à sa propre conservation. Et sitôt qu’il est en âge de raison, lui seul étant juge des
moyens propres à le conserver, devient par là son propre maître ».
L’Emile
« Tout est bien, sorti de la main de l’auteur des choses. Tout se dégrade entre les mains de
l’homme … Homme ne cherche plus l’auteur du mal, cet auteur c’est toi-même »
On pourrait dire que Rousseau a une vision « écologique » : il disculpe le créateur, la nature,
et accuse le progrès de tous le maux qui nous frappent.
Aucune des spéculations de Rousseau sur l'organisation sociale primitive, la famille
originelle... ne tient la route. Il va être formellement contredit par les ethnologues, qui nous
montreront que l’état de nature n’est qu’une projection de nos fantasmes.
Il y a quelque chose de touchant chez Jean-Jacques, qui se livre à nous dans toutes ses
faiblesses, quelque chose qui force en nous l’admiration et la pitié. On peut sentir combien ses
expériences personnelles colorent ses théories (on pourrait parler de projection). Il est peutêtre plus poète et musicien que philosophe. Mais son apport aux sciences humaines est d'avoir
pénétré de social la conception de la nature humaine et de préfigurer la pensée circulaire et
l'interaction entre l'homme et la société. Il appelle de ses vœux une meilleure connaissance de
l’homme, « la plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humaines ».
Pour lui, le problème du mal n’est pas inhérent à la finitude humaine, il est d’origine sociale.
Il va profondément influencer la Révolution Française, notamment avec cette notion de
contrat social, où l'on retrouve l'influence des penseurs libéraux anglais du 17° siècle.
« Trouver une forme d'association qui défende et protège la personne de chaque associé
par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi
libre qu’auparavant ».
On a fait de Rousseau l’inspirateur des systèmes totalitaires, de droite comme de gauche.
Il a effectivement été revendiqué par Robespierre, qui se réclame de sa pensée pour prôner le
bien général (bon) contre l’intérêt privé (mal) et ses cendres ont été transportées au Panthéon
en 1794, deux ans après celles de Voltaire.
« Rousseau est le premier à avoir fait de la liberté un absolu » (HEGEL)
On lui a beaucoup reproché ses nombreuses contradictions. Il s’est lui-même accusé d’avoir
abandonné les cinq enfants qu’il a eus avec sa femme Thérèse.
Il faut dire qu’en 1770, 1/3 des enfants nés à Paris sont déposés aux Enfants trouvés.
Le citoyen, textes choisis et présentés par Florence Khodoss, PUF, « Grands textes », 200 p.
« Rousseau », Magazine littéraire, n° 93, 1974.
« Rousseau », Magazine littéraire, n° 357, 1997.
Raymond TROUSSON (2003), Jean-Jacques Rousseau, Taillandier
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3.5.5) Les prémices des sciences humaines : l’Encyclopédie et les idéologues
La grande aventure de l’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers32,
va réunir de 1751 à 1772, sous la direction de DIDEROT, le mathématicien D’ALEMBERT (17171783) qui rédige le « Discours préliminaire », de Jaucourt, Montesquieu, Rousseau, Voltaire, Quesnay,
d’Holbach… Elle présente, en 17 volumes et 11 tomes de planches, un « tableau général des efforts de
l’esprit humain dans tous les genres ». La raison triomphe des superstitions. L’homme est placé au
centre de toute les connaissances et devient même l’objet de « la science de l’homme en général ».
C’est le triomphe des « Modernes » : les « intellectuels », qui commencent à être issus de la petite
bourgeoisie, valorisent ces métiers « vulgaires », s’intéressent à des activités manuelles jusque là
méprisées.
CONDORCET (1743-1794), mathématicien et collaborateur de l’Encyclopédie, est un disciple de
Rousseau. Et pourtant, contrairement à son maître, il prône l’idée de progrès :
1792 : Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain
Il critique le système de Montesquieu, à qui il reproche d'avoir négligé la « justice ».
Il est le premier à réclamer la création d’une chaire en « science de l’homme », qu’il veut constituer
sur le modèle des sciences exactes, c’est à dire avec les méthodes des sciences physicomathématiques. On assiste là à une tentative de mathématisation des faits humains et sociaux.
Il va participer activement à la Révolution Française et va proposer des modèles mathématiques pour
trouver le mode de représentation démocratique le plus représentatif et le système de vote le plus juste.
Politique de Condorcet,
textes choisis et présentés par Charles Coutel, Petite Bibliothèque Payot/Classiques 281, 1996
Avec Destutt de Tracy, Volney, Sieyès, Cabanis, Bichat, Pinel, Fouriel, De Gerando, Itard, Lamarck...,
Condorcet s'inscrit dans le courant des idéologues qui, sous la Révolution et l'Empire, vont être les
précurseurs d’une approche scientifique de la biologie, de la psychologie, de la linguistique, des
sciences de l’éducation...
Ils délaissent la métaphysique pour les sciences de l'homme et optent pour une perspective
résolument matérialiste dans la lignée de Condillac, Helvétius… Ils vont mettre leurs idées en
pratique. « la formation des idées s'explique à partir de la sensation, elle-même d'origine
physiologique, puis des mots, porteurs à la fois de la pensée logique et des influences sociales »
(Didier ANZIEU, « La psychanalyse au service de la psychologie »)
voir aussi André Canivez, « Idéologues », Encyclopaedia Universalis, 1985, corpus 9, p. 763-764.
Soucieux d'applications pratiques, ils œuvrent à la réforme de l'instruction publique (création de
l'Ecole Normale et des grandes écoles scientifiques, réorganisation de l'Institut de France), puis à celle
des asiles. Ils s’intéressent aux sourds, aux aveugles, aux « enfants sauvages ».
L’abbé Henri GREGOIRE (1750-1831), député révolutionnaire et évêque constitutionnel, fait voter
l’émancipation des juifs, l’abolition de l’esclavage et la création du Conservatoire des Arts et Métiers.
La première priorité de la nation doit être l’instruction publique.
Philippe PINEL (1745-1826), avec le « traitement moral », invente la psychiatrie.
La Société des observateurs de l’homme va participer aux grandes expéditions scientifiques de
l’époque, consignant les premières observations qui vont déboucher sur l’anthropologie.
32
Morceaux choisis in J’ai Lu « l’essentiel », 1963
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3.6) L’ère des révolutions
3.6.1) Les révolutions américaine et française
A la fin du 18° siècle, les révolutions américaine et française sont l’aboutissement, sur le plan
politique, des grandes mutations scientifiques, économiques, culturelles... qui ont ébranlé la
civilisation occidentale depuis la Renaissance et le signe d'une révolution des esprits, des
mentalités. C'est la concrétisation d'une longue évolution qui s'est produite au cours des
siècles, le passage des sociétés traditionnelles aux sociétés modernes.
Les sociétés traditionnelles sont fondées sur l'ordre, la permanence et la stricte hiérarchie de
structures rigides et infranchissables. Selon Georges DUMEZIL (1898-1986), les peuples
indo-européens, qui ont occupé l'Europe et l'Inde, ont une mythologie et une structure sociale
qui reposent sur une stricte séparation des fonctions :
- la fonction guerrière,
- la fonction religieuse,
- la fonction de production.
Cette tradition indo-européenne (qu’on retrouve chez Platon) a été poussée à l'extrême avec
les castes indiennes mais on la retrouve sous une forme atténuée dans la France d'Ancien
Régime avec les trois ordres : la Noblesse, le Clergé et le Tiers Etat.
[ DUMEZIL]
A la fin du 18° siècle, ce modèle est en complète décomposition car :
- la noblesse, qui a été domestiquée par le roi-soleil, n'assure plus sa fonction guerrière ;
- le clergé est déchiré entre le haut et le bas clergé, les ordres religieux sont en pleine
décadence ;
- la légitimité de chacune de ces deux classes est remise en question et leurs privilèges sont
contestés ;
- enfin, la classe des producteurs est de plus en plus puissante. La bourgeoisie détient le
pouvoir économique mais n'a pas d'expression politique.
La Révolution va consacrer le passage de la société aristocratique à la société bourgeoise
et le transfert du pouvoir politique à la classe qui détient déjà le pouvoir économique. Elle
consacre également la désacralisation du politique : on coupe la tête du roi, on décapite le
« citoyen Capet », geste symbolique par excellence. On supprime, de façon théorique, la
séparation entre les classes et on abolit les privilèges.
Au 17° siècle, Cromwell avait pris le pouvoir en Angleterre et fait décapiter, déjà, le roi
Charles I. C’est donc un événement considérable. Mais les mentalités de l’époque étaient
alors incapables de concevoir un ordre radicalement nouveau et la royauté ne tarda pas à être
restaurée. Cromwell n’avait pas de solution de rechange.
La pensée des philosophes du 18° siècle remettait en cause la légitimité de l’organisation
sociale. La Révolution va passer à l’action. Jusque-là, chacun appartenait à sa classe, sa caste,
sa corporation. Le destin était tracé à la naissance, l’ordre social allait de soi... La destruction
de cet ordre, la désintégration des liens sociaux traditionnels repose la question du lien social
: comment des individus souverains, libres et égaux en droit vont-ils pouvoir vivre
ensemble ? Ils risquent de se déchirer. Les notions de liberté et d’égalité sont contradictoires.
François René de CHATEAUBRIAND (1768-1848) note dans ses Mémoires d’outre-tombe :
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« Les Français n’ont pas la passion de la liberté mais de l’égalité. Or l’égalité et le
despotisme ont un lien secret ».
► En effet, la liberté sans limites débouche sur la volonté de puissance, l’écrasement de
l’autre. C’est la « loi de la jungle ». La liberté du commerce, la concurrence absolue entraîne
l’élimination des plus faibles, comme on le voit dans le système néo-libéral que l’on voudrait
nous imposer au plan mondial (libre-échange…) LIBERTE  INEGALITE
► Quant à l’égalité, elle ne peut s’imposer que par la force  terreur, totalitarismes.
EGALITE  TYRANNIE
► Le seul moyen de sortir de cette contradiction est de s’appuyer sur la fraternité. D’où le
troisième terme rajouté à notre devise républicaine par la Troisième République, après la
Commune de Paris.
LA PREHISTOIRE DES SCIENCES HUMAINES
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3.6.2) Les conséquences de la Révolution Française
Cette destruction de l’ancien ordre social va susciter deux types de réaction :
1) les penseurs « réactionnaires » s’opposent violemment au matérialisme et aux idées
démocratiques, prônant un retour aux anciennes valeurs : la famille, la religion, l’appartenance aux
corporations :
- L’anglais Edmund BURKE (1729-1797) : Réflexions sur la Révolution en France (1790)
- Le vicomte François Louis de BONALD (1754-1840) se pose en défenseur de la monarchie et
du catholicisme : Essai analytique sur les lois naturelles de l’ordre social (1800)
- Le comte Joseph DE MAISTRE (1753-1821), exilé en Russie, souhaite la restauration de la
royauté et l'union de l'Europe autour du pouvoir papal. Il s’oppose aux « idéologues » et au
culte de la raison au nom de la foi et de l’intuition. Il invente le terme d’« individualisme »,
pour stigmatiser ce qu’il considère comme une évolution pernicieuse de la société :
Considérations sur la France (1796),
Du pape (1819)
Ce courant s'appuie sur la pensée de Bossuet qui condamnait la révolution anglaise de son époque, la
décapitation du roi Charles I et la tentative précaire d'établissement de la République. Il va inspirer un
courant vivace d'anti-républicanisme chez une large fraction des milieux catholiques et on va le
retrouver dans le mouvement anti-dreyfusard, l'Action Française de Charles MAURRAS et le
pétainisme, jusqu’à la « Nouvelle droite » et le Front National d'aujourd'hui.
(Louis-Marie CLENET, La Contre-Révolution, PUF, « Que sais-je ? », n° 2633, 1992)
« Je suis pour le vin contre l’absinthe comme je suis pour la tradition contre la révolution » (Léon Daudet)
2) les penseurs « réalistes » estiment qu’il faut refonder le lien social sur de nouvelles bases,
d’où un approfondissement de la réflexion sociale qui va aboutir à la naissance de la sociologie,
selon deux grands courants fondateurs : le courant individualiste et le courant holiste.
 Le courant libéral, individualiste, s’inscrit dans la tradition empirique de Montesquieu,
Locke… Il insiste sur la liberté d’association, dans la lignée de Tocqueville et Benjamin
CONSTANT.
[ CONSTANT]
La société est le produit des interactions entre les individus.

Le courant collectiviste (ou holiste) s’inscrit dans une tradition rationaliste. Il insiste sur
les déterminismes sociaux. La société est un tout, a une existence propre qui s'impose
aux individus. Le tout est plus que la somme des parties.
Ce courant va s’exprimer dans le renouveau des utopies, notamment avec les Socialismes
utopiques qui vont fleurir en France après la Révolution, sous diverses orientations :
 inégalitaire et technocratique (St Simon et Owen en Angleterre)
 égalitariste et révolutionnaire (Fourier),
 anarchiste (Proudhon)
 communiste, matérialiste (Marx).
Ces trois grands types de réaction, réactionnaire, libérale et collectiviste, vont fortement structurer la
pensée occidentale jusqu’à l’époque contemporaine33.
Nous allons voir successivement les thèses d’Alexis de Tocqueville, sur lesquelles vont s’appuyer le
courant libéral, puis les Socialismes utopiques, qui annoncent le courant holiste de la sociologie et le
paradigme social.
J’ai été frappé de retrouver ces trois catégories, en 2004, dans un reportage sur le fameux carnaval de Binche,
en Belgique, qui venait d’être reconnu par l’UNESCO comme patrimoine de l’humanité. Il existe encore trois
organisations de jeunesse : chrétienne, libérale, socialiste. La présidente des Jeunesses chrétiennes précise que ça
n’a plus aucune signification politique. Chacun des groupes prend en charge une partie des manifestations du
fameux carnaval (Marie-Hélène FRAÏSSÉ, Côté carnaval, France-Culture, « Appel d’air » ; 13/03/2004).
33
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3.6.3) Alexis de TOCQUEVILLE (1805-1859)
Charles Alexis CLEREL de TOCQUEVILLE va analyser les effets des révolutions à travers deux
grands ouvrages :
1835 : De la démocratie en Amérique (Laffont, 1998)
1856 : L'Ancien Régime et la Révolution
Alexis de Tocqueville est issu d’une famille ultraroyaliste décimée sous la Terreur. Haut fonctionnaire
de la Restauration, magistrat, homme politique, libéral engagé, a une ambition d’homme d’état. C’est
un homme d’action, qui lit peu, qui observe beaucoup et se méfie des philosophes des Lumières.
Il se défend d’être engagé dans aucun camp : « L’aristocratie était déjà morte quand j’ai commencé à
vivre et la démocratie n’était pas encore née », ce qui lui permet de « porter des deux côtés un regard
impartial » (De la démocratie en Amérique).
Il veut « examiner ce qu’on doit craindre et ce qu’il est permis d’espérer de la démocratie ». La
Révolution a provoqué un véritable cataclysme dans la vie collective qui ne s’apaise pas, même après
la Restauration.
« Somme-nous condamnés à battre la mer ? »
Il faut donc sortir du chaos, reconstruire. Comment organiser la vie collective ? Il faut penser la
politique indépendamment du religieux. Catholique convaincu, il est persuadé que la philosophie des
Lumières est une laïcisation des valeurs chrétiennes. Aller contre la démocratie serait aller contre le
plan divin. Sous l’Ancien Régime, on obéissait au passé. Dorénavant, l’avenir est libre, il faut le
dessiner collectivement. Le modèle antique, qui excluait les esclaves, ne peut nous éclairer. C’était
plus une sorte d’aristocratie. La démocratie moderne est radicalement nouvelle, sans comparaison.
D’ailleurs, ce terme de démocratie est resté longtemps péjoratif, synonyme de factions, de
désorganisation sociale. Les révolutions américaine et française utilisent le terme de République.
Sa famille, légitimiste, ne lui pardonne pas d’avoir prêté serment au nouveau roi Louis-Philippe et,
pour échapper à la réprobation, il va demander à être envoyé en voyage d’étude aux Etats-Unis pour
étudier l’organisation des prisons.
Il découvre un continent qui nous a précédés dans cette ère démocratique, qui dessine un homme
nouveau : « Les américains sont nés libres, alors que nous le sommes devenus ».
Tocqueville décrit la rupture des appartenances et des solidarités, ce passage de la société
traditionnelle à la société industrielle, caractérisée par la concurrence entre des individus relativement
mobiles et statutairement égaux.
« Parmi les objets nouveaux qui ont attiré mon attention,
aucun n’a plus vivement frappé mon esprit que l’égalité des conditions ».
Cette tendance à l’égalisation des conditions lui apparaît comme une nécessité historique. C’est un
mouvement à long terme. Depuis le 13° siècle, ce « sentiment de la ressemblance d’autrui » va
croissant. Il cite une lettre de madame de Sévigné : elle raconte la répression d’une révolte paysanne
sans manifester aucune compassion pour les victimes. Pour elle, les gens du peuple ne faisaient pas
partie de l’humanité, comme autrefois les esclaves.
Pourtant, il reste très méfiant face aux philosophies de l’histoire (Hegel, Marx…). Il estime qu’il nous
reste une marge de liberté. On a le choix entre deux formes possibles : le pouvoir absolu de l’état ou le
libéralisme.
Cette « égalité des conditions » entraîne l’uniformisation des modes de vie.
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Alors que l’aristocratie éloignait les individus, créait les extrêmes, la démocratie rapproche le sort des
individus, nivelle, uniformise. Elle est plus prosaïque. C’est la grandeur opposée à l’équivalence.
Il reste ambivalent devant cette évolution. Il regrette certaines valeurs aristocratiques, comme
l’indépendance d’esprit. Il craint le despotisme démocratique, l’étouffement du citoyen et les ravages
de l’égalitarisme.
Mais il estime que cette évolution est inévitable, qu’elle s’inscrit dans un mouvement historique. La
Révolution a déraciné l’aristocratie mais c’est la monarchie absolue qui l’avait émasculée, en la
privant de ses responsabilités, tout en lui conservant ses privilèges.
Dans les sociétés aristocratiques, on n’existe individuellement que si on est inséré dans un ensemble
de corps inégalitaires. L’inégalité est la manière dont les êtres se tiennent ensemble. L’individu
n’existe pas, le sens du composant n’apparaît que par rapport à l’ensemble. A l’inverse, dans la société
démocratique, il n’y a pas d’influence en droit des individus les uns sur les autres. Le lien social doit
être reconstruit par les associations, alors qu’il est donné dans les sociétés aristocratiques.
« L’aristocratie avait fait une longue chaîne du roi au paysan.
La démocratie brise cette chaîne et met les anneaux à part. »
Il utilise le terme d'individualisme (forgé par Joseph de Maistre) pour décrire cette nouvelle
organisation sociale qu'il observe dans la France post-révolutionnaire et dans les jeunes états unis
d'Amérique.
« L’individualisme est d’origine démocratique ».
Pour la première fois, la société est présentée et analysée comme faite d'individus et non plus de corps
organisés. Mais il note également la propension américaine à se regrouper en associations et la culture
vivante de groupes librement constitués :
« Aux Etats-Unis, on s'associe dans des buts de sécurité publique, de commerce
et d'industrie, de morale et de religion. Il n'y a rien que la volonté humaine
désespère d'atteindre par l'action libre de la puissance collective des individus. »
Nous verrons d’ailleurs au deuxième semestre que cette culture américaine du groupe sera un des
fondements de la psychologie sociale. Ses observations annoncent les études de psychologie
interculturelle : Pour lutter contre l’alcoolisme, les Américains vont créer une ligue anti-alcoolique,
alors que les Français vont réclamer l’intervention de l’état.
Il estime que la démocratie a créé un homme nouveau. En ce sens, il est assez proche de Platon et
Aristote : il est persuadé qu’il existe un lien entre le régime politique et le type d’homme qui en est
issu. Comme Aristote, il pense que la société nous façonne. Mais comme Platon, il croit en une vision
idéale à laquelle il restera fidèle en refusant de se rallier au coup d’état de l’usurpateur « Napoléon le
petit ». Il accuse de trahison tous ceux qui vont se rallier :
- les prêtres,
- sa famille légitimiste, avec laquelle il restera brouillé,
- et son ancien collaborateur Arthur de Gobineau, à qui il reproche par ailleurs son manque de
respect pour l’homme.
Il reste amer devant la bassesse, les compromissions des hommes qu’il a côtoyés durant sa carrière
politique, se demandant « si ce que nous prenons pour des sentiments, des idées, ne sont pas des
intérêts déguisés ». Mais il se refuse à ce pessimisme : « Il ne faut pas mépriser l’homme si on veut
obtenir de grandes choses de soi-même et des autres ».
Références : Œuvres complètes, Gallimard
- Souvenirs, Folio Histoire, 1999
- Lettres choisies – souvenirs, Gallimard Quarto, 2003
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3.6.4) Les Socialismes utopiques : SAINT-SIMON (1760-1825)
Claude-Henri de Rouvroy, Comte de Saint-Simon, est issu d'une illustre lignée, qui a fait les croisades
et prétend descendre de Charlemagne. Il est parent avec le duc de Saint-Simon, le mémorialiste de
Louis XIV, et se définit comme « dernier des gentilshommes et premier des socialistes ». Il participe à
la guerre d'Indépendance américaine, découvrant l'avènement de la société industrielle. De retour en
France en 1783, il se lance dans les affaires, participe à la Révolution, renonce à son titre pour devenir
le citoyen Claude-Henri Bonhomme, spécule sur les biens nationaux, fait fortune dans le négoce et
mène grand train au Palais-Royal.
A 38 ans, en 1798, il abandonne tout pour entreprendre des études à l'Ecole Polytechnique et à l'Ecole
de médecine. Il va commencer à écrire une œuvre considérable, touffue, contradictoire. A partir d'une
réflexion sur la crise intellectuelle et sociale consécutive aux bouleversements révolutionnaires, il veut
constituer une véritable « science de l'homme », brisant le « préjugé dualiste » qui tend à exclure
l'homme de la nature et rend son étude inaccessible aux méthodes des sciences naturelles :
Mémoire sur la science de l'homme (1813)
Cette science doit reposer sur une démarche inductive, empirique,
« sur des faits observés et discutés au lieu de suivre la marche adoptée par les sciences
conjecturales, où on rapporte tous les faits au raisonnement ».
Elle permettra de définir une thérapeutique sociale, « les lois hygiéniques du corps social ».
Donc double visée, de connaissance et d'action.
Il veut dépasser l'ère de destruction de la Révolution pour fonder un nouvel « état de la société », basé
sur la domination des « industriels », c'est à dire des producteurs, et la suppression de la classe
dominante parasitaire. Il s’agit d’aboutir à la libre association des producteurs, sans gouvernants, les
inégalités étant fondées sur le talent et les capacités de chacun. Il combat le dualisme à la fois dans
les sciences et dans l’organisation sociale, puisqu’il veut supprimer le dualisme des classes entre
producteurs et oisifs, qu’il symbolise dans sa fameuse parabole des « abeilles » et des « frelons »
(1819). D’un côté, il y a la « classe industrielle », utile à la nation, de l’autre, « les sangsues de la
nation », les propriétaires-rentiers, puissants et parasites, dont il faut se débarrasser.
Stendhal a d’ailleurs publié un pamphlet, dans lequel il oppose à Saint-Simon les valeurs romantiques
de l’oisiveté (Stendhal, De nouveaux complots contre les industriels, La Chasse au Snark, 2002,
Edition établie par Michel Crouzet)
Mais il a plus entrevu et annoncé cette « science de l’homme » qu’il ne l’a réalisée. On l’a d’ailleurs
surnommé le « Jean-Baptiste » de la science sociale. Il y a chez lui plus d’imagination créatrice
(foisonnante) que d’esprit de méthode et de rigueur.
Il meurt entouré de ses disciples : « Souvenez-vous que pour faire quelque chose de grand, il faut être
passionné ».
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L’Ecole saint-simonienne, surtout constituée d’une élite de polytechniciens sous la direction de
Prosper ENFANTIN, va diffuser ses idées (1830-1840). Elle participe à la révolution industrielle et à
l’expansion économique qui l’accompagne. Elle va organiser une expédition en Egypte, qui préfigure
les missions d’assistance technique et humanitaires actuelles et qui va déboucher sur le percement du
canal de Suez34. Certains de ses membres se manifestent par leurs positions anticolonialistes ou
féministes, ce qui est très novateur pour l’époque. Mais la communauté modèle installée à
Ménilmontant va rapidement dégénérer en secte. L’Eglise saint-simonienne, sous la conduite du
« Père Enfantin » va être ridiculisée pour ses rites, ses costumes35...
Des textes des saint-simoniens ont été publiés aux éditions L’Harmattan,
dont le journal d’Ismaïl URBAIN, qui était chroniqueur de l’expédition en Egypte.
Originaire de la Martinique et descendant d’esclaves affranchis, il se convertit à L’Islam (d’où son
changement de prénom). Il sera ensuite interprète pour l’armée française, notamment en Algérie, où il
prend position pour les Algériens contre les exactions de l’armée et les confiscations de terre.
Il présente ses propositions à Napoléon III sous le pseudonyme de Georges VOISIN.
Ismaïl URBAIN, alias Georges VOISIN (1860), L’Algérie pour les Algériens, rééd. Séguier, 2000
Henri de TURENNE et Robert SOULÉ ont réalisé, pour la télévision une fresque historique, L’Algérie des
chimères, qui s’inspire de l’aventure d’Auguste Warnier et Ysmaël Urbain, deux officiers saint-simoniens qui
partent en Algérie avec le rêve de marier l’Orient et l’Occident. Diffusée sur Arte en novembre 2001 et en trois
épisodes, est disponible en VHS et DVD. Le roman est édité chez Jean-Claude Lattès/Arte Editions.
Un groupe de féministes saint-simoniennes fonde en 1830 une revue La femme libre, qui sera
rebaptisée La tribune des femmes, pour éviter les mésinterprétations machistes.
Pour donner une idée de l’influence des idées de St-Simon, notamment sur le courant technocratique,
on peut signaler que, durant la deuxième moitié du 20° siècle, un groupe de réflexion s’est réclamé de
sa pensée. Ce groupe, créée en 1982 par l’historien François FURET, Pierre ROSANVALON, Roger
FAUROUX et Alain MINC, s’était intitulé « Fondation St-Simon » et avait établi son siège social dans
les locaux de l’ancienne Ecole Polytechnique, sur la montagne Ste Geneviève. Il réunissait des
penseurs, scientifiques, patrons, hauts fonctionnaires, syndicalistes et hommes politiques de différents
partis, qui partageaient une volonté réformatrice et modernisatrice. Leurs travaux, régulièrement
publiés36, ont contribué à ce que d’aucuns ont appelé un « consensus mou » de la société française
autour d’une conception socio-libérale de l’économie37. Elle a fermé ses portes en juin 1999.
Références
Antoine PICON (2002), Les saint-simoniens: raison, imaginaire et utopie, Belin, Paris.
« L'itinéraire des disciples de Claude-Henri de Saint-Simon et du saint-simonisme. Dans les années 1830, ils
sont les défenseurs du progrès humain et technique et contribuent à donner forme à des projets, des espoirs et
des mythes qui vont marquer les sociétés industrielles » (France-Culture)
Emile Témine (2002), Un rêve méditerranéen. Des Saint-simoniens aux Intellectuels des années
trente, Actes Sud.
34
percement qui avait été préconisé cent ans auparavant par Voltaire.
A titre d’exemple, ils ne portaient que des vêtements se boutonnant dans le dos, ce qui les contraignait à une
interdépendance permanente.
36
Notes de la Fondation Saint-Simon, 91 bis, rue du Cherche-Midi, 75006 Paris
37
Pierre ROSANVALON, « la Fondation Saint-Simon, une histoire accomplie », Le Monde, 23 juin 1999.
35
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3.6.5) Les Socialismes utopiques : Charles FOURIER (1772-1837)
Né à Besançon dans une famille de commerçants riches, mais ruinés par la spéculation,
« sergent de boutique illitéré », mais autodidacte, il sera commis voyageur puis caissier à
Lyon avant de se consacrer à la publication de ses œuvres et de fonder un hebdomadaire : Le
Phalanstère.
C’est un révolutionnaire radical qui remet en cause non seulement l’ordre social et
l’organisation du travail mais aussi la morale et toutes les valeurs de notre civilisation. Il
prône une véritable révolution culturelle.
1822 : Traité de l’association domestique et agricole
1830 : Le Nouveau Monde industriel et sociétaire
1835 : La fausse industrie morcelée, répugnante et mensongère
Il s’oppose aux tendances technocratiques de St-Simon :
1831 : Pièges et charlatanisme des deux sectes de Saint-Simon et d’Owen
Il dénonce les « vices de la civilisation »: « commerce mensonger », industrie et mariage
bourgeois, qui couvrent de leurs beaux principes « indigence, fourberie, oppression,
carnage ». Il se pose en révolutionnaire féministe, prône la liberté sexuelle et imagine une
société idéale, le Phalanstère dont l'harmonie repose sur la composition soigneusement
étudiée des groupes qui la constituent. Pour la première fois, une organisation sociale
utopique est fondée, non plus sur des principes moraux abstraits, mais sur des préoccupations
psychologiques. Sa démarche annonce la psychologie sociale, la réflexion sur les groupes et
la motivation, même si elle n’est pas encore véritablement scientifique. C’est encore de la
spéculation intellectuelle, plus que le fruit d’une véritable observation.
Fourier recherche la loi universelle du lien social. De même que la loi de l’attraction
universelle de Newton explique l’harmonie du monde physique, de même l’« attraction
passionnée38 » va expliquer la constitution des groupes. « L’attraction est le moteur de
l’homme, elle est l’agent que Dieu emploie pour mouvoir l’univers et l’homme ». C’est « une
impulsion donnée par la nature antérieurement à la réflexion et persistante malgré
l’opposition de la raison, du devoir, du préjugé ».
On voit bien une volonté d’unifier les sciences. C’est la même loi de l’attraction universelle
qui permet d’expliquer tous les phénomènes de l’univers, des phénomènes physiques aux
phénomènes humains.
Le lien social repose sur les « passions » (ce que nous appellerions aujourd’hui motivation).
Fourier en distingue 12 :
 « les cinq sensitives, qui tendent à l’exercice plein des cinq sens ;
 les quatre affectives qui tendent à former les groupes d’amitié, ambition, amour et
familisme ;
 et les 3 distributives, méconnues ou décriées mais infiniment précieuses »,
qui « tendent aux séries » : « la composite, enthousiasme tout divin »,
« la cabaliste, fougue spéculative, esprit de parti »,
« la papillonne, ou besoin de variété ».
38
Qu’on pourrait apparenter à la φιλία d’Aristote.
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Toutes ces passions sont naturelles, donc divines et bonnes. La société doit s’organiser pour
les satisfaire.
« Aimez le travail, nous dit la morale : c’est un conseil ironique et ridicule.
Qu’elle donne du travail à ceux qui en demandent, et qu’elle sache le rendre aimable ;
car il est odieux en civilisation par l’insuffisance du salaire, l’inquiétude d’en manquer,
l’injustice des maîtres, la tristesse des ateliers, la longue durée et l’uniformité des fonctions ».
« Il faut que l’industrie sociétaire, pour devenir attrayante, remplisse les sept conditions
suivantes :
- Que chaque travailleur soit associé, rétribué par dividende et non salarié.
- Que chacun, homme, femme, enfant, soit rétribué en fonction de trois facultés : capital,
travail, talent.
- Que les séances industrielles soient variées environ huit fois par jour, l’enthousiasme ne
pouvant se soutenir plus de deux heures dans l’exercice d’une fonction agricole ou
manufacturière.
- Qu’elles soient exercées avec des compagnies d’amis spontanément réunis, intrigués et
stimulés par des rivalités très actives.
- Que les ateliers et cultures présentent à l’ouvrier les appâts de l’élégance et de la
propreté.
- Que la division du travail soit portée au suprême degré afin d’affecter chaque sexe et
chaque âge aux fonctions qui lui sont convenables.
- Que dans cette distribution chacun, homme, femme et enfant, jouisse dans ce nouvel ordre
d’une garantie de bien-être, d’un minimum suffisant pour le temps présent et à venir ; et
que cette garantie le délivre de toute inquiétude pour lui et les siens. »
On voit que ces théories utopistes ne sont pas dénuées de bon sens. Fourier détaille
minutieusement l’organisation pratique de son Phalanstère. Il pousse très loin la
déstructuration des liens sociaux traditionnels : séparation des hommes et des femmes, des
enfants et des parents… (comme on le verra dans les kibboutz israéliens).
Fourier a de nombreux disciples qui vont mettre ses idées en pratique, de façon plus ou moins
éphémère, en Seine-et-Oise, mais aussi en Roumanie, en Russie ou aux Etats-Unis.
Jean-Baptiste GODIN, inventeur génial, industriel de la fonderie (les poêles Godin), cherche à
redistribuer à ses ouvriers la richesse produite collectivement. Il va réaliser un « palais
social », le Familistère de Guise dans l’Oise, qu’on peut encore visiter aujourd’hui. C’est une
application pragmatique des idées de Fourier : il respecte la cellule familiale, mais il crée une
ville intégrée à côté des usines, avec tous les services gratuits : crèches, écoles, théâtre,
santé… Il veut fournir le maximum de confort à tous ses employés, de façon égalitaire, sans
distinction de statut. Il crée une caisse de retraite… et à sa mort, il ne possède plus ses usines,
puisque le capital a été réparti parmi ses employés.
Jean-Baptiste André GODIN, La richesse au service du peuple ; Le Familistère de Guise
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Après la révolution de 1848, on s’inspirera des idées de Fourier dans un projet de 12 cités
ouvrières dans Paris. L’objectif est de « désarmer pacifiquement l’émeute » en fournissant
aux ouvriers des conditions de vie acceptables. Il s’agit aussi de lutter contre la promiscuité
des taudis insalubres, dans une visée moralisatrice et hygiéniste. L’épidémie de Choléra de
1832 a, en effet, alerté la bourgeoisie sur les risques encourus. Un seul de ces projets sera
réalisé, au 58 rue de Rochechouart, dans le 9° arrondissement : la cité Napoléon est financée
en grande partie sur la cassette personnelle du prince Louis-Napoléon Bonaparte, élu
président et qui se proclamera bientôt empereur. On y trouve des logements plus vastes, plus
sains, moins chers, avec des services collectifs (crèche, école maternelle, buanderie…). Mais
la rigidité du règlement imposé, la surveillance morale, la fermeture de la porte après
22 heures… vont lui faire attribuer le sobriquet de « caserne Napoléon ».
Une application inattendue des idées de Fourier se ressent encore dans l’urbanisme parisien.
Quand le baron Hausman remodèle la capitale, il ne reprend pas le modèle géométrique du
damier, qu’on retrouve dans toutes les villes créées de toutes pièces, en Europe (Richelieu…)
comme en Amérique. Fourier y voyait un échec de la civilisation : les passions ne peuvent pas
se croiser à angle droit.
La plupart des idées de Fourier seront généralisées au cours du 20° siècle : la Sécurité sociale,
l’Instruction publique, le mutualisme, le coopératisme, la participation des employés aux
résultats ou au capital de l’entreprise, les caisses de retraite, les conventions collectives, les
comités d’entreprise, la formation permanente, l’assurance chômage, le RMI. Certaines de ces
réalisations sont toutes récentes et plusieurs sont aujourd’hui menacées.
« Fourier, qui nous a enseigné les correspondances de l’univers » disait Baudelaire, a
également été célébré par Victor HUGO. Il a été redécouvert par les Surréalistes (« Ode à
Charles Fourier » d’André BRETON) et par la contre-culture des années 1960, qui glorifient
la libération des pulsions qu’il a préconisée.
A sa mort, il avait laissé inachevé une sorte de roman de science-fiction, qui décrit le monde
idéal d’Harmonie auquel l’humanité pourrait parvenir si elle suit ses préceptes. Ses disciples
n’oseront pas publier cet ouvrage peu conforme au puritanisme de son époque. Il faudra
attendre 1967 pour qu’un éditeur s’y intéresse : Le nouveau désordre amoureux.
Références :
Le Familistère Godin à Guise, [présentation sommaire de Godin, du Familistère et des usines]
DELABRE Guy, GAUTIER Jean-Marie, Vers une république du travail. Jean-Baptiste Godin. 1817-1888,
Editions de La Villette, « Penser l’espace », 1988, 178 p.
[présentation fouillée et détaillée des idées et réalisations de Godin]
PAQUOT Thierry (dir.), Le Familistère Godin à Guise. Habiter l’utopie, Editions de La Villette, « Penser
l’espace »
Victor CONSIDERANT, Description du Phalanstère & considérations sociales sur l’architectonique, Guy
Durier.
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3.6.6) Les Socialismes utopiques : Pierre-Joseph PROUDHON (1809-1865)
C’est le premier véritable prolétaire de tous les penseurs de philosophie sociale que nous
avons vus jusqu’à présent. Originaire d'une famille d'artisans ruraux très modestes de
Besançon, il parvient à faire des études brillantes, où il connaît l'humiliation des brimades et
moqueries de ses camarades plus fortunés. Il doit interrompre prématurément ses études pour
des raisons financières. Ouvrier typographe, il réussit à passer le Baccalauréat à 29 ans et
obtient une bourse qui lui permet de continuer à étudier et à mener ses travaux.
1840 : La publication de Qu'est-ce que la propriété ? (« La propriété, c'est le vol ») le prive
de ressources. Fondé de pouvoir d'une petite entreprise puis journaliste, il est élu député après
la révolution de 1848, à laquelle il a activement participé. Il sera incarcéré 3 ans par LouisNapoléon Bonaparte, plusieurs fois poursuivi en justice et devra s'exiler 4 ans en Belgique.
Il reste un prolétaire et oppose aux tendances hiérarchiques de St Simon un égalitarisme
ouvrier. Il distingue la propriété (des biens de production) et la possession (des biens
d’usage ou des instruments de travail) qui ne donne pas de pouvoir sur les autres et n’est donc
pas condamnable.
Ce « sans-culotte de la philosophie » laisse une œuvre immense, brouillonne, contradictoire.
Cet « aventurier de la pensée et de la science », ce « philosophe combattant » aura une
énorme influence sur le mouvement socialiste français, l'anarchisme, le mouvement syndical
(l'anarcho-syndicalisme), le courant autogestionnaire, la Commune de Paris et la révolution
soviétique de 1917 (les premiers Soviet).
Il s’oppose avec autant de vigueur au « régime propriétaire » qu’à l’utopie communiste, « le
plus damné mensonge que l'on puisse présenter aux hommes ». Il en perçoit le caractère
religieux : « Il se prêche en ce moment je ne sais combien d'Evangiles nouveaux. Je n'ai pas
envie d'augmenter le nombre de ces fous ». Il se brouille avec Karl Marx, à qui il reproche ses
tendances autoritaires. Cette opposition à Marx est à l’origine des deux courants qui vont
dominer le mouvement ouvrier durant tout le 20° siècle et se déchirer à mort : L'anarchisme et
le communisme.
On peut relever de nombreuses contradictions dans la pensée de Proudhon. On peut lui
reprocher sa violence antisémite, son machisme… Mais la cohérence interne de son œuvre
réside justement dans ses contradictions. Il refuse tout esprit de système, assume ses
« oscillations intellectuelles », revendique une « philosophie plus large, admettant dans un
même système la pluralité des principes, la lutte des éléments, l’opposition des contraires ».
Il faut maintenir le pluralisme, principe du mouvement et de la vie.
 dialectique sans synthèse : il faut vivre les contradictions sans chercher à
les dépasser dans une unité supérieure (contrairement à Hegel et à Marx).
 équilibre provisoire entre les deux termes.
Il veut fonder « une science de la société, absolue, rigoureuse, basée sur la nature de
l’homme et de ses facultés et sur leurs rapports, science qu’il ne faut pas inventer mais
découvrir » (1839).
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Il oppose aux « socialismes utopiques » le « socialisme scientifique », qui serait fondé « sur
une science de la société méthodiquement découverte et rigoureusement appliquée ». Il s’agit
de découvrir les lois de fonctionnement de la société et ensuite les appliquer.
Cette science de la société doit donc combiner la théorie et la pratique.
Il renvoie dos à dos l’idéalisme et le matérialisme « qu’on pourrait définir comme le
mysticisme de la matière », au bénéfice de sa « théorie idéo-réaliste », qui porte sur les
rapports entre sujet et objet, esprit et matière, théorie et pratique, idéal et réalité.
L’action humaine produit simultanément des idées et la réalité.
Individu et société ont chacun une existence bien réelle.
Ils se produisent mutuellement et on peut connaître l’un par l’autre.
La « force collective » a une existence réelle, tout à fait distincte des forces individuelles
et supérieure à leur somme.
Ce sont « des réalités aussi réelles que les individualités qui les composent ».
Proudhon pense vraiment en termes de causalité circulaire :
- « L’homme n’est homme que par la société ».
- Mais la société ne peut se développer que par les individualités qui la composent.
Elle vit d’individus libres et créatifs, elle dépérit d’individus asservis
(comme dans la monarchie ou le communisme).
 échange réciproque, association égalitaire
L’antagonisme des classes doit aboutir à une société de travailleurs
participant à égalité à la gestion et à la production au sein d’une coordination spontanée.
Karl MARX (1818-1883), qui a repris à Proudhon les termes de « socialisme utopique » et de
« socialisme scientifique », s’approprie ce dernier terme pour décrire sa conception matérialiste de
l’histoire qu’il oppose à ces utopistes idéalistes qu’il déconsidère et combat. Il mériterait de figurer
dans cette rubrique, à la fois pour le contenu de sa pensée et pour le déroulement chronologique,
mais nous le retrouverons un peu plus loin, car il va marquer profondément la pensée des sciences
humaines du 20° siècle. Dans sa lutte acharnée contre le courant anarchiste et libertaire de Proudhon,
le marxisme va s’imposer, marquant de manière définitive les luttes sociales du 20° siècle.
Les socialismes utopiques annonçaient donc une approche psychosociale, mais ils seront laminés par
une approche qui se prétend plus scientifique et qui va ancrer la compréhension de l’homme et de la
société dans un paradigme étroitement social et même économique.
Références :
- Justice et liberté, textes choisis et présentés par Jean Muglioni, PUF, « Grands textes », 268 p.
Pierre ANSART
- Marx et l’anarchisme. Essai sur les sociologies de Saint-Simon, Proudhon et Marx, PUF, « Bibliothèque de
sociologie contemporaine », 560 p.
- Naissance de l’anarchisme. Esquisse d’une explication sociologique du proudhonisme, PUF, « Bibliothèque
de sociologie contemporaine », 264 p.
- Sociologie de Proudhon, PUF, « Le sociologue », n° 9, 230 p.
ARVON Henri
- L’anarchisme, PUF, « Que sais-je ?, n° 479, 7° éd., 1977, 128 p.
- L’autogestion, PUF, « Que sais-je ?, n° 1832, 1979, 128 p.
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