la prehistoire des sciences humaines

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EPP - 1° année - cours de J.G. OFFROY – 2007-2008 - 1° semestre : INTRODUCTION AUX SCIENCES HUMAINES
LA PREHISTOIRE DES SCIENCES HUMAINES
I - Les questions fondatrices et les premières réponses
1.
2.
3.
4.
5.
6.
Les origines de l’humanité
Les questions existentielles
Les questions pratiques
L'approche magico-religieuse
Les techniques sociales
L'approche philosophique
II - Les philosophes précurseurs des sciences humaines
L’Antiquité
Le matérialisme
Platon ou l’idéalisme
Aristote ou l’empirisme
L’opposition entre Platon et Aristote
Les premières tentatives de sciences humaines
Le Moyen-âge
Le néoplatonisme chrétien : Saint Augustin et la théocratie
La philosophie arabe
Le Thomisme
conclusion
La Renaissance
L’invention de l’imprimerie
Les grandes découvertes
Une révolution politique et économique
Une révolution religieuse : La Réforme
Une révolution intellectuelle et artistique
La révolution copernicienne
conclusion
L’âge classique et le développement des sciences
L’autonomisation des sciences de la nature
Les obstacles au développement des sciences
Le retard des sciences humaines
Les moralistes, précurseurs de la psychologie
Les philosophes penseurs du social
Le siècle des Lumières
le développement des philosophies matérialistes
Montesquieu
la naissance de la science économique
Rousseau
Les prémices des sciences humaines : l’Encyclopédie,
la Société des observateurs de l’homme et les idéologues
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I - LES QUESTIONS FONDATRICES
et LES PREMIERES REPONSES
1. Les origines de l’humanité
A chaque nouvelle découverte de la paléontologie, l'origine de l'humanité recule dans la nuit des
temps. On a découvert, au début du 21° siècle, une mâchoire et des outils vieux de 2,33 millions
d’années, qu’on pourrait attribuer à des hominidés. A partir de quel moment peut-on parler d’espèce
humaine ? A partir de quel moment l’homme se distingue-t-il de l’animal ? C’est un débat qui fait rage
actuellement au sein de la paléoanthropologie.
Sans entrer dans ce débat, il semble que l’homme, depuis les origines, soit hanté par quelques grandes
questions qui révèlent son angoisse, face à la mort, sa terreur face aux menaces de la nature, sa
petitesse devant l’infini de l’univers, sa perplexité face aux difficultés de la vie et des relations aux
autres, mais aussi son étonnement, voire son émerveillement.
2. les questions existentielles
- sur l’univers
Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?, D’où tout cela vient-il ?,
existe-t-il des réalités qui échappent à nos sens ?
et toute la liste de tous les pourquoi que posent sans arrêt les enfants
- sur la nature de l'homme
son identité : qui suis-je ? son origine : d'où viens-je ? son devenir : où vais-je ?
le sens de la vie : pourquoi ? le destin : liberté ou déterminisme, hasard ou nécessité ?
l'homme est-il bon ou mauvais, ange ou bête ?
- sur la nature de la société et sur les rapports entre l'individu et la société
qui est le premier de l'individu ou de la société (fameux débat de l’œuf et de la poule),
quelles sont nos origines ?
nature ou culture, inné ou acquis...
Il est intéressant de remarquer que toutes ces questions existentielles sont souvent posées sous la
forme binaire de couples opposés, comme si l'un des pôles devait nécessairement exclure l'autre.
3. les questions pratiques
A côté de ces questions existentielles, de nombreuses questions pratiques se posent :
- comment vivre ensemble ?, est-il possible de coexister ?
- est-il plus efficace de coopérer ou de s’entretuer ?
- comment organiser la vie collective ?
- les rapports
entre l'homme et son environnement,
entre les groupes sociaux, entre les sexes, entre les générations,
- comment aménager et améliorer nos conditions de vie ?
- comment répartir les ressources et les augmenter ?
- peut-on imaginer un monde meilleur ? est-il réalisable ?
- comment concilier intérêt individuel et intérêt collectif ?
- comment prendre les décisions ?
- doit-il y avoir des dominants et des dominés, des forts et des faibles, des riches et des pauvres ?
c'est à dire, l'organisation sociale doit-elle être égalitaire ou inégalitaire ?
autrement dit, les différences doivent-elles créer l'inégalité, l’exclusion, la violence ?
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4. l'approche magico-religieuse ou mythologique : une réponse globale
Il semble que les premières réponses soient globales. Elles articulent le pourquoi et le comment, les
questions existentielles et les questions pratiques. Elles sont d'ordre sacré.
Elles font référence à une transcendance, qui dépasse l’homme et la réalité visible.
Selon les anthropologues, c’est une constante de toutes les sociétés humaines : l’homo sapiens sapiens
est un homo religiosus. Ils fondent cette conviction sur la présence de rites funéraires, dès les origines
de l’humanité. Les archéologues ont retrouvé des nécropoles datant de 10.000 ans av. J.C.
(Mésolithique), où des squelettes avaient été inhumés en position fœtale, et même des traces de
sépulture volontaire d’hommes de Neandertal datant du Paléolithique (- 100.000 à 35.000 ans).
Pour le sociologue allemand Max Weber (1864-1920), l'expérience d’irrationalité du monde est la
force motrice de toutes les religions. Ce qu’on ne peut expliquer, on le divinise, on le sacralise. C’est
ainsi que les Egyptiens, qui dépendent des crues du Nil pour leur subsistance, vont diviniser le fleuve
en le personnifiant sous les traits d’Api, vieillard bedonnant qui cache sous son ventre ses réserves de
graisse.
Les plus anciennes religions que nous connaissons sont chamaniques, animistes.
Selon le préhistorien Emmanuel ANATI (La religion des origines, Bayard Presse, 1999),
l’Homo Sapiens aurait une origine, et donc une religion, unique.
Chaque société a élaboré un mythe des origines qui explique le pourquoi des choses, d’où vient notre
monde, comment ont été créés l’homme et la société, comment a été instauré l'ordre de la nature et ce
que doit faire l'homme pour s'y conformer. L’homme surmonte sa terreur en instaurant des régularités,
des cycles : en grec, κοσμοσ signifie l'ordre, la régularité et, par extension, l'ordre du monde, qui
s’impose à partir du chaos originel (χάοσ = le gouffre béant, l’infini). Chaque société a élaboré des
mythes différents mais tous répondent à ces mêmes questions, à la fois existentielles et pratiques.
La cohésion du groupe social réside dans l'adhésion de chacun aux réponses élaborées par la religion.
Au sens étymologique, la religion c'est ce qui relie (du latin RELIGARE = relier). Ce qui relie l'homme
au cosmos, au sacré, à l’invisible, dans une dimension verticale ; ce qui relie les hommes entre eux,
dans une dimension horizontale.
Le mythe d'origine de notre civilisation occidentale se trouve dans La Genèse, qui répond à toutes les
questions existentielles et pratiques que nous venons d’évoquer : Dieu a créé de toutes pièces un
homme achevé, autosuffisant, doué d'intelligence, de sens moral et de libre arbitre, c'est à dire avec
une hiérarchie des valeurs et la capacité de choisir entre le bien et le mal. Il est donc responsable de
ses actes. Il est l'aboutissement de la création, la nature est à son service et il doit la dominer.
L'homme précède la société. Ce n'est pas la société qui a créé l'homme, c'est Dieu. Et ce n'est pas
l'homme qui va créer la société. C’est Dieu qui va décider qu’il n’est pas bon que l’homme soit seul.
La Société, l'ordre social sont un projet divin et donc intangibles. Nul homme ne peut vouloir modifier
l'organisation sociale. Nul ne peut se révolter. On doit se soumettre à la volonté divine. Toute
alternative est diabolique et débouche sur le désordre, la destruction et la mort.
Bien sûr, d'autres civilisations ont créé d'autres mythes, parfois très différents. Pour des raisons de
temps, nous serons malheureusement contraints de nous limiter à l’histoire de la pensée occidentale,
négligeant ainsi la richesse des apports d’autres cultures et d’autres types de pensée (mais nous y
reviendrons en 4° année).
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une réponse globale
Au départ, il y a confusion totale entre le sacré et toutes les fonctions sociales, par exemple
- entre le sacré et le politique (Moïse est chef religieux et politique, législateur, juge, chef de
guerre…),
- entre le sacré et le médical (la guérison est un acte magique. En grec, θεραπεία = religion. Le
prêtre est guérisseur des maux du corps et de l’âme).
En fait, le sacré englobe à la fois toutes les fonctions sociales
et toutes les explications du monde, de l'homme et de la société.
Mais on va voir apparaître progressivement d'autres réponses aux questions pratiques et aux questions
existentielles.
5. Les techniques sociales
Les mythes se sont longtemps transmis par tradition orale.
Et puis, entre le 8° et le 4° millénaire avant J.C., se produit la révolution néolithique (apparition de
l'élevage et de l’agriculture), qui va déboucher sur la sédentarisation et l’urbanisation. Il y a à peu près
6.000 ans, se sont donc constituées les premières cités (c’est l’histoire de la tour de Babel que nous
conte la Genèse). Cette révolution se serait produite simultanément dans six régions du monde (le
« croissant fertile » de la Mésopotamie, l’Egypte, l’Inde, la Chine, l’Amérique centrale et le Pérou)
avec des caractéristiques communes : architecture monumentale (pyramides), céramique, calcul,
écriture.
C’est la naissance des états et l’apparition de nouvelles religions basées sur le culte de la fertilité.
Tous ces phénomènes sont étroitement liés, puisque les grandes concentrations urbaines ne peuvent
exister sans l’approvisionnement des campagnes, sans la production et la conservation de grandes
quantités de nourriture et sans la protection des territoires. Elles ne peuvent se maintenir sans une
forme d’organisation de la vie sociale et des techniques de communication, de contrôle de la
population. Elles supposent un appareil étatique qui peut lever armées et impôts.
« La fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l’asservissement »
Claude LEVI-STRAUSS
On peut se demander ce qui a amené nos ancêtres à s’éloigner de la nature pour s’entasser dans ces
immenses agglomérations. Les archéologues ont longtemps pensé que c’était la nécessité de se
protéger contre les guerres. Mais de récentes découvertes, notamment au Pérou, viennent contredire
cette hypothèse, en privilégiant l’artisanat et le commerce1.
Les fonctions sociales, qui répondent aux questions pratiques,
vont progressivement se différencier de la religion, s’autonomiser et se spécialiser.
1
Nous avons là un bel exemple du concept de complexité sur lequel nous clôturerons cette année : un
enchevêtrement de causes et de conséquences interagissant mutuellement et créant des effets émergents.
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L’autonomisation du politique va d’abord s’affirmer sous la forme d’un pouvoir personnel :
autocratie, despotisme, tyrannie, royauté. Dans l’ancienne Egypte, gouvernée par les prêtres, un
général va se révolter, usurper le pouvoir et se proclamer « pharaon ». C’est le premier coup d’état.
Chez les Hébreux également, comme on peut le lire dans la Bible, le pouvoir politique va se détacher
partiellement du religieux pour être assumé par les militaires (David est un chef de bande qui va
prendre le pouvoir). De même en Inde, la caste des brahmanes (les religieux) va devoir céder la
première place dans la hiérarchie sociale à la caste des guerriers
Mais la stratégie du pouvoir politique est toujours de se sacraliser, de s'autoproclamer sacré et
d'instrumentaliser le sacré à son profit. Le Pharaon se fait diviniser, comme le feront les empereurs
romains. David se fait oindre par le grand prêtre, inaugurant une tradition qui sera reprise par toutes
les royautés occidentales « de droit divin » (Le Roi de France sera « sacré » à Reims ou à Saint Denis
et cette sacralisation lui octroiera le pouvoir de guérir les écrouelles par son simple toucher).
Cette stratégie a été poussée à l’extrême dans les états totalitaires : Le nazisme ou les marxismes se
sont érigés en nouvelle religion. On la voit à l’œuvre aujourd’hui avec l’Islamisme radical, qui utilise
la religion à des fins politiques. Mais on la retrouve aussi, sous une forme atténuée, dans notre
république laïque, selon une tradition inaugurée par Robespierre avec le culte de l’Etre Suprême.
Napoléon BONAPARTE oblige le pape à présider son auto-couronnement. François MITTERRAND,
le premier président socialiste de la 5° République, savait user en maître de cette légitimation du
pouvoir par des gestes symboliques : intronisation au Panthéon, pèlerinage annuel à Solutré… La
dernière campagne électorale américaine est un exemple significatif de l’instrumentalisation de la
religion par le candidat George W. Bush Junior.
Les autocrates prennent le pouvoir par la force et le légitiment par l’instrumentalisation du religieux,
mais ils n'ont pas le monopole du Sacré. Ils restent en concurrence avec les clergés ou des figures
prophétiques. D’où de nombreux conflits entre les pouvoirs spirituels et temporels. Des voix peuvent
s'élever pour dénoncer les décisions politiques, au nom de valeurs sacrées : Antigone contre le Roi
Créon, les prophètes de la Bible contre les rois hébreux et les prêtres… Les druides celtes ont cherché
à moraliser la vie politique, comme le fera l’Eglise au Moyen-âge (la paix de Dieu, le droit d’asile...).
Même les états totalitaires se sont heurtés à des résistants et des dissidents.
C’est la Cité athénienne, qui va élaborer, au 5° siècle avant J.C., la laïcisation du politique, avec
l’invention de la citoyenneté et de la démocratie2. L’organisation de la vie collective, la gestion de la
cité, vont échapper au sacré. Chaque cité va élaborer un mythe d'origine politique, distinct des mythes
religieux. Les dieux ont créé les cités, mais ce sont des législateurs, c'est à dire des hommes, qui les
ont structurées et qui en sont les pères (Solon à Athènes, Lycurgue à Sparte…). On s’invente un père
fondateur qui n’est plus d’origine divine, pour justifier les lois établies par la caste dirigeante. Le
pouvoir n’est plus sacré, il n’est plus cette réalité mystérieuse qui nous échappe, puisqu’il est
l’émanation du groupe.
Cette séparation du politique va aller de pair avec la séparation
- du juridique (relations contractuelles entre les individus)  invention du droit ;
- de l'économique (gestion de la rareté, répartition des richesses et organisation de la production) ;
- de la médecine (les dieux donnent la santé, mais, après les Egyptiens, c'est Hippocrate (460-417),
disciple de Démocrite et de Gorgias, qui en établit les lois et en élabore les techniques, en
s’affranchissant des pratiques magiques) ;
- de l’éducation, confiée à des spécialistes qui vont élaborer une technologie propre pédagogie...
D’ailleurs, il s’agit plutôt d’une oligarchie, qui exclut de nombreuses composantes de la société : les pauvres,
les femmes, les métèques, les esclaves… Cette invention « démocratique » constitue une brève parenthèse avant
la conquête macédonienne. Elle sera reprise à Rome, cité qui va expérimenter, entre le 8° siècle avant J.C. et le
7° siècle après J.C., tous les modèles politiques qu’on retrouvera dans l’histoire de l’Occident.
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On assiste donc à une professionnalisation des tâches sociales, à une spécialisation et à une séparation
des fonctions. Les sociétés vont progressivement élaborer des réponses aux questions pratiques qui
vont se distinguer des réponses religieuses. Les druides celtes, par exemple, ont séparé la justice du
religieux, ce qui est très inhabituel dans le monde antique.
C'est ainsi que vont naître les techniques sociales, pragmatiques et normatives.
Je les appelle techniques et non sciences pour bien insister sur cet aspect pratique de la gestion de la
vie sociale. Les techniques sociales sont soumises aux puissants, contrairement aux sciences sociales
qui visent la compréhension de la réalité sociale et qui ont nécessairement une dimension critique, ou
du moins qui doivent entretenir une certaine distance par rapport au pouvoir. Les Grecs ont été les
premiers à établir cette distinction entre technique (τέχνη ) et science (έπιστήμη), introduisant
ainsi une réflexion sur l’organisation politique et sociale.
Dès les débuts de la pensée occidentale, se trouve posé le rapport compliqué de l’intellectuel au
pouvoir, entre le technocrate, conseiller du Prince (Aristote et Alexandre le grand, Jacques Attali et
François Mitterrand) et le contestataire dissident (Socrate, Diogène, Sartre, Soljenitsyne). Les
philosophes classiques et des Lumières sont partagés entre la critique de la royauté absolue française
et la participation au despotisme éclairé, qui finit toujours par se révéler plus despote qu’éclairé
(Descartes avec la reine de Suède, Voltaire avec Frédéric II de Prusse, Diderot avec la grande
Catherine de Russie).
Le désir de quantification du social, qu’on retrouve dès les premières civilisations mésopotamiennes,
égyptiennes et chinoises, répond à une visée utilitaire, d’ordre fiscal et militaire : les recensements.
L’écriture et la numération, le calcul, sont des inventions fondamentales pour la maîtrise du temps et la
gestion du pouvoir. Les premières techniques sociales ont d’abord servi aux puissants à compter, à
contrôler et à exploiter leurs populations, à lever les troupes et les impôts
 la démographie
C’est d’ailleurs ce que nous rappelle le grand géographe Yves LACOSTE dans le titre de l’ouvrage
qu’il a publié en 1976 : La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre.
Cette séparation du social et du sacré est très progressive, inégale selon les civilisations, et il ne s’agit
pas d’un processus linéaire. La confusion entre le religieux, le politique et le juridique se retrouve
encore, partiellement, dans certains états théocratiques. La pensée théocratique va dominer l’Occident
chrétien du Moyen Age et va progressivement se diluer avec l’Humanisme de la Renaissance.
Bossuet, au XVII° siècle, en sera un des derniers représentants, même si on en trouve des résurgences
à la Restauration (cf. Le rouge et le noir de Stendhal). La philosophie des Lumières, au XVIII° siècle,
va assurer le triomphe des sciences et techniques et la prééminence de l’Etat. Montesquieu va théoriser
la séparation des pouvoirs (exécutif, législatif, juridique) et la Révolution Française va amorcer la
séparation de l'Eglise et de l'Etat, qui sera concrétisée par la 3° république au XX° siècle. La France et
le Portugal sont d’ailleurs les deux seuls états européens à se déclarer officiellement laïcs. Par contre,
les pays du Nord font une distinction beaucoup plus claire entre le politique et le juridique que dans
les pays latins, comme nous le rappellent d’incessantes « affaires ».
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La philosophie
Parallèlement, la philosophie va chercher des réponses aux questions existentielles et aux questions
pratiques, non plus dans les mythes et dans la religion, mais en se basant sur le fonctionnement de la
raison humaine, en cherchant à élaborer des réponses rationnelles.
La pensée sacrée, religieuse, postule l'unité et l'absolu.
Il y a une seule réponse possible qui s’impose à l’homme, celle qui nous a été révélée par Dieu,
communiquée par les esprits, ou transmise par les ancêtres. L'idéal du groupe social est de perpétuer
les mythes des origines, de répéter le passé, de nier le changement, de respecter l’ordre établi par les
dieux, les esprits ou les ancêtres.
A l’inverse, la pensée philosophique est née de la distinction entre le bien et l'ancestral3.
Elle répudie la sagesse, le respect dû aux anciens, pour prôner l'exercice de la raison humaine, qui ne
dépend plus de l’âge mais de la vigueur de la pensée. Ce divorce entre la tradition et la sagesse est
d’ailleurs une des caractéristiques de la pensée occidentale, qu’on ne retrouve pas dans d’autres
cultures. Le sage (σοφός), qui possède la vérité, est détrôné par le philosophe, qui la cherche.
« J’admire celui qui cherche la vérité, je me méfie de celui qui l’a trouvée »
Platon est le premier à séparer la philosophie de la sophistique, le λόγος du μΰθος (la croyance, le
mythe). Il rend bien compte de ce passage au début de son dialogue La République. Il met en scène
Socrate qui est reçu chez un vieillard respecté, Céphas, en train de faire un sacrifice aux dieux. Socrate
commence à le flatter pour sa sagesse, mais quand ils commencent à discuter de la justice, le vieillard
est rapidement disqualifié. Il abandonne la partie, laisse la discussion philosophique aux plus jeunes et
s’en retourne à ses activités religieuses. A la fin du même dialogue, Platon disqualifie Homère et les
arts.
La philosophie est donc ouverte à la diversité et à la relativité des réponses. Elle repose sur le
dialogue, la dispute, la confrontation des points de vue. Le débat permet d’approfondir le
raisonnement et l'esprit critique. La vérité n’est plus donnée, révélée par les dieux, elle est construite
collectivement. C'est de la discussion que jaillit la lumière, en philosophie (comprendre la réalité du
monde, atteindre à la vérité) comme en politique (prendre les meilleures décisions sur l’organisation
de la vie commune) ou en morale (choisir la voie juste, adopter la bonne conduite...)
La mythologie grecque nous montre bien la parenté entre la philosophie et la démocratie, qui
succèdent à l'explication uniquement religieuse. C'est Athéna, fille non désirée de Zeus, qui va être à
la fois déesse de la Raison et protectrice de la démocratie athénienne. Elle va déléguer ses pouvoirs de
raison au premier Aréopage, les sages qui vont siéger sur la colline d'Arès, dieu de la guerre, qui va
ainsi devenir un lieu de débats, de négociations et de paix. Ce mythe est très instructif : il nous montre
bien que la philosophie comme la politique sont issues de la religion, mais dans une relation de
révolte. Il nous montre aussi que la discussion, la réflexion collective et la décision en commun
peuvent détrôner la guerre.
Evidemment, dès le début, on est confronté à la réalité humaine, qui n’est pas seulement rationnelle,
mais également le siège des passions, du goût du pouvoir et de la violence, qui recouvrent souvent la
recherche de la vérité. Les sophistes, qui sont les premiers intellectuels, c'est à dire des professionnels
de la pensée, enseignent la dialectique et l'art de la rhétorique, qui permettent de l'emporter dans les
joutes oratoires. On a souvent conservé des sophistes une image négative, péjorative. En fait, leur
enseignement était essentiellement oral et les traces écrites de leurs œuvres ont pratiquement disparu.
On les connaît donc uniquement par l’image caricaturale qu’en ont laissé les écrits de Platon et
Aristote, leurs adversaires, comme si on ne connaissait Socrate qu’à travers la comédie d’Aristophane.
En fait, ces sophistes insistent sur la relativité des choses : il n’y a pas de vérité absolue.
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Selon une expression de Léo Strauss, philosophe contemporain, américain d’origine allemande.
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Les grands courantes de la philosophie
Les conditions de la connaissance :
Une première classification des grandes écoles de philosophie consiste à distinguer
l'idéalisme et le matérialisme.
« Comment le réel se prête-t-il à notre investigation ? Comment le sujet retrouve-t-il l’objet, le
connaît-il ? Une part importante de l’histoire de la philosophie constitue une tentative pour répondre
à ces questions. Dans ce fait vécu : la connaissance elle-même, la réflexion a séparé le sujet
connaissant de l’objet à connaître et soumis à l’analyse le lien qui les unit. La réponse diffère en
fonction du terme à privilégier : l’objet ou le sujet de la connaissance, l’être ou la pensée, la matière
ou l’esprit, la matière ou la conscience. L’accent porté sur l’un ou sur l’autre distingue les deux
grands courants de la philosophie : le matérialisme et l’idéalisme »
(Madeleine GRAWITZ, Méthodes des sciences sociales, Précis Dalloz, 6° éd. 1984, p. 3)
L'idéalisme donne le primat à l'esprit sur le monde observable. Il s'intéresse au sujet qui pense :
comment percevons-nous la réalité ? Le monde extérieur n'a pas d'existence réelle sans un esprit qui le
perçoit, le comprend.
Un des derniers grands représentants de l'idéalisme, Bergson (1849-1941) déclare :
« Nous ne sommes assurés immédiatement que de l'idée, que ce soit l'idée de la pensée ou l'idée des
choses corporelles ».
« Face au progrès de la science, l’idéalisme ne peut nier le monde extérieur. Devant l’excès d’un certain
scientisme, il se camouflera, se modernisera, prendra des formes nouvelles, telles la phénoménologie »
(Madeleine GRAWITZ, Méthodes des sciences sociales, Précis Dalloz, 6° éd. 1984, p. 12)
A l'opposé, le matérialisme déclare qu'il n'y a pas de connaissance sans objet à connaître, pas de
science possible sans une nature à observer. Notre esprit est compris dans la nature. Lénine (18701924) : « L'admission du monde extérieur, de l'existence des objets en dehors de notre conscience,
indépendamment d'elle, est le postulat fondamental du matérialisme »
« - Qu’en est-il de la philosophie ?
- Elle fut marquée par de grands conflits entre différents modes de pensée. Nous avons déjà vu que certains
considéraient l’être comme étant de nature psychique ou spirituelle. Ce point de vue a pour nom l’idéalisme et
s’oppose au matérialisme qui ramène tous les phénomènes de l’existence à des causes matérielles. »
(GAARDER Jostein, 1991, Le monde de Sophie. Roman sur l’histoire de la philosophie, Seuil, 1995, p. 250-251)
Mais les philosophes ne sont pas d’accord entre eux, même sur les classifications des différentes
écoles de pensé. Cette distinction entre idéalisme et matérialisme, qui est, semble-t-il, d’inspiration
marxiste, est battue en brèche par d’autres philosophes :
« L’idéalisme, qui est une théorie relative à la portée de notre connaissance, s’oppose au réalisme
(selon lequel nous connaissons les choses telles qu’elles sont réellement en elles-mêmes) ; il ne faut
pas le confondre avec le spiritualisme, qui est une théorie relative à la nature de l’être (par ex.,
Leibniz : la réalité des choses serait de nature spirituelle), lequel s’oppose au matérialisme (toute
réalité, même l’esprit, est de nature matérielle).
Didier JULIA (1964), Dictionnaire de la philosophie, Larousse, p. 138
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II - Les philosophes précurseurs des sciences humaines
L’Antiquité
Le matérialisme
La démarche scientifique repose sur le matérialisme. Vers les 6°, 7° siècles av. J.C., les premiers
philosophes-savants matérialistes grecs ont voulu s’affranchir de l’explication religieuse, comprendre
l’univers sans référence aux mythes, à travers la recherche d’un « principe premier » (αρχή).
L’univers est constitué de la combinaison de quatre éléments fondamentaux : l’eau, l’air, le feu et la
terre4. Lequel est à l’origine de notre monde ?
Pour Thalès de Milet (640-546), qui a rapporté la géométrie d’Egypte,
l’eau est la substance primordiale de l’univers.
Pour Anaximène (550-480), c’est l’air.
Héraclite d’Ephèse (576-480), dit l’obscur, est le philosophe de l’éternel devenir, où les contraires
s’opposent et s’unissent tour à tour. Il introduit l’idée du changement. « Nous nous baignons et nous
ne nous baignons pas dans le même fleuve ». Le feu est le principe premier. A travers sa recherche sur
l’origine du monde, il est à la recherche de la connaissance de soi.
(Fragments, Garnier-Flammarion, 2002).5
Anaxagore (500-428) dut s’exiler d’Athènes, accusé d’athéisme parce qu’il voyait les astres, non
comme des dieux, mais comme des masses incandescentes.
A la suite de Leucippe, Démocrite (460-370) développe l’atomisme, qui exclut l’intervention des
dieux dans l’explication de l’univers : il est constitué d'atomes infinis et de vide dans un espace infini,
c'est à dire sans création ni fin, dans un mouvement éternel. Tout est composé d’une combinaison
d’atomes, indestructibles et inaltérables (a-tomos = insécable).
Ces « physiciens » présocratiques, qu’on appelle aussi les Ioniens parce qu’ils vivaient dans les cités
grecques d’Asie mineure, se préoccupent assez peu de l’homme et des rapports sociaux, pour autant
qu’on puisse en juger. Mais on a conservé peu de traces de leurs œuvres et on connaît surtout leur
pensée par les citations qu’en font leurs commentateurs, qui sont souvent leurs adversaires.
Néanmoins, Epicure (341-270) va reprendre cette philosophie matérialiste pour fonder une morale et
une sagesse : le bonheur de l'homme dépend de sa capacité à se libérer de la crainte du divin. Le poète
latin Lucrèce (~98-55) reprendra les thèses matérialistes dans De rerum natura. Tout est matière,
même le corps et l'esprit humain. « L’âme est un corps composé de parties subtiles, semblables à un
souffle ».
L'état des sciences de l'époque ne permet pas de confirmer ou de rectifier ce matérialisme mécaniste
a priori, d'où sa faible extension. Cette pensée matérialiste va être violemment combattue par Platon.
A la même époque, en Chine, on isolait 5 éléments : la terre, le feu, l’eau, le bois et le métal.
Ces divergences sur la conception du principe premier se retrouvent encore au 18° siècle chez les géologues
anglais : WERNER défend le Neptunisme (tout vient de l’eau, toutes les roches se sont formées en milieu
aqueux, alors que HUTTON, ami de Watt, l’inventeur de la machine à vapeur, ne jure que par le Plutonisme
(l’eau n’est qu’un épiphénomène, la cause première est le feu (Pascal RICHET, L’âge du monde. A la découverte
de l’immensité du temps, Seuil, 1999)
4
5
LA PREHISTOIRE DES SCIENCES HUMAINES
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Platon ou l’idéalisme
Socrate (~469-399) sera condamné à mort pour athéisme par l'assemblée du peuple athénien.
Son disciple Platon est un adversaire acharné, à la fois des matérialistes, notamment de Démocrite, son
contemporain, et des sophistes, à qui il reproche leur relativisme, leur pragmatisme et leur
mercantilisme.
Pour Platon (429-347), le monde des idées (l'essence) préexiste à la réalité matérielle des choses.
La réalité qu'on perçoit n'est que le pâle reflet des idées éternelles. Platon illustre cette conception par
le "mythe de la caverne" : nous vivons au fond d'une grotte, tournés vers la paroi. Ce que nous voyons
sur cette paroi, ce ne sont que les ombres projetées par les êtres qui passent dehors, devant l'orifice de
la caverne. Cette réalité extérieure est bien plus belle que le pâle reflet auquel nous avons accès par
nos sens. Mais elle n'est accessible que par la contemplation, par la réminiscence de ce que nous
avons pu voir quand nous étions dehors, c'est à dire dans une vie antérieure. C’est ainsi que dans ses
fameux dialogues, qui sont de véritables chefs d’œuvre littéraires, il met en scène Socrate pratiquant la
maïeutique pour « accoucher les esprits ».
Platon revient à une raison immanente6, qui n’est pas construite collectivement par la réflexion
humaine, mais qui préexiste à l’homme et qui est cachée, réservée à des initiés, accessible seulement
par l’ascèse individuelle. Il prône donc une démarche ésotérique, aristocratique, opposée à une
démarche démocratique.
La République7 de Platon est un traité sur l'organisation idéale de la cité, où le pouvoir est confié au
philosophe-roi. C'est à dire que l'organisation de la cité doit reposer, non plus sur l'ordre divin, mais
sur la raison universelle, qui préexiste à l'homme. L’ordre social doit reposer sur l’idée de Justice, sur
l’idée du Bien, qui ne sont pas le résultat d’une convention entre les hommes. Le philosophe, qui
s'appuie sur des principes universels, s'oppose alors aux sophistes qui prônent le relativisme. Platon
leur reproche de rechercher, non la vérité absolue, mais l'adhésion des auditeurs, y compris par des
moyens trompeurs (rhétorique, manipulation...)
Platon est né dans une famille noble d’Athènes. Sa famille est impliquée dans la tyrannie des 30, un
gouvernement « collaborateur » installé à Athènes par les Lacédémoniens vainqueurs de la guerre du
Péloponnèse. Platon est donc contre la démocratie qui, en plus à ses yeux, est entachée par la
condamnation à mort de son maître, Socrate.
Il constate qu’en pratique le pouvoir s’appuie soit sur la force, principe de la tyrannie, soit sur le
hasard8 ou la démagogie qui flatte les émotions et les passions, comme dans la démocratie. A ces
deux principes, il oppose le savoir, la sagesse. C’est sur ce principe idéal que devrait s’appuyer le
pouvoir, pour diriger les peuples pour leur plus grand bonheur, c’est à dire dans le respect des valeurs
intangibles et éternelles.
L'individu préexiste à la société et l'âme préexiste au corps.
La société, macrocosme, n'est qu'une réplique de l'homme, microcosme.
L'homme est régi par trois tendances fondamentales (et son âme est située dans trois parties du corps) :
- le désir des objets matériels (situé dans le nombril),
- le désir de s'affirmer, avec ses valeurs personnelles (le cœur),
- le désir de connaître, la raison, le jugement (la tête).
A ces 3 désirs, correspondent 3 vertus : tempérance, courage, sagesse.
L'équilibre de l'homme est dans la possession harmonieuse de ces 3 vertus.
6
immanent, de immanere = résider dans
Nouvelle traduction de Pierre Pachet (1994) : La République. Du régime politique, Gallimard, « Folio Essais »,
n° 228.
8
A Athènes, certaines fonctions politiques étaient tirées au sort, comme aujourd’hui les jurys de cours d’assises.
7
LA PREHISTOIRE DES SCIENCES HUMAINES
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L'équilibre de la société (macrocosme) dépend de la place qu'elle va accorder aux 3 grands types
d'activité : artisanale (la production), guerrière (la défense de la cité), magistrature (le pouvoir
politique).
organe
faculté
vertu
Statut social
Désir de connaître
Tête
Raison
sagesse
magistrats
Désir de s'affirmer
Cœur
Affectivité
courage
guerriers
Nombril
sensation
tempérance
artisans
Désir des objets matériels
C’est pourquoi son traité de politique est également un traité d’éducation, puisque l’organisation
sociale ne peut reposer que sur une éducation soignée des membres qui la composent. Une des grandes
œuvres de sa vie sera d’ailleurs la création d’une école destinée à la formation de l’élite : l’Académie.
http://agora.qc.ca/REFTEXT.nsf/Documents/Musique--Platon_et_la_musique_par_Dominique_Collin
[ PLATON-COLLIN]
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Aristote ou l’empirisme
« L’étonnement est le commencement de la philosophie » (Aristote)
Aristote (384-322) va fréquenter l’Académie de Platon pendant de nombreuses années, avant de
devenir le précepteur d’Alexandre de Macédoine et de fonder sa propre école : le Lycée. Il poursuit
l’œuvre de son maître, mais dans une perspective assez différente, moins dogmatique et plus
pragmatique. Aristote replace l’homme parmi les animaux, même s’il en fait le seul animal doué du
λόγοσ (la raison, le langage), du sens du bien et du mal, du sens de la justice ainsi que du rire.
C'est la société qui est première. Il n’existe pas d’homme à l’état de nature, qui serait antérieur à la
création de la société. L'homme est par nature un animal social, un être policé, régi par un instinct
grégaire, "ζώον πολιτικόν" (littéralement, un animal de la cité, civique, citoyen). Il possède en lui
cette motivation fondamentale de se regrouper avec les autres êtres humains, la φιλία (la sociabilité).
« L’homme qui peut vivre seul est soit un animal, soit un dieu »9.
«La cité est, par nature, antérieure à la famille et à chacun de nous pris individuellement» La Politique
Le tout est antérieur à chaque partie prise isolément. Ainsi, aucune partie de notre corps ne peut exister
indépendamment du corps lui-même. De même, l'individu ne peut exister en dehors du corps social
qui lui donne vie. Il « est par rapport à la cité comme les parties par rapport au tout ». Ce ne sont pas
mes organes qui ont créé mon corps en se rassemblant. De même pour le corps social. La cité n’est pas
une simple communauté de lieu, c’est la communauté du bien-vivre. Non seulement l’homme ne peut
survivre en dehors de la société, mais il ne peut accéder au bonheur de façon individuelle.
Aristote appelle « République » le régime fondé sur la recherche de l’intérêt général et « Démocratie »
celui qui confie le gouvernement au plus grand nombre.
Plus que les affirmations de Platon, ses réflexions sont œuvre d'observation. Alors que Platon édictait
a priori, de façon normative, la forme la moins pire de gouvernement (la théorie précède la pratique),
Aristote ne se prononce pas. D’ailleurs, il n’est pas, comme l’était Platon, impliqué dans la vie
politique athénienne : c’est un métèque qui n’a le droit, ni de posséder des biens immobiliers, ni de
participer à la vie politique. Il essaye de décrire la réalité sociale qu'il a sous les yeux, de comparer les
mérites respectifs de telle ou telle organisation sociale. Il estime néanmoins que république et
démocratie ne s’opposent pas, puisque la meilleure façon de servir l’intérêt général est de confier le
gouvernement au plus grand nombre. Mais sa conception de la démocratie reste sélective. Pour lui, les
artisans ne peuvent être citoyens, car ils sont en état de dépendance par rapport à leurs clients. Seuls
les citoyens riches ont assez de loisir et d’indépendance pour s’occuper de la gestion de la cité.
- La constitution des athéniens
- La Politique Paris, Librairie philosophique Vrin, 1982, 598 p. (édition critique), ou
Denoël-Gonthier, « Médiations », 1983, 293 p.
Nous insistons surtout sur l’œuvre politique d’Aristote, mais c’est un penseur universel qui englobe
toutes les connaissances de son époque, la Physique, la Métaphysique, et qui propose une éthique.
« Pour être morale, une action doit être d’abord techniquement réussie. »
- L'Ethique à Nicomaque (Livre de Poche, n° 4611, 1992)
On reproche souvent au philosophe d’avoir la tête dans les nuages et Platon donnait l’exemple du
philosophe qui ne voit pas le trou et tombe au fond. Aristote estime que le philosophe peut garder les
pieds sur terre. Dans La Politique, il donne l’exemple de Thalès de Milet qui avait su s’enrichir par la
spéculation : une année, il avait réservé l’usage de tous les pressoirs à olives et comme la récolte avait
été particulièrement abondante, les producteurs, pressés de presser leur huile, avaient payé très cher le
droit d’utiliser le pressoir.
Morale et politique, textes choisis et traduits par Florence et Claude Khodoss, PUF, « Grands textes », 208 p.
Blaise PASCAL semble lui faire écho à quelques siècles de distance : « L’homme n’est ni ange ni bête et qui
veut faire l’ange fait la bête ».
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L’opposition entre Platon et Aristote à l’origine de l’histoire de la pensée
occidentale
Pour Aristote, la réalité extérieure des choses est accessible à nos sens. Elle est directement
perceptible à partir de l'observation. La démarche de Platon va des idées aux faits, celle
d'Aristote des faits aux théories. D’une certaine manière, Aristote peut être considéré comme
un anti-Platon, au niveau de la démarche méthodologique.
Le dogmatisme de Platon repose sur sa passion de l’unité, de l’harmonie, de la cohésion
sociale.
Son rationalisme encourage la contemplation, la spéculation et l'abstraction.
« Nul n'entre ici s'il n'est géomètre », avait-il fait graver au fronton de l’Académie.
Le pragmatisme d'Aristote s’ouvre à la diversité, au pluralisme, au réformisme prudent.
Son empirisme va se tourner vers le concret, en développant l'observation,
mais pas encore l'expérimentation.
« Il n’y a rien dans l’intelligence qui ne passe d’abord par les sens ».
La première étape de la démarche scientifique consiste à décrire la réalité, dénombrer, classer
et nommer les éléments de cette réalité, pour se repérer et pour maîtriser la diversité.
C'est ce qu'on appelle la taxinomie.
On trouve donc un embryon de la démarche scientifique, autant des sciences de la nature que
des sciences humaines dans l'Antiquité. Mais cette démarche, qui préfigure l'approche
scientifique, va être supplantée par une philosophie dogmatique et rationaliste, dans la lignée
de Platon. Ce dernier va avoir une immense influence sur la pensée occidentale. On lui doit :
1) Le dualisme des classes qui correspond au dualisme métaphysique âme-corps.
Sous son ordre tripartite, se cache une opposition dominants-dominés, élite-masse,
souvent représentée de façon spatiale (haut-bas, sommet-base, supérieursinférieurs...) dans une hiérarchie symbolisée par une pyramide ou une échelle
sociale.
2) L’esprit d’utopie, dans la représentation idéale de la cité, qu’on va retrouver à
chaque étape de notre histoire, et qui va finalement déboucher sur les totalitarismes
du XX° siècle, au nom de la justice et du bonheur de l’humanité, c’est à dire au
nom d’une raison immanente décrétée par les idéologues successeurs du
philosophe-roi.
On va retrouver, dans toute l’histoire de la pensée occidentale et dans la démarche
scientifique, l'opposition entre
- d’une part, la méthode platonicienne, rationaliste et déductive : on ne part pas des faits,
mais de principes a priori, de prémisses supposées vraies dont on déduit logiquement les
conséquences, comme en mathématique ;
-
d’autre part, la méthode aristotélicienne, comparative et inductive : on généralise à une
classe d'objets ce qu'on a observé sur un individu ou quelques cas particuliers. Cette
méthode inductive qu’Aristote attribue d’ailleurs à Socrate, dégage l’essence universelle
des choses par la confrontation des exemples particuliers.
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Cette opposition entre les deux démarches peut être illustrée par les différences culturelles
qu’on attribue traditionnellement aux cultures latines et anglo-saxonnes, ces dernières étant
considérées généralement plus pragmatiques. Ainsi, la jurisprudence anglo-saxonne procède
du particulier au général, alors que le code Napoléon va du général au particulier.
Pour résumer, on peut représenter l’opposition entre les deux types de démarche :
PLATON
l’individu est premier
Dogmatique
Rationalisme
Contemplation, spéculation
Abstrait
unité, harmonie
Méthode déductive
Conservatisme politique
Aristocrate
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ARISTOTE
la société est première
Pragmatique
Empirisme
Observation
Concret
diversité, pluralisme
méthode inductive
réformisme prudent
Démocrate
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Les premières tentatives de sciences humaines
La démarche scientifique va naître à la fois de la démarche matérialiste et de la démarche empirique.
Ce qui va permettre le début des sciences naturelles : botanique, astronomie, physique... et un
embryon de sciences humaines.
Hérodote (484-425), dans son Enquête, va décrire tous les peuples connus de l'univers. Il est donc le
précurseur de toutes les sciences humaines (histoire, géographie, ethnologie, sociologie...) mais il mêle
à des observations précises et à des notations subtiles des légendes extravagantes. Il n’établit pas
encore une claire distinction entre les mythes et la démarche « scientifique » d’observation, de
vérification des sources… Sa démarche est plus proche du journalisme.
Le sophiste Protagoras (490-420), exilé d’Athènes pour athéisme, proclame, au 4° siècle av. J.C. :
« L'homme est la mesure de toutes choses, de celles qui existent et de leur nature ; de celles qui ne
sont pas et de l’explication de leur non-existence.
Sur les dieux, je ne puis rien dire, ni qu’ils soient, ni qu’ils ne soient pas : bien des choses empêchent
de le savoir, d’abord l’obscurité de la question, ensuite la brièveté de la vie humaine »
Thucydide (470-400) apparaît comme le premier véritable historien par sa rigueur méthodologique.
Il est le premier à adopter une démarche véritablement scientifique pour comprendre et expliquer
les conduites humaines. Cet aristocrate athénien, général vaincu et condamné à l'exil, va écrire
L'histoire de la guerre du Péloponnèse (431-411). Il subit l'influence des sophistes athéniens, Gorgias
et Antiphon. Il écrit dans un style dense et sobre et, s'appuyant sur une documentation rigoureuse,
introduit la méthode critique en histoire. Il élimine le merveilleux et le destin comme méthode
d'explication et recherche la cause des faits dans les intérêts et les passions des hommes
Dans L'Iliade, Homère (9° siècle ?) expliquait les événements de la guerre de Troie par les jalousies
des dieux de l'Olympe. Dans L'Odyssée, il nous présentait les pérégrinations d'Ulysse, qui est le jouet
des caprices divins10.
On voit la rupture radicale qu'opère Thucydide : on ne peut expliquer les événements historiques, le
succès ou l'échec des stratégies militaires que par des causes rationnelles. Mais il ne recherche pas les
causes premières dans la matière, comme le faisaient les matérialistes, mais dans des facteurs
économiques, sociaux et même psychiques. Il est à la recherche de principes constants,
d’invariants, de « tout ce qui existe et demeurera toujours tant que la nature de l’homme demeurera
la même ».
L'intelligence seule peut éclairer le passé. Il établit une distinction absolue entre morale (pour les
individus) et politique (pour les états). Pour lui, la force motrice du monde, la motivation
fondamentale, ce qui pousse les hommes à agir, est la volonté de puissance, la recherche du
pouvoir.
Il explique la défaite d’Athènes par la démesure inhérente à tous les impérialismes. Un état
impérialiste est sans cesse tenu à de nouvelles conquêtes pour se maintenir et c’est ainsi qu’il se perd.
Cette analyse conserve toute son actualité. Elle peut s’appliquer à tous les empires qu’a connus
l’histoire (Alexandre, Napoléon…) et à ceux de l’époque contemporaine, d’ordre financier (Vivendi
Universal…) ou politique.
10
Les dieux grecs sont des êtres susceptibles, vaniteux, colériques, cupides, lubriques…
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Le Moyen Age
Durant toute l’Antiquité, la pensée judaïque et la philosophie grecque restent relativement séparées,
malgré quelques tentatives isolées (Philon d’Alexandrie).
Le Moyen Age va poser les fondements de la pensée moderne en opérant la fusion de l’héritage
philosophique hellénique, du prophétisme judaïque et du juridisme romain.
La pensée médiévale occidentale est dominée par les préoccupations théologiques, c’est à dire par
l’étude de la foi éclairée par la raison. Mais la philosophie doit rester la servante de la théologie.
Le néoplatonisme chrétien : Saint Augustin et la théocratie
C’est Paul de Tarse (Saint Paul), juif hellénisé, philosophe et citoyen romain, le métèque par
excellence, qui va fonder le christianisme, mais ce sont les « Pères de l’Eglise » et notamment
Saint Augustin qui vont en fonder la philosophie, en christianisant la philosophie de Platon, reprise
dans le néoplatonisme de PLOTIN.
Augustin (354-430), citoyen romain d’Afrique du Nord, de mère berbère et catholique fervente (Ste
Monique). Professeur de rhétorique à Carthage, Rome et Milan, capitale de l’Empire, il est d’abord
tenté par le manichéisme. A 33 ans, il demande le baptême à Ambroise, l’évêque de Milan, dont il
admire les poèmes et les homélies. Il est également influencé par la lecture de Platon et des œuvres
néoplatoniciennes. La conversion de l’intelligence a précédé celle du cœur.
Nommé prêtre, puis évêque d’Hippone, en Afrique du nord, il va opérer le mariage des cultures
classique et biblique, dans le souci d’accorder la foi à la raison. Il prêche et écrit contre les païens et
de nombreux courants du christianisme jugés hérétiques : les manichéens, les donatistes, les pélagiens,
les ariens…
Il reprend à Platon le dualisme de l’âme et du corps et introduit la notion de péché originel.
L’humanité est une « massa damnata » écrit-il dans les Confessions11 (397-401), sorte de lettre
ouverte à Dieu, premier essai autobiographique de notre culture, où il s’accuse de sa vie dissolue
d’avant le baptême. « J’aimais aimer ». Il ne cesse de remercier Dieu de lui avoir accordé la grâce de
sa conversion, sans comprendre ce qu’il a fait pour la mériter.
=} Dieu accorde sa Grâce à ceux qu’il a élus, sans tenir compte des mérites individuels.
Il s’inscrit dans le courant utopique de Platon mais dans une perspective chrétienne, c'est à dire que la
raison humaine doit être subordonnée à la révélation divine. Il écrit La cité de Dieu (413-427) dans
une période d’incertitude, au crépuscule du monde romain, assailli de toutes parts par les barbares. Il
définit l’organisation politique idéale, qui doit être conforme au plan divin. Il va ainsi prôner la
théocratie, qui sera exercée par les empereurs romains puis byzantins. Par l’édit de Milan (313),
l’empereur Constantin intronise le christianisme en religion d’état de l’empire romain agonisant.
Plusieurs intellectuels de l’époque attribuent la chute de l’empire à l’abandon des dieux traditionnels.
Tout le travail d’Augustin consiste à justifier la religion chrétienne.
Les dernières écoles « païennes » d’Athènes seront fermées de façon autoritaire en 529.
La pensée d’Augustin va dominer le Haut Moyen Age. On dit que Charlemagne avait fait de La cité de
Dieu son livre de chevet.
Voir Serge LANCEL (1999), Saint Augustin, Fayard
et Henri TINCQ (1999), Les génies du christianisme, Plon (rubriques du Monde de l’été 99).
Nouvelle traduction dirigée par Lucien JERPHAGNON, chez Gallimard dans « la Pléiade », Œuvres I, II, III,
1998, 2000, 2002.
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La philosophie arabe médiévale
Avec les invasions barbares, la mise à sac de Rome par Amalric en 410, la chute de l’Empire romain
d’Occident en 476 et la séparation de l’empire romain d’Orient et d’Occident, qui s’échelonne entre
750 et 1200 (schisme d’Orient : 1054), c’est le Moyen Orient, successeur de la civilisation
hellénistique, qui va conserver la pensée grecque, particulièrement la philosophie d’Aristote, dans un
véritable bouillonnement de pensée judéo-musulmane.
Quand les Arabes conquièrent le Moyen Orient, Bagdad a alors la plus grande université du monde.
Les Perses ont conservé les textes grecs qui ont été brûlés en Occident pour cause de paganisme. La
philosophie et la mathématique antiques ont donc été traduites et commentées en arabe. Les Arabes
vont également adopter la numération inventée par les Sumériens 2000 ans avant notre ère12. Cette
numération, qu’on va appeler arabe, arrivera à Paris par un envoyé de Hugues Capet en Espagne.
Gerber, le pape de l’an 1.000, tentera de l’imposer à l’Occident. Ce sont donc les Arabes qui vont
transmettre la tradition hellénique, mais aussi la riche culture indienne.
On voit qu’à cette époque la démarche scientifique, les arts, l’architecture, la philosophie et la pensée
sociale étaient beaucoup plus avancées dans les états musulmans que dans les états chrétiens. On a
longtemps ignoré ou sous-estimé cette supériorité et ce raffinement de l’Orient sur un Occident mal
dégrossi. On peut s’en faire une idée devant la splendeur de l’Alhambra de Grenade.
Farabi (872-950), philosophe et mystique, tente de réconcilier Platon et Aristote. Son disciple
Avicenne (980-1037), médecin, philosophe et mystique iranien, s’inscrit dans une tradition néoplatonicienne : on atteint la connaissance par l’illumination. Il va profondément marquer les études
médicales tant en Orient qu’en Occident avec son Canon de la médecine.
On a redécouvert récemment l’école de géographie avec Ibn Jacubi (9° siècle), qui place Bagdad au
centre du monde, et Idrîsi (12° siècle), qui réalise pour le roi chrétien Roger II de Sicile la première
géographie de l’Occident13.
La tolérance est également beaucoup plus développée. Les Berbères, à peine islamisés, débarquent en
Espagne au 8° siècle. Ils conquièrent les royaumes Wisigoths en décomposition et fondent à Cordoue
la dynastie des Omeyades, qui réunit dans une certaine tolérance les religions du Livre. Le pacte de la
Dima autorise la coexistence de 3 communautés distinctes, avec une subordination à la communauté
musulmane au pouvoir.
Mais, au 12° siècle, une nouvelle vague d’invasion, avec les Almoravides, va imposer un régime
beaucoup plus intégriste. Maïmonide (1135/1138-1204), le rabbin philosophe, est obligé de se
convertir à l’Islam, avant de se réfugier en Afrique du Nord, puis en Egypte, où il retrouve sa religion
juive. Maïmonide veut réconcilier la Bible et la philosophie aristotélicienne. Il pratique une véritable
exégèse en dépassant la littéralité du texte sacré pour accéder au sens philosophique. Les prophètes
s’expriment dans un langage métaphorique. Moïse utilise les termes que le peuple peut comprendre.
Par exemple, quand on parle de la main de Dieu, ou de son œil, alors que Dieu ne possède aucun
attribut. On ne peut en avoir qu’une connaissance négative.
(Le Guide des égarés)
12
13
D’autres sources attribuent cette numération aux mathématiciens indiens.
La première géographie de l’Occident d’Idrîsi, Garnier-Flammarion, 1999.
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Le médecin, juriste et philosophe arabe de Cordoue, Ibn Ruchd, ou Averroès (1126-1198) va insister
sur les aspects matérialistes de la pensée d’Aristote, qu’il considère comme un prophète. Croyant
authentique, respectueux du Coran il est convaincu que la foi et la raison ne peuvent s’opposer. « Si la
raison et la révélation se contredisent, il faut choisir la raison. ». L’esprit humain a le droit et le
devoir d’interpréter la révélation, en se fondant sur le savoir rationnel, notamment la pensée
d’Aristote, qu’il traduit et commente. Cette liberté de penser lui vaudra quelques ennuis avec les
intégristes14.
« La pensée a des ailes, nul ne peut empêcher son envol ».
Son disciple, l’historien berbère Ibn Khaldûn (1332-1406), décrit et analyse la décadence des états
musulmans d'Espagne de son époque, dans son Livre des considérations sur l'histoire des Arabes, des
Persans et des Berbères, précédé d'une Introduction (Muqaddima)15, Son objectif : « nous faire
comprendre l'état social de l'homme », en mettant en relation les conditions géographiques,
climatiques et démographiques avec les facteurs psychologiques, notamment les différences
intergénérationnelles. C’est donc un précurseur des sciences de l’homme.
Références :
- LACOSTE Yves (1998), Ibn Khaldoun. Naissance de l’histoire, passé du tiers-monde, La Découverte
« Poche-Sciences humaines et sociales », n° 22, 282 p.
- VERNETTE Juan (2000), Ce que l’Occident doit aux Arabes, Sinbad/Actes Sud
[le siècle d’or de l’Espagne musulmane, Cordoba et Granada]
Lire aussi les romans
- Elie GORLISKI (2004), Maïmonide – Averroes, une correspondance rêvée, Maisonneuve et Larose.
48 lettres imaginaires entre les deux grands philosophes, qui étaient également médecins, juristes,
astronomes… Tous les deux combattus par leurs propres coreligionnaires intégristes étaient des croyants
convaincus (le point commun entre l’Islam et le Judaïsme est la croyance en un Dieu unique, incorporel,
immatériel). Mais ils étaient également rationalistes. Ils estimaient que la raison est commune à l’humanité
et que toute religion doit l’encourager. Ils sont disciples d’Aristote, « plus divin qu’humain », qui a
démontré la puissance formelle de la raison dans L’Organum.
- Jacques ATALLI (2005), La confrérie des éveillés, Fayard
A travers la rencontre de Maïmonide et Averroès, l’origine unique des religions.
La renaissance européenne du 12° siècle
Les contacts entre Orient et Occident, entre monde chrétien et monde musulman vont s’accélérer avec
les croisades. Mais ces contacts ne sont pas seulement belliqueux. Les auteurs antiques vont revenir en
Occident par l’intermédiaire des Arabes, provoquant un véritable renouvellement intellectuel. C’est la
naissance des universités européennes (Paris, Oxford…) et la diffusion d’un savoir encyclopédique : le
dominicain Vincent de Beauvais, le franciscain Barthelemy l’Anglais consignent en latin le savoir de
leur temps, à l’intention des prédicateurs. Ces œuvres seront largement diffusées, traduites dans toutes
les langues européennes à la demande des princes et même imprimées jusqu’au 17° siècle.
Les franciscains d’Oxford vont développer des méthodes scientifiques.
Le Thomisme
« L’école des traducteurs de Tolède » va diffuser en Occident la pensée arabe, notamment celle
d’Averroès et, à travers lui, celle d’Aristote. Elle va être largement diffusée dans les universités
occidentales. Enseignée à l’Université de Paris par Siger de Brabant, elle est critiquée par Thomas
d'Aquin (1225-1274) et officiellement interdite par l'autorité ecclésiastique en 1240 et encore en 1513
par Léon X.
14
15
Voir le très beau film de Youssef Chahine, honoré au Festival de Cannes en 1997 : Le destin.
publié à Paris en 1936, sous le titre Les Prolégomènes, réédité plus récemment chez Actes Sud.
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Mais Thomas d'Aquin, dominicain italien, surnommé le « docteur angélique », va dissocier la pensée
d’Averroès de celle d’Aristote. Il va s’efforcer de christianiser la philosophie d’Aristote et de la mettre
au service de la théologie, réalisant ainsi une œuvre considérable qui sera longtemps considérée
comme la philosophie officielle de l’Eglise catholique (le thomisme).
Pour St Thomas d’Aquin, « certaines des vérités premières de la religion chrétienne peuvent être
démontrées par la raison seule, sans le secours de la révélation. Parmi ces vérités figure l’existence
d’un Créateur omnipotent et bienveillant. De Son omnipotence et de Sa bienveillance, il s’ensuit qu’Il
ne doit pas laisser Ses créatures sans une connaissance de Ses décisions suffisante pour obéir à Ses
volontés. Il doit donc exister une Révélation divine, qui est évidemment contenue dans la Bible et dans
les décisions de l’Eglise. Ce point étant établi, le reste de ce que nous avons besoin de savoir peut être
déduit des Ecritures et des décisions des Conciles œcuméniques. L’ensemble du raisonnement procède
par déduction à partir de prémisses autrefois admises par presque toute la population des pays
chrétiens ». (Bertrand RUSSELL, Science et religion, Paris, Gallimard, 1971, « Folio Essais », p 10-11)
St Thomas d’Aquin, Contre Averroès, Garnier-Flammarion, n° 713
Somme théologique, Ed. du Cerf, 1985, 5 tomes
conclusion
Le Moyen Age n'est pas cette période de grande noirceur que les romantiques et les historiens
républicains se plaisaient à dépeindre (le terme gothique était péjoratif au 19° siècle). C'est une
période de progrès techniques, de débats intellectuels, qui préparent souterrainement la grande
mutation de la Renaissance. On peut d’ailleurs se faire une idée de ces débats à travers l’œuvre
d’Umberto Eco, Le nom de la rose, ou encore à travers le roman plus récent de Romain SARDOU,
Pardonnez nos offenses (chez Ixot).
Mais nous avons perdu de nombreuses traces de ces débats, étouffés par la pensée dominante, qui
maniait facilement les condamnations et les autodafés.
Pour approfondir cette période :
Alain de LIBERA (1993), La philosophie médiévale, PUF, « Premier cycle », 528 p.
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La Renaissance
La Renaissance inaugure la modernité, période de crise, d'accélération du progrès triomphant, dont la
pensée va dominer l'Occident à la conquête du monde, jusqu'au milieu du XX° siècle.
L'homme occidental de l'Antiquité et du Moyen Age, comme d’ailleurs tous les peuples, se perçoit au
centre de l'univers. La terre, plate et immobile, est le centre de l’univers (géocentrisme) autour de qui
tout s'ordonne dans un temps cyclique. Les astres se déplacent sur la voûte céleste. Chaque peuple se
perçoit comme le centre de la terre (ethnocentrisme), possédant la seule religion, la civilisation, ou
même la véritable nature d’homme, comme les Grecs entourés de « barbares » ou les Chinois de
l’Empire du milieu.
Ces conceptions vont être violemment ébranlées à la Renaissance par les bouleversements qui vont
s’opérer à tous les niveaux. En 1453, lorsque les turcs s’emparent de Constantinople, l’héritage de la
pensée byzantine va se retrouver en Italie. Va alors s’opérer une fusion originale des cultures
orientales et occidentales, antiques et médiévales, dans une sorte de bouillonnement « transe
culturelle ».
Chronologie
1440 : « invention » de l’imprimerie par GUTENBERG
1453 : chute de Constantinople
1492 : expulsion des Juifs d’Espagne par les « rois très catholiques »
et découverte de l’Amérique par Christophe Colomb
1513 : Le prince de Machiavel
1516 : L’Utopie de Thomas More
1517 : Luther
1543 : Copernic
1633 : condamnation de Galilée
L’invention de l’imprimerie (1440)
A la fin de la guerre de Cent ans, l’Allemand Johannes Gensfleisch (1400-1468), dit Gutenberg, fonde
à Mayence son atelier d’imprimerie. Cette révolution technique nous fait entrer dans l’ère
Gutenberg16. C’est aussi une véritable révolution de l’information, qui rend possible la
décentralisation et la démocratisation des connaissances, la diffusion et la circulation de l’information.
Cette révolution du papier et de l’imprimerie, vecteurs de la modernité, est contemporaine de
l’organisation des postes. La censure totale devient impossible. C’est le triomphe définitif de l’écrit
sur la civilisation orale, révolution aussi décisive que celle des nouvelles technologies aujourd’hui.
Cette attribution à Gutenberg est d’ailleurs abusive puisqu’on sait maintenant que les Chinois avaient inventé
l’imprimerie dès le 8° siècle. On soupçonne Gutenberg d’en avoir eu connaissance, mais de s’être bien gardé
d’en souffler mot.
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Les Grandes Découvertes.
L’avancée inexorable des Turcs barre la route d’Orient et coupe les voies de communication terrestre
(la route de la soie…). Il faut donc trouver un moyen de les contourner par la mer.
Cette nécessité géopolitique va être rendue possible par de nombreux progrès techniques dans la
navigation maritime (boussole, astrolabe, gouvernail, caravelles...). On peut abandonner le cabotage
pour se risquer en haute mer, ce qui permet de découvrir de nouveaux horizons et de faire le tour de la
terre.
1487 : le passage du Cap de Bonne Espérance par Bartholomeu Diaz ouvre la route maritime de l’Inde
vers l’est, provoquant le déclin de Venise.
1492 : La découverte du nouveau monde par Christophe Colomb va constituer une formidable
« déflagration spirituelle », une « opération fantastique de relations publiques »17.
1522 : retour des survivants du voyage autour du monde de Magellan.
Notre planète double de volume, ce qui produit une multiplication des sources d'information. On
découvre de nouveaux astres, de nouvelles espèces végétales, animales (c’est aussi une révolution
gastronomique), et surtout de nouveaux peuples, qu'il faudra bien se résigner à traiter comme des
hommes. L’Occident n’est donc plus au centre de la Terre. Il n’y a d'ailleurs plus de centre. Tous les
hommes vivent désormais accrochés à la périphérie d'une planète sphérique.
Découverte de l'Amérique et des « sauvages » mais aussi approfondissement des relations avec
l'Extrême-Orient (Chine, Japon). Nombreux récits de voyageurs, qui reviennent avec des
« sauvages » : Christophe Colomb, Jacques Cartier, Les Relations des Jésuites de Nouvelle France.
Cet intérêt pour ces peuples étranges est d'abord l’œuvre des missionnaires, des commerçants et des
militaires, dans un but utilitaire. Il s'agit de mieux les connaître pour mieux les convertir ou les
asservir. Mais la seule existence de ces peuples aux mœurs « bizarres » ouvre une brèche dans la
représentation que les Occidentaux chrétiens se font de l’humanité. Cette prise de conscience et cet
approfondissement progressif de la diversité des mœurs et des coutumes, la découverte chez certains
peuples de comportements qui nous paraissent « contre nature » va aboutir au relativisme culturel et
à l'abandon de la notion de nature humaine. L'homme n'est que le produit de la société dans laquelle
il est né. Montaigne notamment va exprimer cette idée dans son texte Des Cannibales. Il peut être
considéré comme un précurseur de l'ethnologie.
Mais parallèlement à cette ouverture sur le monde ; les « Rois très catholiques » d’Espagne chassent
juifs et musulmans de leur royaume dans un mythe de pureté. C’est ce qu’on appellerait aujourd’hui
l’épuration ethnique : « Un roi, une foi, une loi » ou « Una Regio, una religio ».
Je suis désolé, j’ai perdu l’auteur de ces citations, ce qu’il faudra surtout éviter dans vos futurs travaux.
Toujours citer vos sources.
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Une révolution politique et économique
Déclin de la féodalité, naissance de la bourgeoisie et du capitalisme marchand dans la Florence des
Médicis, naissance de la monarchie absolue, des états-nations, triomphe de la raison d’état et de
l’autonomie du politique.
L’œuvre de Niccolo MACHIAVEL (1469-1527) consacre l’autonomie du politique et son
affranchissement des règles morales valables pour les individus. Il dissocie radicalement l'autorité
de l'Etat de toute finalité ou de tout fondement religieux. En s'inspirant de l'Antiquité, et notamment de
Thucydide, il sépare la pensée politique de l'acte de foi, ouvrant ainsi la voie à la modernité.
Le Prince (1513, traduit en français dès 1532) est une très bonne illustration de la méthode inductive
fondée sur l'observation de la société italienne de son époque. Il ne cherche pas à définir une société
idéale, qu'il juge bien improbable, mais les moyens de réussir en politique, de façon réaliste.
Il nous place devant la réalité, il nous met devant nos responsabilités sur les choix que l’on doit
assumer pour atteindre des objectifs politiques, avec leur part d’ombre. Il articule les moyens et les
fins. Un prince ne peut se maintenir au pouvoir que s’il est accepté par son peuple. Mais même un chef
aimé doit savoir manier la force.
« Le prince doit être à la fois loup et renard, parce que le loup ne se défend pas des filets, le renard ne
se défend pas du loup. »
« Il n’est pas nécessaire qu’il ait toutes les qualités, mais il est nécessaire qu’on croit qu’il les a. »
« Comme le cardinal de Rohan me disait que les Français ne connaissent rien à la guerre, je lui
répliquai qu’ils ne connaissent rien à l’Etat, car s’ils s’y entendaient, ils ne laisseraient pas l’Eglise
atteindre une telle puissance »
Haut fonctionnaire de la république de Florence, il est chassé de ses fonctions par la prise de pouvoir
des Médicis.
Sir Thomas MORE (1478-1535), à l'inverse de Machiavel, oppose à la réalité de la société anglaise
une république communiste laborieuse à l'ordre moral strict, fondée sur les familles, qu'il appelle
Utopie : De optimo Reipublicae statu digne Nova Insula Utopie (1516). Sur cette île où il n’y a pas de
hiérarchie, on travaille six heures par jour, mais tous les besoins économiques sont comblés. Les
loisirs sont occupés par la musique et les jeux intellectuels. Les jeux de hasard sont bannis. Cette
morale annonce l’idéologie puritaine qui va accompagner la révolution industrielle en Angleterre.
Mais il est difficile de savoir aujourd’hui comment More se situe par rapport à ce système, qu’il
semble parfois pousser jusqu’à l’absurde. Quelle est la part de dérision ou de dénonciation ?
Juriste, il devient shérif de Londres, avocat des marchands de la ville, il est appelé comme conseiller
par le roi Henry VIII (1491-1547), ce qui correspond au rêve des Humanistes et de son ami Erasme.
« Il faut toujours leur montrer ce qu’ils devraient faire et non ce qu’ils sont capables de faire ». Il
sera même nommé chancelier. Mais il est opposé à la rupture avec Rome et au remariage d’Henry VIII
avec Anne Boleyn. Henry VIII s’auto-proclame chef de l’Eglise anglicane (1534) et exige l’adhésion
publique de ses sujets. Thomas More, qui refuse de se soumettre, est décapité. Il monte à l’échafaud
avec son humour légendaire (en anglais, c’est le même mot qui désigne l’échafaud où sont décapités
les condamnés et l’estrade où trône le roi et le terme beheaded peut signifier aussi bien être décapité
qu’être mis à la tête). Il sera canonisé comme martyr par l’Eglise catholique. Au cours du siècle qui va
suivre, l’Angleterre va changer 3, 4 fois de religion, entre « papisme » et anglicanisme, au gré des
changements de régime. Mais toute l’Europe avait déjà basculé dans les guerres de religion.
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Une révolution religieuse : La Réforme
31 octobre 1517 : En placardant sur la porte du château de Wittenberg, la veille de la Toussaint, ses 95
Thèses dénonçant la vente des indulgences et la corruption du clergé, l’Allemand Martin LUTHER
(1483-1546), philosophe et moine augustin, introduit l'esprit de libre examen et de libre critique,
dans un contexte d'effervescence anticléricale et de contestation sociale. Pour lui, seule la Bible fait
autorité, contrairement à la position de l’Eglise catholique, qui valorise la tradition et le Magistère.
En traduisant la Bible en allemand, Luther inaugure la première traduction en langue vulgaire. Et
l’invention de l’imprimerie va permettre sa diffusion massive. Jusque-là, c’est la hiérarchie
ecclésiastique (les clercs) qui détenait le monopole sur l’interprétation des Saintes écritures, à travers
la « Vulgate ». Désormais, chaque fidèle a un accès direct aux textes sacrés, qu’il peut interpréter
librement, ce qui va d’ailleurs aboutir à un éclatement des différentes Eglises protestantes.
C’est une forme de démocratisation, qui implique de développer l’alphabétisation.
« Les protestants transférèrent le siège de l’autorité en matière de religion,
d’abord de l’Eglise et de la Bible à la Bible seule, puis à l’âme individuelle ».
Bertrand RUSSELL, Science et religion, Paris, Gallimard, 1971, « Folio Essais », p. 14
Luther est excommunié en 1521 mais la « secte luthérienne et autres hérésies qui, à notre grand
regret, ont pullulé et pullulent en notre Royaume » (Edit de François 1er du 29 janvier 1535) se
développe à travers toute l’Europe. La réaction violente des catholiques déchaîne les guerres de
religion, financées par la très puissante Espagne, grâce à l’or rapporté du Nouveau monde.
Luther ne retient que les deux sacrements institués par le Christ, le baptême et la Cène, tout en en
modifiant le sens. Mais l’opposition principale entre les doctrines catholique et luthérienne réside dans
la conception du salut. Selon le courant dominant chez les catholiques de l’époque, l’homme se justifie
devant Dieu par ses bonnes œuvres, il doit gagner son salut (d’où l’intérêt des indulgences) alors que
pour Luther l’homme est sauvé non par ses œuvres mais par sa foi (« Sole Fide ») et par la grâce
arbitraire de Dieu, qui accorde gratuitement le salut. L’homme doit néanmoins garder une conduite
irréprochable, au cas où il serait sauvé. En ce sens, Luther, comme les Jansénistes, se situe dans la
filiation de Saint Augustin.
L’humaniste français Jean CALVIN (1509-1564) adhère à la Réforme en 1533. Il va instituer à
Genève une sorte de théocratie. Il rejette le mysticisme de la pauvreté, au profit de la valorisation du
travail, qui va être un des fondements de l’éthique capitaliste18.
C’est le sociologue allemand Max WEBER (1864-1920) qui va développer cette thèse dans son ouvrage de
1905 : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon, 1964, Presses Pocket, « Agora », 1985
18
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Une révolution intellectuelle et artistique
Cette révolution religieuse va de pair avec le déclin de la philosophie scolastique théocentrique du
Moyen Age, qui est critiquée par Luther et Erasme. On reproche alors à cette philosophie scolastique
de manier des concepts de façon purement formelle, sans souci d’applications concrètes aux questions
que se pose l’humanité.
Le hollandais ERASME (Desiderius Erasmus, 1469-1536) va donner naissance à l'Humanisme en
remettant au goût du jour la fameuse formule du philosophe antique PROTAGORAS : « L’homme est
la mesure de toute chose ».
Enfant naturel et prêtre malgré lui, éternel vagabond sur son âne à travers l’Europe, ami de Thomas
More à qui il dédie L’Eloge de la folie (1511), conseiller du futur Charles Quint, il s’oppose à Luther
sur la question de la prédestination (Essai sur le libre arbitre). Il cherche à concilier l’apport de
l’antiquité avec l’Evangile et prône en tout la mesure, s’opposant à tous les fanatismes.
On s’inspire directement du modèle de l’Antiquité, en se passant de la médiation des commentateurs
chrétiens. On traduit les auteurs grecs. La redécouverte de Platon ouvre sur une nouvelle intuition du
monde, à la fois mystique et rationnelle19.
C’est un retour aux sources du paganisme qui va se manifester également au plan artistique avec la
glorification du corps humain et de la sensualité, l’invention de la perspective et l’âge d’or de
l’architecture. L’artiste est reconnu officiellement, il devient l’auteur de ses œuvres.
Ce retour à l’antiquité a été amorcé par le grand poète italien PETRARQUE (Francesco Petrarca,
1304-1374) que certains considèrent comme la première figure de la Renaissance. Imprégné de culture
antique et médiévale (il ne se sépare jamais des Confessions de St Augustin), il est le premier poète à
détourner nos regards du ciel vers la terre, c’est à dire vers l’homme, et à célébrer l’amour charnel,
l’enamorento. Dans le Canzoniere, il célèbre son amour malheureux pour Laure, cette jeune femme
qu’il a aperçue lors d’un office du vendredi saint, le 6 avril 1327, dans l’église Sainte Claire en
Avignon. Cette femme, dira-t-il, l’a détourné de l’amour de Dieu, mais il lui consacrera 327 poèmes.
En 1543, est créée la chaire d’anatomie, à l’université de Padoue. L’Eglise autorise la dissection du
corps humain20. L’année même où Copernic trace la structure, l’architecture de l’univers, la révolution
anatomique va établir la structure, l’architecture du corps humain. Et Ambroise Paré (1509-1590),
barbier-chirurgien des rois de France et père de la chirurgie moderne, va entreprendre la dissection des
cadavres sur les champs de bataille. Cette révolution anatomique va ouvrir la trace à l’animal-machine
de Descartes.
L’humaniste Marcel FISSIN traduit Le Banquet. Voir l’ouvrage publié sous la direction de Pierre MAGNARD
(2003), Marcel Fissin : le platonisme à la Renaissance, Vrin
20
Jusque là, on disséquait des porcs, dont la structure interne est très proche de l’homme. Les premières
dissections d'animaux remontent à l'Antiquité, avec le médecin Claudius Galianus, dit Galien (131-201).
19
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La révolution copernicienne.
Dans la lignée des astronomes arabes du Moyen Age, le chanoine polonais Nicolas Copernic (14731543), publie en 1543 De Revolutionibus orbium caelestium, qui expose l'héliocentrisme, c’est à dire
le double mouvement de la terre sur elle-même et autour du soleil. Il va ainsi bouleverser nos
conceptions sur la position de la Terre au sein de l'univers et notre représentation du monde et
de la place de l’homme dans l’univers. La Terre, et avec elle l'humanité, perd sa position de
centralité pour devenir une petite banlieue du système solaire. Et plus les moyens d'observation vont
se perfectionner, plus l'univers s'élargit et la notion de centre elle-même disparaît. Bien au-delà d’une
révolution scientifique, c’est tout notre système de pensée qui se trouve ébranlé.
Jean Kepler, qui est le premier à décrire le mouvement elliptique de Mars autour du soleil, se propose,
en 1596, d'établir définitivement la supériorité du système copernicien en publiant Mysterium
Cosmographicum21. Le dominicain italien Giordano Bruno (1548-1600) va tirer les conséquences
philosophiques de la révolution copernicienne (la relativité, l’infinité de l’univers, la pluralité des
mondes...) Condamné par l’Inquisition, il mourra sur le bûcher comme « hérétique et relapse »22.
C'est surtout Galilée qui diffusera la pensée copernicienne. Il pensera (à tort) la démontrer par le
mouvement des marées23. Il se heurte aux théologiens pour qui elle contredit les enseignements de la
Bible. Et justement, le concile de Trente (1543-1563), convoqué à la demande de Charles Quint pour
riposter aux progrès de la Réforme protestante, venait de déclarer : « Seule l’Eglise peut interpréter les
saintes écritures et, quand elle le fait, elle est infaillible ».
Pourtant, d'après Galilée, il ne s'agit pas de contredire le texte biblique mais de l'interpréter. Il ne faut
pas s'en tenir au « sens littéral nu » de l'Ecriture, qui était adapté à l'ignorance des lecteurs.
« L'intention de l'Esprit saint est d'enseigner comment l'on va au ciel et non point comment il en va du
ciel ». Mais les théologiens de l'époque ne l'entendent pas de cette oreille et Galilée aura la prudence
d'abjurer en 1633 : « J'ai été jugé véhémentement suspect d'hérésie, c'est çà dire d'avoir cru que le
Soleil serait le centre du monde et immobile et que la Terre n'en serait pas le centre et serait mobile...
Avec une foi non feinte, j'abjure, maudis et déteste les susdites erreurs et hérésies ».
« Et pourtant elle tourne », aurait-il marmonné en redescendant.
La belle pièce de Bertolt Brecht, La vie de Galilée, met en scène un cardinal romain qui a besoin de se
savoir le centre de l’univers. Il faudra attendre le 31 octobre 1992 pour que le pape Jean-Paul II
revienne sur cette condamnation et réhabilite Galilée mais partiellement, en évoquant des « torts
réciproques ». Au 20° siècle, la théorie du Big Bang (1930) suggère que l’univers est en expansion et
que la vie est née dans les étoiles. Cette théorie va alors être considérée par le pape Pie XII comme une
splendide démonstration des Ecritures (concordisme), au grand dam de l’abbé belge Georges
Lemaitre, un des initiateurs de cette théorie du Big Bang, qui fait savoir au pape que c’est une grave
erreur de vouloir lier science et religion.
21
paru pour la première fois en français en 1993, chez Gallimard, coll. « Tel ».
Œuvres complètes, Les Belles Lettres, 2000.
23
En fait, l’hypothèse de la rotation de la terre ne sera validée qu’en 1851 avec le pendule de Foucault.
22
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conclusion
En somme, la Renaissance est un véritable choc culturel, qui opère une révolution des mentalités.
C’est un dépaysement dans le temps (retour à l'Antiquité) et dans l'espace (les grandes découvertes).
C’est une période d'ouverture tous azimuts, de remise en cause des évidences, et donc de grande
insécurité. L’ordre qui paraissait naturel cesse de l’être. Toutes les certitudes sont ébranlées. « Crise
d'originalité juvénile de la civilisation occidentale », dira Georges Gusdorf.
C’est la naissance de l’individu et l’invention de la vie privée, perceptible notamment dans
l’architecture des habitations florentines. C’est la séparation du profane et du sacré et le début d’un
processus d'intellectualisation, de laïcisation et de « désenchantement du monde » (selon l’expression
de Max Weber).
Toutes ces révolutions s’entremêlent, tous les secteurs s’influencent réciproquement.
On a vu les influences mutuelles de l’imprimerie et de la Réforme, des événements politiques et des
grandes découvertes… Au début du 20° siècle, le sociologue Max WEBER a établi un lien de
causalité entre la naissance du capitalisme et la religion protestante24. Mais il paraît plus judicieux
aujourd’hui de parler de causalité circulaire et d’influences réciproques.
Epoque remplie de contradictions :
- désagrégation des dogmes religieux, effondrement des systèmes et effervescence de l'occultisme
et de la magie, en même temps qu’un rigorisme et une exigence religieuse qui s’exprime à travers
la Réforme et la Contre-réforme (Concile de Trente, reprise en main de l’Eglise sur la société
civile) ;
- humanisme et violences religieuses (guerres de religion, inquisition, chasse aux sorcières25) ;
- exaltation néo-païenne de la vie (« Carpe diem ») et fascination chrétienne de la mort (les danses
macabres sous le signe de la peste) ;
- raffinement des arts et violence omniprésente.
Montaigne (1533-1592) est un des meilleurs interprètes de cette époque troublée. Ardent défenseur de
la tolérance, précurseur de l'anthropologie, il exprime la diversité, le discontinu, le désordre, le
différent, le singulier. Il est confronté à un monde mouvant et incertain et maintient un certain
scepticisme par rapport aux nouveaux systèmes scientifiques qui se mettent en place : Les Essais
Ce processus va déclencher une effervescence intellectuelle, un bouillon de culture, un profond
bouleversement des esprits, qui va ouvrir la voix à
- l’émergence des sciences de la nature (puisque notre conception du monde a été remise en
question),
- la remise en question de la conception du droit divin, héritée de Saint Paul, ou du naturalisme de
l’Antiquité. On voit donc se dessiner les théories du pacte social avec Jean BODIN (1576 : Les six
livres de la République). Cette démarche se poursuivra tout au long du 17° siècle avec GROTIUS
(1625 : Droit de la guerre et de la paix), HOBBES, LOCKE… pour aboutir à Jean-Jacques
ROUSSEAU.
Mais cette époque, dont l’exubérance est bien symbolisée par la truculence de Rabelais ou la démesure
du théâtre de Shakespeare, est encore trop brouillonne pour déboucher sur un véritable esprit
scientifique.
1905 : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon, 1964, Presses Pocket, « Agora », 1985.
Contrairement à une idée reçue, l’âge d’or de l’inquisition et des buchers n’est pas le Moyen Age, mais bien la
Renaissance.
24
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Références
Jacques ATTALI (1991), 1492, Fayard, 381 p.
Janine GARRISSON (1992), Royaume, renaissance et réforme, 2 tomes, Seuil, « Points », 301 p.
« 1492, l’invention d’une culture », Magazine littéraire, n° 296, 1992.
Claude LEVI-STRAUSS (1952), Race et histoire, Paris, UNESCO.
Charles DERROUET (2002), Agrippa et la crise de la pensée à la Renaissance, Dervy
[description du monde intellectuel]
Un témoignage de l’époque : le journal du bourgeois et magistrat parisien, Pierre de l’Estoile : Journal de
l’Estoile, Gallimard, 1948
Et citons un très beau roman de Marguerite YOURCENAR : L’œuvre au noir.
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l'âge classique et le développement des sciences
Il faudra attendre le XVII° siècle pour la maturité et le triomphe des sciences de la nature.
Après l'effervescence brouillonne de la Renaissance, vient l’âge baroque et le classicisme. Après la
destruction, vient la reconstruction. La grande révolution scientifique du XVII° siècle va dissocier
définitivement science, philosophie et religion.
L’autonomisation des sciences de la nature
La démarche scientifique va lentement s'imposer avec Galileo Galilei (1564-1642) qu’Einstein
considérait comme le père de la science moderne, René Descartes (1596-1650), Blaise Pascal (16231662) et surtout sir Isaac Newton (1642-1727).
Descartes sépare la philosophie de la religion, en posant une séparation radicale entre l’homme et la
nature, à travers une philosophie du sujet. L’âme devient une caractéristique humaine. A son époque,
on faisait encore des procès aux animaux. Descartes, comme Pascal, est à la fois philosophe et
chercheur scientifique. La science doit nous rendre « maîtres et possesseurs de la nature »26.
Ce sont donc des philosophes qui vont émanciper la science de la philosophie27.
Pour Galilée, la nature est écrite en langage mathématique et on peut l’interpréter si on maîtrise ce
langage. Il s’agit de décoder ce langage mathématique pour comprendre le fonctionnement de la
nature (retour à Platon). Il y a une loi propre à la nature des choses, interne. Donc la nature échappe à
un législateur externe et peut être pleinement connaissable. Dieu nous parle autant à travers « le très
grand livre de la nature » que par les Ecritures.
Enfin Newton va établir la loi universelle de compréhension des phénomènes physiques, la loi de la
gravitation, de l’attraction universelle. Il unifie la physique en proposant une seule loi explicative des
phénomènes terrestres et célestes.
Les obstacles au développement des sciences
Pourquoi a-t-il fallu attendre le 17° siècle pour que les sciences de la nature puissent se développer ?
Les sciences ne peuvent se développer que dans un contexte social favorable, dans un ensemble de
représentations sociales. Par exemple, la démarche scientifique repose sur la notion de causalité,
c'est à dire sur une certaine conception du temps et de l'espace, et l'acceptation du changement. Pour
dire que l'événement A est la cause de l'événement B, ou que B est la conséquence de A, cela suppose
que A doit être situé avant B. Il faut donc sortir de la conception d’un temps cyclique, accepter une
conception du temps linéaire et irréversible. La réflexion philosophique sur le temps et le
changement contient donc en germe l'embryon d'une réflexion historique, qui va permettre
l'expérimentation physique.
Inversement, les découvertes scientifiques vont avoir une influence déterminante sur les conceptions
que l'on se fait de l'homme et de la vie sociale.
D'après Madeleine Grawitz, ce qui a longtemps empêché l'avènement de l'esprit scientifique,
c'est à dire la capacité de poser les bonnes questions, c'est, d'une part, l'insuffisance des moyens
d'observation mais surtout les obstacles « épistémologiques », qui empêchaient justement de ressentir
le besoin d'instruments précis.
A rapprocher de la fameuse tirade de Corneille : « Je suis maître de moi comme de l’univers ».
Comme, deux siècles plus tard, ce seront des philosophes qui émanciperont les sciences humaines de la
philosophie.
26
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les obstacles techniques : insuffisance des moyens d'observation et de quantification :
-
Absence du calcul : l'usage des chiffres arabes, introduit en Europe par Gerber, pape de l’an mil, a
été très long à se généraliser.
-
Absence d'instruments d'observation : Galilée va perfectionner l'optique inventée au Moyen Age
pour faire une « machine à défoncer le ciel »).
- Grande variabilité des poids et mesures :
« En 1647, Mersenne faisant des expériences sur la chute des corps s'indigne de ne pouvoir mesurer
avec précision les temps de chute, faute de synchronisation des pendules »28.
Les Etats Généraux, en 1789, dénoncent encore les deux mille mesures utilisées à travers la France et
réclament une unité de mesure qui sera réalisée par la Révolution Française.
les obstacles épistémologiques, philosophiques et sociaux :
-
Primat de la théorie sur la pratique. Le travail a longtemps été considéré comme une
malédiction, une tare. Le travail manuel, méprisé, était réservé aux esclaves. L'idéal de l'honnête
homme est l'oisiveté, celui du sage la réflexion et la contemplation. D’ailleurs, dans le domaine
médical, jusqu’au 19° siècle, le chirurgien (le barbier) est déconsidéré par rapport au médecin,
parce qu’il fait le sale boulot. C'est l'avènement de la bourgeoisie et le développement des valeurs
puritaines suite à la révolution religieuse de la Renaissance, qui vont réhabiliter la valeur du
travail. Dans les sciences, c'est l'anglais Francis BACON (1561-1626), considéré comme le
fondateur de la démarche expérimentale, qui va proposer de féconder la réflexion par la
manipulation dans son ouvrage Novum Organum, c’est à dire la « neuve logique » ou
« jugements vrais sur l’interprétation de la nature » (1620).
-
Respect de la nature. Toute intervention sur la nature, œuvre de Dieu, est suspecte. Pourtant, déjà
les religions monothéistes ont chassé le sacré de la nature, ce qui permet à la science de se
développer sur une matière libérée de l’animisme (croyance en l’existence d’une âme dans la
matière).
-
Respect des autorités civiles, religieuses et intellectuelles. La science suppose un désir
d'indépendance, la foi en la raison et dans la valeur de ses propres observations, la possibilité de
contester la Tradition et de dépasser les grands maîtres du passé (la fameuse querelle des Anciens
et des Modernes du XVII° siècle). Bacon invente l'idée de progrès dans la connaissance et
propose un classement correspondant non plus à l'ordre divin mais aux facultés de l'homme (la
mémoire, la raison, l'imagination...)
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La science va donc s'imposer par la levée progressive de ces obstacles,
la valorisation de la notion d'expérience et de méthode expérimentale,
la mathématisation et la quantification des données recueillies,
mais également par la multiplication des échanges entre savants
et l'institutionnalisation des instances scientifiques.
1603 : « Academia dei Lincei » à Rome,
1662 : « Royal Society of London for improving natural knowledge », à Londres
1666 : Colbert crée l'Académie des Sciences à Paris.
création du Journal de physique et des Annales de chimie.
28
Madeleine Grawitz (1984), Méthodes des Sciences Sociales, p. 49
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Le retard des sciences humaines
Les sciences de la nature, qui se sont parfois intitulées sciences « dures » (astronomie, physique,
chimie...) ont pu se constituer plus facilement et plus rapidement que les sciences humaines, qu'on a
qualifié péjorativement de sciences « molles ». Si les sciences de la nature se développent à partir du
XVII° siècle, les sciences humaines devront attendre la fin du XIX° siècle. Pendant que les sciences
dures se développent, en s'appuyant sur l'observation et la méthode expérimentale, la réflexion sur
l'homme et la société se poursuit, mais reste cantonnée dans la sphère philosophique, continuant à
reposer sur la spéculation et l'introspection. Il s'agit donc de philosophie sociale.
Pourquoi ce retard des sciences humaines ?
Aux obstacles au développement des sciences cités précédemment,
s'ajoutent des raisons spécifiques à la constitution d’un savoir sur l’homme :
1) L'objet des sciences de la nature est extérieur à l'homme. Il est plus facile d'observer ce qui est
éloigné de moi. Il est plus facile d'être objectif. Alors que dans les sciences humaines, l'objet de
mon observation est aussi en moi, l'observateur est inclus dans son objet. Il y a alors plus de risque
de contamination subjective.
2) Il est plus facile d'adopter une attitude matérialiste ou même empirique avec la matière physique
qu'avec « l'humain, mon frère, mon semblable, moi-même ». Le sacré, chassé de la nature, se
réfugie en l’homme, créé à l’image de Dieu, et il sera beaucoup plus difficile de renoncer à l’âme
pour expliquer l’homme et même la société.
3) Les sciences humaines sont confrontées à un objet qui parle, doué de conscience, qui interprète les
événements qu'il vit et qui leur donne un sens qui peut s'opposer à celui que dégage le
scientifique. Comment former des objets d’investigation scientifique à partir de significations, de
symboles ? Comment parvenir à une connaissance rationnelle de l’irrationnel ?
4) Il est impossible d'observer un être humain ou un système social sans modifier les
comportements qu'on observe. Les récents développements scientifiques nous montrent d'ailleurs
qu’il en est de même pour les phénomènes physiques, mais cette prise de conscience est toute
récente.
5) La science ne peut se constituer qu’en éliminant le particulier pour établir des généralités. La
démarche scientifique doit mettre en évidence les invariants et atteindre un niveau d’abstraction.
Mais c’est bien encore pourtant un sujet concret qu’on a en face de soi dans l’étude de l’homme.
6) Il est inconcevable de pratiquer l'expérimentation sur l'être humain. Les sciences dures ont pu
passer de l'observation à l'expérimentation, c'est à dire détruire, modifier, démonter les éléments
pour en comprendre le fonctionnement. Une telle démarche se heurte évidemment à des problèmes
éthiques pour les sciences « molles ». On a vu plus haut que la dissection des cadavres humains
était longtemps restée un tabou insurmontable.
Même symboliquement, il reste difficile de découper l'homme, qui forme un tout indissociable.
Même si certains de ces obstacles ont été progressivement levés, on voit bien qu’ils sont inhérents aux
sciences humaines et qu’ils demeurent problématiques. On peut d’ailleurs se demander si le modèle
physico-mathématique des sciences de la nature, que vont revendiquer les sciences humaines, est bien
adapté à la compréhension du sujet humain. D’ailleurs, le développement actuel de la réflexion
épistémologique (Edgar Morin…) amène à remettre en question cette séparation entre sciences et
philosophie, entre science et éthique, sur laquelle s’est fondée la pensée moderne.
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LA PREHISTOIRE DES SCIENCES HUMAINES
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Les bouleversements de la Renaissance ont permis de dépasser les conceptions médiévales. Descartes,
en dépoussiérant la philosophie scolastique, qui finissait par tourner en rond autour du sexe des anges,
et en refondant la philosophie sur de nouvelles bases, va opérer une séparation « définitive » entre
philosophie et religion, ce qui permet l’émergence des sciences de la nature et la possibilité de penser
l’homme différemment, d’imaginer un nouvel ordre social.
Mais, à cause des obstacles que nous venons de mentionner, cette réflexion sur l’homme et la société
va donc rester cantonnée au domaine de la spéculation philosophique ou de l’intuition littéraire.
Les moralistes, précurseurs de la psychologie
François, duc de LA ROCHEFOUCAULD (1613-1680) dévoile l’hypocrisie sociale :
Réflexions ou Sentences et Maximes morales (1665)
Jean de LA FONTAINE (1621-1695)
Jean de LA BRUYERE (1645-1696) : Les Caractères (1688)
Louis de Rouvroy, duc de SAINT-SIMON (1675-1755), mémorialiste de Louis XIV et auteur de ses
propres Mémoires.
Citons encore la naissance du roman avec la comtesse de LA FAYETTE : La Princesse de Clèves
(1678)
Les philosophes penseurs du social
Le 17° siècle est l’ère du retour à l’ordre, de la recherche de l’unité du corps social, après les
déchirements de la Renaissance. En France, c’est Louis XIV qui va affirmer la puissance d’un état
centralisé à travers la monarchie absolue.
De nombreux penseurs au XVII° siècle vont marquer la réflexion sur la société. En France, on peut
citer Jean-François Paul de Gondi, connu sous le nom de cardinal de Retz. Mais nous allons surtout
nous intéresser à deux Anglais, Thomas HOBBES et John LOCKE et à un Hollandais, Baruch
SPINOZA.
► Thomas HOBBES (1588-1679)
est né sous le signe de la terreur. Sa mère aurait accouché au moment où « l’Invincible Armada »
approchait des côtes anglaises. Il ajoute, dans son autobiographie, que la peur a été la grande affaire de
sa vie. Il va en faire le moteur du « vivre ensemble ». Il a connu l’insécurité permanente, les affres de
la guerre civile, le fanatisme religieux, la « Glorious Revolution », la dictature de Cromwell, la
décapitation du roi Charles I. Confronté à la violence née de la décomposition de l’état, il va chercher
à poser les fondements de la légitimité de l’état, sur une base non plus religieuse mais rationnelle.
Cet état, il l’appelle d’ailleurs le Léviathan (1651) du nom d’un monstre biblique qui répand la terreur.
(le chapitre 16, sur les représentations, est la clé de voute de l’ouvrage).
Il pose les fondements a priori de l’action humaine :
1) le désir : vivre, c’est désirer
2) le désir d’auto-conservation (basé sur la crainte) qui entraine la nécessité d’accroitre sa puissance,
dans un cercle vicieux.
LA PREHISTOIRE DES SCIENCES HUMAINES
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Pour Hobbes, ce qui pousse l’homme à agir (ce qu'il appelle la passion et que nous appellerions
aujourd'hui la motivation), ce n'est pas, comme le croyait Aristote la φιλία, la sociabilité, mais
plutôt, comme pensait Thucydide29, la compétition, le besoin de s'affirmer contre autrui. Les hommes
n'ont pas spontanément tendance à s'aimer. Ils sont poussés par les passions d'ambition, de
domination... L'état de nature est celui de guerre de tous contre tous (« Homo homini lupus »).
La paix ne peut régner que si les individus renoncent à leurs droits absolus sur toute chose et se
placent sous la dépendance d’un Etat tout-puissant qui, en s’arrogeant le monopole de la violence, va
être le garant de sa régulation. Nous renonçons à notre liberté en échange de notre sécurité30.
Cette conception de l’état, qui sera d’ailleurs reprise par Freud, permet d’éclairer la crise de légitimité
de nos états modernes. Une bonne illustration en est donnée en septembre 2004, après l’attentat
meurtrier contre les enfants d’une école en Ossétie du sud : le président s’effondre en larme en
demandant pardon de n’avoir pas su protéger les enfants, les parents et les enseignants.
On relève de nombreux paradoxes dans la pensée de Thomas Hobbes, ce qui explique les
interprétations contradictoires dont il a fait l’objet. Déjà de son vivant, il était vilipendé aussi bien par
les monarchistes que par les partisans de Cromwell ou par le clergé. Spinoza va lui objecter que l’état
doit viser la liberté. Rousseau va également le critiquer. Les commentateurs contemporains voient en
lui tantôt le chantre de la monarchie absolue, tantôt le précurseur de l’individualisme et du libéralisme.
Certains en ont même fait le premier psychosociologue.
Thomas Hobbes va inaugurer un courant de pensée qui veut rompre avec les spéculations
métaphysiques, en entretenant l’espoir d’appliquer au monde humain ce que Galilée a réalisé pour
l’univers physique. Il ouvre donc une brèche dans ce qui rendait jusque-là les sciences humaines
impossibles. Mais il va déduire ses théories sur le fonctionnement social de principes posés a priori
sur ce qu’il considère la nature de l’homme. On peut donc le considérer à la fois comme un idéaliste et
un matérialiste, ce qui ne l’empêche pas de s’affirmer bon chrétien31. Durant son exil en France, il
fréquente Galilée, Gassendi, le père Mersenne, Descartes… Amoureux des mathématiques, il prône la
supériorité de la méthode hypothético-déductive et a une aversion pour la méthode expérimentale.
« - Au XVII° siècle, le matérialisme avait déjà ses fervents représentants. Le plus influent fut sans
doute le philosophe anglais Thomas Hobbes selon lequel tous les phénomènes, ainsi que les hommes
ou les animaux, étaient constitués exclusivement de particules de matière. Même la conscience de
l’homme ou l’âme de l’homme était due au mouvement de minuscules particules dans le cerveau.
- Il ne dit pas autre chose que Démocrite deux mille ans plut tôt.
- On retrouve l’idéalisme et le matérialisme à travers toute l’histoire de la philosophie. Mais on a
rarement vu ces deux conceptions coexister comme à l’époque baroque. Le matérialisme fut
constamment entretenu par la science nouvelle. Newton avait expliqué que les mêmes lois
physiques comme la pesanteur et le mouvement des corps s’appliquaient en tout point de
l’univers. Le monde entier est régi par la même mécanique qui obéit à des principes inviolables.
Newton a donné la dernière touche à ce qu’on appelle l’image mécanique du monde.
- Il se représentait le monde comme une grosse machine ?
- Parfaitement. Mais il convient de faire remarquer que ni Hobbes ni Newton ne voyaient de
contradiction entre l’image mécanique du monde et leur foi en Dieu. »
(GAARDER Jostein, 1991, Le monde de Sophie. Roman sur l’histoire de la philosophie, Seuil, 1995, p. 251)
29
Hobbes traduit Thucydide, qui lui montre « combien sotte était la démocratie ».
C’est la morale de la fable de La Fontaine, « Le loup et le chien ». Il faut choisir entre sécurité et liberté. C’est
aussi le débat entre valeurs aristocratiques et bourgeoises.
31
A l’instar de Galilée, Descartes, Newton…
30
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► A l'inverse, John LOCKE (1632-1704), médecin et haut fonctionnaire, considère que les hommes
sont, à l'origine, sociables et pacifiques. Comme cet état naturel peut se pervertir, il faut donc le
restituer par la recherche du consensus, c’est à dire par la discussion, la communication. Il défend le
libéralisme politique, en affirmant que le pacte social n'annihile pas les droits naturels de l'individu.
Celui-ci accepte d'aliéner une partie de ses droits pour être protégé, mais sans y renoncer totalement.
Locke introduit l’idée de souveraineté de l’individu. Celui-ci n’est plus le sujet d’un monarque,
soumis à son autorité. Il devient co-responsable de l’organisation de la chose publique, la
« République », qui est une invention anglaise.
1689 : Lettre sur la tolérance
1690 : Traité sur le gouvernement civil
C'est la liberté d'expression qui permet d'aboutir à un consensus et qui légitime ainsi l'Etat. Locke sera
l'inspirateur des pères fondateurs de la Révolution américaine qui vont rédiger la première constitution
d'un état démocratique.
Son Essai sur l’entendement humain (1690) sera un des « best sellers » du 18° siècle, « le bréviaire
des philosophes et des gens du monde »
« L’âme est une table rase, une page blanche vide de caractères. Comment en vient-elle à recevoir des
idées ? D’où puise-t-elle les matériaux qui sont la force de tous ses raisonnements ? A cela, je réponds
d’un mot, de l’expérience. » (Essay Concerning Human Understanding, tr. fr. du chapitre III : Identité
et différence. L’invention de la conscience, Seuil, « Points », 1999).
Locke appartient à un courant philosophique qu’on a appelé les empiristes anglais, avec BERKELEY,
HUME… Ils développent la philosophie analytique : on perçoit les éléments de la réalité, les données
psychologiques, comme des parties indépendantes existant dans une configuration spatio-temporelle et
gouvernées par un ensemble de lois universellement valides. Ce qui va déboucher sur le mécanisme (et
le béhaviorisme).
On retrouve là encore l’opposition entre une approche déductive, dogmatique et une approche
inductive, plus pragmatique. Mais il y a également entre HOBBES et LOCKE une différence de
caractère et de vision du monde qui est bien illustrée par leur perception des Indiens d’Amérique,
ces peuples qu'on considère à l'époque comme l'exemple typique d'une société apolitique, sans
civilisation. Le premier les voit comme des sauvages brutaux et assoiffés de sang, en état de guerre
permanent, alors que pour le second ils illustrent les vertus de l'état de nature.
On voit bien là la difficulté à décrire l'homme objectivement, sans projeter sur notre objet
d’observation nous peurs, nos préjugés et nos théories a priori
LA PREHISTOIRE DES SCIENCES HUMAINES
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► Baruch SPINOZA (1632-1677), philosophe hollandais, fils de commerçants juifs portugais, a été
élevé dans la tradition de la Thora. Il découvre la science de Galilée, la philosophie de Descartes et
fréquente les chrétiens libéraux.
Il analyse de façon très fine et détaillée les divers types de sociétés-états et pense que l'on peut traiter
des rapports humains comme de la physique. « Que je traite des vices et des vertus des hommes de
façon géométrique ». Une seule loi valable pour tout : la nature. Tout peut s’expliquer.
Il débouche sur une critique historique, à la fois philologique, psychologique et sociologique, des
croyances, dogmes et institutions religieuses du judaïsme. Il propose une lecture matérialiste de la
Bible. Il est, en quelque sorte, le premier juif laïc. Il laïcise la Bible, en y voyant un texte politique et
juridique, qui va fonder le lien social des Hébreux. Moïse crée un peuple avec la bande d’esclaves
qu’il a sortis d’Egypte et il lui impose les tables de la loi.
Spinoza est donc violemment attaqué, il est exclu de la communauté juive d’Amsterdam pour ses
positions qui sentent le matérialisme et interdit de publication. Il subira même une tentative
d’assassinat. En tant que juif, il est exclu de tout poste officiel et gagne sa vie comme artisan polisseur
de verre et commerçant.
Il publiera un seul ouvrage sous son nom : Les principes de philosophie cartésienne.
L’essentiel de son œuvre sera publié après sa mort, par ses disciples.
- Le traité de la réforme de l’entendement
- L’Ethique (éd. bilingue, Seuil, « Points », 1999)
Son Ethique est en fait un grand traité de métaphysique : « La punition de l’insensé est sa vie ».
- Le traité de l'autorité politique (« Folio Essais », n° 240, 1994)
- Philosophie et politique, textes choisis par Louis Guillermit, PUF, « Grands textes », 148 p.
La philosophie du système
Il pousse à son terme les difficultés du cartésianisme, notamment le dualisme, et prône un monisme,
c’est à dire l’absence d’âme.
Dieu est une substance unique, la cause immanente de lui-même. Il a une infinité d’attributs.
L’homme est un être fini, qui n’a pas en lui-même la cause de son existence. Il n’a accès à Dieu que
par les deux attributs qui lui sont accessibles : la pensée et l’étendue, le corps.
Ce qui exclut l’anthropomorphisme. C’est une outrecuidance de l’homme de penser qu’il est au centre
de tout, que Dieu aurait fait quelque chose pour lui et qu’il doit donc lui rendre un culte.
Il prône le panthéisme ou « athéisme de système » : "Deus sive natura" (Dieu, c'est à dire la nature).
Dieu est immanent à la nature.
Sa théorie de la connaissance débouche sur une anthropologie politique et morale :
La philosophie du désir : L’homme est désir. « Il n’y a pas de désir sans idée de l’objet de ce désir ».
Les plaisirs, les honneurs et les richesses ne sont pas condamnables en soi mais ils ne comblent
qu’imparfaitement ce désir infini. C’est pourquoi l’homme est à la recherche du « vrai bien ».
Le désir est déçu tant qu’il ne comprend pas ce qu’il désire. Il cherche donc à comprendre.
Il opère un véritable renversement par rapport à la transcendance : « Nous ne désirons pas les choses
parce que c’est un bien, nous disons que c’est un bien parce que nous les désirons ».
Par certains côtés, sa pensée peut se rapprocher du bouddhisme.
« Les hommes se trompent quand ils pensent être libres (Ethique, II, 34)
« Ils se figurent être libres parce qu’ils ont conscience de leurs volitions » (alors qu’ils n’ont aucune
connaissance des causes qui les font agir).
« Il n’y a dans l’âme aucune volonté absolue ou libre, mais l’âme est déterminée à vouloir ceci ou
cela par une cause qui est aussi déterminée par une autre (…) et ainsi à l’infini » (Ethique, II, 48)
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Références sur Spinoza :
-
« Spinoza, un philosophe pour notre temps », Magazine littéraire, n° 370, novembre 1998
BALIBAR, Spinoza et la politique, PUF.
Geneviève BRITMAN, La judéité de Spinoza,
prof à Paris X. Cite Emmanuel LEVINAS, qui parle de la trahison de Spinoza.
-
Nicolas ISRAEL (2002), Spinoza, le temps de la vigilance, Payot
-
Professeur à l’Université Lyon 3, il analyse les rapports de Spinoza avec le judaïsme : Les Hébreux
dans le désert, abrutis par l’esclavage, ont peur de la puissance de leur pouvoir en foule. Ils confient
donc à Moïse le pouvoir d’être leur médiateur auprès de Dieu, ce qui va créer une théocratie, par peur
d’un pouvoir partagé, démocratique.
Spinoza récuse un Dieu personnel, anthropomorphique. Mais si c’est une substance, qui représente les
forces de la nature, on peut le connaître de façon scientifique. Les miracles ne sont que des décrets
divins non encore expliqués (thèses marranes de Juan de PRADO).
Dieu, cause immanente de toute chose, cela signifie non que nous sommes Dieu, mais que Dieu est en
nous.
Daniel LILDENBERG (1997), Figures d’Israël. L’identité juive entre marranisme et sionisme, Hachette,
une présentation, par un juif laïc, prof à Sc. Po et directeur de la revue Esprit, de grands noms du
judaïsme, notamment Baruch Spinoza et Théodore Herzl, le père du sionisme.
Henri MECHOULAN (2000), Etre juif à Amsterdam au temps de Spinoza, Albin Michel
Henri ATLAN (2001, Les étincelles du hasard) conteste certaines thèses de MECHOULAN concernant
l’anti-judaïsme de Spinoza.
Alain MINC (1999), Spinoza, un roman juif, Gallimard, 230 p.
André SCALA (1998), Spinoza, Les Belles Lettres, "Figures du savoir", 128 p.
Leo STRAUSS (1996), La critique de la religion chez Spinoza. Ou les fondements de la science spinoziste
de la Bible, Cerf, 396 p.
-
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Cette pensée va être violemment attaquée par les « Apologistes », notamment par Bossuet
(1627-1704) qui défend une organisation sociale basée sur la théologie. Dans son ouvrage
fondamental, La Politique tirée des propres paroles de l'Ecriture Sainte32, « nous découvrons
les secrets de la politique dans les Saintes Ecritures. Nulle part on ne voit de maximes aussi
sûres pour le gouvernement ».
Bossuet avait été frappé et révolté par la « Glorious Revolution » d’Oliver Cromwell, qui
avait entraîné la décapitation de Charles I, cousin de Louis XIV, en 1649, et l'exil en France
de Charles II. Il développe en réaction une pensée très conservatrice.
Dans le même temps, en Angleterre, les Puritains prônent le retour à la Bible comme
inspiration de la vie quotidienne et donc comme référence pour organiser la vie politique.
Cette référence à la religion constitue encore la pensée officielle du 17° et même du
18° siècle. Mais, entre-temps, la réflexion sociale va peu à peu se dégager de la théologie et le
rapport va s'inverser entre matérialisme et spiritualisme, entre athéisme et théocratie, entre
empirisme et idéalisme. Les encyclopédistes matérialistes vont chercher à prolonger la pensée
de Spinoza en tentant de déduire l’âme de la matière.
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Référence historique sur la période : www.don-juan.org
Classés par ordre chronologiques, un répertoire de textes des années 1670-1730 publiés en ligne sur différents
sites : http://www.litora.net
32
republié chez Droz, Genève, 1967
LA PREHISTOIRE DES SCIENCES HUMAINES
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Le siècle des Lumières
« Oser savoir » (Emmanuel KANT, 1724-1804)
Le XVIII° siècle va marquer une étape décisive dans l’application à la philosophie et à l’homme des
avancées de la science. Il est caractérisé par :
► Une offensive généralisée contre la religion dans toute l’Europe, qui vit le deuil de l’unité de la
chrétienté. Voltaire diffuse les théories de Newton et mène une lutte acharnée contre ce qu’il appelle
« l’obscurantisme » (il s’engage dans les procès de Calas, du Chevalier de la Barre…). La réaction
ecclésiastique va s’exprimer dans le Dictionnaire anti-philosophique, édité à Trévoux par les jésuites à
partir de 1704.
Deux grands courants intellectuels dominent le 18° siècle : le jansénisme et la philosophie des
Lumières. Ce sont deux expressions radicalement opposées du rapport au religieux :
- Le jansénisme, dans la lignée de Saint Augustin, prône la prédestination, et donc la négation
de la liberté humaine. Il débouche sur des courants mystiques entrainant des transes
collectives qui mobilisent les foules.
- La philosophie des Lumières défend la croyance au progrès, le prométhéisme, l’individu. Elle
opère la synthèse entre les deux grands courants philosophiques du siècle précédent : le
Rationalisme cartésien (avec son insistance sur la raison) et l’Empirisme anglais (avec son
insistance sur l’expérience).
Le bourgeois Arouet disait : j’ai deux fils et deux fous. L’un s’est fait appeler Voltaire, l’autre était
convulsionnaire.33 Or ces deux courants vont s’unir en fait contre les jésuites, qui représentent
pour les deux partis l’ennemi à abattre et qui seront expulsés de France en 1752.
► Le développement des grandes explorations et des voyages autour du monde, véritables expéditions
scientifiques, embarquant des équipes de savants de toutes les disciplines (James COOK,
Bougainville, La Pérouse, expédition d’Egypte...), provoque une réflexion sur les autres cultures.
Louis-Antoine de BOUGAINVILLE : Voyage autour du monde, Gallimard, 1980
► L’accélération du développement des sciences de la nature et des inventions techniques. BUFFON
révolutionne les conceptions sur l’âge de la terre en proposant 75.000 ans34, alors que les déductions
tirées de la Bible la limitaient à 6.000 ans. WATT invente la machine à vapeur en 1783.
► Le développement économique et monétaire (la monnaie de papier…), accompagné par la
naissance d’une science économique.
Tous ces bouleversements vont déboucher au tournant du 19°siècle sur les révolutions
industrielle, en Angleterre ;
politique, en France ;
philosophique, en Allemagne.
Nous allons voir successivement les grands noms de la philosophie de cette période :
- les matérialistes,
- le libéral et empiriste Montesquieu,
- et Rousseau, l’idéaliste utopique,
qui préparent le passage de la philosophie aux sciences humaines ;
puis le mouvement des idéologues, qui ont essayé de le concrétiser,
avant d'aborder les conséquences de la Révolution Française sur la naissance de cette science humaine.
Michel DELON, Dictionnaire européen des Lumières, PUF
Daniel ROCHE, La France des Lumières, Fayard
Daniel ROCHE (2000) dir., Le monde des Lumières, Fayard
33
Jansénisme et Lumières. Pour un autre 18° siècle, Albin Michel, « Histoire », 1999.
On a découvert dans ses notes non publiées qu’il avait envisagé 3 millions d’années mais il n’a pas osé
franchir ce pas.
34
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Le développement des philosophies matérialistes : de l’animisme au machinisme
On peut caractériser la Modernité par le machinisme (ou mécanisme), qui va s’imposer
progressivement :
- avec BACON et GALILEE : l’univers peut être étudié comme une machine ;
- avec DESCARTES : l’animal-machine ;
- avec LA METTRIE : l’homme-machine.

Julien Offroy de LA METTRIE (1709-1751) : Médecin et philosophe, banni de France pour
ses idées, il tente d’appliquer à l’homme la théorie cartésienne de l’animal-machine :
L’homme-machine (1747), Histoire naturelle de l’âme.

Claude Hadrien HELVETIUS (1715-1771), fermier général et collaborateur de l’Encyclopédie :
De l’esprit (1758) : « La sensibilité seule produit toutes nos idées ». Il faut donc « traiter la
morale comme toutes les autres sciences et en faire une sorte de physique expérimentale ».
« Il n’y a pas de volonté libre, au sens métaphysique du terme » puisque tous les hommes
recherchent leur bonheur égoïste. Les vices ne sont que l’effet des contradictions entre cette
tendance naturelle et les lois. Si l’on veut changer les hommes, il faut changer les lois. « Il est
évident que la morale est une chose frivole, si l’on ne la confond avec la politique et la
législation ». De l’homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation (1772) :
l’individu est le produit de la société et de l’instruction.

Etienne Bonnot de CONDILLAC (1715-1780) : Traité des sensations (1755) :
la pensée, le moi n’ont aucune autonomie. Ils dérivent entièrement de nos sensations.

Denis DIDEROT (1713-1784), fils d’un coutelier de Langres, reçoit chez les jésuites une
solide culture classique et une formation religieuse. Il se destinait à la prêtrise mais tombe
amoureux. Il sera un des artisans de l’Encyclopédie, qu’il va diriger de 1747 à 1766.
Il sera emprisonné pour sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient (1749). Il part
de l’opération d’un aveugle-né pour illustrer les théories de Condillac. Il renoue avec le
matérialisme de Lucrèce : le monde est le fruit du hasard, le résultat de l’auto-organisation
produite par la nécessité du vivant. Mais il s’oppose au matérialisme mécaniste : Réfutation de
l’homme d’Helvétius (1763). Il se sert des descriptions sur les peuples du Pacifique, qu’il a
tendance à idéaliser, pour critiquer la civilisation occidentale et pour prôner la dignité de
chaque culture : Supplément au Voyage de Bougainville.
DES TEXTES DE DIDEROT EN LIGNE
UNE BIOGRAPHIE DE DENIS DIDEROT

Paul Henri Thiry, baron d’HOLBACH (1723-1789), autre collaborateur de l’Encyclopédie,
défend par contre un matérialisme mécaniste et athée :
Système de la nature ou Des lois du monde physique et du monde moral (1770).
pour approfondir, se reporter à une anthologie fort bien réalisée et très accessible : Les matérialistes au
XVIII° siècle, présenté par Jean-Claude Bourdin, Petite Bibliothèque Payot/Classiques 280, 1996.
Au plan médical, on assiste à la première tentative d’explication « scientifique », matérialiste, des
phénomènes psychiques. C’est le passage d’une explication de type magico-religieuse (par la
possession diabolique, la sorcellerie…) à une explication en terme de phénomènes électriques et
physiologiques : le médecin allemand Franz Anton MESMER (1734-1815) dit pouvoir capter, diriger
et communiquer par contact ou à distance un fluide qu’il appelle le « magnétisme animal » ou encore
le « fluide astral » et qui serait le remède à toutes les maladies. Mesmer remportera un grand succès
dans les salons parisiens à la fin du 18° siècle avec son fameux baquet. Il organise, dans son hôtel de
la place Vendôme, des séances collectives de guérison, avec des spectateurs payants, mais aussi avec
un baquet pour les indigents.
1779 : Mémoire sur la découverte du magnétisme animal
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Charles de Secondat, baron de MONTESQUIEU (1689-1755)
« La gravité est le bouclier des sots »
« Tout homme est capable de faire du bien a un homme.
Mais c'est ressembler aux dieux que de contribuer au bonheur d'une société entière. »
Montesquieu est un précurseur de la sociologie moderne et de la démarche scientifique en sciences
humaines. Pour lui, la diversité des lois et des coutumes à travers le monde offre le spectacle d’une
apparente absurdité. Et pourtant, il y a du sens, une cohérence sous-jacente qu’il faut mettre en
évidence.
« J'ai d'abord examiné les hommes et j'ai cru que dans cette infinie diversité des lois et des
mœurs, ils n'étaient pas uniquement conduits par leur fantaisie. »
C'est à dire qu'on peut trouver aux événements des causes internes, non transcendantes, on peut
les classer et les ramener à un petit nombre. Ce que Raymond Aron va systématiser en ces termes :
« On rend le devenir intelligible lorsque l'on saisit les causes profondes qui ont déterminé l'allure
générale des événements. On rend la diversité intelligible lorsqu'on l'organise à l'intérieur d'un petit
nombre de types et de concepts. »35
Montesquieu va transplanter dans les sciences sociales la notion de loi que NEWTON avait
introduit quelques années auparavant en physique. A partir de la découverte des causes, on va dégager
des lois, « rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ».
Il établit une claire distinction entre la science sociale et la religion,
réclame la séparation des pouvoirs (législatif, exécutif et juridique),
"Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir."
prône une méthode véritablement empirique : « Décrire ce qui est, non ce qui doit être »,
et affirme l'interdépendance des phénomènes sociaux :
« Plusieurs choses gouvernent les hommes : le climat, la religion,
les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses passées,
les mœurs d'où il se forme un esprit général qui en résulte. »
On dirait aujourd'hui que, pour comprendre le fonctionnement de l'homme et de la société, il veut
prendre en compte à la fois des facteurs historiques, géographiques, culturels, juridiques, idéologiques
et socio-politiques. Notons qu'il prend en compte essentiellement les facteurs sociaux, en oubliant
l'économique et qu'il néglige les facteurs psychiques et biologiques.
De l’esprit des lois (1748)36
Essai sur le goût (1754)
A côté d’ouvrages sérieux et austères, il écrit Les lettres persanes (1721),
où il préfigure une véritable démarche ethnologique
en décrivant la société parisienne à travers les yeux d’un étranger
Œuvres complètes, Seuil, 1964
35
Raymond ARON, Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 1967, p. 29.
36
Garnier-Flammarion, 2 tomes, n° 325, 326, ou Livre de Poche…
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La naissance de la science économique
Adam SMITH et les philosophes écossais réfléchissent sur la constitution du lien social
et sur le contrôle social.
Adam SMITH, dans Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776),
décrit la logique du marché, fondée sur la liberté des agents économiques, et la « main
invisible », qui aboutit à l’harmonie naturelle des intérêts individuels
 libéralisme économique.
Cette même année 1776, TURGOT, ministre de Louis XVI, abolit la corvée et les
corporations.
Au nom de la loi du marché, il renonce à structurer le marché du travail par en haut, de façon
autoritaire. Le droit au travail est un droit naturel.
Turgot, qui appartient au mouvement des physiocrates, promulgue également la liberté de
commerce des grains. Il amorce des réformes radicales fondées sur l’individu et la réduction
du rôle de l’Etat. Mais ce refus de la régulation sociale aboutit à un échec. Les classes
populaires se libèrent, les ouvriers s’établissent et refusent de dépendre de leur maître.
Les notables prennent peur, ce qui conduira à la disgrâce de Turgot en mai 1776.
Il sera remplacé par NECKER, banquier suisse et réformiste plus prudent.
C’est la Révolution qui concrétisera l’abolition des corporations et de toutes les associations
syndicales… avec la loi Le Chapelier en 1791, au nom de l’intérêt de l’individu.
Le corporatisme sera rétabli par Pétain en 1940.
voir Steven KAPLAN (2001), La fin des corporations, Fayard
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Depuis la Renaissance, la mondialisation est à l’ordre du jour et l’opposition entre
Montesquieu et Rousseau préfigure les débats contemporains.
Pour Montesquieu, le développement du commerce, les échanges internationaux sont une
bonne chose. Ils apportent une limite au pouvoir du gouvernement.
Pour Rousseau, au contraire, ils risquent d’entrainer la perte des traditions locales, d’entrainer
l’humanité dans une folle course à la concurrence, source de frustrations.
[Pierre MANANT (2004), Cours familier de philosophie politique, Gallimard]
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Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778),
C'est l'homme qui a créé la société mais la société le corrompt et l'asservit.
On a donc un embryon de pensée circulaire. La relation homme-société n'est pas simple :
c'est bien l'homme qui a créé la société. Mais, depuis sa création, la société a modifié
l'homme.
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En 1750, Rousseau est totalement inconnu. C’est le prototype de l’artiste raté qui se fait
entretenir et vit d’expédients minables. Il ne réussit ni comme laquais ni comme précepteur. Il
n’a écrit que des poèmes de circonstance et quelques articles sur la musique pour
l’Encyclopédie, quand il répond à la question posée par l’Académie de Dijon : est-ce que le
renouveau des arts et des lettres (entendons la Renaissance) s’accompagne d’un progrès de
l’humanité ?
A cette « question de baccalauréat », Rousseau va répondre d’une façon paradoxale qui
s’oppose radicalement à la Philosophie des Lumières qui prône le progrès.
Non seulement, la Renaissance n’a pas amélioré l’humanité, mais elle a accéléré sa
décadence. La civilisation a corrompu l’homme.
1750 : Discours sur les sciences et les arts.
1756 : Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes (Gallimard, « Idées », n° 90)
A l’origine, il y a une inégalité naturelle, fondée sur la force. Mais ces différences entre les
individus ne sauraient fonder l’organisation sociale. Les inégalités ne résultent pas plus d’un
ordre naturel que la propriété. Leur véritable origine est d’ordre politique. Elles sont nées
d’une suite de hasards, d’accidents historiques et se sont maintenues par convention. A l’état
de nature, l’homme n’est ni bon, ni mauvais, ni maître, ni esclave.
« Je le vois, se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit
au pied du même arbre qui lui a fourni son repas, et voilà ses besoins satisfaits... Ses désirs
ne passent pas ses besoins physiques. Les seuls biens qu’il connaisse dans l’univers sont la
nourriture, une femme et le repos. Les seuls maux qu’il craigne sont la douleur et la faim. »
Cet homme naturel est naturellement destiné à se socialiser, mais il s’est trompé de
socialisation, en la fondant sur la propriété. « Le premier qui a délimité un enclos et qui a dit :
cela est à moi… ». L’ordre social qui crée les inégalités est arbitraire. Il peut donc être
modifié. En cela, Rousseau est implicitement révolutionnaire, même s’il estime qu’aucune
révolution ne vaut une goutte de sang.
Il devient un intellectuel parisien « médiatique » et est au centre de nombreuses polémiques,
notamment avec Voltaire, qui le taxe d'intolérance. Il faut dire qu’après son retour à la
religion calviniste, il soutient la position de sa République natale de Genève de censure des
représentations théâtrales.
(Lettre à d’Alembert sur les spectacles)
Après ces ouvrages où il critique radicalement la société de son époque, il va entreprendre une
œuvre de reconstruction en publiant en 1762 Le contrat social, dans lequel il pose les bases
d’une autorité légitime et L’Emile, qui présente ses idées pédagogiques.
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Le contrat social (Plon, U.G.E., « 10-18 », n° 89-90)
L’homme n’est pas fait pour vivre naturellement en société.
« La plus ancienne de toutes les sociétés et la seule naturelle est celle de la famille. Encore
les enfants ne restent-ils liés au père qu’aussi longtemps qu’ils ont besoin de lui pour se
conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout...
Cette liberté commune est une conséquence de la nature de l’homme. Sa première loi est de
veiller à sa propre conservation. Et sitôt qu’il est en âge de raison, lui seul étant juge des
moyens propres à le conserver, devient par là son propre maître ».
L’Emile
« Tout est bien, sorti de la main de l’auteur des choses. Tout se dégrade entre les mains de
l’homme … Homme ne cherche plus l’auteur du mal, cet auteur c’est toi-même »
On pourrait dire que Rousseau a une vision « écologique » : il disculpe le créateur, la nature,
et accuse le progrès de tous le maux qui nous frappent.
Aucune des spéculations de Rousseau sur l'organisation sociale primitive, la famille
originelle... ne tient la route. Il va être formellement contredit par les ethnologues, qui nous
montreront que l’état de nature n’est qu’une projection de nos fantasmes.
Il y a quelque chose de touchant chez Jean-Jacques, qui se livre à nous dans toutes ses
faiblesses, quelque chose qui force en nous l’admiration et la pitié. On peut sentir combien ses
expériences personnelles colorent ses théories (on pourrait parler de projection). Il est peutêtre plus poète et musicien que philosophe. Mais son apport aux sciences humaines est d'avoir
pénétré de social la conception de la nature humaine et de préfigurer la pensée circulaire et
l'interaction entre l'homme et la société. Il appelle de ses vœux une meilleure connaissance de
l’homme, « la plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humaines ».
Pour lui, le problème du mal n’est pas inhérent à la finitude humaine, il est d’origine sociale.
Il va profondément influencer la Révolution Française, notamment avec cette notion de
contrat social, où l'on retrouve l'influence des penseurs libéraux anglais du 17° siècle.
« Trouver une forme d'association qui défende et protège la personne de chaque associé
par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi
libre qu’auparavant ».
On a fait de Rousseau l’inspirateur des systèmes totalitaires, de droite comme de gauche.
Il a effectivement été revendiqué par Robespierre, qui se réclame de sa pensée pour prôner le
bien général (bon) contre l’intérêt privé (mal) et ses cendres ont été transportées au Panthéon
en 1794, deux ans après celles de Voltaire.
« Rousseau est le premier à avoir fait de la liberté un absolu » (HEGEL)
On lui a beaucoup reproché ses nombreuses contradictions. Il s’est lui-même accusé d’avoir
abandonné les cinq enfants qu’il a eus avec sa femme Thérèse.
Il faut dire qu’en 1770, 1/3 des enfants nés à Paris sont déposés aux Enfants trouvés.
Le citoyen, textes choisis et présentés par Florence Khodoss, PUF, « Grands textes », 200 p.
« Rousseau », Magazine littéraire, n° 93, 1974.
« Rousseau », Magazine littéraire, n° 357, 1997.
Raymond TROUSSON (2003), Jean-Jacques Rousseau, Taillandier
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Les prémices des sciences humaines : l’Encyclopédie et les idéologues
La grande aventure de l’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers37,
va réunir de 1751 à 1772, sous la direction de DIDEROT, le mathématicien D’ALEMBERT (17171783) qui rédige le « Discours préliminaire », de Jaucourt, Montesquieu, Rousseau, Voltaire, Quesnay,
d’Holbach… Elle présente, en 17 volumes et 11 tomes de planches, un « tableau général des efforts de
l’esprit humain dans tous les genres ». La raison triomphe des superstitions. L’homme est placé au
centre de toutes les connaissances et devient même l’objet de « la science de l’homme en général ».
C’est le triomphe des « Modernes » : les « intellectuels », qui commencent à être issus de la petite
bourgeoisie, valorisent ces métiers « vulgaires », s’intéressent à des activités manuelles jusque là
méprisées.
CONDORCET (1743-1794), mathématicien et collaborateur de l’Encyclopédie, est un disciple de
Rousseau. Et pourtant, contrairement à son maître, il prône l’idée de progrès :
1792 : Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain
Il critique le système de Montesquieu, à qui il reproche d'avoir négligé la « justice ».
Il est le premier à réclamer la création d’une chaire en « science de l’homme », qu’il veut constituer
sur le modèle des sciences exactes, c’est à dire avec les méthodes des sciences physicomathématiques. On assiste là à une tentative de mathématisation des faits humains et sociaux.
Il va participer activement à la Révolution Française et va proposer des modèles mathématiques pour
trouver le mode de représentation démocratique le plus représentatif et le système de vote le plus juste.
Politique de Condorcet,
textes choisis et présentés par Charles Coutel, Petite Bibliothèque Payot/Classiques 281, 1996
Avec Destutt de Tracy, Volney, Sieyès, Cabanis, Bichat, Pinel, Fouriel, De Gerando, Itard, Lamarck...,
Condorcet s'inscrit dans le courant des idéologues qui, sous la Révolution et l'Empire, vont être les
précurseurs d’une approche scientifique de la biologie, de la psychologie, de la linguistique, des
sciences de l’éducation...
Ils délaissent la métaphysique pour les sciences de l'homme et optent pour une perspective
résolument matérialiste dans la lignée de Condillac, Helvétius… Ils vont mettre leurs idées en
pratique. « la formation des idées s'explique à partir de la sensation, elle-même d'origine
physiologique, puis des mots, porteurs à la fois de la pensée logique et des influences sociales »
(Didier ANZIEU, « La psychanalyse au service de la psychologie »)
voir aussi André Canivez, « Idéologues », Encyclopaedia Universalis, 1985, corpus 9, p. 763-764.
Soucieux d'applications pratiques, ils œuvrent à la réforme de l'instruction publique (création de
l'Ecole Normale et des grandes écoles scientifiques, réorganisation de l'Institut de France), puis à celle
des asiles. Ils s’intéressent aux sourds, aux aveugles, aux « enfants sauvages ».
L’abbé Henri GREGOIRE (1750-1831), député révolutionnaire et évêque constitutionnel, fait voter
l’émancipation des juifs, l’abolition de l’esclavage et la création du Conservatoire des Arts et Métiers.
La première priorité de la nation doit être l’instruction publique.
Philippe PINEL (1745-1826), avec le « traitement moral », invente la psychiatrie.
La Société des observateurs de l’homme va participer aux grandes expéditions scientifiques de
l’époque, consignant les premières observations qui vont déboucher sur l’anthropologie.
Tous ces penseurs, médecins, pédagogues, hommes politiques vont traverser la Révolution et
l’Empire. Avec eux, nous sommes déjà à l’aube du 19° siècle et de la naissance des sciences
humaines.
37
Morceaux choisis in J’ai Lu « l’essentiel », 1963
LA PREHISTOIRE DES SCIENCES HUMAINES
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