
L’empire des économistes. L’enseignement de ’’l’économie coloniale’’
sous la IIIe République
Pierre Singaravélou, agrégé d’histoire, diplômé de l’IEP de Paris, ATER à l’Université Michel de
Montaigne-Bordeaux 3 et chercheur associé à l’IHMC (ENS-CNRS) et au CEMMC-Bordeaux 3
[pierre.singaravelou@gmail.com]
« La question était formulée en ces termes par M. Jules Duval : ’’Les économistes
n’ont-ils pas mal à propos confondu les colonies, le système colonial et la
colonisation ?‘’ M. Jules Duval, directeur de L’Économiste français prend la parole
pour motiver la question. Il expose que depuis un siècle les maîtres de la science
économique professent contre les colonies des opinions très sévères, et qui lui
paraissent dériver d’une fâcheuse confusion entre le système colonial et la
colonisation. – Le système colonial était, et il est encore pour la part qui subsiste, une
très mauvaise chose. La colonisation est au contraire une excellente chose. »
« La
colonisation est considérée d’ordinaire comme une annexe de l’économie
politique »
« On peut sans exagération, affirmer que la découverte du nouveau
monde a singulièrement favorisé l’essor de l’économie politique »
Parmi les savoirs
coloniaux qui se développent et s’institutionnalisent dans l’enseignement supérieur
français à la fin du XIXe siècle, « l’économie coloniale » - à savoir la science
économique appliquée aux colonies - a été étrangement ignorée par les historiens de
« l’idée coloniale » et de l’économie politique. Si l’on en croit leurs travaux, les
économistes français de la seconde moitié du XIXe siècle auraient échappé à
l’influence de ’’l’esprit économique impérial’’ : d’une part l’historiographie de l’idée
coloniale considère généralement que les économistes français furent dans leur
ensemble anticolonialistes
; d’autre part, les historiens de l’économie politique
évitent soigneusement d’analyser la dimension coloniale des auteurs qu’ils étudient
.
Nous reviendrons dans un premier temps sur cette représentation enchantée des
économistes libéraux, en tâchant de montrer qu’un grand nombre d’économistes – en
particulier les universitaires – ont activement promu l’expansion coloniale. Cette
implication des économistes dans les questions coloniales se traduit par un
phénomène désormais connu, la création de nombreuses sociétés de géographie, de
géographie commerciale et d’économie politique, sociétés qui souvent regroupent les
milieux libéraux des grandes villes françaises
. L’intérêt des économistes pour
Compte rendu du débat du 3 octobre 1864, Société d’économie politique de Paris, Journal
des économistes, novembre 1864, 2e série, n°131, p. 264.
Charles Gide, « À quoi servent les colonies ? », in Revue de géographie, 1885, article réédité
par C. Delagrave en 1886.
Paul Cayla, Les théories de Law, thèse de droit, faculté de Poitiers, Paris, Giard et Brière,
1909, p. 4.
Raoul Girardet, L’Idée coloniale en France de 1871 à 1962, La Table ronde, Paris, 1972 ;
Charles-Robert Ageron, France coloniale ou parti colonial ?, Paris, PUF, 1978 ; Gilles
Manceron, Marianne et les colonies, La découverte, Paris, 2005.
Lucette Le Van-Lemesle, Le Juste ou le Riche : l'enseignement de l'économie politique en
France (1815-1950), La Documentation française, Paris, 2004.
Dominique Lejeune, Les sociétés de géographie en France et l’expansion coloniale au XIXe
siècle, Paris, Albin Michel, 1993. Yves Breton, « The Société d’économie politique of Paris
(1842-1914) » in M. Augello & M. Guidi (dir.), The Spread of Political Economy and the
Professionalisation of Economists. Economic societies in Europe, America and Japan in the
Nineteenth Century, Londres, Routledge Studies in the History of Economics, 2001, pp. 53-