La controverse entre Keynes et Rueff sur les causes de l’abandon de l’étalon-or en Grande-Bretagne en septembre 1931 Antoine Autier1 Université Paris 8 Saint-Denis – LED Septembre 2008 INTRODUCTION Pour reprendre le propos de Barry Eichengreen (1997, p. 102), « la toile de fond pour comprendre la chute de l’étalon-or » dans les années 1930 est connue. Elle a pour point de départ la crise du Crédit Ansalt en Autriche. La rumeur de pertes plus importantes que celles annoncées par la plus grande banque de dépôts du pays conjuguée aux difficultés d’une coordination internationale efficace pour enrayer la crise entraîne une liquidation massive des dépôts en Autriche et des transferts de fonds hors du pays. L’Autriche choisit de défendre son système bancaire et doit se résoudre à abandonner l’étalon-or. Afin de prévenir le retour de l’hyperinflation2 qui avait touché le pays au début des années 1920, elle met en place un contrôle des changes. La crise du système bancaire autrichien se propage à celui de l’Allemagne en raison de fondamentaux économiques relativement proches entre les deux pays bien que les interactions entre les deux systèmes bancaires soient faibles3. L’Allemagne voit également les capitaux investis sur son territoire le quitter. A son tour, elle ne peut Doctorant, LED – Université Paris 8 Saint-Denis. Email : [email protected] Pour Eichengreen, notamment, on parle d’hyperinflation quand l’augmentation générale des prix est supérieure à 50 % par mois. 3 Eichengreen (1997, p. 104) sur ce point précis : « Bien que les investissements du Crédit Ansalt en Allemagne fussent insignifiants et que les dépôts allemands à Vienne fussent limités, les systèmes bancaires allemands et autrichiens se ressemblaient sur plusieurs points importants. Les banques allemandes, comme leurs homologues autrichiennes étaient largement engagées dans l’industrie et subissaient des pertes importantes à cause de la récession. La crise du Crédit Ansalt signala donc aux observateurs la vulnérabilité respective des systèmes bancaires. […] A partir du moment où la crise autrichienne se déclara, aussi bien les détenteurs de dépôts nationaux que de dépôts étrangers retirèrent leurs liquidités déposées dans des banques allemandes. » 1 2 1 compter sur une coopération internationale visant à l’aider à défendre ses réserves, en particulier en raison du refus français de reconsidérer les modalités des paiements allemands au titre des réparations de guerre. Le 13 juillet 1931, l’Allemagne abandonne l’étalon-or. Au cœur du système économique international, la Grande-Bretagne est plus particulièrement touchée par les difficultés de l’économie mondiale. La chute du commerce international, amplifiée par la mise en place progressive de tarifs douaniers, et l’impossibilité de transférer à partir de 1931 les intérêts provenant de l’Allemagne, de l’Autriche et de la Hongrie, engendrent une détérioration de la balance commerciale britannique ainsi que de sa balance des invisibles. Ayant un système bancaire solide, la Grande-Bretagne augmente fortement son taux d’escompte afin de défendre ses réserves4. Seulement, en raison de crises sociales profondes liées au niveau élevé du chômage et aux autres conséquences de la déflation, et de la dégradation du solde budgétaire, le maintien d’un taux d’escompte élevé est jugé peu crédible par les acteurs financiers. Les ventes de livres sterling se mettent à croître. Etouffée, la Grande-Bretagne suspend l’étalon-or le 19 septembre 1931 pour définitivement quitter le régime monétaire deux jours plus tard5. Si cet enchaînement des faits est reconnu par tous, il ne permet pas de mettre en exergue les événements antérieurs en Grande-Bretagne ayant conduit son économie à une situation de fragilité. La séquence brièvement évoquée n’est que la cause immédiate de la fin de l’étalonor en Grande-Bretagne et non la cause profonde dont l’analyse doit pourtant être recherchée du fait de son importance. Il convient en effet pour les dirigeants des pays encore membres du « club » de l’étalon-or de s’intéresser à cette cause profonde afin de mesurer les conséquences du maintien du régime monétaire sur leur territoire. Doit-on attribuer la fin de l’étalon-or en Grande-Bretagne à un défaut intrinsèque du régime monétaire tel qu’il fut rétabli en 1925 ? Dans ce cas, ce défaut entraînerait mécaniquement, à terme, la fin de l’étalon-or dans les pays le pratiquant encore. Doit-on l’attribuer à une incapacité propre à la Grande-Bretagne à ne pas avoir su permettre les conditions du maintien du système ? Dans ce cas, les pays devraient éviter de pratiquer des politiques se rapprochant de celles qui furent pratiquées par les autorités britanniques depuis son retour à l’étalon-or. Déjà à un niveau de 2,5 % le 16 juillet 1931, le taux d’escompte monte à 3,5 % le 23 juillet puis à 4,5 % le 30 juillet alors que l’Angleterre connait un chômage de 20 %. 5 Cf. Eichengreen (1997, p. 102-120) pour plus de précisions sur les causes de la crise du Crédit Ansalt et sur le processus de la chute de l’étalon-or. 4 2 Deux conceptions totalement différentes s’opposent alors concernant la nature de la cause profonde ayant conduit à la fin du régime monétaire en Grande-Bretagne. La première met en évidence le défaut du système et a très longtemps été minoritaire et marginalisée au sein de la sphère économique. Pourtant, alors que dès la fin de la Première Guerre mondiale, comme le réaffirmera le rapport Cunliffe en 1923, le retour à l’étalon-or est programmé, Keynes critique ardemment l’intention du gouvernement britannique de le faire sur la base de la parité d’avant-guerre – à savoir 3 livres 17 shillings 10,5 pence l’once d’or. Il tente de montrer quelles contraintes, dans un monde profondément bouleversé, seraient engendrées par pareil fait et quelles menaces nouvelles pèseraient sur la société britannique. En septembre 1931, bien que réjoui par l’abandon des « chaînes d’or » et la fin de « la période romantique », Keynes ne peut que regretter de ne pas avoir été entendu. Alors que les autorités françaises s’enquièrent d’avis sur le changement brutal et les conséquences de la nouvelle structure monétaire internationale, Jacques Rueff, économiste réputé, en particulier dans le monde politique, défend la seconde conception proposée, celle qui souligne que les erreurs dans la gestion de l’économie britannique ont causé des désagréments rendant inévitable l’abandon de l’étalon-or suite au choc de la crise du Crédit Ansalt. Il paraît intéressant de confronter les conceptions défendues par Keynes et Rueff. Au cours de notre développement nous mettrons en évidence plusieurs éléments indiquant cet intérêt. Dans la première partie nous mettrons en avant l’argumentation proposée par Rueff pour expliquer les raisons pour lesquelles l’étalon-or ne pouvait subsister en GrandeBretagne. La seconde exposera la position de Keynes. Les bases seront ainsi posées pour que nous puissions, dans la troisième partie, évoquer les différences fondamentales entre les positions exprimées et nous tâcherons, en évoquant un débat plus ancien entre les deux auteurs, de donner une perspective nouvelle à celui concernant la fin de l’étalon-or en GrandeBretagne. 1) Les causes de la chute de l’étalon-or en Grande-Bretagne selon Rueff Rueff pressent au moment de la chute de l’étalon-or en Grande-Bretagne que le principe même de ce régime monétaire va être remis en cause sur le plan international et que lui seront attribués en grande partie les maux constatés. Or il considère qu’il ne faut pas imputer à l’étalon-or la responsabilité des troubles économiques et sociaux qu’elle a rencontrés depuis 3 le rétablissement du régime monétaire en 1925. Pour lui, l’abandon de l’étalon-or n’est pas le fait d’une « fatalité contraire » mais « le résultat de quelques erreurs, peu nombreuses, mais fondamentales, commises dans la gestion de l’économie anglaise » (Rueff, 1931b, p. 299). Avant de s’interroger sur les conséquences de la nouvelle configuration du système monétaire international, il s’attache à mettre en évidence plusieurs erreurs ayant causé la décision de la Grande-Bretagne dont deux nous semblent fondamentales et particulièrement importantes dans la perspective de la confrontation de ses idées avec celles de Keynes. La première erreur est liée à l’application d’une mesure sociale, la seconde à la politique menée par la Banque d’Angleterre. La « dole » et ses conséquences sur le chômage anglais La question du chômage en Grande-Bretagne a fait l’objet de deux articles majeurs de Rueff et font partie de ceux ayant eu les échos les plus retentissants. Le premier, Les variations du chômage en Angleterre6, parait en 1925. Se basant sur des séries statistiques allant de 1919 à 1925, Rueff montre que les variations du chômage s’expliquent sur la base du salaire réel. Le second, L’assurance chômage : cause du chômage permanent7, paraît en 1931, prolonge les séries statistiques du premier jusqu’en 1930, et pointe la responsabilité de l’assurance-chômage dans la persistance d’un chômage de masse en Angleterre. Tout part donc d’une « étonnante corrélation entre les variations du chômage en Angleterre et celles du salaire » (Rueff, 1931, p. 212). Sur la période considérée, « il a existé en Angleterre, entre le nombre des chômeurs et le rapport du niveau des salaires au niveau général des prix, une relation permanente, toute variation de la valeur de ce rapport entrainant sans délai une variation concomitante de l’indice du chômage. On est, par là, fondé à penser que la cause immédiate du chômage généralisé […] consiste dans le défaut d’adaptation des salaires au niveau général des prix » (ibid., p. 213) 8. 6 « Les variations du chômage en Angleterre », Revue Politique et Parlementaire, 32, décembre 1925, pp. 425437. 7 « L’assurance-Chômage : cause du chômage permanent », Revue d’Economie Politique, 45, mars-avril 1931, pp. 211-251. Notons que cet article n’est pas signé « Jacques Rueff ». En effet, Jacques Rueff étant au moment où est publié cet article Attaché financier à l’ambassade de France à Londres, il lui était interdit de publier un article en relation avec l’Angleterre. Pour Fitoussi (1987, p. 854), « [Cet article] constitue l’exposé le plus complet, le plus systématique, le plus pédagogique aussi de ce que Keynes appellera la « théorie classique », l’archétype de la théorie qu’il s’attachera à réfuter dans la Théorie Générale. » 8 Rueff précise que le coefficient de corrélation des deux valeurs est de 0,95 ; coefficient calculé par l’économiste anglais Sir Josiah Stamp sur la période 1919-1925. 4 La période des années 1920 est marquée par une forte baisse du niveau général des prix. Cette baisse a été accentuée en Grande-Bretagne par le processus de restauration de l’étalonor sur la parité d’avant-guerre. Or à partir de 1921 on constate qu’en Angleterre la variation de l’indice des salaires devient supérieure à celle de l’indice des prix et que le chômage croît brusquement. Alors qu’à partir de ce moment là l’indice des prix, qui a fortement chuté depuis le second trimestre de 1920, continue une lente et faible chute (une très légère hausse est tout de même constatée en 1924), l’indice des salaires, toujours supérieur à celui des prix, décroît également. Mais à partir de la fin de l’année 1922, se produit en Angleterre, selon Rueff (ibid., p. 217) « un fait d’une immense importance : l’indice des salaires cesse de varier ». Il semble en effet que l’indice se heurte à une valeur plancher. Il convient donc de faire en sorte que le salaire réel diminue pour que le chômage fasse de même. Agir sur le niveau des prix pour qu’ils remontent paraît impossible dans la mesure où à l’échelle internationale les prix-or tendent à baisser et que la Grande-Bretagne se doit de respecter la parité-or de la livre. Une baisse du salaire monétaire est donc indispensable pour faire baisser le chômage. Or Rueff considère que les autorités politiques anglaises ont mis en place une mesure qui empêche la réalisation du mécanisme qui permettrait une baisse du salaire réel. « Depuis 1911 […] il existe en Angleterre un système d’assurance-chômage, qui donne aux ouvriers sans travail une indemnité connue sous le nom de « dole ». […] La conséquence d’un pareil régime a été d’établir un certain niveau minimum de salaire, à partir duquel l’ouvrier préfère toucher la « dole » plutôt que de travailler pour un salaire qui ne lui vaudrait qu’un excédent assez faible sur la somme qu’il reçoit comme chômeur. Il semble bien qu’au début de l’année 1923 les salaires qui suivaient en Angleterre la baisse des prix soient venus buter contre ce niveau d’équilibre. Ils se sont brusquement arrêtés dans leur chute et depuis ce moment ils ont pratiquement cessé de varier. En fait, d’ailleurs, le niveau des salaires est pratiquement celui qui résulte des contrats collectifs de travail; mais il est évident que la stricte obédience à des contrats laissant subsister un nombre important de chômeurs n’aurait pu être maintenue sans subvention aux ouvriers sans travail. Ainsi, la « dole » a surtout pour effet d’assurer indéfiniment le maintien de la discipline syndicale. C’est elle qui est l’instrument essentiel de la stabilisation des salaires à un niveau entièrement indépendant du niveau des prix, c’est elle qui est, par là, la cause du chômage permanent. »9 9 Rueff (1931a, p. 222). 5 La question de la « dole », et de manière plus large du chômage, semble être le point de départ de la démonstration de Rueff visant à déterminer les causes de la fin de l’étalon-or en Grande-Bretagne. Mais d’autres arguments apparaissent pour stigmatiser le comportement des autorités britanniques. Parmi ceux-ci, la critique du comportement de la Banque d’Angleterre est d’une haute importance. Le rôle de la Banque d’Angleterre Si la « dole » est responsable du chômage anglais, elle a également pour conséquence, toujours selon Rueff, de restreindre les exportations anglaises en maintenant des prix de revient élevés. Aussi, le maintien à un niveau « rigoureusement invariable » des salaires a eu pour conséquence d’accroître le déséquilibre de la balance des paiements anglaise. C’est dans cette configuration économique, alors que la Grande-Bretagne a rétabli l’étalon-or, que la Banque d’Angleterre est pointée du doigt par Rueff pour ses erreurs dans la mise en place de la politique monétaire. En effet, il considère que la situation de l’économie anglaise imposait une politique « d’argent cher » afin de préserver les réserves d’or de la Banque d’Angleterre. Pour cela il fallait une gestion adéquate du taux d’escompte et de la politique d’open market10. Or dans une situation de chômage massif dû à la « dole », la Banque d’Angleterre a contré les mécanismes qui auraient permis les conditions du maintien de l’étalon-or. Elle a, en l’occurrence, utilisé la variation du taux d’escompte et la politique d’open market à contresens. Alors que le déséquilibre de la balance des paiements imposait une hausse du taux d’escompte, la Banque d’Angleterre a préféré, suite au choc boursier de Wall Street en octobre 1929, le baisser11. Pourtant Rueff juge que les autorités britanniques avaient le « pouvoir de mettre un terme aux mouvements d’or, ceux-ci dépendant essentiellement de la différence entre les taux hors banque sur la place de Londres et sur les différentes places étrangères » (1931b, p. 302). Par ailleurs, la Banque d’Angleterre « a constamment utilisé [des opérations d’open market] en 1929 et 1930 pour compenser et annuler l’effet des mouvements d’or, autrement dit, pour annuler l’effet des forces tendant à rétablir l’équilibre Une politique d’open market est une politique mise en place par les Banques Centrales qui consiste à acheter ou à vendre des titres sur le marché monétaire afin de faire varier la masse monétaire. Jamais avare d’une pique envers les Anglais, Rueff (1931a, p. 301) considère que la politique d’open market est « si foncièrement anglosaxonne qu’elle n’a pas encore de nom en français, en dépit des efforts de la Banque d’Angleterre pour nous la faire pratiquer. » 11 Le taux d’escompte, à la veille du déclenchement de la crise boursière aux Etats-Unis, est de 6,5 %. A la suite de cette crise, le taux baisse progressivement pour atteindre 2,5 % au début de l’année 1931 avant de progresser pour finalement atteindre 6 % le 21 septembre 1931. 10 6 de la balance des paiements anglaise. […] Au cours de ces deux années, toutes les fois que la réserve d’or diminuait – ce qui tendait à retirer des ressources du marché – la Banque d’Angleterre les lui restituait systématiquement par achat de valeurs d’Etat, pour réaliser l’opération inverse lorsque l’encaisse-or augmentait » (ibid.). Rueff juge donc qu’en ayant empêché la réalisation des mécanismes vertueux de l’économie, l’Angleterre s’est elle-même mise dans la situation de fragilité qui l’a menée à abandonner le régime monétaire qui avait été le symbole passé de sa grandeur. Ce sont des « prétextes », comme celui de favoriser le développement économique de son territoire, qui ont généré des politiques finalement inefficaces. Le diagnostic de Rueff, « pour vraisemblable qu’il paraisse, n’est pas cependant communément accepté par l’opinion britannique » (ibid., p. 305). Il ne rencontre pas non plus l’approbation de Keynes qui remet en cause les fondements théoriques classiques sur lesquels se base Rueff. Nous nous intéresserons à sa critique de ces fondements au cours de la troisième partie. 2) Les causes de l’abandon de l’étalon-or en Grande-Bretagne selon Keynes Mettre en avant la position de Keynes sur les raisons de la chute de l’étalon-or en Grande-Bretagne impose de s’intéresser à des travaux publiés par l’auteur avant le retour du régime monétaire. En effet, c’est dans les écrits de Keynes publiés avant 1925, alors qu’il plaide contre le retour à l’étalon-or sur la base de la parité d’avant-guerre, que nous trouvons les éléments qui selon lui expliquent les raisons pour lesquelles les conditions du rétablissement de l’étalon-or ont conduit à terme à son abandon. L’erreur du rétablissement de l’étalon-or En 1923, dans Les objectifs possibles de la politique monétaire, Keynes expose ses idées sur les orientations à suivre dans la mise en place de la politique monétaire de son pays. Son texte est publié au moment où, pressentant l’avenir sombre vers lequel la GrandeBretagne se dirige, il considère qu’il doit entrer dans le débat concernant l’étalon-or. Comme le souligne Moggridge (1992, p. 416), « From the mid-July 1923 rise in Bank rate, [Keynes] 7 had become a regular and stern critic of attempts by the authorities to raise the value of sterling by reducing British prices and a strong proponent of the policy of price stability. » Pour Keynes, la question des modalités concernant le retour à l’étalon-or à la parité d’avantguerre ou à une valeur inférieure « limiterait à un choix entre déflation et dévaluation » (Keynes, 1923, p. 85). Or l’intention des dirigeants britanniques est bien de revenir à la parité d’avant-guerre. Aussi, la déflation étant inévitable, il juge nécessaire de préciser les différents maux qui l’accompagneront. Le principal problème lié à la déflation, outre qu’elle correspond à « un transfert des classes actives vers les classes inactives de la société » (ibid., p. 88) est qu’une politique déflationniste est une politique connue. Les acteurs de l’économie anticipent une baisse de la valeur de leurs marchandises et matières premières (pour les entrepreneurs ou les négociants), ou encore une chute de la valeur d’un bien acquis par le biais de l’emprunt. Keynes est très clair sur le sentiment que lui inspire la déflation : « La sagesse en pareille circonstance sera de convertir tous les biens d’actifs en liquidités, d’abandonner les risques et les efforts de l’activité économique et d’attendre dans la retraite d’une maison de campagne que se réalise la réévaluation des avoirs liquides qu’a promise le gouvernement. Prévoir comme probable une déflation est suffisamment mauvais ; s’y attendre comme à une certitude est à proprement catastrophique » (ibid.). Dans les relations entre deux monnaies, le taux de change nominal s’établit, d’après la théorie de la parité des pouvoirs d’achat, de façon à assurer la stabilité du taux de change réel, prenant ainsi en compte les différences subsistant dans les deux pays concernant le pouvoir d’achat de la monnaie nationale. Considérant ceci, le change entre les deux monnaies ne peut demeurer stable qu’à la condition d’existence de niveaux des prix stables entre les deux économies. Considérant également que le pays domestique n’est pas en mesure de contrôler les variations du niveau des prix du pays étranger, il se doit de choisir entre la stabilité du niveau des prix ou alors celle du change. L’arbitrage fait entre ces deux possibilités est l’une des responsabilités des autorités. Quelles seraient les conséquences, selon Keynes, si l’une des voies était privilégiée ? Privilégier la stabilité des changes, c’est « sacrifier » la stabilité des prix à des facteurs aussi imprévisibles que la découverte de gisements d’or ou que la modification des politiques bancaires à l’étranger. Un simple constat de la situation économique de l’Europe impose de privilégier la stabilité des prix. Keynes souligne que les 8 décisionnaires peuvent être attirés par la stabilité des changes pour une simple question de facilité puisque s’il est aisé « d’adopter le même étalon de valeur pour les transactions intérieures et pour les transactions avec l’étranger » (ibid., p. 95), il n’en va pas de même concernant une politique visant à maintenir les prix stables, ceci requérant « une difficile innovation scientifique qui n’a jamais été encore appliquée » (ibid.). L’objectif de mettre en place une politique visant à maintenir une stabilité du change se comprend également par le fait que la référence ancienne concernant le fonctionnement de l’étalon-or est biaisée. Les avantages de la stabilité du change n’avaient pas les inconvénients correspondants. Keynes rappelle que l’or « a procuré non seulement un change stable mais aussi une stabilité approximative du niveau des prix » (ibid.) ce qui allait, d’une certaine façon, rendre inédit le dilemme qui s’annonçait. S’intéresser à la question de la déflation ou à celle des changes est fondamental puisque nous devons y faire référence lorsque l’on veut évoquer de manière plus précise les effets du retour à l’étalon-or. Keynes est conscient que le préalable à toute critique concernant le retour possible de ce régime monétaire est de détruire le mythe concernant son fonctionnement avant la Première Guerre mondiale. Pourquoi a-t-il fonctionné ? Pourquoi le contexte n’est-il plus le même ? Revenons donc à la stabilité de l’or au XIXe siècle. Sur ce point Keynes admet que « Le succès considérable avec lequel l’or conserva la stabilité de sa valeur dans le monde changeant du XIXe siècle fut assurément remarquable » (ibid., p. 98). Cette stabilité fut permise sachant que les découvertes d’or (États-Unis, Afrique du Sud…) accompagnaient les progrès se réalisant dans d’autres domaines. Or depuis le début du XXe siècle aucun gisement important n’a été découvert. Désormais un stock d’or défini devra permettre la poursuite du développement économique. Mais cette question liée au stock d’or n’est pas la plus fondamentale. Keynes attaque le rôle de l’or au-delà de son rôle d’étalon en pointant l’utilisation qui en est faite. L’époque ancienne voyait l’or circuler et avoir des rôles alternatifs à celui de simple réserve de valeur. Ainsi, « la diversité indépendante des multiples influences déterminant la valeur de l’or était en elle-même une influence stabilisatrice » (ibid., p. 99). L’or, désormais, est thésaurisé dans tous les pays. Les Etats-Unis, étant les seuls à être restés au régime de l’étalon-or, avaient été dans l’obligation d’ « enterrer » cet or afin de ne pas rendre son offre trop excédentaire ce qui aurait eu pour conséquence directe de dévaluer le 9 dollar. Cet élément sert à mettre en lumière le nouveau rôle prépondérant occupé par la Fed. Les pays qui rétabliraient l’étalon-or seraient tributaires des décisions américaines. « With the existing distribution of the world’s stocks of monetary gold, [Keynes] argued that it would put the control of the British price level and the handling of the credit cycle in the hands of the Federal Reserve System in the United States » (Moggridge, 1992, p. 415). Il juge le comportement tout à fait nouveau des Banques Centrales. Ces dernières, face au rôle nouveau de la monnaie papier et au développement du crédit bancaire, ne peuvent éviter la monnaie « dirigée » - par opposition à la monnaie « naturelle » - ce qui leur donne un rôle essentiel dans la fixation du prix de l’or. Les flux entrants et sortants produisaient des conséquences « naturelles sans être du tout contrariés par le moindre souci d’éviter des répercussions sur le niveau des prix » (Keynes, 1923, p. 104). La guerre a mis fin à ce système. Désormais, le taux d’escompte de la banque centrale sert à réguler les cycles du crédit pour favoriser l’activité économique ainsi que la bonne tenue du niveau des prix. Réinstaurer l’étalon-or, ce serait abandonner « l’effort entrepris pour atténuer l’influence désastreuse du cycle du crédit sur la stabilité des prix et de l’emploi » (ibid., p. 105). Les considérations internes doivent donc constituer la préoccupation première de tous. Les différents arguments avancés par les partisans de l’étalon-or intéressent fortement Keynes et le poussent à les battre en brèche. Tout d’abord, certains voudraient que l’étalon-or permette la mise en place d’un système où la monnaie est « dirigée » ; monnaie dont la gestion serait favorisée par l’une des résolutions de la Conférence de Gênes concernant les collaborations à mettre en place entre les banques d’émission. Keynes doute que cette coopération puisse aboutir à des prises de position se faisant au-delà des questions partisanes ou patriotiques. Ceci fait ressurgir la question de la place nouvelle que les Etats-Unis occupent et du rôle de la Fed chez ce nouveau leader de l’économie mondiale. A propos d’une coopération bilatérale américano-britannique, Keynes pense « à l’avance que les Américains soupçonneront fort, car telle est leur propension, la Banque d’Angleterre de vouloir dicter sa propre politique ou de vouloir influer sur le taux d’escompte américain dans l’intérêt de la Grande Bretagne » (ibid., p. 107). Cette remarque n’est en aucune manière caricaturale mais reflète seulement le fait que les pressions populaires peuvent affranchir les autorités des engagements pris concernant la fixation des taux d’escompte. Comme nous l’avons vu, Keynes considère la nouvelle structure de l’économie internationale afin de montrer l’impossibilité d’appliquer l’étalon-or sur les bases de la parité 10 d’avant-guerre en Grande-Bretagne suite aux troubles provoqués par la Première Guerre mondiale. S’il fait un reproche aux dirigeants britanniques, ce n’est pas, contrairement à Rueff, leur gestion de l’économie pendant la période de l’étalon-or mais d’avoir rétabli ce régime monétaire qui ne pouvait que créer les conditions menant à sa fin. 3) Deux approches différentes des mécanismes économiques Nous l’avons constaté, les vues de Rueff et de Keynes sur les causes de l’abandon de l’étalon-or en Angleterre diffèrent sur de nombreux points. Comme nous l’avons mentionné, c’est la question des mécanismes de l’économie qui sépare les approches des deux auteurs. Rueff s’inscrit dans une approche classique ; approche déjà critiquée par Keynes avant que sa propre pensée ne se matérialise dans son œuvre majeure : sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie12 en 1936. Rueff, partant du principe que le système, intrinsèquement, permet les équilibres macroéconomiques, cherche dans le non-respect des règles du jeu de l’étalon-or la cause de la crise britannique. Pour sa part, Keynes, considérant que la Première Guerre mondiale s’est accompagnée d’un bouleversement profond du contexte économique international, avance que la nouvelle donne n’offre plus le cadre propice au fonctionnement de l’étalon-or. Cette différence de paradigme était déjà apparue à l’occasion d’un débat entre les deux auteurs sur les mécanismes entrant en jeu lors du paiement des réparations par les vaincus de la Première Guerre mondiale, au premier rang desquels l’Allemagne. Après être revenu brièvement sur ce point qui offre une perspective nouvelle sur la question centrale que nous développons sur les causes de la fin de l’étalon-or en Grande-Bretagne, nous nous pencherons plus en détail sur les divergences fondamentales concernant les mécanismes économiques Ce n’est qu’en 1932-33 que Keynes commencera à élaborer son cadre conceptuel dans The General Theory of Employment, Interest and Money, qui sera publié en 1936. Il serait anachronique de se référer à ce dernier ouvrage pour développer l’argumentation de Keynes dans le débat concernant les causes de la chute de l’étalonor en Grande-Bretagne et encore plus d’utiliser sa Théorie générale pour critiquer la vision du caractère efficient du marché du travail chez les Classiques. Notons néanmoins qu’il développera l’idée selon laquelle une baisse du salaire monétaire (ou du salaire réel) peut ne pas entraîner une baisse du chômage mais au contraire l’augmenter via la baisse de la demande globale. Dans l’appendice au chapitre XIX de sa Théorie générale, une critique de La « théorie du chômage » du Professeur Pigou, Keynes aborde plus précisément son sentiment sur l’effet de la baisse du salaire nominal au moment où sévit en Grande Bretagne le chômage massif. « En un temps où, d’après les statistiques, le chômage dépasse en Grande Bretagne 2.000.000 d’unités […], il faut être à mille lieues de la réalité pour supposer que toute hausse du coût de la vie, si faible soit-elle, par rapport au salaire nominal, puisse amener le retrait du marché d’une quantité de main-d’œuvre supérieure à l’équivalent de ces 2.000.000 d’hommes » (Keynes, 1936, p. 292). 12 11 énoncés par les deux auteurs. Enfin, nous exposerons brièvement un élément fréquemment souligné par les deux auteurs dans leurs écrits, à savoir la prise en compte des implications sociales et politiques des remèdes proposés. Les Réparations allemandes Le Comité des transferts, mis en place par le Plan Dawes en 1924 est chargé de limiter les versements effectués par l’Allemagne au titre des réparations si le risque de fragiliser le mark est présent. Pour Rueff (1977, p. 46) « Pareille disposition [est] évidemment inspirée de l’idée que le montant des sommes transférables sans trouble monétaire [est] strictement limité et [peut], notamment, se trouver inférieur au montant des prélèvements opérés, directement ou indirectement, sur le revenu national pour le service des réparations allemandes. » Sa propre opinion sur la question est que « les possibilités de transfert du moment ne [déterminent] en rien le montant des transferts possibles, puisque [ce sont] les transferts effectivement accomplis qui, par leurs répercussions monétaires, [engendrent] à chaque instant les possibilités de transfert. » Des approches différentes ont donné lieu à un débat entre Rueff et Keynes, le dernier, alors coresponsable de l’Economic Journal, proposant au premier d’y exposer ses arguments. Se poser la question de la capacité de transférer c’est s’interroger plus globalement sur la capacité d’ajustement du compte courant au compte de capital et donc sur les mécanismes permettant l’équilibre de la balance des paiements, ce qui amplifie l’importance de ce débat. Les deux auteurs s’accordent pour dire que la capacité de transférer est liée à la tenue de l’équilibre budgétaire. Mais alors que Rueff juge cette condition nécessaire et suffisante, Keynes ajoute qu’à elle seule la question du transfert peut poser problème en raison de mécanismes ne permettant pas l’adaptation de la balance commerciale aux transferts liés aux réparations. Sa position sur la question est la suivante : « My own view is that at a given time the economic structure of a country, in relation to the economic structures of its neighbours, permits of a certain “natural” level of exports, and that arbitrarily to effect a material alteration of this level by deliberate devices is extremely difficult. Historically, the volume of foreign investment has tended, I think, to adjust itself – at least to a certain extent – to the balance of trade, rather than the other way round, the former being the sensitive and the latter the insensitive factor. In the case of German Reparations, on the other 12 hand, we are trying to fix the volume of foreign remittance and compel the balance of trade to adjust itself thereto. Those who see no difficulty in this – like those who saw no difficulty in Great Britain’s return to the gold standard – are applying the theory of liquids to what is, if not a solid, at least a sticky mass with strong internal resistances. »13 Plusieurs points se dégagent de ce passage. Nous voyons tout d’abord que Keynes rapproche ce débat de celui concernant le retour de l’étalon-or en Grande-Bretagne. Ceci apporte du crédit à notre détour sur la question des réparations allemandes, car la croyance dans la capacité des mécanismes anciens à permettre les équilibres entre nations est au cœur des deux débats. La principale critique visant ceux qui ne considèrent pas les transferts comme étant de nature à empêcher la réalisation de l’équilibre de la balance des paiements est qu’ils admettent que les ajustements de la balance des paiements se font aisément. Rueff tente donc de justifier son approche et critique ainsi celle de Keynes en prenant un exemple qu’il juge comparable, à savoir celui de la France après la Première Guerre mondiale. Afin de montrer que ce sont les flux commerciaux qui s’ajustent aux flux financiers, Rueff argue du fait qu’en 1919, la suppression par les Etats-Unis et l’Angleterre des crédits qu’ils avaient consentis a généré la disparition d’un poste d’un montant de 20 milliards de francs à l’actif de la balance des paiements française au moment où le déficit commercial de la France s’établissait à environ 23 milliards de francs. Pourtant en 1921 la balance commerciale n’affiche qu’un faible déficit de 2 milliards de francs. Rueff voit dans cette corrélation quasi parfaite entre la perte des prêts étrangers et la diminution d’un montant du même ordre du déficit commercial français la preuve que la balance des paiements, suite à un déséquilibre initial, peut rapidement retrouver son équilibre. Si Keynes attribue cette forte diminution du déficit de la balance commerciale française à la forte baisse de la valeur du franc, Rueff (1929, p. 208)14 conteste cette vision des événements puisque selon lui « la dépréciation monétaire n’[est] aucunement indispensable au jeu des phénomènes provoquant le rétablissement de l’équilibre. Ce rétablissement résult[e], en effet, d’une diminution du niveau des prix intérieurs relativement au niveau des prix étrangers évalués en monnaie nationale, et cette diminution, obtenue par une augmentation du cours des devises étrangères en régime forcé, [aurait] pu l’être plus facilement par une diminution des prix intérieurs – diminution 13 Keynes (1929a, p. 6). Les références des pages de cet article correspondent à celle de l’ouvrage Rueff [1979], Théorie monétaires, volume 2, Paris, Plon qui recense plusieurs articles publiés par Rueff sur diverses questions monétaires. 14 13 très réduite quant à son montant – en régime de circulation métallique »15. Pour Keynes, l’exemple que met en avant Rueff n’est pas pertinent pour trois raisons. « In the first place, the Dawes Scheme cuts Germany off from the use of currency depreciation, which is the one really potent method for changing at a coup the whole of a country’s existing wage-structure. In the second place, the new adjustment in France did not require any permanent reduction of the level of real-wages. In the third place, the depreciation of the franc had the effect of actually getting rid of one of the principal difficulties, namely the excessive sums which the taxpayer owned to the rentier » (Keynes, 1929b, p. 406). Keynes, dans son attaque contre les réparations, reste fidèle à l’idée qu’il avait développée dès la fin de la Première Guerre mondiale. En désaccord avec les orientations prises par les vainqueurs, il fait part le 5 juin 1919 au Premier ministre Lloyd George, alors qu’il est le représentant du chancelier de l’Échiquier Augustin Chamberlain, de sa décision de quitter la délégation britannique présente à Versailles et il démissionne le lendemain de son poste au Trésor. Ces décisions radicales manifestent l’écœurement qu’il ressent face au comportement des dirigeants chargés de négocier le montant des réparations à imposer à l’Allemagne16. Il s’engage rapidement, dès le lundi 23 juin dans la rédaction de ce qu’il appelle, dans une lettre adressée à sa mère, « un essai ou un pamphlet sur la situation économique actuelle de l’Europe, incluant une attaque violente contre le traité de paix de même que mes propositions pour l’avenir ». Keynes ajoute : « ce qui m’a inspiré ce projet, c’est la honte profonde et violente qu’on ne pouvait s’empêcher de ressentir devant les évènements de lundi »17. La même année, Keynes publie Les conséquences économiques de la paix. Parallèlement au développement de ses idées concernant l’instauration d’institutions monétaires supra nationales, il dénonce le principe même des réparations qui, outre une injustice morale, constituent une erreur économique. La position de Rueff sur la possibilité des réparations doit être également comprise par le fait que l’intégralité de la politique budgétaire de la France à la suite de la Première Guerre mondiale s’établit sur la base des rentrées financières anticipées liées aux réparations allemandes. Cette référence au régime métallique n’empêche pas Keynes de s’amuser de l’exemple donné par Rueff : « How short memories are, that M. Rueff, himself a Frenchman, should cite the post-war economic history of France in order to prove that economic readjustments are as easy as shelling peas ! » (Keynes, 1929b, p. 406). 16 Keynes, dans une lettre à George, décrit Versailles comme étant une « scène cauchemardesque » et ne ménage pas ses critiques à l’égard des vainqueurs de la guerre et notamment envers les Américains qu’il qualifie de « roseaux ». 17 Cité par Dostaler (2005, p. 267). 15 14 Au-delà des aspects spécifiques liés à l’origine aux situations particulières de la France et de la Grande-Bretagne, la confrontation entre Rueff et Keynes s’établit bien sur le champ théorique. Mais au moment où le débat sur les réparations allemandes s’effectue entre les deux économistes, Keynes n’a pas encore développé sa propre théorie. Il en convient : « I cannot accept the criticisms of my commentators, apologising to them at the same time for not entering more profoundly into the general question and for certain unavoidable obscurities which they find in my treatment, due in part to the fact that my theoretical background in approaching is as yet unpublished » (1929b, p. 404)18. Cet échange direct entre Rueff et Keynes inaugure donc celui, indirect cette fois-ci, concernant l’étalon-or. Néanmoins d’autres échanges directs ont lieu entre les deux économistes après la chute de l’étalon-or en 1931 et soulignent la divergence des conceptions de l’économie internationale. Des orientations différentes pour un objectif commun Dans une lettre adressée à Rueff en 1932, Keynes dresse le constat suivant : « La différence entre nous, s’il en est une, est que je crois que vous attendez que les structures s’ajustent d’elles-mêmes à l’ancienne organisation alors que, pour ma part, je désire ajuster les structures aux conditions nouvelles »19. La simplicité relative des ajustements passés n’est plus. « War and post-war experiences have provided us with instances and extraordinarily great readjustments successfully accomplished. But I must plead that I did not declare that such readjustments were impossible – only that they were difficult » (Keynes, 1929b, p. 405). Les ajustements doivent donc être accompagnés par une ingérence plus forte des pouvoirs politiques et des Banques centrales dans la gestion de l’économie. C’est une vision contre laquelle se bat ardemment Rueff (1929, p. 215) qui considère que « Croire […] que des résistances tenant à la nature des choses peuvent éviter que les équilibres économiques s’établissent ou se maintiennent spontanément, c’est s’obliger à reconnaître la nécessité de les établir par des mesures systématiquement concertées […]. Pareille conception conduit nécessairement à la pratique d’une économie organisée, analogue, quant à son principe sinon quant à son objet, à l’économie communiste. » 18 19 Dans l’article d’où est tirée cette citation, Keynes répond également aux critiques de Bertil Ohlin. Cité par Rueff (1977, p. 104-105). 15 Si Keynes, dans beaucoup de ses textes, prend en considération les effets directs des politiques économiques sur la population et notamment les mesures visant à faire baisser le salaire, Rueff considère que seule la question purement économique doit être prise en compte et qu’à terme, les effets sociaux seront positifs. Par exemple, sur la question des Réparations, Keynes écrit (1929b, p. 405) : « [I] do not maintain that it is impossible to reduce German wages […] only that it is politically and humanly difficult ». Rueff, presque systématiquement, débute ses articles en mettant en avant la question de l’intégration des questions morales et il le fait plus particulièrement dans L’assurance-chômage : cause du chômage permanent où les implications de ses critiques peuvent, et il l’admet, surprendre l’opinion. Il précède son argumentation d’un long passage qui résume les considérations qu’il prend soin de rappeler en de nombreuses occasions. « Le présent exposé veut être avant tout une analyse objective des faits. A ce titre, il a été systématiquement débarrassé de toutes considérations sentimentales ou politiques. A tout moment, on s’est attaché à n’y considérer le salaire que comme un prix, c’est-à-dire comme un facteur de l’équilibre économique, susceptible de variations dont il y avait lieu d’étudier les répercussions. Est-ce à dire que l’on ignore comment le salaire est associé à la vie du plus grand nombre, comment il détermine par ses variations le bien-être des familles, quelquefois même leur subsistance et leur vie ? En aucune façon ; mais l’auteur de ces lignes est convaincu que vouloir n’est rien, si l’on ne se préoccupe pas des moyens de le réaliser, et que l’on aura beau se réclamer sans fin d’aspirations généreuses, on aura fait œuvre vaine et presque toujours néfaste, si l’on n’a pas soumis ses espoirs ou ses désirs à l’épreuve rigoureuse du raisonnement et des faits. Au surplus, nous prions le lecteur de juger ce travail dans son ensemble. Nous espérons le convaincre que nous désirons ardemment l’augmentation aussi large que possible du bien-être de la majorité des hommes, et notamment de ceux qui touchent sous forme de salaire le prix de leur travail. Mais nous croyons que les méthodes généralement suivies pour donner satisfaction à ce désir en en recherchant directement l’accomplissement, produisent plus de souffrances que de bienfaits, plus de troubles et de malheurs que d’enrichissement et de prospérité. Or il ne nous paraît pas que l’on ait le droit, en ce domaine, de cacher ou de taire une vérité sur laquelle on n’a aucun doute, sous le prétexte qu’elle heurterait des aspirations quasi universelles. Promettre à l’homme que pour voler dans les airs, il suffit de nier la pesanteur, c’est répandre le plus dangereux des mensonges, puisque c’est condamner à une stérilité certaine tous les efforts de mieux-être ou de progrès. Au contraire, l’expérience le prouve, pour apprendre à voler il faut avant tout étudier les obstacles qui tendent à maintenir l’homme à terre. Et pareillement, pour rendre possible une augmentation générale de la rémunération du travail humain, il est indispensable d’analyser objectivement les effets des mouvements de salaires. »20 20 Rueff (1931, p. 211-212). 16 Les considérations sociales et leur exposition prennent une part importante dans le contexte de l’entre-deux-guerres. C’est la raison pour laquelle, en particulier chez Rueff, les considérations théoriques s’accompagnent de précisions sur les effets bénéfiques, à terme, sur l’emploi et la richesse des nations. CONCLUSION Nous nous sommes attaché à mettre en lumière la nature d’une controverse entre Jacques Rueff et John Maynard Keynes sur les causes de l’abandon de l’étalon-or par la Grande-Bretagne en 1931. Nous l’avons vu, les différentes interprétations de cet abandon résultent de conceptions théoriques différentes et d’une perception différente de l’économie internationale et des mécanismes la régissant. Alors que Rueff se réfère au fonctionnement primitif de l’étalon-or au long du XIXe siècle et ne voit pas en quoi les changements profonds au sein de l’économie mondiale suite à la Première Guerre mondiale devraient entraîner des modifications majeures dans les politiques économiques, Keynes préconise la mise en place d’une nouvelle grille de lecture des phénomènes du XXe siècle et prêche pour la mise en place de solutions innovantes pour rétablir les équilibres. La confrontation des positions de Keynes et Rueff sur la question des causes de l’abandon de l’étalon-or en Grande-Bretagne nous renvoie, pour lui donner plus d’importance, à un débat différent concernant les mécanismes économiques permettant l’ajustement des balances de paiement. Elle permet également d’éclairer un débat futur entre les deux auteurs ; débat qui a ceci de particulier qu’il survit à la mort de Keynes. En effet, en 1947, dans Les erreurs de la Théorie Générale de Lord Keynes21, Rueff critiquera un aspect particulier de la théorie keynésienne : l’équilibre en situation de chômage. Pendant la période de l’entre-deux-guerres, la nature des débats théoriques intéresse au plus haut point les décisionnaires politiques. C’est en considérant ceci que la position de Rueff prend une ampleur historique. Comme Keynes, il est écouté par les dirigeants politiques de son pays. Pour illustrer ce propos, soulignons que Les causes et les implications de la fin de l’étalon-or en Angleterre, est un texte rédigé exclusivement pour le Président du Conseil et « Les erreurs de la Théorie Générale de Lord Keynes », Revue d’Economie Politique, 57, janvier-février 1947, pp. 5-33. 21 17 le ministre des Finances d’alors (respectivement Pierre Laval et Pierre Etienne Flandrin)22. Il n’est donc pas improbable que l’argumentation qu’il développe ait pu, dans une mesure cependant difficilement mesurable, influer sur la poursuite de l’étalon-or en France. La rédaction de ce papier par Rueff intervient néanmoins dans une période où les conséquences de la crise de 1929 ne frappent pas encore la France et où l’idée de renoncer à l’étalon-or est totalement absente des débats internes. Il faudra attendre l’accession au pouvoir du Front populaire en 1936, qui avait pourtant fait campagne en assurant de son maintien, pour qu’à son tour la France abandonne l’étalon-or après que les conséquences de la crise de 1929 et de l’abandon de l’étalon-or par la Grande-Bretagne en 1931 et les Etats-Unis en 1933 l’aient frappée. Références DOSTALER Gilles [2005], Keynes et ses combats, Paris, Albin Michel, pp. 268-88 EICHENGREEN Barry [1997], L’expansion du capital. Une histoire de système monétaire international, Paris, L’Harmattan. FITOUSSI Jean-Paul [1987], « Salaire réel et chômage », Revue d’Economie Politique, novembre-décembre 1987, pp. 854-865. KEYNES John Maynard [1923], « Les objectifs possibles de la politique monétaire », dans KEYNES John Maynard [1931], Essais sur la monnaie et l’économie, Paris, Payot, traduction française, 1971, pp. 85-108. KEYNES John Maynard [1929a], « The German Transfer Problem », Economic Journal, 39, March 1929, pp. 1-17. KEYNES John Maynard [1929b], « Mr. Keynes’ Views on the Transfer Problem : A Reply », Economic Journal, 39, September 1929, pp. 404-408. KEYNES John Maynard [1936], The General Theory of Employment, Interest and Money, Londres, Macmillan, Trad. Fr. : Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Paris, Payot, 1968. MOGGRIDGE Donald [1992], Maynard Keynes: An Economist’s Biography, Londres et New York, Routledge. RUEFF Jacques [1929], « Les idées de M. Keynes sur le problème des transferts », Revue d’Economie Politique, 42, juin-juillet 1929, pp. 1067-1081. RUEFF Jacques [1931a], « L’assurance-chômage, cause du chômage permanent », Revue d’Economie Politique, mars-avril 1931, pp. 211-251. RUEFF Jacques [1931b], « Sur les causes et les enseignements de la crise financière anglaise », dans RUEFF Jacques, De l’aube au crépuscule, Paris, Plon, 1977, pp. 299320. RUEFF Jacques [1977], De l’aube au crépuscule, Paris, Plon. Ce texte a été publié pour la première fois en 1977 dans l’autobiographie de Jacques Rueff, De l’aube au crépuscule. 22 18