Les campagnes de l`AVFT contre les publicités sexistes en France

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Marie-Victoire Louis
Les campagnes de l'AVFT1 contre les publicités sexistes en France
1992 - 1995. 2
Nouvelles Questions Féministes
Volume 18, numéros 3-4, 1997
p. 79 à 115
Si je suis heureuse d’évoquer ces campagnes, c’est parce qu’il me semble qu’en
montrant qu’il est possible d’obtenir, ponctuellement, gain de cause contre l’un des
bastions du sexisme qu’est la publicité, nous contribuons à ouvrir la voie à d’autres
succès. En outre, la capitalisation des réussites participe de la création d’un rapport
de force sans lequel les féministes -- pas plus que quiconque -- ne seront entendues.
Enfin, l’analyse des réactions des institutions concernées par la dénonciation de ces
publicités nous permet de mieux comprendre les fondements sexistes de ces
publicités. Et, pour celles qui -- découragées devant les blocages auxquels nous
sommes si souvent confrontées -- risqueraient d’anticiper sur l’échec de leurs
interventions, il n’est pas inutile de rappeler les résultats du sondage Louis Harris,
commandé à l'occasion de la journée internationale des femmes en 1995 : « 76% des
femmes veulent pénaliser les publicités qui donnent de l'individu une image dégradante » 3.
Je vais donc présenter, dans un premier temps, les campagnes d'action que l'AVFT4
a menées pendant trois années contre le sexisme dans la publicité -- et qu’elle
1Association
européenne contre les violences faites aux femmes au travail. BP 108. 75561 Paris cedex
12. Tel: 01 45 84 24 24. Fax: 01 44 24 81 35
2 Une présentation orale de ces campagnes a été faite lors du Forum Franco-Allemand: « Femmes et
Médias », organisé par la Délégation régionale aux droits des femmes - Préfecture de la région Alsace
- et le Conseil de l'Europe. Strasbourg. 1er décembre 1996.
3 Dépêche de l’AFP du 7 mars 1995.
4Ont mené ces campagnes, au cours de ces trois années, au titre de l'AVFT: Sylvie Cromer, Suzanne
Hildebrandt, Martine Léger, Marie-Victoire Louis, Adela Turin ; pour propositions, avis et critiques:
Florence Montreynaud, Monique Perrot, Nelly Trumel. Ce texte ici signé par moi est donc aussi le
1
continue de mener --. Puis, j'évoquerai les principes qui ont guidé notre action. Pour
enfin, proposer la mise en oeuvre d’actions plus politiques.
PRESENTATION DES CAMPAGNES...
Bien que la notion de « résultats positifs » soit problématique dans le cadre d'actions
dont les effets ne peuvent uniquement être appréciés sur le court terme, je vais
dissocier les campagnes pour lesquelles nous avons obtenu des résultats quasi
immédiats, (trois sur les sept que nous avons lancées) de celles pour lesquelles nos
campagnes -- d'inégal investissement par ailleurs -- n'ont pas eu d’effets positifs
appréhendables .
Campagnes ayant obtenu des résultats positifs.
Monoprix. Mars 1992.
La publicité montrait une très jeune femme assise, à moitié nue, les jambes
entrouvertes, les seins à demi découverts, sous la photo de laquelle on pouvait lire le
texte suivant: « C'est quand on n'a presque rien sur soi qu'ils découvrent que l'on a plein
de choses en nous».
Une lettre ouverte, intitulée Mono-Mépris, fut envoyée à Monoprix et adressée, pour
copie, au Secrétariat d’état aux droits des femmes, au Ministère du Commerce, à la
Mairie de Paris, à la Ligue des droits de l'homme -- qui ne se sont pas suffisamment
sentis concernés pour répondre ou réagir -- à la RATP et au Bureau de Vérification
de la Publicité. En voici le texte:
« Nous refusons cette image rétrograde qui utilise les stéréotypes sur les femmes dont la seule
valeur serait d'être un corps à la disposition des hommes.
leur. L'AVFT a fait état de ces campagnes dans La lettre de l'AVFT no 3, 4 et 5.
2
Nous refusons cette image dévalorisante qui contribue à entretenir une image des hommes
qui n'apprécieraient que les femmes-objets sexuels.
Nous refusons cette image inégalitaire qui ne peut que renforcer les rapports de pouvoir entre
les sexes et qui, en conférant aux hommes le pouvoir de ‘découvrir les femmes’ risque
d'accroître les violences contre elles.
Nous refusons cette image sexiste qui est une atteinte au droit à la dignité et au principe
d'égalité de tous et de toutes devant la loi.
Monoprix se targue ‘de penser à nous tous les jours’. Nous souhaitons que l'on pense à nous
avec respect. Les consommateurs et les consommatrices s'estiment en droit de ne pas être
méprisé-es.
Nous demandons à Monoprix l'élaboration d'un code de déontologie publicitaire tenant
compte de ces principes ».
Cette première initiative qui était essentiellement de dénonciation se limitait à la
demande d’élaboration d’un « code de déontologie ».
Le directeur de la communication de la Société centrale d'achat, dans une lettre en
date du 29 avril 1992, après avoir évoqué « un risque d'erreur d'interprétation de cette
communication », affirmait que leur« intention n'était pas de provoquer ni de donner des
femmes une image dévalorisante », pour enfin annoncer le retrait de cette campagne:
« La réaction de votre association me fait comprendre que cette campagne a pu dépasser le
cadre de nos communications habituelles. En conséquence de quoi, j'ai immédiatement donné
des instructions pour que cette campagne ne soit plus réutilisée».
Il faut cependant nuancer l’appréciation positive de cette réaction. Cette lettre
précisait en effet que Monoprix lançait 50 campagnes annuelles de publicité. En
outre, alors que nous avions exprimé notre souhait « qu'à l'avenir, (leur) vigilance
continue à s'exercer pour qu'aucune autre campagne de ce type ne puisse être initiée » , les
campagnes ultérieures de Monoprix ont montré que nous n'avons pas obtenu, sur
cette dernière exigence, satisfaction. Tant s'en faut.
3
Les réactions de deux des institutions interpellées, le BVP et la RATP, méritent aussi
d’être connues .
- Le Bureau de Vérification de la Publicité (BVP) est une association de la loi de 1901
qui « réunit des annonceurs ( parmi eux, Electricité de France, Monoprix, Renault,
Rhône Poulenc....) des agences de publicité, des supports de diffusion et des membres
correspondants, associations, fédérations, syndicats professionnels ou interprofessionnels
ayant pour but de mener dans l’intérêt du public -- notamment des consommateurs -- une
action en faveur d’une publicité loyale, honnête et véridique ».
Les pouvoirs du BVP sont importants. En matière de presse, radio, cinéma,
affichage, son avis est facultatif, mais fortement recommandé. Selon ses propres
termes, « en soumettant spontanément les messages au BVP, en s’imposant de ne pas les
diffuser si l’avis du BVP est négatif, annonceurs, agences et supports expriment leur volonté
de refuser toute publicité répréhensible... ». Son avis, en revanche est, « à la demande des
régies, obligatoire » en ce qui concerne les « films télévisés finalisés ». Enfin, le BVP peut
analyser les messages « après diffusion » sur demande d’un tiers. Il « invite alors
l’annonceur à justifier ses allégations ou à modifier ses messages afin de les mettre en
conformité avec les réglementations. En cas de refus, le BVP demande aux médias adhérents
de cesser de diffuser tout ou partie du message contraire à ses recommandations ». Celles-ci
« peuvent servir de référence aux tribunaux » 1.
En ce qui concerne l’image des femmes dans la publicité, ses recommandations sont
les suivantes:
« Dignité. La publicité doit respecter la dignité de la femme, son image doit être utilisée dans
des conditions telles qu'elle ne soit pas de nature à heurter la sensibilité du public en général
ou de certains publics en particulier.
Provocation. L'image donnée de la femme par la publicité ne doit pas être susceptible d'être
perçue comme une provocation, notamment l'exploitation de la nudité est déconseillée.
1
Réponse de Monsieur le Ministre de l’intérieur à M. Jean Claude Lenoir - UDF - sur le contenu de
certaines rubriques de journaux distribués gratuitement. J.O. Assemblée Nationale. 23 juillet 1997.
4
Utilisation systématique. La femme ne doit pas être systématiquement réduite à la fonction
d'objet publicitaire surtout lorsque l'image qui est donnée d'elle est sans rapport avec
l'utilisation du produit ou du service qui est le but de la publicité.
Rôle. La publicité ne doit pas suggérer l'idée d'une infériorité de la femme ou de réduire son
rôle à l'entretien du foyer où à des tâches purement ménagères ».
La réponse du BVP à l’AVFT doit être analysée (lettre en date du 26 mai 1992). En
effet, le BVP affirmait d’une part, qu’il « partageait tout à fait nos préoccupations
concernant l'image de la femme dans les messages publicitaires », et d’autre part que cette
publicité« ne contrevenait pas, à (leur) sens, aux dispositions de cet organisme » 1.
En ce qui concerne le premier point, cette supposée analogie de positions repose sur
un amalgame infondé entre des positions féministes et conservatrices, voire
réactionnaires. En effet, en affirmant vouloir traiter de l’image de « la » femme, la
recommandation, en enfermant toutes les femmes dans leur identité sexuée, conforte
les logiques d’appropriation symbolique de l’image des femmes.
Par ailleurs, l’utilisation, sans autre précision, du terme de « dignité » -- dont il est
important de rappeler qu’il est employé de manière récurrente par l'extrême droite - est dangereuse du fait de son ambiguïté. Ce terme renvoie en effet à la notion de
« respect » que mériterait une personne, sans que les fondements sur la base
desquels ce respect serait dû, soient explicités et sans que le rapport entre ledit
respect et la question des droits des femmes soit posée. La référence, en outre, à la
notion de « sensibilité du public », confère au BVP le droit de l’interpréter, et ce, sans
contrôle. Dès lors, pratiquement toutes les représentations des femmes sont
possibles, tandis que cet organisme peut, sans avoir à justifier de ses critères
d’appréciation, privilégier tel ou tel rôle qu’il considère comme « suggérant l’idée
d’une infériorité ». C’est ainsi qu’il peut estimer que c’est le cas lorsque les
publicitaires réduisent le rôle des femmes « à l’entretien du foyer ou des tâches purement
ménagères », le rôle d’objet sexuel n’est même pas évoqué. L’emploi du terme
1
B.V.P. 5 rue Jean Mermoz, Paris 75008. Tel : 01 43 59 89 45; Télécopie: 01 45 61 46 90.
5
d’« infériorité » ne permet pas en outre de critiquer la « norme » (masculine), dont le
statut « supérieur » ne peut alors être contesté.
En outre, le BVP conforte deux autres schémas qui ont toujours justifié la
domination masculine.
- Celui qui voudrait que les femmes n’aient pas, en tant que telles, des droits propres
inaliénables. En effet, seule l’utilisation « systématique » de l’image des femmes
« réduites à la fonction d’objet publicitaire » est condamnée et ce, « surtout » si cette
image est « sans rapport avec l’utilisation du produit et du service ». En ce qui concerne
ce dernier point, en poussant le raisonnement jusqu’à son terme logique, le fait de
représenter des femmes prostituées vantant les mérites des « services » qu’elles
proposent aux « clients » potentiels pourrait donc être considéré, pour le BVP,
comme moins critiquable que le fait de représenter ces mêmes femmes vantant des
voitures ou des bijoux.
- Celui qui voudrait expliquer -- et justifier -- la violence1 masculine à l’encontre des
femmes par la responsabilité des femmes, coupables d'avoir « provoqué » les
hommes. C’est en effet dans le paragraphe intitulé « provocation »
que le
BVP« déconseille l’exploitation de la nudité ». Et là encore, la défense du droit des
femmes est appréhendée, non pas en elle même, mais en fonction de la manière dont
elle est représentée par rapport au produit : la nudité est considérée en effet comme
d’autant plus critiquable qu’elle « n’aura pour but que d’esthétiser le message et sera sans
rapport avec le produit ou le service vanté"2.
1
Il faut noter la prudence du BVP en matière de représentation de la violence dans les messages
publicitaires qui« doit s’apprécier au cas par cas ». Par ailleurs, aucun des cas « déconseillés » cités par lui
ne concernait les violences contre des femmes ; il s’agissait d’ « un homme étant l’objet d’ une violence
policière » et d’ « un groupe d’individus étant la cible d’un cocktail Molotov ». BVP. Espace TV. Les motifs
d’intervention. N° 155. Octobre/Novembre 1997. N° 155.
2
Ibid.
6
De fait, l’analyse des prises de position du BVP en la matière révèle que ce qu’il
refuse, c’est moins la nudité des femmes en elle même ou en ce qu’elle est utilisée de
manière à dégrader les femmes, à les représenter comme dépendantes des hommes
et désarmées par rapport à eux, c’est essentiellement le sexe. Surtout d’ailleurs le
sexe masculin. Ainsi, le BVP a autorisé « sans problème »
1
la fameuse publicité
Myriam -- « J’enlève le haut, j’enlève le bas » -- dans la mesure où seuls les seins de
Myriam étaient dénudés; aurait -- si les affiches de cinéma étaient de leur ressort -« admis sans hésiter l’affiche du film d’Altman ‘Prêt à Porter’ » -- qui représentait trois
femmes sans tête, nues, mais dont le pubis était caché par une bande annonce. Mais
en revanche, lorsque Benetton -- de manière, certes, plus provocante -- a voulu
publier une publicité représentant une pleine page de sexes d’hommes, le BVP a
« demandé à tous ses adhérents de refuser la diffusion éventuelle de cette pub », considérée
comme« une véritable agression pour le public » .2. Le BVP en effet assimile la nudité à
la « décence », terme qui renvoie aux « manifestations extérieures de bonnes mœurs »
et au « respect des convenances ». Quant on connaît l’utilisation de la nudité des
femmes par les publicitaires, il est intéressant de noter que parmi les 7 % des
messages publicitaires ( soit 200 ) « déconseillés » par le BVP du 1er janvier au 30
juin 1997, seuls 1,9 % l’ont été sur la dénomination « décence-nudité »; tandis que sur
les 5% de demandes ( soit 248 ) faites par le BVP de « modification du message », 4 %
seulement relevaient de ce même motif3.
On peut noter enfin une évolution récente de sa position en la matière : la nudité
n’est plus « déconseillée », comme elle l’était dans le recommandation de 1989. Il est
dorénavant précisé qu’elle n’est pas « en tant que telle exclue, mais qu’il convient de faire
preuve de pudeur et d’une certaine retenue » 4. Enfin, dans ce même texte de 1997, la
question de la nudité -- qui est traitée dans un paragraphe intitulé:« protection de
l’intégrité morale » -- n’est abordé qu’au sein d’un paragraphe concernant les seuls
enfants. Et, en poussant plus loin l’analyse de ce que le BVP entend par « morale »,
1
« Affiches classées X ». Libération. 24 février 1995.
2
« Emois sur les sexes Benetton ». Libération.10 juin 1993.
3 Ibid.
4
BVP. Espace TV. N°154. Juillet/août 1997.
7
on découvre qu’une « situation d’adultère (est)une situation que la morale réprouve » 1. Et
ce, alors qu’il avait estimé que l’affiche du film « Harcèlement »2 qui représentait un
couple dans un élan passionné et où l’on voyait, de manière non dégradante,
l’actrice faisant l’amour avec un homme -- qu’elle dominait d’une demi tête -- aurait
été « refusée »3 par le BVP.
Enfin, le flou de la notion de « sensibilité du public et de certains publics en particulier»
évoquée dans la recommandation, comme la référence à la nécessité de ne pas
« choquer les convictions religieuses, philosophiques ou politiques des téléspectateurs »
(article 5 du décret N° 92.280 du 27 mars 1992)
4
laisse la voie libre à toutes les
interprétations. Elle permet en outre toutes les censures et notamment politiques,
puisque son article 3 pose que « la publicité...ne peut porter atteinte au crédit de l’Etat » 5.
Et si l’article 4 de ce texte déclare que « la publicité doit être exempte de toute
discrimination en raison...du sexe », il est important de noter que le concept de
« discrimination », comme celui d’ « infériorité » d’ailleurs, s’avère inopérant pour la
totalité des publicités que nous avons dénoncées.
- La RATP. Alors que nous avions saisi la RATP, qui, « en tant que diffuseur », avait
une responsabilité en la matière et que nous lui avions demandé de « soumettre aux
publicitaires un code de déontologie tenant compte des principes d'intégrité et de dignité de
la personne », le directeur du département commercial répond à l’AVFT (23 avril
1
Ibid.
2 CF.: « Où est le scandale de l’affiche du film ‘Harcèlement’ » ? La lettre de l’AVFT. Hiver 1994 /
1995.
3 « Affiches classées X ». Libération. 24 Février 1995.
4
«Pris pour l’application du 1° de l’article 27 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de
communication et fixant les principes généraux concernant le régime applicable à la publicité et au parrainage »
5
C’est ainsi que le BVP a « quasi censuré » Amnesty International en émettant un avis négatif sur un
spot qui concernait la violation des droits de l’homme en Chine; celui-ci, à l’exception de Canal Plus,
n’a donc pas été diffusé à la télévision. L’une des raisons invoquée était que celui-ci « était de nature à
jeter le discrédit sur le gouvernement en exercice d’un Etat étranger ayant établi des relations diplomatiques
avec la France ». « Le BVP censure Amnesty ». Libération. 10 octobre 1996.
8
1992) pour nous faire part de ses réactions à ce qu’il décide d’interpréter non pas
comme des prises de positions mais comme des « réflexions ». Il nous informe
cependant que la RATP « ne jouit pas d'une entière liberté d'action sur le contenu des
messages publicitaire apposés sur ses réseaux », qu'elle « est tenue de se conformer au
principe de la liberté d'affichage tel qu'il est défini par les dispositions légales en vigueur »,
et donc qu'elle« risquerait -- en refusant l'apposition -- de s'exposer aux sanctions pénales
en matière de refus de vente ou de prestations de services », pour, enfin, nous
renvoyer« au concepteur des affiches ». Il faut noter qu'alors que nous évoquions la
notion de « code de déontologie », fondée sur une conception toute libérale de la
responsabilité des acteurs, la RATP emploie le terme de refus de la « censure ».
Barclays. Avril 1994.
L’affiche support de la campagne montrait le visage d'une femme en pleurs1, son
Rimmel lui coulant sous les yeux, qui faisait penser, sans ambiguïté, à une femme
violentée. Le texte -- sibyllin -- était: « Elle ne pleure pas parce qu'elle perd de I'argent,
mais elle en perd quand même».
L'AVFT a écrit à la direction de Barclays ( lettre faxée, en outre, le jour même à la
cinquantaine des agences parisiennes de la Banque) pour dénoncer l’exploitation
«des violences faites aux femmes au profit de (leurs) intérêts financiers »
2
et poser leur
responsabilité: «Vous contribuez ainsi à la banalisation et à la normalisation de ces
violences dont des millions de femmes sont victimes. Cette publicité constitue à l’égard des
femmes une nouvelle violence ». Et nous concluions en nous engageant à « ne jamais
ouvrir un compte à la Barclays et à en dissuader toute personne qui voudrait le faire ».
1
L'analyse d’Ervin Goffman selon laquelle « le publicitaire doit disposer favorablement le lecteur à l'égard
du produit qu'il vante » et... « choisir (presque toujours) des types positifs approuvés de tous » doit être, dans
ce contexte, réexaminée. In: Erving Goffman, La ritualisation de la féminité. Actes de la Recherche en
Sciences Sociales, no 14, 1977. p. 36, 37. Une lecture sexuée de la publicité contribuerait, sans aucun
doute, à une analyse plus complexe.
2Cité
dans la page Médias du Nouvel Observateur, 28 avril/ 4 mai 1994.
9
Une semaine plus tard s'affichait sur les panneaux publicitaires une autre image de
femme (il s'agissait de la même mannequin), mais cette fois-ci, souriante et épanouie.
Sous son visage était écrit, de manière encore plus sibylline: « De toute façon, qu'elle
pleure ou qu'elle rie, elle perd autant d'argent » 1. La directrice de la communication
nous a confirmé que ce changement s'expliquait par la prise en compte des critiques
reçues, plus particulièrement de notre pétition2. Le journal Capital avait consacré un
article à cette double publicité -- dont le coût était de 100 millions de francs -- et
s’était demandé « qui, diable, avait pu inspirer une campagne aussi violente et
hermétique? »
3
Le mensuel Stratégies estimait pour sa part que cette publicité
« représentait un bol d'air non négligeable » 4.
EDF. Juin 1994.
Il s'agissait d'une campagne de presse et télévisuelle qui comportait plusieurs
messages. La lettre que nous avons adressée au président d' Electricité de France (9
juin 1994) explicitait nos critiques:« Nous protestons avec véhémence contre votre
campagne publicitaire, tant dans la presse écrite que télévisée. La première représente une
femme nue, vêtue d'une très courte serviette nouée sur les hanches et dévoilant une partie
des fesses et de l'entrejambe. Le texte joint : ‘Engagement de rendez-vous’ suggère l'idée
d'une femme ‘à prendre ’. La seconde, télévisée, met en scène un homme âgé, voyeur, et une
jeune femme dénudée, l'EDF jouant les entremetteurs. Nous sommes révoltées de
l'utilisation de cette image dégradante et humiliante des femmes à des fins marchandes. Dans
les deux cas, l' EDF contribue à normaliser l'image stéréotypée de la femme-objet sexuel,
laquelle a, depuis des siècles, contribué à justifier les violences commises à l'encontre des
1Lorsque
j'ai découvert cette nouvelle campagne, j'ai eu la curieuse impression que nous étions les
destinatrices de ce texte ; de fait, pratiquement les seules à même de le décoder...
2
3
4
Lettre de Martine Léger : « Une pub qui méritait correction », Capital, Janvier 1995.
« Les pubs frappantes de la Barclays », Capital, Septembre 1994.
Christina Alonso, « Le choix des créatifs ». Stratégies. no 871, 1er avril 1994.
10
femmes » 1. Nous terminions notre lettre ainsi: « Nous, hommes et femmes, clients et
clientes de I'EDF, refusons de contribuer au financement de cette campagne » et nous lui
demandions de « la faire cesser immédiatement ».
Gilles Ménage, alors président de l'EDF, a alors répondu en affirmant « comprendre
(notre) réaction, même (s'il la trouvait) un peu excessive, puisqu'il ne s'agit que de l'un des
éléments d'un campagne très vaste. (La logique du raisonnement pose ici problème...).
ll va de soi qu'il n'est pas dans la tradition de l'entreprise de réduire la femme à un objet de
vente. J'ai pris les dispositions nécessaires pour que de tels errements ne se reproduisent
pas ».
L’AVFT a alors « pris acte avec satisfaction » de cet engagement, a publicisé cette
réponse positive dont nous voulons croire qu'elle engagera ses successeurs.
II. Campagnes n'ayant pas obtenu de résultats positifs.
Visual / Le Monde
Les opticiens Visual ont publié dans Le Monde trois publicités.
-- La première campagne, publié dans Le Monde du 8 mars 1994, représentait sur une
pleine page, des fesses de femme, accompagnée du texte suivant: « Si votre vue a
tendance a baisser, changez de femme plutôt que de lunettes ».
L’AVFT s’est engagée, après avoir été interpellée par Florence Montreynaud qui
avait fait signer par une centaine de féministes, lors de la manifestation du 8 mars,
1Voici,
en regard, l'analyse faite par l'Express de cette campagne:...« Résultat, drôle mais corsé. L'un des
deux spots réalisés par l'agence de pub n'a rien à envier, en effet, à certaines des séries roses de M6. Un vieux
voyeur se plaint à EDF ( avec la voix de Michel Serrault) du manque de lumière dans l'appartement de sa
voisine sur laquelle il lorgne; ‘Prétesté’ (dans le jargon) auprès d'un échantillon de consommateurs, ce pastiche
érotique de ‘Fenêtre sur cour’ a fait un tabac. Les ‘telé-mateurs’ n'en ont pas perdu une miette». « Pourquoi le
sexe envahit la pub ». L’Express. 4 au 10 août 1994. p. 65.
11
une «lettre ouverte à la direction du Monde », envoyée le jour même. Voici son texte:
«Le Monde a besoin de publicité, mais pas n'importe la quelle. Ne pensez-vous pas qu'il y a
des limites? Pour nous, lectrices, vous les avez dépassées en publiant dans le numéro daté du
8 mars, une annonce dont l'image comme le texte portent atteinte à la dignité des femmes, et
donc à la dignité humaine. Cette publicité risque de vous coûter plus cher qu'elle ne vous a
rapporté. Si vous n'êtes pas plus vigilants au sujet des représentations sexistes, vous
pourriez bien perdre des lectrices et, au moins baisser dans l'estime de celles qui
continuerons à vous lire.
Quant à Visual, c'est clair, nous boycottons ».
Un point de vue critique -- mais peu clair, et qui jugeait « ironique » l’initiattive du
Monde, intitulé: « Vive la journée internationale des beaufs » -- fut alors publié le
lendemain ( 9 mars) dans le journal, signé de Laurence Rossignol du bureau national
du Parti socialiste. Ce texte se terminait par : « un pan sur les fesses ». A cet égard, le
fait que Le Monde ait été contraint de publier une réaction critique démontre, si
besoin était, l’impact de ces réactions lorsqu’elles sont jugées suffisamment
importantes. Mais le fait que celle qui a été publiée l’ait été sur le mode de l’humour
démontre aussi que ce sont essentiellement les formes d’ expressions légères,
mineures, infra-politiques qui sont permises aux femmes et aux féministes.
L'AVFT a, pour sa part, deux jours après, envoyé à Monsieur Colombani , directeur
du Monde, la lettre suivante (10 mars 1994) :« Nous tenons à vous faire connaître notre
indignation à la découverte de la publicité scandaleusement sexiste que le Monde a accepté de
publier, le 8 mars, journée internationale des femmes.
La responsabilité du Monde étant, sans conteste engagée, nous apprécierions que le journal
présente ses excuses à ses lecteurs et lectrices qui n'acceptent pas une représentation si
dégradante de l'être humain, au même titre qu'une conception si inhumaine des rapports
entre hommes et femmes.
12
Nous ne pouvons pas ne pas interpréter cette décision comme révélatrice d'une certaine
réalité des rapports de pouvoirs entre les sexes, au sein du Monde dont certains articles sont
malheureusement souvent le signe » 1.
-- La seconde campagne Visual (13 Avril 1994) - quasi concomitante à celle de la
banque Barclays - concernait aussi l’utilisation marchande du thème de la « femme
battue », mais là, explicitement évoqué. Sous le visage d'une femme au visage
meurtri, on pouvait lire : « Non ce n'est pas une femme battue, c'est une femme qui a raté
une marche dans les escaliers ».
Nous avons alors envoyé une « Lettre ouverte » à Visual (13 avril 1994) pour
protester contre « l'exploitation du thème des violences contre les femmes, au profit de
(leurs)intérêts financiers ». Nous affirmions qu'ils contribuaient « ainsi à la banalisation
et à la normalisation des violences faites aux femmes, dont des millions (d'entre elles) sont
les victimes ». Et nous terminions en affirmant que « cette publicité constituait, à l'égard
des femmes, une nouvelle violence ».
Le boycott de Visual était aussi demandé.
Au terme de cette deuxième campagne, l’AVFT a reçu, dès le lendemain, une lettre
paternaliste, donneuse de leçons, d’une autosatisfaction frisant le ridicule du
responsable de la communication de Visual. Celle-ci exprimait en outre un mépris
peu commercial à l'égard de clientes potentielles : « En pratiquant la dérision au
quotidien, en cultivant l'exagération, l'insolence, l'impertinence, les publicitaires
provoquent la réflexion, sans sermon moralisateur. N'ont-ils pas un point d'avance? N'ontils pas plus de chances de percer le mur de l'indifférence et de parler à tous?
Mesdames, ne vous arrêtez pas au premier degré des concepts publicitaires. Vous découvrirez
le message empreint d'honnêteté et de franchise délivré par la publicité Visual. A force
d'exploiter le sentiment de culpabilité, on rencontre souvent l'indifférence. De l'étonnement
1 Dans le même sens, la lettre ouverte à la rédaction du journal Le Monde rédigée par le Collectif
féministe contre le viol évoquait « le manque, confinant à l'absence totale, d'information sur la situation des
femmes dans le monde » (15 mars 1994).
13
naît le désir de mieux comprendre, de dénoncer les faux semblants . Telle est l'ambition de la
communication Visual.
En espérant que vous saurez apprécier la finalité des messages ... »
L’AVFT a alors répondu en faisant connaître son jugement sur la teneur de leur
lettre, accompagnée d'une nouvelle liste de signatures recueillies (4 mai 1994).
-- Lors de la troisième campagne Visual (27 juillet 1994), les femmes étaient
visuellement assimilées à un boudin, qui pouvait aussi faire penser à un étron. Sous
la représentation de ce boudin, on pouvait lire : « Quand je I'ai vue sur la plage avec sa
peau dorée, ses petits nœuds dans les cheveux. Elle s'est retournée et a souri. J'ai tout de
suite su que c'était elle».
Nous avons alors écrit au Président de la société Visual (3 août 1994) pour affirmer
que nous considérions cette publicité « répugnante », comme « une injure publique à
l'égard des femmes », que « la finalité du message était clair (à savoir que): Visual avait
choisi l'escalade dans le mépris des femmes ». Nous demandions un retrait de cette
campagne et appelions à nouveau au boycott des 400 opticiens Visual.
Nous avons aussi écrit une seconde lettre au directeur du Monde (3 août 1994):
« Nous tenons, pour la seconde fois, à vous faire connaître notre indignation face à ce qui est
devenu une politique publicitaire au sein du journal que vous dirigez. Le Monde est en passe
de devenir, au sein de la presse française, le support privilégié des publicités sexistes,
dégradantes et grossières, sans évoquer celles qui banalisent les violences contre les femmes 1.
Le droit à l'information ne saurait être utilisé comme un moyen de nous contraindre à subir
des représentations qui portent atteinte à la dignité humaine.
1
Cécile Thibaud dans un billet paru dans le Nouvel Economiste ( 12 août 1994) intitulé : « Le Monde,
version chaude », se demandait, après avoir analysé toutes les publicités parues dans le Monde au
cours du mois d'août, si cette escalade devait être interprétée comme « une phase de test pour Le Monde,
nouvelle mouture ». La question est effectivement pertinente.
14
Vos lecteurs et vos lectrices ont -- à tout le moins -- le droit de ne pas contribuer, contre leur
gré, à la dégradation d'eux mêmes.
Quel respect avez-vous de votre lectorat pour continuer, malgré les nombreuses protestations
dont vous avez été saisi, à cautionner ces publicités? Alors que vous offrez gratuitement ces
pages aux publicitaires, nous devons payer pour être humilié-es.
Nous vous demandons un engagement à cesser ces publicités ».
Là encore, les réponses qui nous ont été faites méritent d’être analysées.
La réponse du directeur général de Visual (4 août 1994), lendemain de l'envoi de
notre lettre, est fondée sur plusieurs arguments. Il nous informe que cette parution
dans Le Monde « ne s'inscrit absolument pas dans (leur) campagne publicitaire ». En
effet, il s'agissait d'une « offre » gratuite « d'une page du journal à des agences en conseil
en communication laissée à leur libre arbitre ». Visual, considérant qu'on « ne demande
pas, de manière générale, à voir au préalable, le contenu du cadeau », rejette alors « l'entière
responsabilité » de cette publicité « sur l'agence de communication ». Il précise
cependant que celle-ci avait demandé « l'aval » de Visual pour cette création, sans
pour autant avoir eu un droit de regard. Dans un second temps, le directeur se
prononce donc, à titre « personnel », sur un « sujet tellement subjectif: la
communication » et
nous donne alors sa propre interprétation: une « joke ». Il
explique aussi à ses interlocutrices comment celles-ci auraient dû comprendre cette
affiche: « Il faut considérer que cette création de l'agence s'inscrit plutôt dans une notion de
discernement, voulant mettre en avant le fait que porter de lunettes permet de mieux y
voir ».
Après s’être déclaré irresponsable, avoir disqualifié toute interprétation différente,
substitué son analyse -- si tant est que ce terme soit ici valable -- à la critique, le
directeur peut alors affirmer qu'en « aucun cas la volonté de Visual n'a été de choquer »
et que Visual ne « souhaite, en aucun cas, avoir une insinuation négative sur les femmes ».
15
Pour sa part, la réaction du Monde1 s’est manifestée selon deux modalités et sur
deux registres, formulant une analyse éthico-politico-économique dans une lettre
adressée à l’AVFT et occultant les mêmes enjeux dans le texte publié dans le journal.
Dans une lettre adressée à l'AVFT (8 août 1994), André Laurens, qui était à l’époque
médiateur, nous répond que (notre) « lettre ne (l') étonne pas »
mais que « les
journaux ont besoin de la publicité pour vivre ». Plus précisément, il nous informe que
« le Monde tire la moitié environ de ses recettes de la publicité »
2
d'abord, sous forme
d'annonces d'emploi, -- lesquelles « ont baissé considérablement avec la crise -- et de la
publicité des maisons d'éditions ». Pour ensuite préciser que « placards purement
commerciaux sont plus rares. (Cette formulation pose à cet égard problème, puisqu'elle
pourrait être interprétée comme signifiant que certaines publicités pourraient ne pas
être "purement commerciales".)
Celui-ci poursuit, en présentant Le Monde, dans le cadre de campagnes de publicités
multi médias, comme un simple « support, parmi d'autres », occultant ainsi la
concurrence mise en oeuvre entre les dits supports pour capter des budgets
publicitaires raréfiés. En outre, dans ce cas de figure -- qui dévoile de manière
éclairante les rapports de dépendance entre agences de publicités et organes de
presse -- cette affirmation est, on l’a vu, infondée. En effet, l’histoire de cette
campagne publicitaire publiée tout au long du mois d’août par le Monde est la
suivante: « Le Monde-publicité » avait organisé du 18 janvier au 3 septembre 1994
un concours intitulé: « l'agence la plus créative de l'été ». Ce concours qui avait été
lancé « avec la collaboration de 42 agences de publicité » avait pour objet de « sensibiliser
1
Cette campagne avait provoqué une importante réaction de la part de femmes journalistes au sein
de la rédaction du Monde. Josyane Savigneau avait notamment adressé un message à l’ensemble de
la rédaction pour protester contre la représentation des femmes et contre l’intense vulgarité de cette
publicité. La décision de publier la libre opinion déjà évoqué avait alors été prise.
2Cette
information mérite d'être appréciée à son importance: lorsque la moitié des revenus d’un
journal doit être trouvée dans la publicité, on est en droit de se poser des question sur la nature de la
hiérarchie mise en oeuvre quotidiennement entre logiques commerciales et choix d’informations.
16
les directeurs de création à l'espace et à la créativité qu'offre la presse quotidienne ».
1
Cette
formulation signifie que Le Monde avait offert gratuitement ses pages pendant un
mois aux agences de publicité ( qui, elles, choisissaient un de leurs annonceurs à qui
elles faisaient ‘cadeau’ de cette parution ) puis avait organisé un concours auquel les
agences participaient afin de les sensibiliser au "Monde" comme support
publicitaire.
Mais poursuivons la lecture de cette lettre.
André Laurens cherche alors une réponse éthique pour expliquer les choix du
journal en matière de politique publicitaire et propose alors une voie qui serait juste
parce que médiane. Il affirme en effet, tout à la fois, la répugnance du journal à
« jouer les censeurs », « même si (vôtre) avis rejoint le nôtre », tout en rappelant la
possibilité qui est la leur de « refuser une publicité ».
L’emploi du terme « censure » doit être clarifié. En effet, ce terme renvoie tout à la
fois au concept peu critiquable de « critique », mais aussi à celui peu rigoureux, car
normatif de « répréhension », et enfin à celui, essentiellement punitif, de
« correction ». Mais même si l’on considère que -- faute de clarification -- l’emploi de
ce terme relève de la signification la plus courante, à savoir l’interdiction d’une
publication, la question du statut et des pouvoirs des institutions politiques et/ou
économiques étant à même d’interdire n’est pas posée. De fait, en employant ce
terme, André Laurens occulte l’analyse des rapports de pouvoirs qui s'instaurent
dans le cadre d'une relation contractuelle et laisse croire -- et ce alors qu'il vient de
reconnaître l'extraordinaire dépendance du journal à l'égard de la publicité -- que Le
Monde est seul maître de la relation et libre de s'opposer totalement ou partiellement
à la diffusion d'un texte ou d'une image. En outre, dans ce cas de figure, on l’a vu, la
question ne se posait pas en ces termes, puisqu’il s’agissait d’un don dans l’espoir de
recettes publicitaires ultérieures, par ailleurs vitales pour le journal.
Certes, André Laurens reconnaît partiellement cette dépendance et affirme que « des
annonceurs, mécontents de ce que nous disons d'eux dans les pages rédactionnelles, peuvent
1
« Le Monde, le boudin et la liberté de création des publicitaires ». Le Monde. 4/5 septembre 1994.
17
(nous) priver de publicité ». Mais celui-ci n’évoque pas la question des moyens
employés par le Monde -- en termes de politique éditoriale -- pour éviter une telle
hypothèse; il n’aborde en effet que le cas de figure où des publicitaires lui proposant
un marché, Le Monde pourrait le refuser:«Pour autant que nous ayons besoin de ces
ressources, nous pouvons toujours refuser une publicité, surtout si elle met en cause des
valeurs fortes auxquelles nous tenons » précise-t-il. Alors intervient la liberté du journal
lorsque ses « valeurs fortes » sont mises en cause. On peut constater d’abord qu'il
reconnaît que la transgression des ces « valeurs » ne sont qu’un élément
d'appréciation du jugement. En outre, André Laurens affirme ici sans ambiguïté que
la défense de la dignité des femmes ne fait pas partie des « valeurs fortes » du
Monde.1 Dans une lettre adressée à Nelly Trumel, le même André Laurens, qui avait
alors évoqué « une campagne supposée dégradante pour les femmes », se posait la
question de savoir si « le vrai problème n'est-il pas que les femmes n'ont pas -- où n'ont
pas pu -- 2 investir suffisamment le bataillon des ‘créatifs’ de la publicité ». 1
Celui-ci tente ensuite, plus précisément, de « définir leur niveau d'intervention, et
éventuellement de refus ». Ayant évacué la question plus globale des conséquences de
la dépendance du Monde à l’égard des publicitaires : « la question financière n'est pas
déterminante car la question ne se pose que pour des cas marginaux et donc de peu d'effet sur
nos ressources globales », le Monde se place alors sur le terrain non plus financier ou
sur celui des « valeurs », mais sur celui de la créativité de la publicité. (Celle-ci),
constate-t-il -- tout en reconnaissant que la publicité traduit aussi « le pire » -- « se
targue, parfois à juste titre et avec bonheur, d'une certaine créativité, voire d'un sens
artistique ». Certes, André Laurens se contente de citer le discours diffusé par les
publicitaires, sans le reprendre formellement à son compte, mais il ne le conteste pas
11
C’est aussi en invoquant les mêmes « valeurs fortes » qu’Anne Chemin avait téléphoniquement
justifié le refus du journal de répondre à la lettre en date du 3 décembre 1996 que j’avais adressée à
Jean-Marie Colombani. Dans cette lettre, j’avais critiqué la manière dont le Monde du 26 novembre
1996 avait fait part de la manière dont le journal et moi même avions été condamnés en diffamation,
dans le cadre du procès que Jacques Peyrat, ancien « défenseur » de Véronique Akobé, nous avait
intenté et avait gagné.
2
Le statut théorique accordé au distingo mérite d’être noté.
18
pour autant. Cette transition permet cependant de situer l’analyse sur le terrain des
publicitaires; la critique de leur message devient alors une question de liberté
d'expression dont le journal serait garant. Le Monde étant « un moyen d'expression »,
s'estime « mal placé pour refuser des formes d'expression d'une autre activité de
communication».
2
Et ce d'autant plus «lorsqu'il s'agit de juger -- et en l'occurrence de
censurer -- selon un notion de bon goût ». Et c’est ainsi qu’André Laurens en arrive à
détourner de son sens une analyse féministe politique -- qu’il psychologise en
évoquant notre « irritation » -- en la transformant en position contre « le (mauvais)
goût ». Certes, celui-ci reconnaît que cette « notion » de goût, qu’il juge « très
subjective et conjoncturelle » pourrait « être recevable », mais il considère qu’elle
« pourrait (aussi) justifier le pire des conformismes: Devons nous, chaque fois, juger entre
ce qui est bien et ce qui est laid ou minable » ? Mais, après alors repositionné les termes
de l'alternative (qui, en l’occurrence, n'en est pas une: l'opposition du "bien" est le
"mal" et non le "laid"), le journal refuse de s'y soumettre. Car, assure-t-il, s'il
répondait à ce questionnement, il serait alors empêché « d'exercer (son) rôle critique
pour des activités qui (lui) sont extérieures: cinéma, le théâtre, les livres, les arts etc. ». Par
cette analogie, Le Monde affirme donc la culture et la publicité relèvent du même
ordre critique.
Et c'est ainsi que le Monde, dans cette lettre, justifie :
-- au nom de leur refus de « jouer les censeurs », les plus graves atteintes à l'image
des femmes -- et donc aux droits des femmes, notamment à leur image -- que
n'importe quel tribunal aurait jugé recevable s'il s'était agi d'attenter à l'image des
juifs ou des arabes;
-- au nom du refus du conformisme, les plus grossiers clichés;
1
Lettre d’André Laurens à Nelly Trumel. 28 novembre 1994.
2
Cette expression, toute commerciale, là encore, pose problème: le Monde est-il un « moyen
d'expression » ou exerce-t-il, comme la publicité, une « activité de communication »?
19
-- au nom du refus de juger du « goût », les dessins les plus vulgaires, lorsqu’ils
émanent de la publicité, tout en utilisant l’argument de la « vulgarité » - assimilée à
la « pornographie » -- lorsqu’un dessin lui est adressé par une féministe 1
-- au nom de la difficulté de juger, se décharge de sa propre responsabilité2, dont il
est, à juste titre, si sourcilleux. Et qui, plus prosaïquement, ne fait aucun doute
pénalement.
Enfin, Le Monde renvoie la responsabilité de ce jugement aux lecteurs « capables » ,
eux, de « juger ». Ce que pourtant nous avions fait. Et la lettre se termine en nous
enjoignant -- mais n'est-ce pas la question centrale ? -- à « ne pas confondre la publicité
avec le contenu rédactionnel propre au journal ». Ce que nous avions, là encore, fait.
 Près d’un mois après, après avoir attendu l’apaisement des réactions, dans un
encart publié le 4/5 septembre 1994, sous le titre : « Le Monde, le boudin et la liberté
de création des publicitaires » le journal tenta alors de se justifier. Après avoir
évoqué la réaction de « plusieurs lecteurs (!) du Monde émus de la parution de ces
publicités », sans s’embarrasser de l’argumentaire, pourtant fort intéressant, qu’il
avait bien voulu nous transmettre, argua simplement de « la liberté créative des
agences » et de son « refus de la censure », tout en précisant que cette position « ne
signifiait pas qu'il partageait la conception de toutes ces campagnes ». Là encore, Le
Monde mit en regard -- comme si les deux positions s’annulaient réciproquement - les réactions négatives de ceux qui considéraient que ces publicités « mettaient en
cause, selon eux, l’image de la femme » et positives: « Des lecteurs et des lectrices nous
ont toutefois fait savoir qu’ils avaient estimé cette initiative estivale originale et amusante
en soulignant à la fois l’humour au second degré et l’audace de certaines réalisations ».
Nulle évocation n'était faite de notre campagne ; le Monde n’ayant évoqué
comme réaction critique qu’une image détournée (non reproduite) et un poème
(non cité) de l'Association Des femmes s'entêtent , jugé « sévère pour le Monde ». Le
1Lettre
2
déjà citée d’André Laurens à Nelly Trumel.
Le service publicité du Monde interrogé par nos soins nous a confirmé que ces pages publicitaires
étaient "soumises à la rédaction". Entretien téléphonique en date du 5 août 1994.
20
Monde, une fois encore, refusait la parole aux féministes, dont les critiques, certes,
ne relevaient pas du registre de « l’émotion ».
Renault. Novembre 1994.
Sous le titre: « Chaque année, vous passez plus de temps en voiture qu'en vacances. Ca
mérite réflexion », Renault avait, dans le cadre de la publicité pour la voiture Safrane,
reproduit un dos de femme déformé, calibré comme une carrosserie de voiture.
L’AVFT a alors adressé la lettre suivante au PDG de Renault: « Nous protestons
contre votre campagne publicitaire ‘Safrane’, ‘ les voitures à vivre’ représentant une femme
vue de dos. L'utilisation du corps humain en tant que support créatif d'une machine est
pernicieuse. En effet, sur cette affiche, la femme est devenue un concept métallique, son corps
étant assimilé à une carrosserie. Votre but était d'humaniser cette voiture1; de fait vous avez
déshumanisé les femmes et portez atteinte à la dignité de l'être humain. Nous vous
demandons d'en prendre acte pour vos prochaines campagnes ».
Nous n’avons reçu aucune réponse de Renault.
Monoprix. Novembre 1994.
Monoprix lance, à cette date, une nouvelle campagne d'affichage publique; sur l'une
de ces affiches, on pouvait lire cette phrase: « Nous échangeons, nous remboursons, car
souvent femme varie ». En rappelant les autres campagnes déjà menée contre le
sexisme de Monoprix, l'AVFT a intitulé sa campagne: Mono-mépris, ça continue.
« Monoprix, dans sa dernière campagne de publicité par affiches sur la voie publique, puise
dans un vieux fond de culture populaire misogyne pour adresser aux femmes le message
suivant: ‘nous échangeons, nous remboursons, car nous savons que souvent femme varie’.
Une fois de plus, Monoprix utilise un stéréotype rétrograde qui renvoie à la vision de femmes
21
inconstantes, êtres non rationnels régis par leurs instincts et auxquelles on ne peut se fier.
Nous refusons cette image réactionnaire et méprisante et demandons le retrait immédiat de
cette publicité ».
Le directeur de la communication nous a fait état de ses réactions par lettre en date
du 13 janvier. Là encore, l'intentionnalité des concepteurs et financeurs de la
campagne devait être l’aune sur le fondement duquel les réceptrices du message
devaient la juger : « Il n'est certainement pas dans notre intention de manifester de mépris
envers les femmes », écrit-il. Et celui-ci affirme n’en vouloir pour preuve que le fait
que :« les femmes d'ailleurs ne s'y trompent pas, puisque 80 % de notre clientèle est
féminine ». Que les femmes, à Monoprix ou ailleurs, soient principalement chargées
de "faire les courses" et qu’elles ne fassent pas leur choix de magasins en seule
fonction de l'image des femmes que la publicité donne à voir ne semble pas donner à
réfléchir à ce directeur, chargé, il est vrai, de la (seule) communication. Néanmoins il
faut aussi reconnaître que tant que les consommatrices ne s'organiseront pas plus
pour la défense de leurs intérêts propres et notamment concernant l’atteinte à leur
image, l’argument fondé sur la supposée adhésion à la marque n’est pas totalement
erroné.
Le directeur poursuit sa lettre en expliquant à celles dont le sens de l'humour est, on
le sait, toujours défaillant, comme l'intelligence limitée, qu'elles auraient dû
comprendre qu'il s'agissait « de jeux de mots » et « d'un clin d'œil» et qu’: « une femme
peut avoir envie d'acheter un vêtement et avoir envie d'en changer ». Suivent enfin des
« conseils », allant, sans pudeur, jusqu'à écrire :« Je pense que votre association, dont
l'objet est certainement très louable, a bien d'autres combats plus importants à mener ». Et
de nous enjoindre de laisser tomber ces vétilles, pour des combats plus importants,
chez les autres bien sûr...
1
A la relecture, cette analyse était inappropriée et naïve.
22
Cependant Monoprix n'en a pas moins modifié cette affiche (c'est donc en somme un
quatrième succès, bien que relatif). On a pu ainsi voir, peu après, une nouvelle
affiche accompagnée du texte suivant: « Si ça ne vous va pas, on échange ou on
rembourse. Alors, ça vous va? » Cette fois ci, les femmes n'étaient plus l'objet méprisé
d'un discours, mais on s'adressait à elles et leur accord n'était pas supposé acquis.
Cette prise en compte de notre réaction nous aurait pleinement réjoui, n'eût été le
dessin accompagnant le texte représentant une femme mal fagotée, vulgaire, laide,
affublée d'une couronne. Le retour du refoulé?
Suchard . Avril 1995.
La campagne Suchard, cumulant sexisme et racisme, représentait une femme noire,
nue, dont le corps était recouvert de dorure d'or (jouant sur le noir et l'or de
l'emballage des Rochers Suchard) et accompagné du texte suivant: "Pour être
pardonné, il faut avoir péché ».
La campagne de l’AVFT n'ayant pas dépassé le stade du simple envoi de ce texte
aux chocolats Suchard, accompagnée cependant d'une cinquantaine de signatures,
n'est citée ici que pour mémoire. Voici le texte rédigé:
C'est une épreuve que Suchard nous envoie avec sa nouvelle pub.
Qui nous délivrera de cette vieille morale sexuelle qui ne finit pas d'associer tentation,
plaisir, religion, péché et femmes?
Y'a bon corps de négresse
Nous qui ne somme pas cannibales,
l'image de cette femme-chocolat nous écœure
Nouveaux rochers, vieux fantasmes
sexisme, racisme, tout y est.
Boycottons les chocolats Suchard.
PRINCIPES QUI ONT GUIDE L’ACTION DE L’AVFT
23
Dans un second temps, je souhaiterais évoquer rapidement certains principes -- très
simples -- sur les fondements desquels nous avons agi.
Créer préalablement à toute action un rapport de force.
Il s’est essentiellement agi d’une publicisation du nom des personnes connues et
moins connues et d'associations1 signataires de nos lettres, alors que les pétitions
étaient adressées soit aux publicitaires, soit aux supports de presse. La publication
ici de ces noms peut permettre de capitaliser ces soutiens dans le cadre de la création
d’une éventuelle structure opérationnelle afin d'organiser des réactions plus
systématiques.
La stratégie mise en oeuvre -- bien sûr, elle même dépendante des moyens qu’il était
possible ponctuellement mettre en oeuvre -- a été de donner le maximum de
publicité à nos actions: faxer les textes le plus largement possible; les diffuser
publiquement, ainsi que les réponses (positives et négatives) qui étaient faites;
demander aux associations de relayer nos actions par leur propre canaux; saisir
1 Parmi les associations signataires, on peut citer le CODIF (Marseille), Collectif féministe contre le
viol, Fédération nationale Solidarité Femmes, L'Annuaire au féminin, Les Marie-pas-claire,
Mouvement pour une démocratie paritaire, l'Association Parité, le Mouvement Français pour le
Planning Familial, l'Union des Femmes Françaises, la Fédération Syndicale Unitaire, le Women's
Caucus of Democrats Abroad, la CLEF, le Lobby européen des femmes, l'Émission "Femmes libres"
de Radio Libertaire, SOS femmes battues, la Ligue du droit des femmes, le Collectif féministe
Ruptures, RIME, SOS sexisme, Elles sont pour, Nouvelles Questions Féministes, l'Alliance des
femmes pour la démocratie, le CNIDF, l'Association des femmes ingénieurs, Femmes et changements,
l'Association pour la prévention de la violence en privé, SOS Femmes alternatives, Coeur de femmes,
Syndicat CFDT des services centraux EDF / GDF...
Parmi les personnes plus connues que d'autres, on peut citer: Benoîte Groult, Andrée Michel, Yvette
Roudy, Michelle Perrot, Aline Archimbaud, Gisèle Halimi, Françoise Gaspard, Claude ServanSchreiber, Geneviève Fraisse, Hélène de Beauvoir, Simone Iff ..
24
l'A.F.P., la presse écrite, la télévision1, sans oublier la presse spécialisée, celle des
publicitaires, tels Capital ou Stratégies ; publier nos propres initiatives et les réponses
qui leur sont faites. Des co-responsabilités ont été mises en oeuvre (avec le CODIF
de Marseille, le MFPF de Lyon) de manière à optimiser les réseaux respectifs
d’influence.
Formuler des demandes concrètes, précises
Il peut s’agir du retrait de l'affiche et/ou de la campagne, de la rédaction d'un code
de déontologie, d’une demande d'excuses, de réparation financière, d’un appel au
boycott. Sur ce dernier point, est-il utile de rappeler que l’absence de tradition
française en la matière ne saurait être un argument ? 2
Faire de la lutte anti-sexiste une lutte concernant les hommes et les femmes
Il nous est apparu important de mettre l'accent sur le constat selon lequel en
représentant des femmes de manière dégradante, humiliante, dépendante des
hommes, c’est nécessairement une image dégradée, humiliante des relations entre
femmes et hommes qui est représentée et donc aussi une représentation dégradante,
1Le
3 août 1995, dans le journal de 23 heures de France 2 , une représentante de l'AVFT a été invitée
pour présenter la campagne antisexiste contre Visual/ Le Monde .
2 « Le lobby des femmes fait plier Perrier ». Libération, 23 juillet 1996. «Perrier a cédé face à la présidente
du Lobby Européen des femmes qui lui avait donné jusqu'au 29 juillet pour qu'il retire sa campagne d'affichage
jugée 'offensante pour les femmes', en Belgique. La publicité conçue par la filiale belge de Publicis montre le
buste de trois jeunes femmes uniquement habillées d'une capsule de Perrier sur le bout des seins. Le titre
évocateur ‘Wonderbulles' complète ce tableau. La Direction de Perrier Vittel a décidé vendredi de cesser sa
campagne d'affichage après avoir constaté que cette campagne publicitaire qui se voulait un clin d'œil, pouvait
choquer certaines personnes. a indiqué hier le groupe. En cas d'obstination, le LEF envisageait une campagne
de boycott de Perrier ».
25
humiliante des hommes qui est faite.1 Qu’ils soient ou non présents sur la publicité,
l’image qui est donnée d’eux est souvent celle d’hommes ne concevant d’autre
relation avec des femmes que sur le mode de la dépendance et de la soumission des
femmes. Et donc d’hommes ne pouvant maintenir leur pouvoir -- qui trop souvent
se confond avec leur identité -- que par la force ou la séduction, c’est à dire la
tromperie, quelle qu’en soit les modalités d’expression.
Par ailleurs, notre position est nous voulions, recherchions la solidarité des hommes
dont nous posions, par ailleurs, les responsabilités individuelles et collectives2.
Poser la question des droits des consommateurs et de consommatrices
Dans la mesure où nous payons pour acheter un produit, l'argument selon lequel
nous ne devons pas, en outre, payer pour être humiliées est un argument fort,
d'autant plus « entendable » qu'il s'agit d'entreprises publiques.
Mettre en relation le type de choix publicitaires et celui des systèmes de « valeurs »
présidant aux choix de politique économique des entreprises
Il est possible ici de citer deux exemples. Une femme qui a soutenu la campagne
contre la publicité EDF a écrit à l’EDF: « Quand on a le courage de couper 1'é1ectricité à
des familles en souci d'argent, comment peut-on mettre des millions dans des publicités dont
personne n'a besoin? » Une autre réagissait sur le choix du nucléaire: « Nous payons
déjà par notre facture toutes ces centrales nucléaires porteuses de mort pour les enfants que
nous mettrons au monde. Alors ça suffit ».
1
Cf ce commentaire particulièrement délicat concernant les « avantages » des gaines-culottes:
"L'illusion est parfaite, la fesse remonte et le couillon s'y trompe." Libération. « Haut les fesses à la mode
nippone ». 17 mai 1995.
2 Marie-Victoire Louis. « A propos du Politiquement correct». La Lettre de l’AVFT. N° 5. Hiver 1994
/ 1995; « La violence masculine: responsabilité des hommes et enjeu politique ». La Lettre de l’AVFT.
n° 6. Printemps 1995.
26
Mettre en relation la place des femmes dans l'entreprise et l'image des
femmes que les publicités donnent à voir
Outre l’argument déjà évoqué dans la lettre de l’AVFT adressée au Monde mettant
en relation le contenu rédactionnel du Monde -- lui même lié à la nature de la
division sexiste du pouvoir au sein de ce journal -- et la caution donnée par ce
journal au sexisme de la publicité, une autre campagne peut être citée. Des femmes
salariées du Centre de recherche d'Aubervilliers de Rhône-Poulenc ont contacté
l’AVFT pour nous informer d'une initiative engagée par elles contre une publicité
dont le thème était: « Quand Rhône-Poulenc embellit les jambes des femmes, c'est bien
pour les hommes, c'est bien pour les actionnaires ». Ces femmes ont détourné ce texte
dont elles ont rédigé un tract, diffusé dans l'entreprise, libellé comme suit: « A
Rhône-Poulenc, 1'égalité professionnelle est rigoureusement observée, c'est bien pour les
hommes, c'est bien pour les actionnaires »; « A Rhône-Poulenc, les compétences des femmes
dans tous les domaines n'ont jamais cessé d'être reconnues, c'est bien pour les hommes,
c'est bien pour les actionnaires ». Et, sur leur tract, on pouvait lire les réactions
suivantes: « Trop, c'est trop »; « Je me sens insultée »; « Les femmes à Rhône-Poulenc sont
encore considérées comme des objets »; « S'il y avait des femmes aux postes de responsabilité,
cette publicité n'aurait pas vu le jour » ; « Est-ce ainsi que vous voyez votre femme, votre
maîtresse, votre fille, votre mère? »; « J'ai honte d'une entreprise qui a une telle image des
femmes »; « Et quand Rhône-Poulenc embellit les jambes des hommes, c'est bien pour les
hommes, c'est bien pour les actionnaires »?
Mais ces prises de positions -- qui doivent être liées à des revendications plus
politiques -- ne peuvent être efficaces que si elles sont pensées dans une critique plus
globale de la fonction que joue la publicité. 1
1
Cf l’analyse d’Olivier Toscani, le photographe de Benetton : « Je veux ouvrir le procès de Nuremberg de
la publicité. Sur quelles charges? : crime de gaspillage de sommes colossales, crime d’inutilé sociale, crime de
mensonge, crime contre l’intelligence, crime de persuasion occulte, crime d’adoration de la niaiserie, crime
d’exclusion et de racisme, crime contre la paix civile, crime contre le langage, crime contre la créativité, crime de
27
Il n’est, à cet égard, pas anodin de constater qu’en cas de contestation des
fondements de ces pubs, il est rare que les responsables en assument la
responsabilité. Celle-ci est rejetée par les payeurs et les diffuseurs sur les
concepteurs, par les concepteurs sur leurs clients, par les clients sur ceux et celles qui
regardent -- bien malgré eux -- leurs messages. Concernant la publicité Barclays
représentant une femme battue, l'un des responsables de la campagne de l'agence
RLC travaillant pour le compte de la banque britannique a tenté de justifier sa
campagne avec l'argument qu’ «ils (n’étaient) pas responsables des fantasmes troubles
des français ». Le commentaire de Jean-François Rouge dans Capital fut:« Dont acte:
comme dans les pubs Benetton, le mal n'est pas dans la volonté de choquer de l'agence ou de
son client, mais bien dans les yeux des abominables voyeurs, pervers polymorphes que nous
sommes apparemment tous devant cette affiche » 1.
PROJETS D’ACTIONS CONTRE LE SEXISME DANS LA PUBLICITÉ2
S’il faut d'abord et avant tout, réfléchir et faire réfléchir sur la fonction politique de
la pub et sur ses dangers3, un certain nombre de suggestions ponctuelles visant à
lutter contre le sexisme dans la publicité peuvent cependant être proposées.
pillage ». La pub est une charogne qui nous sourit. Ed Höbke, Paris, 1995. p. 17. On notera l’absence
de toute référence au sexisme. Ceci étant dit, l’outrance de l’analyse ainsi que le caractère inapproprié
de l’analogie ne déligitime pas pour autant la pertinence des dénonciations posées par ce réquisitoire.
1 Capital, sept 1994; art. cit.
2
Ces propositions ont été, dans une première rédaction, présentées dans l’article (qui a dû être coupé
d’un tiers): « A propos du sexisme dans la publicité ». Alternatives non violentes, Attention,
publicité!. N° 103. Eté 1997. B.P. 27. 13122 Ventabren.
3On
pourra se référer aux travaux de François Brune, Le bonheur conforme. Essai sur la
normalisation publicitaire, Paris. Gallimard, 1985; Les médias pensent comme moi! Fragments du
discours anonyme, Paris, l’Harmattan, 1996, ainsi qu’au numéro d’Alternatives non violentes pré-cité.
Une association nommée Résistance à l’agression publicitaire, présidée par Yvon Gradis, agit et
réflechit efficacement contre la publicité. ( 61 rue Victor Hugo, 93500 Pantin. Tel: 01 46 03 59 92. Fax:
01 47 12 17 71). RAP publie une feuille bimestrielle intitulée: Le publiphobe. 56 bis rue Escudier.
92100 Boulogne. Tel: 01 46 03 59 92. Fax: 01 47 12 17 71.
28
Les modalités de ces revendications peuvent être diverses. Il peut s’agir de
demander des excuses publiques, comme nous l’avions demandé au Monde et
comme l’ont fait les transsexuels espagnols1. Des réparations financières peuvent
aussi être demandées . Une féministe allemande disait à ce sujet: « Les femmes ne
demandent pas un remboursement du capital, elles se contenteraient de l'intérêt de la dette
de I'argent qu'ils ont gagné sur notre dos ». Pourquoi cette position -- bien que
largement insuffisante -- ne deviendrait-elle pas une revendication politique? Mais il
s’agit surtout de lancer des campagnes du boycott des marques qui utilisent des
publicités sexistes pour vendre leurs produits. C'est le seul langage que le
capitalisme entend vraiment. En exprimant nos hiérarchies de valeurs, nous
pourrions en outre aborder politiquement les contradictions dans lesquelles nous
sommes plongé-es quotidiennement.
Il peut aussi s’agir de détourner les affiches par des commentaires écrits, graffiti,
sticks autocollants.
Qu’est-il possible de faire, par ailleurs?
Pour les journalistes concernées, il est possible de rejoindre l'Association des Femmes
Journalistes1 qui décernera en 1998, sous la responsabilité de Florence Montreynaud,
le premier prix de la publicité la moins sexiste, « donnant une image valorisante des
femmes et des rapport entre hommes et femmes ». Et ce, afin de « sensibiliser le public et les
professionnels à l'intérêt pour toute la société d'une image positive des femmes ». Les
travaux préparatoires avaient permis en 1996, de « féliciter » Air Lingus qui, sous une
photo pleine page d'un Irlandais âgé énonce: « Les Irlandais sont chaleureux et
hospitaliers. En fait, ils feraient tous d'excellentes hôtesses de l'air » et la publicité Breitling
où l'on voit une petite fille tenant à la main une grosse montre d'aviateur qui dit:
« Plus tard, je serais commandante ».
1Ire
des transexuels espagnols contre une pub Renault. Libération. 20 mars 1997.
29
Sur un plan juridique, il est possible d’intenter des procès en utilisant la notion
d'agression « médiatique » et de « préjudice collectif », obtenue notamment grâce à la
jurisprudence du Collectif national contre le tabagisme. 2
L'utilisation du merveilleux article 1382 du code civil: « Tout fait quelconque de
l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le
réparer » peut être aussi utilisé par des associations qui se constituent parties civiles.
Il serait aussi souhaitable que les femmes travaillant dans les multimédias,
s'organisent et se mobilisent afin de créer des stratégies d'interventions et de
soutenir celles qui refusent ces impositions normatives et qui tentent de proposer
d’autres types de représentations.
Les associations de "consommateurs", qui sont majoritairement des consommatrices,
devraient être plus sensibilisées et responsabilisées qu’elles ne le sont actuellement,
sur les méthodes employées pour contraindre à la consommation, comme sur le
sexisme, le racisme et l'impérialisme de la pub.
Pour les raisons déjà invoquées, le rôle joué par le Bureau de Vérification de la
Publicité (BVP) doit être dénoncé. Refuser d'en appeler à son intervention -- et
rendre publiques les raisons -- me parait dès lors être une position légitime.
Il faudrait aussi connaître plus précisément le rôle joué par l’état en matière de
contrôle des images, notamment télévisuelles. Ainsi, en juillet 1992, sous le
gouvernement Bérégovoy, Matignon interdisait la sortie d'un spot télévisuel conçu
par le Secrétariat d’état aux droits des femmes sur la prévention du sida et la
contraception des adolescents et des adolescentes parce qu'un jeune couple était
représenté dans un lit. Par ailleurs, "seules les organisations professionnelles et syndicales
représentatives du secteur de la communication audiovisuelle ainsi que le Conseil nationale
1
Contacter l’AFJ. Maison de l’Europe, 35 rue des Francs bourgeois. Paris 75004.
2 « Pas assez sobres, les pubs Camel et Winston. Le n° 2 du tabac devra payer une amende et 600.000
frs de dommages et intérêts ». Libération. 4 février 1996.
30
des langues et cultures régionales et les associations familiales reconnues par l'Union
nationale des associations familiales peuvent saisir le Conseil supérieur de l’audiovisuel".
(Article 42 de la loi du 30 septembre 1986, instituant le CSA) Cet article excluant les
associations de femmes et féministes doit être modifié.
Il faut aussi relancer la campagne pour imposer le vote d'une loi antisexiste. Il est, à
cet égard, important de rappeler que le sexisme est lui même porteur d'autres
normes qui touchent à l'âge, au milieu social, à la couleur de la peau.
Une étude faite sur le sexisme dans les vidéo-clips au Québec en 1988 1 montrait que,
sur les 70 % de vidéo clips analysés et considérés par les chercheuses comme
sexistes, 71 % des femmes avaient entre 18 et 25 ans, tandis que presque toutes les
femmes de plus de 40 ans étaient nettement désavantagées, laides, « négligées ». 50
% des milieux sociaux identifiés auxquels appartenaient les personnages féminins
étaient fortunés, tandis que, dans 25 % de ces situations, le contexte et la mise en
scène laissent clairement entendre que l'accès à ce milieu était dû à la complaisance
d'un homme riche. Le sexisme est aussi visible dans la représentation des métiers ou
des activités affectées aux femmes : dans 37 % des clips où il était possible de
déterminer le champ d'activité spécifique des personnages féminins, pour 32 % des
cas, il s'agissait d'activités liées à la danse, au cinéma, à la mode; dans 23 % des cas
de positions stéréotypées dites féminines et subalternes: serveuses, secrétaires,
laveuses d'auto, ménagères; dans 24 %, il s'agissait de prostituées, de danseuses nues
ou de situations insolites. Le sexisme enfin est porteur de normes reproduisant les
schémas de le domination masculine. La recherche avait montré que 66 % des vidéo
clips présentaient des rapports entre femmes marqués par l'opposition ou la rivalité
et que dans la presque totalité des cas, c'est un homme qui était à l'origine de cette
rivalité. Les relations comme la solidarité ou l'amitié entre femmes étaient quasi
inexistantes, tandis que la quasi totalité des relations entre hommes et femme
s'inscrivaient autour de trois pôles principaux: à savoir, la soumission (34 % des
1 « Sexisme dans les vidéo-clips à la télévision ». Gouvernement du Québec. Conseil du statut de la
femme. 1988. 82 p.
31
vidéo-clips, allant de la femme esclave ou servante de l'homme et à celle qui accepte
avec résignation ou bonheur la domination de l'homme qui initie, qui dirige, qui
décide); la violence (27 % des vidéo-clips) et la séduction (56 % des cas).
Dans 66 % des cas, les gestes posés par les personnages féminins avaient une
connotation sexuelle ou érotique; 65 % des relations entre femmes étaient des
relations d'oppositions; 34 % des relations des femmes avec les hommes étaient des
relations de soumission et 27 % de violence.
Mais cette loi antisexiste ne suffit pas. Une autre loi devrait pénaliser, en ce qui
concerne les deux sexes, les représentations visuelles qui incitent:
-- au harcèlement sexuel. On peut ici citer quelques exemples: une publicité Miele
pour les aspirateurs représentait un homme très chic et sûr de lui brandissant le
manche d'un aspirateur très phallique et affirmant: « J'ai un truc infaillible pour
séduire les femmes de ménage »; une publicité pour les bas et collants Oroblu: « Avis aux
pros de la main au panier, Shock up remonte les fesses plus haut, très haut »; une publicité
Panasonic montrant une femme sur un escalier et accompagnée de la phrase
suivante: « Un bureau très très bien équipé, ça fait de vous un autre homme tous les
matins »; une publicité Logitech pour gants de toilettes: « La nouvelle Mouseman
Sensa. Vous aurez envie de mettre la main dessus ».
-- à la prostitution. On peut citer encore la publicité Miele qui, en représentant une
femme, affirmait : « Certaines sont vraiment prêtes à tout pour avoir un Miele ». Par
ailleurs, sous le visage d’une femme aguichante, une publicité pour un photocopieur
mettait ces mots: « Besoin de rapports rapides et férquents. Qui pourra me satisfaire ? »1
-- à la violence. Outre les deux exemples Visual et Barclays déjà cités, on peut citer
la pub Peugeot 106 montrant toute une série de "prises" pratiquées par une femme
sur un homme: « Maintenir l’épaule de votre mari contre le sol. Grâce à votre main droite
et de la main gauche tordre légèrement le poignet jusqu’à ce que le malheureux lâche la clef
de contact de votre 106 ».
1
Publicité reproduite dans: Florence Montreynaud, Amours à vendre. Les dessous de la prostitution.
Paris, 1993. Glénat.p. 13. Référence donnée par Malka Marcovich.
32
-- au viol. En 1991, des féministes avaient obtenu le retrait immédiat d'un catalogue
d'un slip sur lequel l'inscription Non imprimée sur le pubis, se transformait en Oui
fluorescent, une fois les lumières éteintes.1 Plus récemment, la publicité du chocolat
Suchard qui proclamait sur un visuel de femme noire, nue, le slogan suivant: « Vous
avez beau dire non, on entend oui ».2
Ces textes devraient prévoir des mécanismes de retrait avant affichage et non pas a
posteriori, ce qui n'est que pure hypocrisie.
Les principes pourraient se fonder sur ceux proposés par certains3 comités d'éthique
canadiens4:
On peut citer comme particulièrement novateur le code d'éthique du Conseil du
Statut de la femme du Gouvernement du Québec:
1. Aucun des deux sexes ne doit être utilisé indûment, en tout ou en partie, de manière à être
réduit à une décoration ou un objet sexuel. Dans ce contexte, une décoration est entendue
comme un élément ajouté, utilisé sans autre raison que d'embellir et sans aucun rapport avec
les conditions normales d'utilisation d'un produit.
2. Aucun de deux sexes ne doit être représenté sans nécessité comme un être faible ou
inférieur ou montré dans un état de dépendance émotive à l'égard de l'autre sexe, ni
représenté de manière à ce que ses capacités intellectuelles soient dévalorisées.
1
AFP. 27 septembre 1991.
2Le
collectif féministe contre le viol avait mené une campagne contre cette publicité. Villa d’Este. Paris
75013. Tel: 0800 059 595. Fax: 01 53 79 14 41.
3
On peut citer le Conseil du Statut de la Femme du gouvernement du Québec, le Conseil de la
Radiodiffusion et des Télécommunications Canadiennes (CRTC); la Canadian Avertising Foundation;
la Canadian association of Broadcasters. Bien qu'anciens (1982, 1986, 1990), ils peuvent cependant être
utilisé comme référents.
4
Les recommandations d’un comité d'éthique n'ayant pas de valeur contraignante, laissent donc à la
discrétion des pairs -- qui défendent d’abord leurs intérêts corporatistes -- les critères d'appréciation
et détournent ainsi les dénonciations des particuliers du recours à la loi. Ce qui ne signifie pas pour
autant qu’il faudrait sous-estimer ou mésestimer l’évolution progressiste des principes proposés.
33
3. Aucun des deux sexes ne doit être représenté de manière à ce que ses capacités physiques
soient dévalorisées.
4. L'égalité des sexes doit être reflétée au niveau des qualités attribuées aux personnages
publicitaires.
5. L'égalité des sexes doit être également reflétée au niveau de la répartition des rôles sociaux
et parentaux.
6. La publicité doit refléter les changements touchant aux rôles des hommes et des femmes, et
tenir compte de la grande diversité des modes de vie.
7. La publicité doit insister sur les avantages des produits et des services proposés et éviter de
présenter des personnes ayant un besoin excessif de ces produits ou une dépendance excessive
à leur égard.
8. Les personnes présentées doivent avoir un rapport avec le produit présenté..
En guise de conclusion
En ce qui concerne le dernier point de ce code, la question me paraît cependant
devoir être posée en de tout autres termes. Car, de plus en plus, la publicité
déstabilise les frontières entre individu-es et objets, chosifiant les personnes et
personnalisant les objets. Les publicités Ikéa sont allées très loin dans cette logique
de substitution visuelle de l’être à l’avoir. On a pu voir ainsi sur les murs de Paris,
trois jeunes femmes coquines affirmant respectivement: « Je lui ai dit ‘ Ikea, fais comme
chez toi.’ Il l’a fait! »; « Avec toi Ikea, les histoires commencent souvent sur un canapé »;
« Ce soir, on reste ensemble », tandis que sur la dernière affiche était représenté un
canapé Smögen, à 2790 F. Sur une autre affiche, un jeune homme, réjoui, rajustait sa
cravate et semblait dire au canapé Kopper à 2350 F: « Il faut que je te présente à une
amie ». Enfin, une quatrième jeune femme affirmait: « Ikea et moi, on a fait toutes nos
études ensemble » pour vanter les mérites d’une desserte informatique Jerker, à 995F.
On pourra noter que, si les mannequins n’avaient pas de prénoms, tous les objets
étaient nommés. La campagne s’est d’ailleurs poursuivie dans le même veine: « Pour
Ikea et moi, mes parents sont d’accord »; « Fais voir Ikea, comment t’es sous les
couvertures » mises dans la bouche de deux jeunes femmes, l’une mutine, l’autre
34
aguichante; tandis qu’un enfant demandait à Ikea de lui « raconte(r) encore le
crocodile ».
Ainsi, progressivement, la publicité opère des transferts de valeurs où le mode
d'emploi de l'objet devient le mode d'emploi de l’autre: «Soigner la peau des mains
(vous) permettra de mieux embrasser (vos) enfants » (produits de beauté Philosphy) (!),
tandis que la discussion sur l'objet devient le substitut des relations entre individues. L'objet nous dicte notre hygiène de vie, notre conduite, nous impose des normes.
Les mêmes produits Philosophy nous disent qu'« arrêter de consommer de la viande, du
poisson et du lait augmentera les effets des produits sur le corps ». « Soyez amoureux »
exige de nous Lesieur sur les murs de Paris, et Brandt, à la télé, nous enjoint de
« profiter pleinement de la vie », tandis qu'un quidam en voix off nous confirme la
pertinence du message et de son efficacité: «C’est ce que je fais ». Contrex 1, pour sa
part, nous donne le plan de notre journée, dont chaque moment est accompagné
d'un grand verre de Contrex, à boire « jusqu'à plus soif »(!):« petit déjeuner avec
confitures ‘maison’, courses en grande surface, déjeuner léger avec une amie, permanence à
la bibliothèque, réunion entre bénévoles, enseignement aux enfants des règles et des saveurs
de la langue française, dîner en famille où chacun raconte sa journée, ses mésaventures, ses
joies ». Et, le 22 avril 1996, on pouvait lire dans Libération, sous une double page pour
Célio sous une astérisque accrochée au nom de la marque: « Tout sauf l'ennui ! »
Au delà des conduites, c'est aussi un système de valeurs que veut incarner le règne
de la marchandisation universelle: Benetton s’affirme le chantre de l’antiracisme,
Leclerc s'inquiète, pour nous, de « tant de besoins encore insatisfaits (éducation, santé,
loisirs, culture) »"2, Whirpool (Appareils ménagers) décerne, au lieu et place de la
Légion d'honneur, à l'occasion du 8 mars, les trophées pour « 6 femmes en or »,
qui« ont brillamment réussi » 3 et félicite Catherine Chabaud, première femme dans le
Vendée Globe. Au delà de son exploit, la marque s'adresse à toutes les femmes « qui
1Contrex.
2Le
Publi-Information. Mincir et rester mince. Pour qui, pour quoi? Expression de femmes.
Monde. 31 janvier 1996.
3Libération.
8 mars 1994.
35
vont au bout de leurs rêves » 1. Et récemment, dans un film politique consacré au Costa
Rica, j'ai pu lire le texte d’une immense affiche dans les rues de la capitale: « A un
peuple qui aime la paix » signé Colgate Palmolive.
Cependant, n'ayant d'autre projet que celui de faire consommer dans un monde de
plus en plus inégal, appauvri, la publicité perpétue des modèles toujours plus
inatteignables, créant ainsi des frustrations2 insupportables. La publicité qui fait
« comme si » la question du pouvoir d'achat n'existait pas est indécente. Cette
imposition incessante des normes de consommations à ceux et celles qui, non
seulement ne peuvent les acheter, mais qui, en sus, se voient -- selon les normes
sociales dominantes -- exclu-es des logiques de reconnaissance individuelle et
sociale est insupportable pour des millions de personnes. On ne dira jamais asez les
tristesses, les malaises, les angoisses, les drames provoqués, tous les ans, par la fête
de Noël, la fête des mères, le premier de l’an. Car, la publicité nous fait oublier
l'essentiel, à savoir que des millions de personnes, en France actuellement, n'ont pas
d'argent pour les besoins élémentaires: se nourrir, se loger, s'habiller. « La publicité
nous prend pour des consommateurs », ce graffiti écrit sur un mur du métro restera,
pour moi, la critique la plus radicale que j'ai lue en la matière. «Françoise » qui avait
« volé » de la viande dans un supermarché pour nourrir ses enfants -- le père
refusant de payer la pension alimentaire -- expliquera: « Je n'étais pas exactement dans
un état second. Mais toutes ces promotions m'ont tourné la tête. Je pensais à mes enfants qui
allaient être contents. Je choisissais des aliments qu'ils aimaient; ça pour Steven, ça pour
1Libération.
2
24 mars 1997.
A cet égard, il me semble qu’une des ruptures qu'a créée la publicité Benetton est fondée sur le fait
qu'elle agit sur un autre registre: dans le domaine de l’antiracisme essentiellement -- et pas pour
toutes ses pubs (Cf F. Brune: Racisme et publicité. Alternatives non violentes. Op.cit. p. 4 ) -- Benetton
refuse la logique de la frustration comme moteur du marché et se donne à voir comme défendant des
valeurs universelles transcendant les couleurs, les frontières, les sexes, les conflits. En jouant sur
l'image de modèles positifs progressistes, Benetton positionne le marché sur le terrain qui, clairement,
n’est pourtant pas le sien, de celui des valeurs.
36
Manuella. Pour les gens sans problèmes financiers, un steak, c'est l'ordinaire. Pour nous,
aujourd'hui, c'est un extra » 1.
De fait, la question du pouvoir d’achat n’est pas, pour les publicitaires, indépassable;
à l’inverse, ils sont jugés par leurs clients sur leur capacité à la dépasser. L'appel à
l'instinct, assimilé au plaisir, est ainsi manipulé sans trop de scrupule2, pour
provoquer « l'achat compulsif ». Le PDG de la Cofremca, Gérard Demuth, pouvait
ainsi affirmer -- sans doute au nom de la science économique -- : « La France est
toujours dans une phase de dé-consommation profonde. C'est une certitude. D'un côté, le
Français ajourne sa consommation, de l'autre, il cède de manière irraisonnée à des achats
d'impulsion. Bref, il se fait plaisir »"3.
Plus fondamentalement, la publicité doit, pour nous pousser à consommer, dans un
premier temps, créer le besoin ; puis, transformer le malaise ainsi engendré par son
manque en transfert sur l'objet censé y remédier. C'est ce que l'on appelle « l’achat de
compensation » qui est une réponse aux frustrations créées et entretenues par la
publicité. L'imposition incessante de modèles d'identification inatteignables renforce
encore ces frustrations qui n’ont le plus souvent d’autre forme d’expressions, d’autre
exutoire que le vol et la violence. Et, dans la mesure où la frustration sexuelle est,
sans doute, la plus universelle de toutes , la publicité - qui vit essentiellement de ce
fabuleux fond de commerce qu’est le corps des femmes - porte une lourde
responsabilité dans l’accroissement des violences masculines à l'encontre des
femmes: « Les actions des associations contre les violences faites aux femmes... risquent fort
d'être réduites à néant par l'impact de telles publicités qui banalisent ces violences. On peut
d'ailleurs se demander légitimement si c'est l'image des femmes qui fait vendre ces produits
ou si ces produits ne servent pas tout autant à marchandiser et donc à dévaloriser les femmes
elles-mêmes. En tout état de cause, ces publicités contribuent individuellement à la
dégradation, à l’humiliation de chaque femme et collectivement de toutes les femmes, seules
‘valeurs’ sûres d'une société en crise....
1
La Vie. N° 2689. 13 mars 1997.
2Notons
3
que c'est par cette même analogie que le viol a été légitimé pendant des siècles.
« Pourquoi le sexe envahit la pub ».L 'Express. 4 au 10 août 1994.
37
Nous ne voulons plus, nous ne pouvons plus entériner par notre silence l'image des femmes
dont la publicité quotidiennement se nourrit et dont le sexisme s'aggrave actuellement
dangereusement, en partie, sans doute, faute de réactions publiques » 1.
Marie-Victoire Louis.
CNRS / CADIS.
Présentation de l’auteure.
Marie-Victoire Louis est militante et chercheuse féministe. Elle est l’ex-présidente de
l’AVFT et travaille au Centre National de la Recherche Scientifique (Centre
d’analyse et d’intervention sociologiques. CADIS). Elle est notamment l’auteure de
nombreux articles sur les violences contre les femmes, plus particulièrement sur le
harcèlement sexuel et la prostitution. Elle a récemment publié: Le droit de cuissage.
France. 1860- 1930, Paris, Les Editions de l’Atelier. 1995. Elle est aussi responsable de
la revue Projets féministes . 71 rue St Jacques. Paris. 75005.
Résumé de l’article :
Les campagnes de l’AVFT contre les publicités sexistes en France. 1992-1995.
La présentation des campagnes menées en France contre les publicités sexistes entre
1992 et 1995 a pour finalité de capitaliser les acquis en la matière. En évoquant
succès et résistances, cet article fait connaître les arguments utilisés par cette
association féministe. Mais il analyse aussi les arguments, les tentatives de
justifications, les contradictions des institutions concernées: presse, agences de
1
Présentation par l’AVFT de ses campagnes contre l’utilisation du thème de la violence contre les
femmes par Barclays et Visual / Le Monde . 20 avril 1994.
38
publicité, annonceurs, diffuseurs, Bureau de Vérification de la Publicité. Ce texte -fondé sur l’analyse critique de nombreuses publicités -- propose, en outre, plusieurs
projets politiques visant à élargir politiquement la lutte contre ces publicités. Il pose
enfin la responsabilité de la publicité en matière de violences contre les femmes et
dénonce le processus en cours de chosification des êtres et de personnalisation des
objets qui annonce le règne de la marchandisation universelle.
39
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