Les médecins (y compris et surtout ceux travaillant dans le secteur public) font régulièrement l'objet de
critiques et de campagnes de dénigrement orchestrées le plus souvent par des médias ou des partis politiques...
Comme dans tous les corps de métiers, il existe des brebis galeuses, mais ce n'est pas une raison pour tout
accepter: se faire insulter ou tabasser aux urgences, être traités de moins que rien dans les médias...
Et le ministère de tutelle ! Quelle animosité j'ai pour le ministère de la Santé... J'ai appris à le connaître à force
d'assister à des réunions avec les différents ministres de la Santé et leurs conseillers, de participer à des
commissions ministérielles, etc.
Le ministère a des objectifs tout tracés; il veut les accomplir coûte que coûte, sans respect aucun pour les
personnes qui travaillent dans le secteur médical...
J'ai vu des médecins spécialistes travailler à Tozeur ou à Médenine (j'y ai travaillé durant six mois) pendant
vingt à trente jours (jours et nuits) sans se reposer...
J'ai vu le ministère les broyer petit-à-petit...
J'ai vu des infirmiers accuser un gynécologue qui venait d'assurer vingt gardes consécutives à Médenine de le
faire par appât du gain alors que ce dernier avait réussi le concours d'équivalence français et qu'il pouvait, s'il
le souhaitait, partir à tout moment en France et y travailler beaucoup moins, dans de meilleures conditions et
pour un salaire bien plus important.
J'ai vu le ministère refuser une démission à un médecin spécialiste dans le sud, alors que celui-ci avait quitté le
poste depuis plusieurs mois pour raisons de santé, juste pour qu'il n'y ait officiellement pas de poste vacant
dans la ville en question.
J'ai vu les ministres parler de chiffres, de statistiques, de plans, de stratégies… J'ai aussi vu des drames : une
résidente en chirurgie souffrant de problèmes vasculaires et qui avait failli perdre la jambe à cause de la
position debout prolongée au bloc opératoire.
J'ai défendu plusieurs cas de résidents avec des problèmes de santé tout aussi graves et qui ne demandaient
qu'une seule chose, pouvoir changer de spécialité, mais le ministère de la Santé faisait la sourde oreille. Ce
ministère qui broie le personnel… Ce ministère qui n'avoue pas son incapacité à faire face aux problèmes
sanitaires du pays…
Tout a un coût et la santé a un coût… Le pays, et ce n'est pas nouveau, n'a pas les moyens d'investir
suffisamment dans la santé. Il ne peut pas engager le nombre suffisant de médecins et de personnel
paramédical, d'aides-soignants, d'ouvriers… Les services hospitaliers sont sales, les blocs opératoires aussi, les
consignes d'hygiène ne sont pas respectées… Le soir, il y a parfois deux ou un seul infirmier pour soixante
malades dans un service… Les médecins ne se reposent pas après leurs gardes… Il m'est arrivé une fois de
travailler six jours de suite (jours et nuits) soit 144 heures d'affilées…
Je connais le monde médical, mais ça doit être pareil dans d'autres secteurs : l'enseignement, l'agriculture,
l'industrie, la culture, etc. Il faut que des Tunisiens s'engagent et je fais tout sauf promouvoir l'exil. Pour moi,
c'est un cheminement personnel. Je pense à émigrer depuis plusieurs années, mais il est vrai que rien n'est fait
pour encourager des personnes dans des situations comme la mienne à rester… Si je pars pour un autre pays –
la France qui est aussi mon pays ou un autre pays –, je le fais parce que c'est un projet mûrement réfléchi…
Plus que le côté financier (même s'il n'est pas négligeable), c'est le climat actuel qui me pousse à le faire.
Aujourd'hui, c'est la génération des enfants éduqués sous le règne de Zine El-Abidine Ben Ali qui prend
progressivement les commandes du pays… Je ne me reconnais plus dans les valeurs que je vois en Tunisie.