DES ARTISTES POUR CHANGER L'ECOLE ?
La politique éducative des arts et de la culture
Alain KERLAN, Institut des sciences et des Pratiques d'Education et de Formation
Université Lumière Lyon 2
UMR « Education et Politiques »
Conférence prononcée dans le cadre de l’Université d’Angers, « Les missions éducatives des institutions du spectacle vivant (danse, théâtre,
arts du cirque, musique : une responsabilité partagée », Ministère de la culture, 22/26 octobre 2003
Introduction
Quelques images, quelques tableaux d’une éducation saisie par les arts, pour donner à chacun
une idée du phénomène que je me propose d’éclairer . le recours à l’art et aux artistes en
éducation.
En voici quelques-unes : des artistes, peintres, sculpteurs, comédiens, danseurs, musiciens, en
résidence dans les écoles maternelles de la ville de Lyon ; un peintre célèbre, Gérard
Garouste, tenant atelier destiné aux élèves en difficulté dans la campagne normande ; un petit
collège de Franche-Comté en partenariat pour l’année avec l’Opéra de Besançon ; le
développement du seau Européen des Services Educatifs d’Opéra (RESEO) ; L’Ecole des
Mines, l’Ecole des Beaux-Arts, l’Ecole supérieure de Commerce de Nancy unies dans un
projet, Artem, dispensant une formation commune aux ingénieurs, aux managers, et aux
artistes…. D’autres exemples, nombreux, que je laisse à chacun le soin d’évoquer.
De quoi s’agit-il ? Selon moi, d’un mouvement qui témoigne d’une tentative (tentation) de
recomposition et/ou de refondation de l’école et de l’idéal éducatif sur des bases artistiques et
culturelles. Depuis une vingtaine d'années, les recours éducatifs et sociaux à l'art et à la
culture ont pris une ampleur sans précédent. Je crois qu’il faut y voir une tendance forte,
l'avancée d'un processus participant d'une recomposition éducative et culturelle.
On pourrait, vous pourriez m’opposer d’emblée une objection : l’abandon programmé, faute
de moyens et de volonté politique, du projet de développement des arts et de la culture à
l’école.
Je répondrai qu’il importe de distinguer un mouvement de fond, une nécessité qui est liée au
mouvement historique de la culture et de la démocratie, des aléas des politiques mises en
œuvre.
Sans doute, ce mouvement pour un temps va reposer à nouveau plus particulièrement sur les
convictions et les actions des acteurs, pédagogues, artistes, gens de culture, les plus engagés,
les plus militants.
Mais la nécessité demeure. Et pour quiconque se trouve engagé dans ce mouvement et comme
porté par cette nécessihistorique, partageant à quelque degré cette espérance éducative et
culturelle, comprendre la signification et la portée de ce mouvement, ses ambiguïtés aussi,
s'avère une exigence tant théorique que pratique.
Mon intervention voudrait être une contribution à ce travail de lucidité et d’espérance, en
proposant quelques repères. En trois temps. D’abord un premier cadrage historique qui
permettra de situer la phase que nous vivons dans un mouvement plus général. Ensuite en
élargissant le champ d’observation : le recours éducatif à l’art et à la culture ne concerne pas
seulement l’école, l’éducation scolaire ; il touche à des pans de plus en plus nombreux de la
société. Enfin, et c’est bien sûr l’essentiel, en vous soumettant une analyse de la signification
de ce processus qui voit d’un côté l’école et l’éducation se tourner vers l’art et la culture, de
l’autre l’art et la culture désireux d’assumer une mission éducative.
Ces éclairages sont nécessaires. Mais ils ne prennent leur plein intérêt que s’ils aident à ouvrir
et construire l’avenir, à relancer, accompagner le mouvement en faveur de l’art et de la
culture dans l’éducation. C’est pourquoi je consacrerai le dernier temps de cette intervention
à tenter de dire ce que devrait être selon moi la philosophie et la pratique éducative dont a
besoin l’alliance des arts et de l’école. Cette conception repose sur une conviction : l’art
comme la culture n’éduquent qu’en étant pleinement eux-mêmes. Je la présenterai en la
plaçant sous le triple le signe de la rencontre, de l’événement, de la fidélité à l’événement.
1. Cadrage historique
Si l’on examine sur la période contemporaine, les trente dernières années, les relations entre
l’art et la culture d’un côté, l’école de l’autre, on peut distinguer trois principales périodes.
1.1.
Le premier moment a marqué les années 70 : centré sur le sujet éduqué et la libération de son
expression, il rabat la logique des programmes d’études sur une logique d’expressivité, de
créativité, de croissance personnelle, bref, sur une « logique subjective »; c'est l'âge de la
psychopédagogie, du maître animateur, de la primauté donnée aux activités de libre
expression. En termes esthétiques, ce moment est tributaire des thématiques romantiques et
expressionnistes, avant-gardistes, libertaires ; c’est plutôt un mélange un peu confus de tout
cela, où domine le thème de l’expression libre soutenu par des considérations psychologiques
et psychanalytiques. L’art et la culture, entendus comme patrimoine, n’y ont pas la plus
grande part. Comme si l’art et la culture étaient bien plus dans le regard, dans le sujet, que
dans des objets et des formes. Il s’agit d’une conception proche de la conception pragmatique
et subjective de la culture, telle qu’on peut la trouver par exemple sous la plume du
philosophe américain John Dewey : « Si nous essayons de définir la culture, nous arriverons
à la concevoir comme le pouvoir, disons l’habitude acquise, de notre imagination, de
contempler dans des choses qui, prises isolément, se présentent comme purement techniques
ou professionnelles, une portée plus vaste, s’étendant à toutes les choses de la vie, à toutes les
perspectives de l’humanité
1
». On trouve quelque chose de semblable dans la définition que
donne le psychanalyste Winnicott de la créativité : « Il s’agit avant tout, dit-il, d’un mode
créatif de perception qui donne à l’individu le sentiment que la vie vaut la peine d’être
vécue
2
».
1.2.
Le second moment est au cœur des années 80. Mot d’ordre : retour aux savoirs, aux
« contenus » de l’enseignement, centration sur les savoirs et les apprentissages scolaires, la
transmission et l’appropriation des savoirs. Réaction, sans doute, à l’excès de subjectivité du
moment précédent. Mais ce rappel à l’exigence du savoir s’effectue alors sous le signe d’une
rationalité technicienne. Il marque la prise de conscience de ce qu’on a appelé « la société
cognitive », de l’entrée dans la société cognitive. C'est l'âge des savoirs didactisés, et du
maître ingénieur, de la logique didactique, et même de la multiplication et de la spécialisation
des didactiques. On parle même d’une « didactique des arts plastiques », par exemple.
Que pouvaient bien être dans cette perspective l’éducation artistique et les disciplines de la
sensibilité, la place de l’art et de la culture en éducation, sinon une oscillation entre le
1
John Dewey., « L’éducation au point de vue social », L’année pédagogique, Paris, Alcan, 1913.
2
David Winnicott, Jeu et réalité (1971), Paris, Gallimard, 1975 (traduction française), p. 91.
« loisir » et le « supplément d’âme » ?Les savoirs et les apprentissages rationalisés, les
didactiques instrumentalisées d’un côté, l’art et la culture, la vie et la personnalité, les affects
de l’autre. L’instrumental ici, et là l’expressif.
1.3.
Le troisième moment s’affirme au milieu des années 90. Il est caractérisé par une
préoccupation de plus en plus explicite de la place et du sort de la culture dans l’éducation et
dans la formation. C'est l'âge des perspectives culturelles dans l’éducation scolaire, dans le
choix et la conception des contenus d’enseignement. L’enseignant ne doit plus être seulement
« dudacticien », mais « passeur » de culture. Les savoirs ne suffisent pas ; toute société a
besoin d’un socle de culture, besoin des repères que donnent aux individus et aux citoyens
l’accès aux œuvres et aux formes symboliques d’une culture partagée. Cette exigence est bien
résumée dans ce propos du sociologue Jean-Pierre Le Goff :
« Le développement économique, scientifique et technique, pour important qu’il soit, fût-il
accompagné d’un « volet » social et des restes impossibles de Mai 68, ne peut constituer à lui
seul un projet… Manque précisément une dimension essentielle : le socle de culture qui
permette d’intégrer cette « modernisation » dans un monde commun et une vision positive de
l’avenir porteuse d’espérance de bien-être et d’émancipation...
La culture n’est pas pour nous une superstructure ou un supplément d’âme à la sphère
économique et sociale. La culture entendue comme univers de significations s’incarnant dans
des institutions et des œuvres, des paroles et des actes, est ce qui donne sens à la vie en
société
3
».
Le plan Lang-Tasca de développement des arts et de la culture à l’école s’inscrit bien entendu
dans cette perspective, et donne au mouvement une spectaculaire impulsion. Il comporte
toutefois une dimension supplémentaire, sur laquelle je devrais revenir : l’ambition de
changer l’école de l’intérieur, en y faisant pénétrer la culture vive, l’art vivant et les artistes.
Dans une école bloquée, rongée d’incertitudes, l’art et l’artiste comme « cheval de Troie »,
levier d’Archimède. L’art et la culture pour engager les changements nécessaires que l’école
ne parvient pas d’elle-même à accomplir : face aux blocages de l’école, sinon au constat de
l’incapacité structurelle de l’école à changer, la politique éducative des arts et de la culture
pariait sur l’art et la culture là où elle ne croyait plus à l’innovation.
1.4.
S’il fallait qualifier la période dans laquelle nous nous trouvons, marquée par le retour
surréaliste de veilles lunes comme ce port de l’uniforme à l’école, tentative fantasmatique
d’annulation, d’effacement des différences dont l’affichage et l’affirmation sont précisément
quelques-uns des effets du développement de l’individualisme démocratique, il me semble
qu’on y assiste à l’entremêlement et à l’opposition confuse et anachronique des postures que
je viens de distinguer. Je ne suis pas sûr que ces tentatives de reconstruire de vieilles et
commodes oppositions dépassées intéressent vraiment qui que ce soit, ni même si elles ont un
sens : elles me font penser à ces canards dont on dit qu’ils continuent de courir la tête
tranchée…
Il y a d’autres façons plus appropriées de tirer bénéfice de ce passé, et il me semble que si une
tâche est nécessaire, c’est de prendre lucidement la mesure des intérêts et des limites que
permet de dégager l’analyse de chaque période. L’art et la culture n’ont de chance d’entrer
durablement dans l’école qu’en assumant le triple souci de la subjectivité émancipatrice, de la
découverte des formes symboliques et de l’entrée dans l’univers des significations, de la
construction du rapport au savoir.
2. Elargissement du champ d’analyse : un mouvement qui traverse la société tout entière
Pour avancer dans la réflexion, il convient d’élargir encore d’un cran le champ de l’analyse, et
ne pas l’enfermer dans la seule considération de l’école. Le recours éducatif à l’art et à la
culture, je l’ai dit, ne concerne pas seulement l’école, l’éducation scolaire ; il touche à des
pans de plus en plus nombreux de la société. Les quelques exemples que je proposais en
commençant l’illustrent bien, et ne sont que le début d’une liste considérable. La diversité des
domaines touchés est remarquable :
Le théâtre et la danse mobilisés contre le mal des banlieues.
Des ateliers de rap et des ateliers d’écriture pour réparer le lien social malmené. « Le rap
contre la fracture sociale », titrait le journal Le Monde en novembre 1997.
3
Jean-Pierre LE GOFF, La barbarie douce, Paris, La découverte, 1999, p.123/125.
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