des artistes pour changer l`ecole

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DES ARTISTES POUR CHANGER L'ECOLE ?
La politique éducative des arts et de la culture
Alain KERLAN, Institut des sciences et des Pratiques d'Education et de Formation
Université Lumière Lyon 2
UMR « Education et Politiques »
[email protected]
Conférence prononcée dans le cadre de l’Université d’Angers, « Les missions éducatives des institutions du spectacle vivant (danse, théâtre,
arts du cirque, musique : une responsabilité partagée », Ministère de la culture, 22/26 octobre 2003
Introduction
Quelques images, quelques tableaux d’une éducation saisie par les arts, pour donner à chacun
une idée du phénomène que je me propose d’éclairer . le recours à l’art et aux artistes en
éducation.
En voici quelques-unes : des artistes, peintres, sculpteurs, comédiens, danseurs, musiciens, en
résidence dans les écoles maternelles de la ville de Lyon ; un peintre célèbre, Gérard
Garouste, tenant atelier destiné aux élèves en difficulté dans la campagne normande ; un petit
collège de Franche-Comté en partenariat pour l’année avec l’Opéra de Besançon ; le
développement du Réseau Européen des Services Educatifs d’Opéra (RESEO) ; L’Ecole des
Mines, l’Ecole des Beaux-Arts, l’Ecole supérieure de Commerce de Nancy unies dans un
projet, Artem, dispensant une formation commune aux ingénieurs, aux managers, et aux
artistes…. D’autres exemples, nombreux, que je laisse à chacun le soin d’évoquer.
De quoi s’agit-il ? Selon moi, d’un mouvement qui témoigne d’une tentative (tentation) de
recomposition et/ou de refondation de l’école et de l’idéal éducatif sur des bases artistiques et
culturelles. Depuis une vingtaine d'années, les recours éducatifs et sociaux à l'art et à la
culture ont pris une ampleur sans précédent. Je crois qu’il faut y voir une tendance forte,
l'avancée d'un processus participant d'une recomposition éducative et culturelle.
On pourrait, vous pourriez m’opposer d’emblée une objection : l’abandon programmé, faute
de moyens et de volonté politique, du projet de développement des arts et de la culture à
l’école.
Je répondrai qu’il importe de distinguer un mouvement de fond, une nécessité qui est liée au
mouvement historique de la culture et de la démocratie, des aléas des politiques mises en
œuvre.
Sans doute, ce mouvement pour un temps va reposer à nouveau plus particulièrement sur les
convictions et les actions des acteurs, pédagogues, artistes, gens de culture, les plus engagés,
les plus militants.
Mais la nécessité demeure. Et pour quiconque se trouve engagé dans ce mouvement et comme
porté par cette nécessité historique, partageant à quelque degré cette espérance éducative et
culturelle, comprendre la signification et la portée de ce mouvement, ses ambiguïtés aussi,
s'avère une exigence tant théorique que pratique.
Mon intervention voudrait être une contribution à ce travail de lucidité et d’espérance, en
proposant quelques repères. En trois temps. D’abord un premier cadrage historique qui
permettra de situer la phase que nous vivons dans un mouvement plus général. Ensuite en
élargissant le champ d’observation : le recours éducatif à l’art et à la culture ne concerne pas
seulement l’école, l’éducation scolaire ; il touche à des pans de plus en plus nombreux de la
société. Enfin, et c’est bien sûr l’essentiel, en vous soumettant une analyse de la signification
de ce processus qui voit d’un côté l’école et l’éducation se tourner vers l’art et la culture, de
l’autre l’art et la culture désireux d’assumer une mission éducative.
Ces éclairages sont nécessaires. Mais ils ne prennent leur plein intérêt que s’ils aident à ouvrir
et construire l’avenir, à relancer, accompagner le mouvement en faveur de l’art et de la
culture dans l’éducation. C’est pourquoi je consacrerai le dernier temps de cette intervention
à tenter de dire ce que devrait être selon moi la philosophie et la pratique éducative dont a
besoin l’alliance des arts et de l’école. Cette conception repose sur une conviction : l’art
comme la culture n’éduquent qu’en étant pleinement eux-mêmes. Je la présenterai en la
plaçant sous le triple le signe de la rencontre, de l’événement, de la fidélité à l’événement.
1. Cadrage historique
Si l’on examine sur la période contemporaine, les trente dernières années, les relations entre
l’art et la culture d’un côté, l’école de l’autre, on peut distinguer trois principales périodes.
1.1.
Le premier moment a marqué les années 70 : centré sur le sujet éduqué et la libération de son
expression, il rabat la logique des programmes d’études sur une logique d’expressivité, de
créativité, de croissance personnelle, bref, sur une « logique subjective »; c'est l'âge de la
psychopédagogie, du maître animateur, de la primauté donnée aux activités de libre
expression. En termes esthétiques, ce moment est tributaire des thématiques romantiques et
expressionnistes, avant-gardistes, libertaires ; c’est plutôt un mélange un peu confus de tout
cela, où domine le thème de l’expression libre soutenu par des considérations psychologiques
et psychanalytiques. L’art et la culture, entendus comme patrimoine, n’y ont pas la plus
grande part. Comme si l’art et la culture étaient bien plus dans le regard, dans le sujet, que
dans des objets et des formes. Il s’agit d’une conception proche de la conception pragmatique
et subjective de la culture, telle qu’on peut la trouver par exemple sous la plume du
philosophe américain John Dewey : « Si nous essayons de définir la culture, nous arriverons
à la concevoir comme le pouvoir, disons l’habitude acquise, de notre imagination, de
contempler dans des choses qui, prises isolément, se présentent comme purement techniques
ou professionnelles, une portée plus vaste, s’étendant à toutes les choses de la vie, à toutes les
perspectives de l’humanité1 ». On trouve quelque chose de semblable dans la définition que
donne le psychanalyste Winnicott de la créativité : « Il s’agit avant tout, dit-il, d’un mode
créatif de perception qui donne à l’individu le sentiment que la vie vaut la peine d’être
vécue2 ».
1.2.
Le second moment est au cœur des années 80. Mot d’ordre : retour aux savoirs, aux
« contenus » de l’enseignement, centration sur les savoirs et les apprentissages scolaires, la
transmission et l’appropriation des savoirs. Réaction, sans doute, à l’excès de subjectivité du
moment précédent. Mais ce rappel à l’exigence du savoir s’effectue alors sous le signe d’une
rationalité technicienne. Il marque la prise de conscience de ce qu’on a appelé « la société
cognitive », de l’entrée dans la société cognitive. C'est l'âge des savoirs didactisés, et du
maître ingénieur, de la logique didactique, et même de la multiplication et de la spécialisation
des didactiques. On parle même d’une « didactique des arts plastiques », par exemple.
Que pouvaient bien être dans cette perspective l’éducation artistique et les disciplines de la
sensibilité, la place de l’art et de la culture en éducation, sinon une oscillation entre le
1
2
John Dewey., « L’éducation au point de vue social », L’année pédagogique, Paris, Alcan, 1913.
David Winnicott, Jeu et réalité (1971), Paris, Gallimard, 1975 (traduction française), p. 91.
« loisir » et le « supplément d’âme » ?Les savoirs et les apprentissages rationalisés, les
didactiques instrumentalisées d’un côté, l’art et la culture, la vie et la personnalité, les affects
de l’autre. L’instrumental ici, et là l’expressif.
1.3.
Le troisième moment s’affirme au milieu des années 90. Il est caractérisé par une
préoccupation de plus en plus explicite de la place et du sort de la culture dans l’éducation et
dans la formation. C'est l'âge des perspectives culturelles dans l’éducation scolaire, dans le
choix et la conception des contenus d’enseignement. L’enseignant ne doit plus être seulement
« dudacticien », mais « passeur » de culture. Les savoirs ne suffisent pas ; toute société a
besoin d’un socle de culture, besoin des repères que donnent aux individus et aux citoyens
l’accès aux œuvres et aux formes symboliques d’une culture partagée. Cette exigence est bien
résumée dans ce propos du sociologue Jean-Pierre Le Goff :
« Le développement économique, scientifique et technique, pour important qu’il soit, fût-il
accompagné d’un « volet » social et des restes impossibles de Mai 68, ne peut constituer à lui
seul un projet… Manque précisément une dimension essentielle : le socle de culture qui
permette d’intégrer cette « modernisation » dans un monde commun et une vision positive de
l’avenir porteuse d’espérance de bien-être et d’émancipation...
La culture n’est pas pour nous une superstructure ou un supplément d’âme à la sphère
économique et sociale. La culture entendue comme univers de significations s’incarnant dans
des institutions et des œuvres, des paroles et des actes, est ce qui donne sens à la vie en
société3 ».
Le plan Lang-Tasca de développement des arts et de la culture à l’école s’inscrit bien entendu
dans cette perspective, et donne au mouvement une spectaculaire impulsion. Il comporte
toutefois une dimension supplémentaire, sur laquelle je devrais revenir : l’ambition de
changer l’école de l’intérieur, en y faisant pénétrer la culture vive, l’art vivant et les artistes.
Dans une école bloquée, rongée d’incertitudes, l’art et l’artiste comme « cheval de Troie »,
levier d’Archimède. L’art et la culture pour engager les changements nécessaires que l’école
ne parvient pas d’elle-même à accomplir : face aux blocages de l’école, sinon au constat de
l’incapacité structurelle de l’école à changer, la politique éducative des arts et de la culture
pariait sur l’art et la culture là où elle ne croyait plus à l’innovation.
1.4.
S’il fallait qualifier la période dans laquelle nous nous trouvons, marquée par le retour
surréaliste de veilles lunes comme ce port de l’uniforme à l’école, tentative fantasmatique
d’annulation, d’effacement des différences dont l’affichage et l’affirmation sont précisément
quelques-uns des effets du développement de l’individualisme démocratique, il me semble
qu’on y assiste à l’entremêlement et à l’opposition confuse et anachronique des postures que
je viens de distinguer. Je ne suis pas sûr que ces tentatives de reconstruire de vieilles et
commodes oppositions dépassées intéressent vraiment qui que ce soit, ni même si elles ont un
sens : elles me font penser à ces canards dont on dit qu’ils continuent de courir la tête
tranchée…
Il y a d’autres façons plus appropriées de tirer bénéfice de ce passé, et il me semble que si une
tâche est nécessaire, c’est de prendre lucidement la mesure des intérêts et des limites que
permet de dégager l’analyse de chaque période. L’art et la culture n’ont de chance d’entrer
durablement dans l’école qu’en assumant le triple souci de la subjectivité émancipatrice, de la
découverte des formes symboliques et de l’entrée dans l’univers des significations, de la
construction du rapport au savoir.
2. Elargissement du champ d’analyse : un mouvement qui traverse la société tout entière
Pour avancer dans la réflexion, il convient d’élargir encore d’un cran le champ de l’analyse, et
ne pas l’enfermer dans la seule considération de l’école. Le recours éducatif à l’art et à la
culture, je l’ai dit, ne concerne pas seulement l’école, l’éducation scolaire ; il touche à des
pans de plus en plus nombreux de la société. Les quelques exemples que je proposais en
commençant l’illustrent bien, et ne sont que le début d’une liste considérable. La diversité des
domaines touchés est remarquable :

Le théâtre et la danse mobilisés contre le mal des banlieues.

Des ateliers de rap et des ateliers d’écriture pour réparer le lien social malmené. « Le rap
contre la fracture sociale », titrait le journal Le Monde en novembre 1997.
3
Jean-Pierre LE GOFF, La barbarie douce, Paris, La découverte, 1999, p.123/125.

Des écrivains, comme François Bon à Nancy, aidant les sans abri à trouver leur parole et à
la porter jusqu’à la scène ou au livre.

En Bretagne, les employés licenciés d’une grande surface racontant sur la scène du théâtre
les dessous de la belle vitrine du consommateur.

En pleine coupe du monde de football, Armand Gatti décidé faire entendre par le théâtre
ceux que l’événement recouvre d’une chape de silence médiatique, comme les Indiens
d’Amérique du Sud en lutte.

En prison la multiplication des ateliers d’écriture et d’expression plastique.

A l’hôpital l’entrée de la musique et du cirque, des arts plastiques. C’est ainsi que la Foire
International d’Art Contemporain de Paris en 2000 ouvrait un espace d’exposition aux
autoportraits des enfants cancéreux de l’hôpital de Villejuif.

Les Musées eux-mêmes s’engagent sur ce front. Ainsi, le Musée de la civilisation de
Québec consacrait une exposition au thème de la nuit, ouverte sur le monde de la nuit, au
monde même de la nuit, aux jeunes de la rue dont le territoire est celui de la nuit, devenus
un moment acteurs et spectateurs de leur propre exposition.
La liste pourrait longuement se poursuivre, mais les exemples disent tous la même chose : la
volonté d’une mobilisation de l’art et de la culture pour la préservation du lien social, le refus
de l’exclusion et du silence qui détruit les êtres, la réparation des existences et des identités,
l’écoute de la parole de l’autre, grâce aux médiations des formes symboliques, grâce à l’entrée
dans l’univers de la culture et des significations.
Bref, c’est la société tout entière, et non la seule école, qui paraît chercher une issue, un
remède à ses maux et à ses troubles du côté de l’art et de la culture. . L’espérance éducative
se double d’une espérance sociale et politique.
3. L’art et l’artiste à l’école, pour quoi faire ?
Il faut donc bien en venir à la question : Pourquoi ? Pourquoi une telle espérance investie dans
l’art et la culture ? L’action lucide des acteurs engagés suppose qu’on tâche de le comprendre.
A vrai dire, les réponses ne manquent pas. Vous en avez déjà sans doute quelques-unes à
l’esprit. D’une certaine façon, c’est plutôt leur nombre et leur pluralité qui fait problème, non
leur défaut. Toute la littérature qui a accompagné le plan Lang Tasca en fournissait plus qu’il
n’en fallait. Qu’attendait donc la politique éducative des arts de l’entrée de l’art et des artistes
dans l’école ? Quelques grands types d’arguments peuvent être repérés, qui tous à quelque
degré supposent l’existence d’une relation intime, profonde, fondatrice, entre l’art, la culture
et le lien social ; entre l’univers de l’art, de la culture et la communauté humaine :
3.1
L’un des tout premiers types d’argument porte sur la revalorisation, la redécouverte de la
sensibilité (esthesis) : le senti et le vécu, l'imagination, le corps vécu, l’émotion, l’affect,
l’apparence. Autant de valeurs et de perspectives que la tradition scolaire tient trop souvent
pour secondaires, voire opposées au projet d’éduquer. Contre l’hégémonie voire l’exclusivité
d’une rationalité coupée de ses racines, cet argument d’inspiration critique et romantique et
« revisité » par l’individualisme moderne croit en la vertu éducative et unifiante de la
sensibilité, de l'imagination et de l'émotion partagée. Le nécessaire rééquilibrage d’une culture
rationaliste morcelée passe par la réhabilitation de la sensibilité. Celle-ci participe à ce titre
d’un mouvement plus général de révision des valeurs dans la culture moderne : les valeurs
liées à la sphère esthétique, au sens large, jusque là subordonnées aux valeurs rationnelles,
aux valeurs de la raison et de la pensée rationnelle, et dont l’école a été le bastion,
s’émancipent, s’affichent pour elles-mêmes, et passent de l'arrière-plan au premier plan. Cette
évolution témoigne des développements de l’individualisme démocratique, et, dans ce cadre,
d’une sorte de recomposition anthropologique : le sentiment, l’émotion, la sensibilité prennent
un sens nouveau, positif. Ce qu’on appelle « l’esthétisation de l’existence » s’inscrit d’ailleurs
dans ce processus.
3.2
Un second type d’argument porte encore un peu plus loin la revendication en faveur de la
place de l’art et de la culture dans l’éducation. Il affirme, non seulement que l’art est
éducateur, éducatif, mais bien plus que seul l’art éduque pleinement. Seul l'art est
éminemment, pleinement éducatif, sous les deux finalités que poursuit toute vraie éducation :
la formation d’un individu et d’une personne accomplis, d’un côté, celle d’une société
harmonieuse sous la gouverne d’un citoyen responsable, de l’autre. Equilibre individuel
versus harmonie sociale. L'art accomplirait de façon exemplaire cette double ambition
éducative. Cette doctrine de la vocation éminemment éducative de l'art et de l'esthétique a
déjà trouvé dans l'histoire des idées une formulation capitale, à la toute fin du 18 ème siècle,
dans l'œuvre du poète, dramaturge et philosophe Schiller. Dans ces Lettres sur l'éducation
esthétique de l'homme que le poète et philosophe adressa au duc Chrétien-Frédéric de
Holstein-Augustenburg en 1795. Une supplique aux puissants de ce monde qui développait
déjà l’espérance d’aujourd’hui : l’art pour l’accomplissement de l'homme dans son humanité,
comme individu et comme « animal politique » ; l’art pour l’accomplissement de l'harmonie
humaine et de l'harmonie politique, l’intégration de soi et l’intégration sociale.
3.3.
Un troisième type d’argument éclaire la façon dont ce mouvement en faveur de l’art et de la
culture dans l’école, cette politique éducative des arts et de la culture, s’inscrit dans le
mouvement général d’un monde moderne en crise, « désenchanté », en quête de repères et de
sens. L’aspiration éducative à l’unité trouve en face d’elle un monde éclaté, morcelé,
désenchanté. L’art, explique-t-on alors, dans un argumentaire d’inspiration romantique et
heideggerienne, nous en avons essentiellement besoin pour rééquilibrer, réorienter une culture
et un rapport au monde dominés par la technique et la raison instrumentale,
« l'arraisonnement », pour réenchanter un univers muet, vidé de ses dieux, réduit à l'utile et à
l'utilitaire.
3.4.
On touche là à un quatrième type d’argument, lequel d’ailleurs d’une certaine façon sous-tend
tous les autres : si nous avons besoin de l’art pour éduquer, c’est peut-être d’abord pour lutter
contre le mal qui ronge le monde moderne et son éducation : l’insignifiance et l’indifférence.
L’art et la culture pour lutter contre l'insignifiance, pour retrouver du sens, réapproprier le
sens, pour maintenir ouverte les interrogations que la technoscience et une conception
« positiviste » de la culture scolaire4 recouvrent sans y répondre. Bref, l'art, lieu du sens, et
mieux, de la signifiance.
Ces guillemets pour signifier que l’usage aujourd’hui courant du terme ne fait pas justice aux préoccupations
du fondateur de la philosophie positiviste, Auguste Comte.
4
3.5.
Ces arguments sont d’ordre philosophique et politique. Mais l’argumentation éducative et
pédagogique concrète s’y rattache.

Enrôlement de l’art et des artistes au service de l’égalité qui est la mission de l’école :
« L’inégalité sociale, nous le savons, est d’abord une inégalité culturelle : c’est à l’école
de réduire cette distance par rapport au savoir et à la culture » (Jack Lang, Conférence
de presse du 14 décembre 2000) ; « C’est une évidence : si l’École n’assure pas un accès
démocratique à l’art, ce sont les logiques sociales qui prévaudront, dans le sens des
inégalités, évidemment » (Idem).

Mobilisation dans la lutte contre l’échec scolaire, la démotivation, l’inappétence pour
l’école et l’étude. Elle s’appuie sur la revalorisation de la sensibilité et le rééquilibrage de
la culture scolaire grâce à l’art et aux artistes, comme en témoignent clairement nombre de
déclarations : « l’éveil de la sensibilité » est ainsi présenté dans le propos officiel comme
« un merveilleux sésame pour les autres formes d’intelligence », et donc pour l’accès aux
disciplines scolaires centrales : « la musique introduit au calcul, le théâtre à la lecture »,
etc. L’argumentation repose sur la conception (d’inspiration romantique) d’une
intelligence définie comme un tout indissociablement sensible et rationnel. En d’autres
termes, ce n’est plus seulement à la volonté militante d’un développement des arts à
l’école que nous avons affaire, mais à quelque chose comme une conception générale de
l’école et des apprentissages dont l’art deviendrait l’une des bases: « L’art est une
méthode d’appropriation des savoirs, faisant appel à l’affectif, à l’intelligence sensible, à
l’émotion : il modifie l’écoute, le regard, le rapport à soi et le rapport aux autres, donne
confiance en soi » (Idem).

Mobilisation de même dans la restauration de l’équilibre et de l’harmonie individuelle,
sans laquelle il n’y a pas d’apprentissage véritable. A l’arrière-plan, bien sûr, tous ces
élèves agités, instables, inattentifs, qui peuplent les classes. L’argumentation passe à
nouveau par le thème de l’intelligence sensible, de l’intelligence multiple :
« L’intelligence sensible est inséparable de l’intelligence rationnelle… L’enfant ne peut
connaître un épanouissement harmonieux et équilibré que si son intelligence rationnelle
et son intelligence sensible sont développées en harmonie et en complémentarité ». La
préface à l’édition des Nouveaux programmes de février 2002 pour l’école primaire va
même jusqu’à employer l’expression de « cerveau sensible » : « L’épanouissement de
l’enfant forme un tout… Un élève n’est pas seulement un cerveau rationnel, mais il est
aussi un cerveau sensible ».

Mobilisation de même de l’art et des artistes dans la lutte contre la violence dans l’école,
la pacification de l’école et de la société. A la totalité humaine individuelle préservée et
enrichie par l’art répond l’harmonie sociale et collective, un horizon politique
d’intégration par la pratique artistique. Bref, et plus simplement : « les pratiques
culturelles sont aussi un sésame pour apprendre à vivre en communauté » (Jack Lang,
Conférence de presse du 14 décembre 2000). Par la pratique artistique, « l’enfant cerne
son identité, affirme sa personnalité, rencontre les autres sur des bases créatives,
constructives et, en définitive, apaisées. L’apprentissage du groupe s’y fait selon des
règles de plaisir, de partage qui diffèrent du seul pouvoir ou du seul profit » (Idem).
L’horizon de la violence recule, dès lors, comme l’affirme la préface des Nouveaux
programmes de février 2002, qu’« un élève épanoui dans chacune de ses facultés se sent
mieux avec lui-même comme avec les autres ». Les textes officiels retrouvent ainsi la
fonction disciplinante du chant collectif : « Que chaque école ait une chorale : source
d’équilibre de l’esprit et du corps, la chorale exprime une discipline collective faite du
respect de chacun pour l’effort commun. Elle est un excellent remède contre les pulsions
agressives ». L’enrôlement du chant au service du lien social emprunte aux aspirations
comme aux inquiétudes contemporaines : épanouissement et équilibre individuel,
reconnaissance du corps, montée de la violence dans l’école.

Enrôlement enfin, last but not least, de l’art et des artistes dans le front que l’école doit
opposer au déferlement de la culture médiatique. En voici dans la conférence du 14
décembre l’énoncé programmatique : « Notre grand projet d’éducation artistique et
culturelle est une réponse aux menaces d’uniformisation culturelle ». L’entrée de l’art à
l’école s’inscrit dans la critique et le refus du monde administré et de l’empire des images,
du déferlement de la civilisation de masse dans une mondialisation sauvage. Seule
l’éducation artistique, parce qu’elle éduque pleinement, totalement, dans le souci de la
totalité humaine, peut s’opposer à l’appauvrissement et à l’unilatéralité, peut faire
contrepoint « à la consommation passive des images déversées par “l’empire du profit” »,
et permettre de « résister aux menaces de nivellement issues de la mondialisation
économique et culturelle » (Idem).
Je ne dis pas que ces visées sont sans raison ni justesse, ni même que l’art n’aurait rien à voir
avec cela. Bien au contraire. Je m’interroge cependant, à la fois sur le plan de la philosophie
éducative, et sur le plan de la philosophie de l’art :
 1) N’est-ce pas trop demander ? N’est-ce pas trop attendre de l’art et des artistes ? Et
s’exposer à bien des désillusions ? Et rendre la tâche impossible ? A trop charger sa
monture, ne risque-t-on pas de lui nuire ? L’instrumentation pédagogique de l’art et de
l’artiste, aussi louable en soient les visées, est-ce bien la bonne voie ?
 2) N’est-ce pas tout faire tenir sur une conception romantique de l’art ? Et cette
conception est-elle bien à la mesure de l’art d’aujourd’hui, de l’art vivant ? L'art
d'aujourd'hui et de demain n'est plus l'art qui inspirait l'espérance d’un Schiller. Ses
fondements esthétiques et sociaux ont été profondément déplacés, modifiés. Ces
déplacements ne sont guère dissociables des développements de la démocratie des
individus, de l'âge de la reproduction mécanique et de l'interactivité, de la pluralité des
normes…
A ces interrogations, je crois qu’il n’y a rien d’autre à opposer, mais c’est l’essentiel que
cette conviction : l’art comme la culture n’éduquent et n’éduqueront qu’en étant
pleinement eux-mêmes. Je voudrais donc esquisser dans une dernière partie les grandes lignes
d’une philosophie éducative et d’une pédagogie qui ne dicteraient pas à l’art et à l’artiste leur
mission éducative. Cette philosophie et cette pédagogie sont, comme je le disais en
commençant, sous le signe de la rencontre et de l’événement, de la fidélité à l’événement.
4. Pour une philosophie et une pratique de la rencontre et de l’événement
4.1. La rencontre de l’artiste et de l’enfant
La rencontre entre l’artiste et de l’enfant est bel et bien au cœur de ce mouvement de l’art et
de la culture dans l’école. Mais elle n’est pas seulement « pédagogique », et ne doit pas être
réduite à quelques procédures ou commodités pédagogiques : la rencontre de l’artiste et de
l’enfant commence avec Baudelaire, et nourrit en profondeur l’art et la culture modernes eux-
mêmes, de l’intérieur. La politique éducative des arts et de la culture participe à cet égard de
cette histoire. Je ne saurais trop conseiller de lire et relire ces pages étonnantes du Peintre de
la vie moderne dans lesquelles Baudelaire trace le portrait de l’artiste nouveau sous les traits
de l’enfance éternelle :
« Supposez un artiste qui serait toujours, spirituellement, à l’état du convalescent, et vous
aurez la clé du caractère de M. G.
Or la convalescence est comme un retour à l’enfance. Le convalescent jouit au plus haut
degré, comme l’enfant, de la faculté de s’intéresser vivement aux choses, même les plus
triviales en apparence. Remontons, s’il se peut, par un effort de l’imagination, vers nos plus
jeunes, nos plus matinales impressions, et nous reconnaîtrons qu’elles avaient une singulière
parenté avec les impressions, si vivement colorées, que nous reçûmes plus tard à la suite
d’une maladie physique, pourvu que cette maladie est laissé pures et intactes nos facultés
spirituelles. L’enfant voit tout en nouveauté ; il est toujours ivre. Rien ne ressemble plus à ce
qu’on appelle l’inspiration, que la joie avec laquelle l’enfant absorbe la forme et la couleur…
L’homme de génie a les nerfs solides ; l’enfant les a faibles. Chez l’un, la raison a pris une
place considérable ; chez l’autre, la sensibilité occupe presque tout l’être. Mais le génie n’est
que l’enfance retrouvée à volonté… »
4.2. Rencontre avec l’œuvre et fidélité à l’événement
Cette rencontre est aujourd’hui rencontre de l’enfance et de l’art contemporain, de la culture
vivante. Les éducateurs et les artistes eux-mêmes le constatent : l’enfant, le jeune enfant, fait
souvent preuve d’une disponibilité, d’une étonnante ouverture à l’égard des démarches et des
œuvres de l’art contemporain. Un accueil et une ouverture dont bien des adultes peinent à
faire preuve. Pourquoi ? Sans doute y a-t-il là un processus d’acculturation : l’enfant,
« nouveau venu en ce monde », comme le dirait Hannah Arendt ; « hors code » à l’égard
d’une culture artistique dominante qui n’est pas encore la sienne, n’a pas encore les
préventions de l’adulte.
J’ajouterai toutefois une autre considération. Ce qui fait défaut à beaucoup, à bien des adultes
dans leur relation à l’art, c’est moins la culture qu’une vraie rencontre. Une rencontre qui ait
fait, qui fasse événement. Une vraie rencontre est un événement inaugural, une puissance, une
potentialité formatrice immédiate. J’opposerai à la philosophie éducative du processus une
philosophie éducative de l’événement. Qu’est-ce qu’un événement ? Au moins ce à partir de
quoi on peut distinguer un avant et un après. Qu’est-ce qu’un événement biographique ?
Quelque chose qui est « arrivé » dans ma vie et qui m’a « formé », en ce sens que je ne peux
plus être « après » ce que j’étais « avant ». Quelque chose qui fait que ma vie comme
« forme », comme instance de totalisation immanente5, prend une autre orientation, une autre
figure, un autre sens à quoi je me dois d’être fidèle. Dans une existence humaine, qu’est-ce
qui peut faire événement ? Alain Badiou répond que les événements véritables ne sont que de
quatre ordres : le domaine de la Vérité, le domaine de l’Histoire et du Politique, le domaine de
l’Amour, et enfin le domaine de l’Art et de la Poésie. D’une certaine façon, le dernier
accueille en lui les deux autres : de quoi d’autre est-il donc question dans l’art, sinon de
Vérité, d’Amour, de Politique ? Mais dit Alain Badiou l’authenticité d’un événement réclame
de nous fidélité à cet événement. Ainsi, c’est une chose que d’être allé au théâtre, au concert, à
l’opéra pour la première fois de sa vie et de l’avoir assez vécu pour que la rencontre
bouleverse le cours ordinaire de l’existence. C’en est une autre que d’y retourner pour faire
revenir l’expérience de la rencontre, d’engager le travail d’une vraie connaissance, d’une
authentique familiarité. Le recours éducatif à l’art et aux artistes doit introduire, dans la
temporalité d’une éducation dominée par le processus régulier de la construction du savoir, la
temporalité « irruptive », « intempestive » de l’événement et de la rencontre, mais aussi de la
fidélité due à l’événement et à la rencontre.
4.3. Le jeu, le symbole, la fête : fondements anthropologiques et pédagogiques de l’art
Mais comment, dira-t-on ? Comment aller au-delà de l’événement réduit à l’éphémère, ou
bien à une expérience sans suite ? Une piste me semble pouvoir être dégagée de la lecture des
réflexions que consacre H.G. Gadamer à l’art contemporain. Son propos n’est pas très éloigné
d’une perspective éducative, puisqu’il s’agit de comprendre les raisons du fossé qui sépare
l’art contemporain du public. Incompréhension d’autant plus douloureuse, note le philosophe,
que l’art contemporain a bien la volonté de s’adresser à tous. Pour tenter de combler cette
distance et avoir quelque chance de dépasser cette incompréhension, il convient selon H.G.
Gadamer d’en revenir au fondements anthropologiques de l’art et de l’expérience esthétique,
de la conduite esthétique ; le propre de l’art contemporain, en effet, estime Gadamer, tient
dans cette démarche qui veut être au plus près de l’enracinement anthropologique de l’art :
dans le jeu, dans le symbole, dans la fête ou cérémonie. Ces traits anthropologiques de l’art
5
Dans l’esprit des analyses de Charles Taylor.
contemporain me semblent fournir les vecteurs d’une philosophie et d’une pédagogie de l’art
Le jeu, le symbole, la cérémonie ne sont-ils pas aussi des « propres » de l’enfance ? Et donc
des repères pour une politique éducative de l’art et de la culture ?

Le jeu d’abord. Le jeu est le mouvement même de la vie, « la caractéristique
fondamentale du vivant tout court6 ». Plus précisément, il a la signification d’un excédent
élémentaire, une représentation de soi de l'être vivant, que se donne l’être vivant quand il
« déborde » de vie. C'est ce que montre l'observation du jeu animal et enfantin. L'excédent
de vie appelle la représentation. Et réciproquement: la représentation constitue en tant
que telle un gain d'être, un surcroît d’être. C’est là le miracle de l’œuvre d’art : une
représentation qui accroît l'être qu'elle représente. Il y a dans tout jeu un spectacle tel que
l'observateur en est un participant potentiel. « Même le spectateur qui regarde le jeu d'un
enfant en train de courir avec sa balle » est inclus dans le jeu. Je deviens d'ailleurs mon
propre spectateur en jouant, s'il y a vraiment jeu. Le jeu est un agir communicatif ; dit
Gadamer. De même, l’art contemporain conçoit l’œuvre d’art en sorte qu’elle inclut le
"spectateur" dans sa définition même.

Ensuite le symbole. L’art est le domaine des formes symboliques, qu’elles soient bâties de
mots ou de pierres, de couleurs ou de sons. Mais qu’est-ce qu’une forme symbolique,
qu’est-ce qu’un symbole ? Il faut pour le comprendre en rappeler la signification
originelle: un moyen de reconnaissance, le tesson rompu de l'hospitalité grecque, qui
assurait et engageait chacun des autres dans la réciprocité des lois de l’hospitalité. Chaque
partie du tesson rompu appelle l’autre et « contient », désigne l’autre pour reconstituer la
totalité initiale. L'expérience esthétique, explique Gadamer, l'expérience du beau, est
l'expérience d'un symbolique de cet ordre. C’est la rencontre, l’expérience d'un « fragment
d'être...qui porterait en lui la promesse de son corrélat, d'un corrélat apte à le guérir et à
le compléter comme tout ». L’œuvre vaut pour ce qu’elle convoque, comme expérience
d’une totalité jamais présente mais pressentie grâce à l’œuvre. L'expérience amoureuse –
qu’on se souvienne du discours d'Aristophane dans le dialogue de Platon intitulé Le
Banquet – s'apparente à l'expérience esthétique et en éclaire le sens symbolique : tout
homme est pour ainsi dire le fragment d'un tout. Toute œuvre d'art authentique est une reconnaissance et une promesse : elle dit qu'il est possible « de faire l'expérience du monde
comme d'une totalité où est intégrée la position ontologique de l'homme et où également
sa finitude se trouve rapporter à la transcendance »; elle évoque « un ordre intégral
possible, quelque soit sa nature »; elle est promesse d'un ordre intégral, d'un monde
intègre. Mais, insiste Gadamer « cela ne veut pas du tout dire que nous puissions
comprendre l'intégralité de cette signification ». Pour ressaisir l'art d'aujourd'hui, il faut
donc retrouver l'expérience symbolique comme expérience fondamentale du sens.

Enfin la fête, la cérémonie. Pour comprendre ce que veut dire ici Gadamer, il faut penser
au silence que suppose le Musée, à la frontière proprement invisible que tracent un rond
de lumière, le cercle d’une piste, le rideau même absent d’une scène de théâtre. Le théâtre
de Peter Brook met cela à nu très simplement. L’enfant très jeune, très tôt, peut sentir cela,
qu’au-delà commencent un autre monde, une autre expérience. Il y a dans la fête au sens
anthropologique, dans la cérémonie, une expérience du temps différente, comparable à
celle de l'art. L'expérience de l'art est une expérience temporelle spécifique.
Voilà ce qu’écrit Gadamer, et que je voudrais reprendre à mon compte pour conclure :
« L'essence de l'expérience du temps propre à l'art consiste en ce qu'elle nous apprend à
nous attarder. Peut-être est-ce cela qui correspond, au sein de la finitude qui nous est
impartie, à ce qu'on appelle l'éternité ». Apprendre à s’attarder : c’est exactement le pouvoir
qu’Hannah Arendt prêtait aux objets culturels. Si la culture, l’art et les artistes sont porteurs
d’une vertu éminemment éducative, nul besoin de les contraindre dans une instrumentation
pédagogique ; il faut seulement qu’ils puissent ouvrir ce temps et cette expérience différents.
***
6
Cette citation et celles qui suivent sont tirées de H.G. Gadamer, Actualité du Beau, éditions Alinéa
ANNEXE 1.
Le point de vue synchronique : l’éducation en quête d’un modèle
« L’école contemporaine est une école qui se cherche, une école en quête de modèles, de son
modèle, et une bonne part de son identité, il faut le répéter, tient dans cette quête d’un modèle
« introuvable ». Je me risquerai néanmoins à distinguer, au moins pour la phase la plus
récente, celle des trente dernières années, trois directions ou trois phases, consécutives et/ou
concurrentielles, dans lesquelles cette quête d’identité et de modèle s’est trouvée engagée.
Le premier moment a marqué les années 70 : centré sur le sujet éduqué et la libération de
son expression, il rabat la logique des programmes d’études sur une logique d’expressivité, de
créativité, de croissance personnelle, bref, sur une « logique subjective », comme le rappelle
Denis Simard7 ; c'est l'âge de la pédagogie, ou plutôt de la psychopédagogie, et du maître
animateur. S'il est tributaire des thématiques romantiques et expressionnistes, à bien y
regarder, ceux-ci n'en font pas moins assez bon ménage avec une conception pragmatique et
subjective de la culture, assez proche de celle que proposait. John Dewey en 1913, dans un
numéro de L’année pédagogique :
« Si nous essayons de définir la culture, nous arriverons à la concevoir comme le pouvoir,
disons l’habitude acquise, de notre imagination, de contempler dans des choses qui, prises
isolément, se présentent comme purement techniques ou professionnelles, une portée plus
vaste, s’étendant à toutes les choses de la vie, à toutes les perspectives de l’humanité8 ».
Cette définition remarquable fait de la culture une affaire de regard et l’affaire du sujet, et non
une réalité symbolique substantielle. Son actualité dans les années 70 est à la mesure du
regain d’intérêt dont jouit l’éducation nouvelle dans la même période. Déjà les valeurs
attachées à la sphère esthétique paraissent infléchir fortement le modèle éducatif. L’éducation
scientifique elle-même, en cette époque où l’on parle d’ « éveil scientifique », comme en
témoignent l’importance qu’y prend le thème des représentations, et la place que celles-ci
réservent au sujet du savoir et à son expression, intègre cette orientation.
Denis Simard, « L’éducation peut-elle être encore une “ éducation libérale ” ? », Revue française de pédagogie,
n° 132, juillet-août-septembre 2000, INRP.
8
John Dewey., « L’éducation au point de vue social », L’année pédagogique, Paris, Alcan, 1913.
7
Un seconde orientation a néanmoins paru imposer un infléchissement différent, voire
opposé, au milieu des années 80. Elle recentrait le paradigme sur les savoirs, les « contenus »,
la transmission et l’appropriation des savoirs. Réaction, sans doute, à l’excès de subjectivité
dans laquelle on pouvait croire que la culture organique allait se dissoudre. Mais ce retour de
l’exigence rationnelle s’effectue alors sous le signe de la rationalité technicienne. C'est l'âge
des savoirs didactisés, et du maître ingénieur.
J’emploie à dessein ce terme, « savoirs », au pluriel, plutôt que « connaissances ». Le savoir et
la connaissance, en effet, appartiennent au vocabulaire classique, et sont encore affaire de
philosophie et d’encyclopédie ; « connaissance », même au pluriel, garde une commode
généralité sémantique ; mais la notion plurielle de « savoirs », la thématique des « savoirs
scolaires » ne sont guère dissociables d’une entreprise de didactisation. La centration du
paradigme éducatif sur les savoirs rabat l’encyclopédie, la dimension organique du savoir, sur
la logique didactique, et même sur une pluralité de logiques et de techniques didactiques : la
didactique générale, on le sait, a été très largement recouverte par des didactiques spécifiques.
En quoi il convient de ne pas en faire le simple prolongement de la volonté de « diffusion des
connaissances » propre aux Lumières. On notera à cet égard que la notion de « savoirs
scolaires » est venue se substituer à une autre notion longtemps centrale dans le vocabulaire
de l’éducation : la notion d’œuvre, précisément, qui marquait discrètement au sceau de
l’esthétique le modèle classique. La didactisation de la culture scolaire, bien entendu, s’est
plus particulièrement développée sur le terrain de l’enseignement des sciences, à partir de
l’enseignement des sciences ; mais l’enseignement des lettres lui-même, et tout ce qui relève
des sciences humaines dans la culture scolaire, ne sont pas demeurés insensibles à cette
orientation du modèle. Son horizon positiviste paraît être une conception opératoire et
procédurale de la culture scolaire.
Que pouvaient bien être dans cette perspective l’éducation artistique et les disciplines de la
sensibilité, sinon une oscillation entre le « loisir » et le « supplément d’âme » ? À moins de
s’engager dans une périlleuse et bien paradoxale entreprise de didactisation. Le sort fait à la
littérature et à la culture littéraire dans cette voie là, réduites à l’état de prétexte et de moyen
d’exercices instrumentaux et d’entraînements méthodiques, constitue un avertissement dont
on ne peut hélas dire qu’il fut sans frais.
L’orientation des didactiques et de l’ingénierie signait au fond l’éclatement du modèle
éducatif. Les apprentissages et les didactiques instrumentalisées d’un côté, la vie et la
personnalité, les affects de l’autre. L’instrumental ici, et là l’expressif. J’ai cru un moment,
pour ma part, en m’inspirant des analyses d’Alain Touraine, qu’il convenait désormais
d’assumer ce partage inéluctable, et renoncer à tenir dans l’idée éducative un principe
d’organisation et d’unification. C’était la conclusion de La science n’éduquera pas comme de
L’école à venir. Je ne m’y étais pas résolu sans hésitations ni tergiversations, ni sans doute
sans contradictions. En finir avec le souci de l’unité et du tout inhérent à l’idéal éducatif,
n’était-ce pas renoncer à l’idée éducative elle-même ? L’appel à un usage régulateur de l’idée
éducative, dans un esprit kantien, ne m’avait satisfait qu’à demi. Et si la tentation esthétique
en éducation a retenu mon attention au point d’en faire aujourd’hui l’objet central de ma
recherche, je dois bien avouer que c’est dans la mesure où elle rouvrait ce procès, et relançait
autrement, comme on le verra, le souci de l’unité dont je n’étais pas parvenu à me défaire
pleinement.
J’en viens à présent à une troisième phase, une troisième orientation du modèle éducatif. On
peut en percevoir l’émergence au milieu des années 90. On vit alors le débat éducatif et
bientôt les politiques éducatives se préoccuper explicitement de la place et du sort de la
culture. C'est l'âge des perspectives culturelles dans l’éducation scolaire, de l'enseignant
« passeur » de culture, du « pédagogue cultivé » et du « rehaussement culturel », comme le
disent les Québécois. Au Québec, le Conseil supérieur de l’éducation (1994) soulignait les
lacunes du curriculum d’études en matière de culture, et se faisait le porte-parole d’une
exigence de culture, de perspective culturelle dans le choix et la conception des contenus
d’enseignement. Denis Simard la résume ainsi : « Le mot d’ordre est clair : c’est la
perspective culturelle qui doit désormais présider à l’orientation générale des programmes
d’études9 ». En France, un mouvement semblable s’est développé. La querelle récurrente des
« républicains » et des « pédagogues » dans laquelle il s’est trouvé emprisonné n’a guère aidé
à en saisir l’enjeu. Cependant, le livre critique dans lequel le philosophe Denis Kambouchner
a entrepris de discuter les ouvrages de celui qui est souvent considéré en France comme le
représentant des « pédagogues », Philippe Meirieu, a bien pour centre, pour l’un de ces
centres tout au moins, la question de la culture. L’un des chapitres de Une école contre l’autre
9
Denis Simard, Op. Cit., p. 33.
(2000) est titré : « La culture introuvable ». La Revue française de pédagogie s’est fait l’écho
de ce débat dans un numéro récent ».
Texte extrait de Alain KERLAN, L’art pour éduquer ? La tentation esthétique, à paraître,
Québec, Presses de l’Université de Laval, 2003.
ANNEXE 2
La place des arts ou la culture revisitée
J'aborderais enfin un autre grand domaine éducatif : celui de l'éducation artistique et de
l'enseignement des arts. Sur l'exigence de faire place à une éducation si longtemps refoulée,
refusée, le consensus paraît tel aujourd'hui qu'on ne voit guère l'utilité d'y ajouter d'autres
arguments. Sur les obstacles que ne cesse de rencontrer, à l'épreuve de la forme scolaire, une
volonté pourtant désormais partagée, l'inventaire serait vite répétitif. Dans l'introduction de
leur ouvrage, Une éducation artistique pour tous ?, Philippe Pujas et Jean Ungaro font à leur
tour le constat qui pourrait user la volonté la mieux armée : "L'éducation artistique a toutes
les allures du serpent de mer. Insaisissable, fuyant, approchant de la rive mais n'y abordant
jamais"10. On est là, concluent-ils, devant un problème de société, celui de l'héritage que nous
a laissé la société industrielle, faisant de l'art "le domaine de l'inutile". Les auteurs font
cependant un second constat susceptible de renverser la donne : la société est désormais en
passe de précéder l'école. En porte témoignage le développement considérable de la demande
sociale d'éducation artistique, autour du succès des écoles de musique. L'imagination devient
une valeur, et "les disciplines de la sensibilité trouvent une considération nouvelle"11. Et du
coup, "la pression, au bout de ces années, revient sur l'école : au nom de la démocratie, c'est
elle, maintenant, qui est interpellée"12.
Ce point de vue me paraît en effet exprimer un changement réel et significatif. Je crois même
qu'il faut aller plus loin et désormais poser la question de l'éducation artistique dans l'école à
partir de là : ce renversement qui interpelle l'école. Naguère parents pauvres, voire exclus,
l'art, l'imaginaire, l'imagination, la sensibilité, sont en passe de devenir pour la société et
bientôt pour l'école un recours éducatif, une exigence démocratique, et même un modèle
d'éducation accomplie. Pourquoi ? Pourquoi cette montée en puissance de ce que j'appellerai
le modèle esthétique en éducation ? Pourquoi et comment ce retournement qui touche la
société tout entière et déjà se prolonge dans l'école ? Il y a bien un certain parallélisme entre
la démarche de certains artistes, tel Gérard Garouste, ouvrant un atelier de peinture pour
voler au secours du lien social menacé dans les banlieues démunies, et l'ouverture dans les
10
Philippe Pujas et Jean Ungaro, Une éducation artistique pour tous ?, Paris, Erès, 1999, p. 7.
Idem, p. 9.
12
Idem
11
classes d'atelier d'écriture, ou l'aventure des "classes Opéra" ; entre l'action d'un François
Bon recueillant dans leur écriture théâtrale même et jusqu'à leur mise en scène, la parole des
exclus de Nancy, et celle des animateurs d'ateliers de "rap" dans les banlieues de Lyon ou de
Marseille. L'écriture contre la mort lente des exclus. Le rap contre la fracture sociale.
Qu'attend donc notre société du recours aux arts et à l'imaginaire ? Comment l'éducation
scolaire est-elle interpellée ? En quoi et pourquoi l'art peut-il désormais être perçu comme un
modèle éducatif ? Pourquoi l'esthétique – le "vécu", le senti, l'imagination, la forme – et non
plus la seule raison, l'encyclopédie, est-elle pressentie comme meilleur garant de l'unité
éducative, accomplissement de l'idée éducative ? Les exemples évoqués indiquent déjà
quelques-unes des lignes d'analyse où la réflexion nécessaire doit s'engager. Ils montrent
assez comment le modèle esthétique en marche recoupe autant des préoccupations sociales et
politiques : l'art pour "faire société", que le souci de soi et de l'expression : l'art comme
accomplissement personnel, individuel. S'y essaie un rééquilibrage de la culture et du rapport
au monde dans un univers rationalisé et dominé par la technique, un monde désenchanté vidé
de ses dieux.
L'appel à l'art au profit de l'éducation n'est pourtant pas un credo récent. Ne laissons pas
croire que l'éducation issue des Lumières l'ignorait. Permettre à chacun d'accéder aux
œuvres de la culture et à ces sommets que sont les grandes œuvres d'art est une ambition
démocratique qui appartient pleinement à cet élan. On la retrouve particulièrement vive dans
l'éducation populaire ; elle insuffle son énergie et ses exigences à un bon nombre des activités
de la Ligue de l'enseignement. Cette conception de la culture artistique cependant (comme sa
traduction dans l'éducation scolaire) reste pour l'essentiel tributaire de la philosophie et de
l'esprit des Lumières. Dans l'école, elle fonde deux types de démarche éducative. La première
organise la rencontre de l'élève et de l'œuvre, conçue comme un "sommet" de l'humanité et de
l'universel, et vers lequel c'est la tâche de l'éducateur d'aider chacun à s'élever pour
s'accomplir. L'idéalisme humaniste s'y exprime de façon plus ou moins discrète, selon que
l'anime un souffle romantique concevant la vertu de l'art comme accomplissement de
l'humanité, que plus modestement, à la façon d'Olivier Reboul, selon qu'on voit dans toute
œuvre singulière une universalité au-delà des cultures particulières, ou encore que guéri de
l'innocence de cet idéalisme, au sortir d'un siècle qui l'a discrédité, on s'accroche à ce qui
demeure de la culture sous son aspect substantiel dans les chefs-d'œuvre incontestés. La
seconde démarche, proche de cette dernière version d'une certaine façon, annexe l'éducation
esthétique à l'éducation intellectuelle, et s'en tient à l'idée d'instruction, entendue comme la
maîtrise d'un ensemble de repères dans l'espace et dans le temps ; nul ne peut s'orienter dans
la culture et la société sans y disposer d'un ensemble de repères d'ordre artistique.
Ces dimensions demeurent. Le modèle esthétique venu de la société et en passe de "rattraper"
l'école ajoute cependant une autre dimension, qui en contourne la forme dominante. Il met en
avant la vertu éducative et unifiante de la sensibilité, de l'imagination et de l'émotion
partagée, contre l'exclusivité de la raison. Sur le plan individuel et sur le plan collectif. Ce
modèle esthétique en éducation avait d'ailleurs trouvé son expression déjà accomplie dès la
fin du 18ème siècle dans les Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme de Schiller : texte
capital et trop méconnu, qui fait retour, et qu'il faut relire aujourd'hui. Il ne s'agit pas bien
entendu de s'incliner sans analyse et sans critique devant ce mouvement dont l'ambiguïté ne
peut être dissimulée ; mais il serait tout aussi coupable de l'ignorer. Et d'ignorer plus
particulièrement le déplacement qu'il illustre : une recentration de la culture sur la
subjectivité individuelle, une recomposition de la culture autour du sujet.
Cette subjectivation est bien en effet un des traits majeurs de la culture contemporaine. Je ne
suis pas de ceux qui n'y voit qu'un recul de la raison, de l'objectivité et de l'universel, et une
chute dans l'individualisme. J'y vois tout autant une chance pour la culture et la
réappropriation démocratique de la culture pour et par l'éducation. …Cet appel à la
subjectivité et à l'expression personnelle a été perçu, sur le front du refus, comme une
régression : l'irruption de la subjectivité menacerait le système éducatif. On pourrait pourtant
inverser le raisonnement en affirmant que la plus grande menace pesant sur l'idéal d'instruire
loge aujourd'hui dans la distance toujours plus accentuée séparant la culture scolaire
instituée des subjectivités individuelles. Que leur expression ouvre la porte à des
particularités et à une culture de masse, à une industrie des loisirs contraires aux valeurs de
la vraie culture ne change rien à l'affaire ; l'élévation culturelle n'a aucune chance si elle ne
prend pas les élèves là où ils sont ; et c'est qu'elle doute trop des valeurs qu'elle brandit si
haut quand elle refuse l'épreuve par principe.
La place disputée des arts et de l'expression subjective à l'école témoigne ainsi du mouvement
de recomposition de l'école comme école du sujet13. Il est en route. L'heure est venue de
restaurer une culture et une modernité dans leur principe comme amputée d'une moitié
d'elles-mêmes. Nous l'avions déjà constaté en réfléchissant aux tâches et au "programme" de
l'éducation scientifique : la scientificité elle-même, pour accomplir ses promesses de culture
et de civilisation, appelle l'approfondissement de la subjectivité, la libération de l'imagination
et du sentiment, en même temps que de la raison. Il faut redécouvrir dans l'école, dès l'école,
la dynamique émancipatrice de la subjectivité. Si l'appel à la culture perd malheureusement
dans l'école même – et comment s'en accommoder, quand on est convaincu de sa vertu
libératrice ? – sa force et puissance d'élévation, c'est aussi parce que l'universalisme abstrait
et son manichéisme en matière de culture l'ont coupée des subjectivités réelles et concrètes.
Texte extrait de Alain Kerlan, Quelle école voulons-nous ? Dialogue sur l’école avec la Ligue
de l’enseignement, Paris, ESF, 2001.
13
Cf. Alain Kerlan, L'école à venir, Paris, ESF, 1998, pp. 87 et sq.
ANNEXE 3
L’art et l’enfant
C’est peut-être dans la figure de l’enfant que le monde moderne voit la dernière forme et
l’ultime chance de l’unité. La rencontre de la figure de l’enfance et de la figure de l’artiste
comme modèles de l’individualité et de la subjectivité s’effectue au cœur même de la culture
moderne…
On le sait, la comparaison voire l’assimilation de l’enfant à l’artiste, comme l’intérêt déclaré
des artistes eux-mêmes à l’égard de l’enfance et de « l’art enfantin », n’ont cessé de marquer
l’histoire de l’art comme celle de l’éducation dans le monde moderne. C’est d’ailleurs sous le
signe même de la modernité, et en « inventant » le mot dans son usage, que Baudelaire, dans
« Le peintre de la vie moderne », brosse le portrait de l’artiste nouveau sous les couleurs et
dans le climat de l’enfance, et lance la fameuse formule : « Le génie n’est que l’enfance
retrouvée à volonté14 ». L’artiste, « homme du monde, homme des foules et enfant15 », selon
le titre du troisième chapitre de cet écrit : toute la modernité tient dans cette formule.
« Éternel convalescent, », ou bien « homme-enfant », « homme possédant à chaque minute le
génie de l’enfance », voilà Constantin Guys (ce pourrait être tout autant Edouard Manet), le
peintre exemplaire de la vie moderne. C’est que « le convalescent jouit au plus haut degré,
comme l’enfant, de la faculté de s’intéresser vivement aux choses, même les plus triviales en
apparence ». Tous deux connaissent comme un état « normal » la vivacité des « matinales
impressions » : l’enfant, écrit Baudelaire, « voit tout en nouveauté ; il est toujours ivre. Rien
ne ressemble plus à ce qu’on appelle l’inspiration, que la joie avec laquelle l’enfant absorbe
la forme et la couleur ». Le critique des « Salons » est l’un des tout premiers d’une longue
suite d’artistes chez lesquels l’éloge de l’enfance constitue une véritable esthétique de la
création. Comme pour un Picasso déclarant en un propos célèbre qu’il lui avait fallu toute
une vie de peintre pour parvenir à dessiner comme un enfant ; ou encore un Henri Pichette
désignant le poète comme « l'homme de la plus longue enfance ». La vie et l’œuvre de Jean
Tardieu, redoublées de l’écho que lui ont assuré les pédagogues dans le monde de l’enfance,
Baudelaire, Le peintre de la vie moderne (1863), Œuvres complètes, Paris, Seuil, col. L’Intégrale, 1968, p.
552.
15
Ibid., p. 550.
14
sont sans doute l’exemple d’un accomplissement discret mais très remarquable de la
rencontre moderne de l’enfant et de l’artiste.
L’éloge « esthétique » de l’enfance tient à des raisons profondes qui engagent les valeurs de
la modernité, et sur lesquelles il faudrait s’arrêter plus longuement, dans la perspective d’un
modèle esthétique de l’éducation : faisant des valeurs de l’enfance des valeurs engagées au
cœur de l’art moderne, il bouleverse la donne éducative. L’éducation nouvelle elle-même, qui
s’est voulue éducation moderne, n’a-t-elle pas aussi, d’une certaine façon, et depuis Rousseau
déjà, fait de l’enfance une certaine forme de fin pour l’éducation, et pour l’éducateur adulte
une sorte de modèle ? Cela suppose à la fois un nouveau regard sur l’enfance et une nouvelle
manière de concevoir l’art et les valeurs esthétiques : tous deux sous le signe de la sensibilité
et de la sensation, de l’intuition et de l’imagination. Nouveaux regards en profonde rupture
avec la vision cartésienne. Je crois même qu’il faut voir dans l’intérêt porté aujourd’hui à la
philosophie pour enfants, une conséquence ou une manifestation d’un primat de l’esthétique,
d’une « absorption » de la logique dans l’esthétique, et non la découverte tardive du don
philosophique de l’enfance ; que l’enfance soit l’âge même des interrogations métaphysiques,
des « grandes questions » de la vie et de la mort, de la vérité et de l’erreur, du bien et du mal,
du beau et du laid, la littérature comme la pédagogie, la mémoire éducative, en donnent
depuis longtemps de multiples exemples et témoignages.
Comment alors situer dans notre culture ce couple mêlant l’insolite et l’évidence, cette ultime
figure de l’individualité et de la subjectivité : l’enfant-artiste, l’artiste-enfant ? Je crois
pouvoir y déceler, prolongeant en cela au croisement de l’art et de l’éducation les thèses
d’Alain Renaut, une manifestation de la dynamique d’égalisation inhérente au monde
démocratique, du paradoxe de l’identité démocratique, qui ne nous autorise plus à « exclure
l’enfant du statut de « semblable » qui est, par définition, celui de l’individu démocratique
comme alter ego16 ». La scène de l’art serait ainsi la scène où s’effacerait, symboliquement
jusqu’à s’inverser, l’ultime différence, celle qui concerne la relation du monde des adultes au
monde de l’enfance. La figure de l’enfant artiste conjugue le paradoxe de l’altérité, qui voit
en l’enfant « un « autre » tout de même identique », et le paradoxe de l’identité, qui reconnaît
en lui « un « même » néanmoins différent17 ». Les expressions alambiquées destinées à dire
cette altérité dans l’identité, ou cette identité dans la différence, s’agissant de l’assimilation
16
17
Alain Renaut, La libération des enfants, p. 27.
Ibid., p. 13.
de l’artiste à l’enfant et de l’enfant à l’artiste, épousent bien cette dialectique. L’enfant est-il
vraiment un artiste ? L’artiste est-il réellement un enfant ? La fameuse formule d’André
Malraux, jugeant que si l’artiste possède son art, l’enfant lui, en est possédé, possédé par son
art, demeure un modèle du genre.
Ces dernières réflexions me conduisent à revoir et nuancer l’hypothèse que je tirais des
analyses d’Alain Renaut. S’il y a bien, dans la représentation que la modernité se fait de
l’enfance sous la figure de l’enfant artiste, la marche en avant de la « passion égalitaire », on
y trouve aussi et à l’inverse un goût romantique pour l’affirmation et l’exaltation des
différences. C’est sans doute le propre de l’art que de « tenir » ensemble ces deux
mouvements. Dans l’art, devant l’œuvre, et même, selon les credo de l’art de tous, dans la
création, nous sommes égaux, mais tout autant uniques et singuliers. On comprend bien, à
lire Baudelaire, comment l’artiste romantique trouve dans l’enfant l’image antithétique du
« bourgeois » auquel son art et sa vie s’opposent violemment. En d’autres termes, l’artiste
construit et légitime sa propre différence et sa valeur dans la différence et la valeur de
l’enfant. Le génie accordé à l’enfance revient en miroir à l’artiste affronté à un monde fermé,
bouclé par les gardiens du Temple. L’artiste moderne ne procède pas autrement. Que vont
aujourd’hui chercher dans les écoles les artistes intervenants ? Quel sens esthétique doit-on
donner à leur passion pédagogique ? Si la figure de l’enfant artiste importe dans une histoire
de la subjectivité et de l’individu modernes, et si elle peut contribuer à l’éclairer, n’est-ce pas
parce qu’elle demeure, comme l’art d’aujourd’hui lui-même, en tension entre l’affirmation
des différences et la passion égalitaire, avant figure de l’effacement des différences ultimes,
différences entre l’adulte et l’enfant, et au bout du compte entre l’art et la vie, entre l’œuvre
et le quotidien, entre la spontanéité et la réflexivité… ? »
Texte extrait de Alain Kerlan, L’art pour éduquer ? La tentation esthétique, à paraître, Presses
de l’Université Laval, Québec, fin 2003.
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