de théâtre» et qui seul peut permettre de «concurrencer le cinéma et la télévision» 23.
Forme spéciale de communication, contact où se mêlent étroitement l'intelligence et la
sensibilité, réseau complexe de rapports physiologiques et mentaux. Cette attitude aussi
explique la diversité des créations de J. Svoboda comme elle aide à comprendre son
désir d'être non pas « moderne », qualificatif dont la signification lui paraît dangereuse,
prétentieuse et ambiguë mais, au plein sens du terme, « actuel ».
Qu'est-ce qu'un «décor de théâtre» au sens traditionnel du terme ? C'est la
représentation (réaliste ou stylisée, peu importe) de l'univers dans lequel se déroule la
pièce ou l'acte. C'est l'évocation d'un lieu, ou d'un cadre, par des moyens picturaux et
plastiques, descriptifs et illustratifs. C'est le support matériel de l'image scénique, le fond
du tableau. Le terme « décor» implique l'idée d'une technique et d'un art au service d'une
donnée ou d'une structure préétablie. Le décorateur enjolive, meuble, complète des
volumes et des surfaces pour le plaisir de l'œil et l'agrément de la vie quotidienne. Le
décorateur de théâtre «remplit» (le terme est du peintre et décorateur de théâtre français
Félix Labisse) l'espace scénique, il encadre une œuvre dramatique, lyrique ou
chorégraphique, il en crée l'écrin. Une telle conception, dont le caractère ornemental et
illustratif n'échappe à personne, témoigne d'une séparation effective entre les divers
éléments du spectacle, qui ne forment point une œuvre commune et homogène, et d'une
situation particulière du décorateur de théâtre qui, quels que soient ses dons artistiques,
n'est qu'un «fournisseur» répondant aux commandes d'un client et non pas le membre à
part entière d'une équipe de création.
Depuis la seconde moitié du dix-neuvième siècle des hommes se sont dressés contre
une telle conception, les uns dans le but de faire du théâtre un art fondé sur la parfaite
homogénéité de ses éléments nécessaires, les autres pour dénier toute valeur
à
certains de
ces éléments (dont le décor) et réduire l'art dramatique
à
l'action portée par un nombre
restreint de facteurs d'expression (le texte et l'acteur par exemple).
On sait quel fut le rêve de Richard Wagner, son idéal du Gesamtkunstwerk, d'un
théâtre véritable carrefour des arts agissant communément sur un public commun: art
homogène suprême fondé sur l'union de plusieurs arts (poésie, musique, mimique,
architecture, peinture) qui pourraient enfin atteindre leur plein épanouissement en se
libérant des entraves nées de leur isolement. Quelque jugement qu'on porte sur l'œuvre
même de Richard Wagner cette conception d'un « théâtre total », pour employer une
expression qui
à
force d'être
à
la mode a malheureusement perdu beaucoup de sa
signification, devait dominer en partie l'évolution du théâtre en notre siècle, servir de
référence et rester présente chez nombre de ceux qui allaient la contester partiellement
ou globalement.
Appia et Craig refusèrent la notion de Gesamtkunstwerk parce qu'à leurs yeux le
théâtre était et ne pouvait être qu'un art autonome unissant non pas d'autres arts mais des
moyens d'expression scénique. Le premier établit une stricte hiérarchie entre les
éléments du spectacle, de l'acteur à la couleur en passant par l'espace et
23. J. SVOBODA dans notre article « Technique ...
»,
loc. cit., p. 9.
28
la lumière. Le second, visant à la totalité expressive, les situa sur le même plan et les
considéra comme autant de matériaux entre les mains de l'artiste du théâtre. D'où la
fameuse formule de Craig:
« L'art du théâtre n'est ni le jeu des acteurs, ni la pièce, ni la mise en scène, ni la danse;
il est formé des éléments qui les composent: du geste qui est l'âme du jeu; des mots qui
sont le corps de la pièce; des lignes et des couleurs qui sont l'existence même du décor; du
rythme qui est l'essence de la danse» 24.
Quant à Brecht, après avoir condamné dès 1930 l'œuvre d'art totale, opération magique
et hypnotique où le spectateur n'est plus qu'un «élément passif» victime d'« ivresses
indignes»
25
,
il écrivait dans le Petit Organon de 1948 :
« La tâche principale du théâtre est d'expliquer la fable et d'en communiquer le sens au
moyen des effets d'éloignement appropriés. Et s'il est vrai que dans ce domaine rien ne peut
être accompli sans le comédien, tout le travail ne lui est pas dévolu. La "fable" est
expliquée, bâtie et exposée par le théâtre tout entier, par les comédiens, les décorateurs, les
maquilleurs, les costumiers, les musiciens el les chorégraphes. Tous mettent leur art dans
cette entreprise commune, sans abandonner pour autant leur indépendance»
26
.
Au-delà des divergences qui les séparent, Wagner, Appia, Craig et Brecht proposent
donc un théâtre fondé sur l'union du geste, du son et de la plastique. Grotowski aussi
souhaite unir les moyens d'expression gestuels, sonores el plastiques, mais sa position est
diamétralement opposée puisque, procédant par éliminations successives, il les limite à
ceux de l'acteur, pivot d'un «théâtre pauvre» dépouiIlé de tout ce qui n'est pas théâtral selon
lui (décor, jeux de lumière, «musique mécanique ou exécutée par un orchestre indépendant
des acteurs», etc.)
27
.
Toutes ces théories sont capitales, elles ont exercé ou exercent actuellement une
influence profonde sur l'évolution des arts de la scène et il nous est loisible d'adhérer à l'une
ou l'autre d'entre elles. Ceci faisant, nous prenons parti pour une idéologie théâtrale mais
nous n'apprenons pas comment fonctionne le phénomène théâtral. Chacun de ces hommes
nous offre la possibilité d'un choix et d'un engagement, non point une explication globale.
D'où l'importance de l'analyse du metteur en scène et théoricien tchèque Jindrich Honzl
dont j'ai évoqué brièvement la personnalité. Ses principes nous aideront à mieux
comprendre et l'œuvre et les conceptions de J. Svoboda. Il ne s'agit pas d'analyser de
manière approfondie l'article que Honzl publia en 1940 sous le titre« Pohyb divadelniho
znaku»
(<<
La mobilité du signe théâtral»)
28
,
seulement d'en dégager les lignes
directrices. Pour
24. E.G. CRAIG, De l'art du théâtre, Paris, O. Lieufier, 1942, p. 104. C'est en 1905 que Craig a
écrit et publié pour la première fois son dialogue intitulé «The Art of the theatre
»
où il énonçait cette
définition.
25. B. BRECHT, Écrits sur le théâtre, Paris, L'Arche, 1963, p. 41. & 26. IDEM, ibidem, p. 204.
27. Cf. J. GROTOWSKI, « V ers un théâtre pauvre », in Illstitut de recherches sur le jeu de
l'acteur. Théâtre-Laboratoire. Wroctaw, 1967, p. 25-29. Ce texte est reproduit dans l'ouvrage de
Grotowski Towards
Q
Poor Theatre, Holstebro, Odin Teatrets Forlag, 1968, p. 15-25.
28. Cet essai, paru dans la revue Slovo a slovesllost, vol. VI, n° 4, Prague, 1940, a été traduit en
français, in Travail théâtral, nO 4, Lausanne, septembre 1971, pp. 5-20.
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