respectives pour parvenir à la véritable synthèse théâtrale 5. De Burian Josef Svoboda a
dit qu'il était l'homme qui avait fait sur lui la plus forte impression
6
,
il a aussi écrit en
1962 que le travail de Burian et sa conception du rôle de la scénographie demeuraient un
exemple sur lequel nous pouvions continuer à nous appuyer
7
.
Mais Svoboda n'a travaillé ni avec Frejka, ni avec Burian alors que sa connaissance
de Honzl est une connaissance directe et pratique, acquise au cours du travail scénique.
Ce n'est pas sans une certaine fierté intérieure qu'il évoque l'époque
J.
Honzl lui fit
j'honneur de l'inviter, lui, le jeune décorateur de vingt-six ans, à créer sa première
scénographie au Théâtre national pour La Vie des insectes des frères Capek (1946) qu'il
mettait en scène. Cette collaboration devait se poursuivre jusqu'à la mort de Honzl,
notamment pour la réalisation du Revizor de Gogol (1948). En Honzl Svoboda rencontra
non pas seulement un remarquable metteur en scène, mais un des meilleurs connaisseurs
du théâtre russe des années vingt, un de ceux qui comprirent le mieux la signification
profonde des efforts d'un Meyerhold, d'un Taïrov ou d'un Vakhtangov et aussi sans doute
l'un des plus importants théoriciens de théâtre du vingtième siècle, quand bien même son
œuvre théorique demeure pratiquement inconnue des spécialistes occidentaux, qu'ils
soient latins, anglo-saxons ou de culture germanique
8.
«
Honzl
»,
déclare Svoboda
«
est un homme qui m'a appris à connaître la théorie du théâtre
».
Sans doute Svoboda se défend-t-il d'être un théoricien alors qu'il définit avec une
remarquable clarté sa conception du rôle de la scénographie dans le théâtre des années
soixante, sans doute sa connaissance des théories du théâtre relève+ elle plus de
l'échange verbal que de l'étude méticuleuse des écrits théoriques des praticiens, des
historiens et des philosophes. Il n'en reste pas moins que Svoboda, l'homme de la
pratique qui préfère l'exemple concret
à
la réflexion abstraite et pour qui les rêves n'ont
de valeur que pour autant qu'il les matérialise, Svoboda ne rompt pas avec ses
précurseurs. Sa démarche et ses recherches les plus audacieuses poursuivent une
tradition, mais sa capacité d'invention et l'application des techniques de son temps lui
permettent de faire de la scénographie un langage au pouvoir nouveau dont il ne cesse
d'enrichir l'alphabet.
5. « La synthèse théâtrale»
«<
Divadelni synthesa
»)
est justement le titre d'un essai de
BURIAN publié dans Nova ceska scéna, op. cit., p. 43-44. À propos de Burian on pourra
consulter, outre les ouvrages précédemment cités, Adolf SCIHERL, Emil Frantisek Burian,
Berlin, Henschelverlag, 1966, et A. SCIIERLe problème de la synthèse théâtrale dans l'œuvre
de
E. F.
Burian
»
in Revue d'Izi,\,toire du théâtre, Paris, 1967-2, p. 164-170.
6. Cf. « Designing for the stage. Josef Svoboda, pictured with Sir Hugh Casson, talks to
Charles Spencer », in Opera, Londres, août 1967, p. 631.
7. Cf. J. SVOBODA, « Nouveaux éléments en scénographie
»,
in Scénographie. Le Théâtre en
Tchécoslovaquie. Prague, Oivadelni ustav, 1962. p. 58.
8. Outre les ouvrages précédemment mentionnés, consulter
à
propos de J. Honzl, M. OUST, «
Les idées théâtrales théoriques de Jindi'ich Honzl
»,
in Revue d'histoire du théâtre, Paris, 1967-2,
p. 158- 1 63.
16
UNE
MARCHE
Pour Les Trois Sœurs de Tchékhov des paravents et un fond gris, que
complètent tantôt des meubles et tantôt quelques branches artificielles
suspendues.
Pour
La Femme sans ombre un vaste escalier en deux surfaces semi-
circulaires qui s'opposent et le jeu de projections fluides de taches colorées et
mystérieuses sur des formes aiguës ou que définit un contour curviligne. Pour
Intolleranza de Luigi Nono une multitude d'écrans que viennent frapper autant
de documents politiques et d'images animées qui en disent long sur un monde en
proie aux haines raciales et aux formes d'exploitation les plus raffinées. Pour
Hamlet des blocs d'un gris anthracite qui, sans âge - d'hier et d'aujourd'hui - se
décomposent
et
recomposent pour instaurer dans sa dangereuse beauté barbare
l'univers-piège vit le Prince de Danemark ... On pourrait multiplier les
exemples. À première vue aucune unide style dans l'ensemble de la création
de Josef Svoboda, mais une extraordinaire variété, un étonnant pouvoir
d'invention, une imagination créatrice sans cesse en éveil.
Est-il expressionniste, constructiviste, réaliste, surréaliste ?... Aucun de ces
termes ne permet de le définir, car ils impliquent l'existence de styles aux
caractères précis, et le travail de Josef Svoboda ne saurait être rangé sous la
bannière de l'un ou l'autre de ces styles quand bien même certaines de ses
productions
en
recèlent des traces. Pas plus que l'ensemble de ses créations
aucune de ses réalisations n'est réductible à l'une de ces formules toutes faites
chères aux amateurs de classifications simplistes. Il est vrai que durant les
premières années cinquante Svoboda dut sacrifier aux platitudes d'un réalisme
faussement qualifié de
«
socialiste
»,
mais à ce moment toute tentative qui
rompait avec le style officiel risquait d'être taxée de formalisme, Svoboda
n'abandonna pas pour autant la recherche au niveau de l'expression, ainsi qu'en
témoignent ses réalisations du Lumpazivagabundus de Nestroy en 1952, ou de
Rigoletto de Verdi en 1954. Il n' y eut pas à proprement parler de rupture dans
son travail, même s'il se vit parfois contraint de respecter les critères d'un style
qui réduisait le rôle de la scénographie à une pure illustration descriptive.
La variété de la production de Svoboda se situe à plusieurs niveaux et con-
cerne divers domaines. Variété d'une époque à l'autre, d'une œuvre à l'autre,
d'une réalisation à l'autre de la même œuvre ainsi qu'on peut le constater à la
lumière des douze scénographies différentes qu'il eut l'occasion de concevoir
pour le classique tchèque de l'opéra, La Fiancée vendue. Son besoin de variété le
conduit à choisir des formules scénographiques telles que dans un même théâtre,
17
qui impose ses contraintes spatiales et techniques, le spectateur ne soit pas victime de
la monotonie de solutions répétées, qu'à chaque spectacle i] découvre au contraire un
arrangement scénique qui lui permette de percevoir J'action dramatique dans des
conditions inédites. Exemple: le Divadlo za branou de Prague qu'anime O. Krejca, l'un
des principaux «partenaires» de Svoboda, est doté d'une scène difficile, dont les
structures peuvent paraître limiter l'invention du scénographe; Svoboda tourne la
difficulté: des Trois Sœurs au Perroquet vert d'Arthur Schnitzler en passant par La
Corde à un seul nœud d'après Nestroy il propose successivement de nouvelles
organisations spatiales. Dans Les Trois Sœurs il joue sur une rigoureuse architecture de
toile aux proportions cinémascopiques; pour La Corde
à
un seul nœud il conçoit un
dispositif au fond mobile courbe qui projette l'action vers le public en même temps
qu'il se raccorde directement aux parois latérales de la salle qu'il paraît prolonger. Pour
Au Perroquet vert il écrase l'action sous une vaste voûte qui lui confère une densité
accrue.
Cette variété est sensible jusque dans les esquisses dont les techniques diffèrent
(gouache, peinture vaporisée, huile, pastel, collage, etc.) et semblent indiquer à l'avance
les modes de réalisation scénique. Elle se manifeste également à travers ces modes:
tout se passe comme si toute pièce se présentait à lui sous la forme d'un problème à
résoudre et que les éléments de ]a solution soient autant d'inconnues à découvrir, à
choisir et à combiner. Chaque pièce posant son problème propre réclame la solution
qui convient à lui seul, qu'il s'agisse des moyens d'expression ou des techniques à
mettre en œuvre.
L'absence d'un style prédéterminé correspond chez Svoboda au refus de se figer, au
désir de rejeter tout apriorisme qui porte en lui des germes de sclérose. Il dénote une
forme d'esprit, il témoigne d'une attitude artistique. Les conceptions traditionnelles
classent les acteurs selon des catégories d'emplois: «jeunes premiers », «valets de
comédie »,
«
soubrettes », etc. Nombre de directeurs de théâtre et de metteurs en scène
procèdent face aux décorateurs de théâtre, comme s'il existait des « emplois» en ce
domaine: le talent pictural de celui-ci conviendrait à la légèreté de Mozart, le
monumentalisme de celui-là en ferait le décorateur rêvé de Verdi, et tel autre à
l'imagination débridée serait le scénographe idéal des œuvres surréalistes. C'est ainsi
que se constitue dans certains pays une sorte de marché des décorateurs de théâtre dont
le choix repose sur des critères qui évoluent avec la mode. Josef Svoboda, même s'il lui
arrive de rejeter des œuvres qu'il ne «sent» pas, n'est pas le décorateur d'un emploi, ni
celui d'un répertoire
à
orientation unique. Par esprit, par principe et par goût il «
(appartient) à un théâtre dont l'horizon est très large. Certains metteurs en scène
choisissent », déclare-t-il, «des œuvres qui correspondent à une seule forme scénique.
Ce n'est pas mon cas»
9
.
Cette diversité n'est point signe d'éclectisme, mais reflet d'une sensibilité ouverte à
toutes les formes de dramaturgie (de Tyl à Kundera et de Shakespeare à Miller) ou
d'écriture lyrique (de Mozart à Luigi Nono et Carl Orff en passant par
9. Josef
SVOBODA
cité dans mon articlc
«
Technique, cs pace et lumière, les trois atouts de
Josef Svoboda
»,
in Théâtre, Paris, 15 janvier 1964, p. 9.
18
Verdi, Wagner et .Ianacek). Cette sensibilité est le don de savoir oublier ce qu’on
a fait, de s'oublier soi-même, d’être totalement disponible face à
l'œuvre théâtrale.
L'un de ses aînés, Teo Otto, qui fut aussi l’un des plus grands scénographes de notre
temps et dont le nom reste lié à l'élaboration des techniques scénographiques du
théâtre épique alors même qu'il savait les ignorer lorsqu'il travaillait pour Strindberg
ou Stravinsky, aimait à déclarer: «Quand je fais un décor je dois oublier tout ce que
j'ai fait auparavant. Tout auteur réclame des moyens spécifiques. Si le décorateur a un
style défini au théâtre il devient un maniériste. Il ne faut pas se lier aux principes ». 10
Voilà une formule que Svoboda pourrait contresigner.
On comprend dans ces conditions que Svoboda aime particulièrement travailler
pour des pièces qui n'ont jamais été montées et lui offrent la possibilité de matérialiser
pour la première fois leur univers dramatique. D'où le plaisir qu'il éprouve à rappeler
son travail de création commune avec O. Krejca pour Les Propriétaires des clefs de
Milan Kundera et pour les pièces de Josef Topol, d'où aussi l'intérêt que présente à
ses yeux la scénographie destinée aux créations d'opéras modernes (Intolleranza de
Nono ou Atomtod de Manzoni). Ceci dit, devant les classiques ou les œuvres récentes
déjà créées Svoboda sait se mettre en état de réceptivité. Dans les premières années de
sa carrière il lui arriva de regarder comment d'autres décorateurs avaient résolu les
problèmes que lui posait une œuvre théâtrale, ne fût-ce que pour ne pas choisir des
solutions voisines des leurs. Mais très vite il abandonna cette pratique car il s'aperçut
que ses propres solutions n'étaient pas alors aussi bonnes qu'elles auraient pu et
l'être, sa liberté s'étant trouvé limitée. Comme il le dit, la source d'inspiration de toute
réalisation théâtrale réside dans l'œuvre elle-même et dans la vie. Il lit donc le
classique d'un œil totalement neuf, l'esprit libéré de tous les clichés déposés par les
traditions, ceux qui embourbent les explications officielles des œuvres, ou les clichés
plastiques que révèlent leurs interprétations successives. Il s'empare de l'œuvre sans
apriorisme, il la pénètre pour la déchiffrer, il s'en pénètre pour en saisir les tensions,
l'atmosphère et le rythme.
Svoboda se méfie des rhétoriques. Ce n'est point lui qui déclarera: Shakespeare
exige tel type de scénographie et telles solutions techniques, ou : Dürrenmatt réclame
l'application systématique de tel ou tel principe. Chaque œuvre doit lui livrer son
secret à dévoiler au moyen de procédés particuliers. S'il lui arrive d'avoir une vision
globale d'un auteur dramatique et d'éprouver le besoin d'appliquer des solutions très
voisines dans la réalisation de plusieurs de ses pièces, la raison en est que
l'appréhension directe de chacune d'elles lui a montré qu'elles avaient en commun une
atmosphère spécifique.
Svoboda se fie à l'expérience et n'accepte pas de se lier à des théories. Prenons un
exemple précis: l'histoire du théâtre au vingtième siècle est celle d'une révolte contre
l'illusion et certains scénographes d'aujourd'hui font tout pour la bannir
systématiquement du plateau. La position de Svoboda est beaucoup plus nuancée et
réaliste: il rejette l'illusionnisme en tant que principe, mais il ne refuse pas
10. « Teo Otto et la technique théâtrale
»,
in Théâtre, Paris, février 1960, p. Il.
19
dans leur jeu contrapunctique et les modes de représentation utilisés par le scéno-
graphe. II est vrai qu'il aime la magie lorsqu'elle lui paraît nécessaire, notamment dans
certains ballets ou opéras qui relèvent plus ou moins directement de la féerie ou du
conte symbolique: L'Oiseau de feu, La Femme sans ombre ou Obéron. Mais sa prise de
position trouve son origine profonde dans sa conception générale du fonctionnalisme
de la technique scénique: une technique véritablement fonctionnelle est une technique
qui paraît absolument naturelle et ne concentre pas sur elle l'attention d'un spectateur
qui chercherait à s'en expliquer les rouages; le désir de montrer à tout prix
l'appareillage technique relève trop souvent d'un parti pris intellectualiste et de théories
préconçues:
« Je ne veux pas montrer la doublure de mon veston, déclare plaisamment Svoboda,
()
j'aime beaucoup le théâtre et j'aime beaucoup n'être qu'un simple spectateur.
J'aime l' harmonie générale du spectacle, mais je n'aime pas qu'on me présente sur la
scène des recherches intellectuelles, ni que les metteurs en scène et les décorateurs
veuillent y montrer combien ils sont intelligents ...
«La scénographie est une grande aventure pour moi parce qu'elle m'impose de
rechercher la meilleure forme et les meilleurs moyens, mais ce ne sont pas ces moyens
que je veux montrer au public» 17.
Si catégorique que soit cette prise de position, Svoboda est pourtant trop fidèle à
l'expérience concrète pour l'ériger en un système absolu qui risquerait d'être arbitraire
et il ne craint pas l'exception: une forme dramaturgique ou une pièce particulière, une
mise en scène précise lui paraissent-elles exiger la visibilité de l'appareillage technique,
il ne se sent pas lpar son option de principe. La technique visible n'est pas alors un
moyen de dénaturaliser la scène (il connaît suffisamment d'autres méthodes pour y
parvenir), mais un facteur d'expression qui s'intègre à l'ensemble de la représentation et
joue par rapport aux autres éléments du spectacle. Dans Les Contes d'Hoffmann (1946),
dont la réalisation se fonde sur un jeu de contrastes à tous les niveaux, qui portent
même sur l'emploi simultané de techniques scéniques dont les unes appartiennent à la
scène à l'italienne traditionnelle et les autres aux systèmes les plus modernes, les
projecteurs visibles participent à l'instauration d'un univers fantastique. Dans Le
Mariage de Gombrowicz, dont il réalise la scénographie pour le Schiller- Theater de
Berlin en 1968, l'immense miroir transparent qui coupe diagonalement la scène en deux
zones est dominé d'une série de projecteurs entièrement visibles dont les faisceaux se
partagent les deux aires de jeu combinées: leur apparence matérielle et technique, leur
caractère instrumental, ne font que renforcer par contrepoint le mystère de ce drame
qui joue sur l'opposition entre le rêve et la réalité et les relations entre les différentes
couches d'un monde onirique.
Si l'on veut comprendre véritablement la part de la technique dans l'œuvre de
Svoboda et la fonction qu'elle y occupe, il faut se rappeler qu'elle n'est jamais pour lui
une fin en soi, mais un auxiliaire
]8.
Son rôle et l'importance de son mécanisme sont
strictement déterminés par l'œuvre théâtrale et la mise en scène
17. J. SVOBODA. dans notre article
«
Technique ...
».
lac. cir., p. 10.
18. Ainsi qu'il l'a déclaré au cours de J'exposé qu'il a présenté lors de la première
Quadriennale internationale de Scénographie de Prague en 1967.
24
qui en est prévue. Svoboda est capable de recourir aux mécanismes les plus
compliqués comme de refuscr pour telle ou telle pièce
(
Les Trois urs
de Tchékhov
ou
Les Anabaptistes
de Dürrenmatt) un appareillage qui lui paraît totalement inutile.
Chaque œuvre est un cas particulier qui doit trouver ses solutions précisl:s Il
l'intérieur d'une conception générale de la scénographie.
Lorsqu'en 1967 se déroula à Prague la première Quadriennale internationale de
Scénographie, un colloque d'hommes de théâtre et de spécialistes confronta les
opinions sur la collaboration du metteur en scène et du scénographe et les formes
qu'elles pouvait prendre. Otomar Krejca l'ouvrit en prononçant un exposé qui lui
donna l'occasion à plusieurs reprises d'évoquer la personnalité et le travail de son ami
Josef Svoboda:
«Je sais », dit-il, «que Svoboda n'hésitera pas, si la mise en scène l'exige à allumer
sur la scène un seul projecteur ou à y placer une unique chaise, comme au contraire à
mettre en mouvement jusqu'aux miroirs des vestiaires ( ... ).
«Je collabore depuis le début de mes expériences de mise en scène avec
l'architecte Svoboda. La critique caractérise habituellement l'essence de son œuvre
par de nouvelles inventions scientifiques et techniques qui n'ont pas encore été
utilisées avec succès dans le théâtre. Il est peut-être intéressant de constater que notre
théâtre est au contraire très éloigné de toute modernisation en son domaine, qu'il
n'adhère à aucune des conceptions poétiques ou dramatiques. qu'elles soient
permanentes ou de saison, qui passionnent le théâtre mondial. Nos procédés de
"dramaturgie" ou de mise en scène ont peu de choses en commun avec le technicisme
de la civilisation contemporaine. En dépit de cela, ou peut-être à cause de cela, notre
association avec Svoboda est pour nous très fertile. Dans sa collaboration avec nous
Svoboda n'a jamais essayé de transférer mécaniquement à la sphère du théâtre les
possibilités d'autres domaines. Sa passion pour la civilisation mécanique
contemporaine, pour les nouvelles matières, les inventions dans les domaines de
l'éclairage, de la communication et du mouvement, ne lui a jamais fait perdre de vue
l'élément humain. Il s'intéresse avant tout à l'influence de l'éruption scientifico-
technique de notre temps sur
1
'homme. Il comprend et honore l'humanisme, la culture
et le poids philosophique du technicisme d'aujourd'hui, mais il voit sa cruauté, sa
démence et son horreur. Il ne professe pas sur la scène la religion du technicisme,
pour lui la valeur fondamentale réside dans les relations humaines et la capacité que
possède le talent artistique de créer une nouvelle réalité authentique ( ... ). (Svoboda)
ne considère pas comme une limitation les exigences de la mise en scène et du style
du théâtre qui semblent parfois restreindre sa liberté d'expression. Il accepte même la
scène inadéquate, avec laquelle nous sommes obligés de travailler actuellement,
comme une nécessité qu'il faut utiliser dans l'intérêt de l'œuvre» 19.
L'attitude de Svoboda n'est donc pas déterminée par un système qui l'enfermerait
dans un carcan, mais par un double souci d'adaptation aux œuvres, d'exploration et de
choix des moyens d'expression. Aucune rigidité théorique, mais une cohérence
fondamentale que l'on retrouve au niveau de l'emploi des matériaux.
19. Exposé d'Otomar KREJCA. Procès-verbal dactylographié du colloque fourni par le
Divadelnf ûstav de Prague, pp. 18-20. 25
de théâtre» et qui seul peut permettre de «concurrencer le cinéma et la télévision» 23.
Forme spéciale de communication, contact se mêlent étroitement l'intelligence et la
sensibilité, réseau complexe de rapports physiologiques et mentaux. Cette attitude aussi
explique la diversité des créations de J. Svoboda comme elle aide à comprendre son
désir d'être non pas « moderne », qualificatif dont la signification lui paraît dangereuse,
prétentieuse et ambiguë mais, au plein sens du terme, « actuel ».
Qu'est-ce qu'un «décor de théâtre» au sens traditionnel du terme ? C'est la
représentation (réaliste ou stylisée, peu importe) de l'univers dans lequel se déroule la
pièce ou l'acte. C'est l'évocation d'un lieu, ou d'un cadre, par des moyens picturaux et
plastiques, descriptifs et illustratifs. C'est le support matériel de l'image scénique, le fond
du tableau. Le terme « décor» implique l'idée d'une technique et d'un art au service d'une
donnée ou d'une structure préétablie. Le décorateur enjolive, meuble, complète des
volumes et des surfaces pour le plaisir de l'œil et l'agrément de la vie quotidienne. Le
décorateur de théâtre «remplit» (le terme est du peintre et décorateur de théâtre français
Félix Labisse) l'espace scénique, il encadre une œuvre dramatique, lyrique ou
chorégraphique, il en crée l'écrin. Une telle conception, dont le caractère ornemental et
illustratif n'échappe à personne, témoigne d'une séparation effective entre les divers
éléments du spectacle, qui ne forment point une œuvre commune et homogène, et d'une
situation particulière du décorateur de théâtre qui, quels que soient ses dons artistiques,
n'est qu'un «fournisseur» répondant aux commandes d'un client et non pas le membre à
part entière d'une équipe de création.
Depuis la seconde moitié du dix-neuvième siècle des hommes se sont dressés contre
une telle conception, les uns dans le but de faire du théâtre un art fondé sur la parfaite
homogénéité de ses éléments nécessaires, les autres pour dénier toute valeur
à
certains de
ces éléments (dont le décor) et réduire l'art dramatique
à
l'action portée par un nombre
restreint de facteurs d'expression (le texte et l'acteur par exemple).
On sait quel fut le rêve de Richard Wagner, son idéal du Gesamtkunstwerk, d'un
théâtre véritable carrefour des arts agissant communément sur un public commun: art
homogène suprême fondé sur l'union de plusieurs arts (poésie, musique, mimique,
architecture, peinture) qui pourraient enfin atteindre leur plein épanouissement en se
libérant des entraves nées de leur isolement. Quelque jugement qu'on porte sur l'œuvre
même de Richard Wagner cette conception d'un « théâtre total », pour employer une
expression qui
à
force d'être
à
la mode a malheureusement perdu beaucoup de sa
signification, devait dominer en partie l'évolution du théâtre en notre siècle, servir de
référence et rester présente chez nombre de ceux qui allaient la contester partiellement
ou globalement.
Appia et Craig refusèrent la notion de Gesamtkunstwerk parce qu'à leurs yeux le
théâtre était et ne pouvait être qu'un art autonome unissant non pas d'autres arts mais des
moyens d'expression scénique. Le premier établit une stricte hiérarchie entre les
éléments du spectacle, de l'acteur à la couleur en passant par l'espace et
23. J. SVOBODA dans notre article « Technique ...
»,
loc. cit., p. 9.
28
la lumière. Le second, visant à la totalité expressive, les situa sur le même plan et les
considéra comme autant de matériaux entre les mains de l'artiste du théâtre. D'où la
fameuse formule de Craig:
« L'art du théâtre n'est ni le jeu des acteurs, ni la pièce, ni la mise en scène, ni la danse;
il est formé des éléments qui les composent: du geste qui est l'âme du jeu; des mots qui
sont le corps de la pièce; des lignes et des couleurs qui sont l'existence même du décor; du
rythme qui est l'essence de la danse» 24.
Quant à Brecht, après avoir condamné dès 1930 l'œuvre d'art totale, opération magique
et hypnotique où le spectateur n'est plus qu'un «élément passif» victime d'« ivresses
indignes»
25
,
il écrivait dans le Petit Organon de 1948 :
« La tâche principale du théâtre est d'expliquer la fable et d'en communiquer le sens au
moyen des effets d'éloignement appropriés. Et s'il est vrai que dans ce domaine rien ne peut
être accompli sans le comédien, tout le travail ne lui est pas dévolu. La "fable" est
expliquée, bâtie et exposée par le théâtre tout entier, par les comédiens, les décorateurs, les
maquilleurs, les costumiers, les musiciens el les chorégraphes. Tous mettent leur art dans
cette entreprise commune, sans abandonner pour autant leur indépendance»
26
.
Au-delà des divergences qui les séparent, Wagner, Appia, Craig et Brecht proposent
donc un théâtre fondé sur l'union du geste, du son et de la plastique. Grotowski aussi
souhaite unir les moyens d'expression gestuels, sonores el plastiques, mais sa position est
diamétralement opposée puisque, procédant par éliminations successives, il les limite à
ceux de l'acteur, pivot d'un «théâtre pauvre» dépouiIlé de tout ce qui n'est pas théâtral selon
lui (décor, jeux de lumière, «musique mécanique ou exécutée par un orchestre indépendant
des acteurs», etc.)
27
.
Toutes ces théories sont capitales, elles ont exercé ou exercent actuellement une
influence profonde sur l'évolution des arts de la scène et il nous est loisible d'adhérer à l'une
ou l'autre d'entre elles. Ceci faisant, nous prenons parti pour une idéologie théâtrale mais
nous n'apprenons pas comment fonctionne le phénomène théâtral. Chacun de ces hommes
nous offre la possibilité d'un choix et d'un engagement, non point une explication globale.
D'où l'importance de l'analyse du metteur en scène et théoricien tchèque Jindrich Honzl
dont j'ai évoqué brièvement la personnalité. Ses principes nous aideront à mieux
comprendre et l'œuvre et les conceptions de J. Svoboda. Il ne s'agit pas d'analyser de
manière approfondie l'article que Honzl publia en 1940 sous le titre« Pohyb divadelniho
znaku»
(<<
La mobilité du signe théâtral»)
28
,
seulement d'en dégager les lignes
directrices. Pour
24. E.G. CRAIG, De l'art du théâtre, Paris, O. Lieufier, 1942, p. 104. C'est en 1905 que Craig a
écrit et publié pour la première fois son dialogue intitulé «The Art of the theatre
»
où il énonçait cette
définition.
25. B. BRECHT, Écrits sur le théâtre, Paris, L'Arche, 1963, p. 41. & 26. IDEM, ibidem, p. 204.
27. Cf. J. GROTOWSKI, « V ers un théâtre pauvre », in Illstitut de recherches sur le jeu de
l'acteur. Théâtre-Laboratoire. Wroctaw, 1967, p. 25-29. Ce texte est reproduit dans l'ouvrage de
Grotowski Towards
Q
Poor Theatre, Holstebro, Odin Teatrets Forlag, 1968, p. 15-25.
28. Cet essai, paru dans la revue Slovo a slovesllost, vol. VI, 4, Prague, 1940, a été traduit en
français, in Travail théâtral, nO 4, Lausanne, septembre 1971, pp. 5-20.
29
Honzl, comme pour O. Zich, l'auteur d'une Esthétique de l'art dramatique
29
,
dont
il fait siennes certaines positions avant de juger nécessaire le dépassement de ses
théories, tout spectacle n'est rien d'autre qu'un ensemble de signes, mais ses divers
éléments (texte, acteur, musique, décor, lumière, etc.) s'affranchissent des fonctions
qu'on leur attribue traditionnellement sans véritablement tenir compte de la réalité
théâtrale. Ils échangent même leurs rôles signifiants. La spécificité du théâtre réside
selon Honzl dans cette mobilité du signe théâtral : l'acteur peut n'être qu'une poupée,
une machine, ou une voix sans présence physique, l'espace scénique un son et la
musique devenir événement. Au dernier acte de La Cerisaie, le décor fondamental,
c'est la cerisaie elle-même que nous ne voyons pas, mais que nous percevons
acoustiquement lorsque nous entendons les haches frapper les troncs des cerisiers.
Conséquence de cette mobilité du signe théâtral, les composantes du théâtre peuvent
varier selon les époques sans que l'événement théâtral cesse pour autant d'exister et
d'atteindre le spectateur: l'histoire nous fournit des exemples de théâtre sans auteur
dramatique, sans décor, ou voire sans acteur au sens traditionnel du terme.
Prenant violemment parti contre le Gesamtkunstwerk wagnérien, Honzl en arrive à
définir ]e théâtre par le primat de l'action dramatique qui unifie l'acteur, le mot, le
costume, le décor, la musique, etc., chacun de ces éléments étant un porteur possible
de cette action. Honz] utilise une métaphore particulièrement éc]airante: l'action
dramatique est un courant électrique qui parcourt divers conducteurs (l'acteur, le
décor, etc.), et qui peut à un moment donné passer par un seul d'entre eux ou au
contraire par plusieurs, voire par tous simultanément.
Cette conception est fondamentale car, nous libérant de tous nos apriorismes
(<<
Point de théâtre sans œuvre dramatique» ou « point de théâtre sans acteurs» etc.) elle
nous permet d'expliquer objectivement ]'évolution de l'art théâtral sans nous en tenir à
]a définition d'une essence qui conditionnerait notre choix.
(<<
Ceci est du théâtre et
cela n'en est pas ») et tout en conservant une perspective rigoureusement historique.
Elle nous offre la possibilité d'une analyse du spectacle théâtral qui n'en disjoint pas
artificiellement les éléments, mais qui les situe dans le rythme même du déroulement
de la représentation. Elle nous montre la voie en nous indiquant que chacun des
éléments d'un spectacle participe plus ou moins directement à l'action scénique selon
les moments de cette action, et qu'il est plus ou moins perçu par le spectateur, tantôt
pénétrant dans son champ mental, tantôt disparaissant de sa conscience.
Peu importe que Svoboda ait été ou non directement influencé par les théories de
Honzl. S'il y a filiation, sans doute est-elle plus subtile et son origine réside-t-elle
dans ]a pratique commune d'un travail quotidien au moment Svoboda et Honzl
collaborèrent. Ceci admis, on remarquera aisément que sur certains plans -
notamment celui de ]a nature même du spectacle théâtral _ les idées de Svoboda sont
voisines de celles de Honzl, ce qui n'empêche pas le scénographe de s'engager dans
une voie créatrice personnelle dont les particularités se dégageront peu à peu au cours
de cet ouvrage.
29. O.
ZICH,
Estetika dramatického
ume/l{,
Prague, Melantrich, 1931.
30
Pour Svoboda « la scénographie est l’un des instruments de ce grand orchestre que
forment les divers moyens d’expression du théâtre. Elle peut tantôt jouer en solo, tantôt
se fondre dans l’ensemble, tantôt encore cesser de jouer
».
Comparaison banale
à
première vue, mais une analyse plus approfondie en révèle l'originalité et l'importance :
le spectacle est et doit être perçu par le public comme une unité, un tout dont on ne
peut dissocier les éléments sous peine de les dénaturer, comme une composition
musicale qui s'ordonne dans le temps, comme un courant. Instrument particulier, la
scénographie dispose de moyens qui lui sont propres, de sonorités qu'elle seule peut
faire entendre et, comme les autres instruments avec lesquels elle collabore, elle est
«l'interprète» d'une oeuvre. Mais son action n'est point isolée, elle se trouve liée à un
collectif, prise dans une totalité expressive qui implique le jeu harmonieux des divers
éléments de
la
représentation et leurs rapports contrapunctiques, d'où une nécessaire
collaboration entre les créateurs du spectacle qui les animent et sont placés sous la
direction d'un « chef d'orchestre» responsable qui n'est autre que le metteur en scène.
On verra cependant que le scénographe n'est pas simplement « aux ordres » du metteur
en scène : le spectacle résulte d'une collaboration intime qui prend forme d'échange.
La comparaison signifie aussi que l'intervention de la scénographie est plus ou
moins importante selon la nature des œuvres et, à l'intérieur d'un spectacle, selon les
divers moments de l'action. Essentiellement dynamique, la scénographie a ]e pouvoir
de participer, de s'accentuer ou de s'effacer:
«
Je pense », dit Svoboda, « qu'il n'est pas
nécessaire de souligner dans le décor ce que le drame exprime déjà de manière assez
claire. Lorsque je sens que la chose est bien et suffisamment dite, je ne m'en soucie
pas. C'est une question de proportions. Il est toujours néfaste que chacun des artistes du
théâtre, metteur en scène, scénographe, musicien, veuille exprimer tout ce qu'il sait
d'une pièce. Ce n'est pas
à
chacun d'eux de le faire. C'est à travers leur union que les
moyens du théâtre doivent exprimer le drame. Une question très importante est alors de
savoir quand doit jouer la scénographie, quand la mise en scène, etc. C'est exactement
comme dans un orchestre. A un moment donné on peut exprimer très fortement une
atmosphère en utilisant un unique instrument. Tantôt les violons résonnent seuls, tantôt
nous n'entendons que la voix des chanteurs. Et d'un seul coup tous les éléments jouent
ensemble. Mais le moment où tous interviennent simultanément n'est pas toujours celui
des situations les plus fortes. Souvent même le contraire se produit. Il s'agit aussi
d'un problème de proportions qui relève de la mise en scène au sens moderne du mot ».
Il est donc normal que la scénographie agisse plus ou moins fortement sur l'esprit
du spectateur, que par rapport à son champ mental elle vienne se situer soit au premier
plan, soit au lointain et parfois même disparaisse. Ce phénomène se produit dans tout
spectacle théâtral et nous voyons l'attention du spectateur tantôt se concentrer sur le jeu
d'un acteur, tantôt saisir un son, tantôt percevoir une intervention scénographique, mais
dans un spectacle digne de ce nom cette polarisation de l'attention du public a été
strictement voulue.
Svoboda le répète au cours de l'exposé qu'il prononce à l'occasion de la première
Quadriennale de scénographie de Prague:
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