Qui est Averroès?
Le dossier consacré au Destin apporte des informations historiques complémentaires
sur l'Andalousie islamique et sur la pensée d'Averroès. Il propose également plusieurs
réflexions sur les relations entre les différents personnages du film, ainsi que sur ses
principaux thèmes : le fanatisme, les valeurs défendues par la philsophie et le rôle des
femmes dans la vie sociale.
La figure du philosophe Averroès n'a certainement pas été choisie par hasard par le réalisateur
Youssef Chahine dont certaines raisons peuvent se lire à travers le film lui-même: personnage-
charnière entre l'Orient et l'Occident, entre la philosophie antique et la pensée moderne,
Averroès apparaît dans le Destin comme un intellectuel ouvert, tolérant, ennemi du fanatisme
religieux.
On trouvera ci-dessous un texte de présentation historique qui permettra de compléter ce
portrait d'Averroès. Après la vision du film, il pourra être soumis aux élèves en leur demandant
quels sont les traits du personnage, repris dans ce texte, qui ont pu séduire le réalisateur
Youssef Chahine et qu'on retrouve directement ou indirectement dans le film. Il s'agira donc de
répondre aux questions suivantes:
quels sont les éléments de ce texte que l'on retrouve explicitement dans le film?
quels sont les traits caractéristiques d'Averroès, cités dans ce texte, qui, sans être
présents explicitement dans le film, concordent cependant bien avec l'image générale
du personnage dans le film?
enfin y a-t-il des traits, cités dans ce texte, qui éventuellement ne correspondent pas
avec l'image donnée par le film?
Pour faciliter le travail, les élèves pourront utiliser des marqueurs fluorescents et souligner en
différentes couleurs les phrases qui répondent aux trois questions posées.
Ibn Rushd dit Averroès
à Cordoue en 1126, mort à Marrakech en 1198, Ibn Rushd, appelé en Occident Averroès, est
aujourd'hui surtout connu comme philosophe, commentateur d'Aristote. Mais ses activités furent
beaucoup plus larges, et il fut également médecin (notamment à la cour des souverains almohades),
juriste, cadi (c'est-à-dire juge) de Séville puis de Cordoue.
sous l'empire almoravide, Averroès a grandi et mûri sous le nouveau régime almohade qui s'est mis
en place en Andalousie vers 1150 et qui s'est accompagné d'une profonde réforme religieuse, mettant en
avant la connaissance rationnelle du Créateur et de son unicité. Grâce au soutien actif du deuxième
souverain almohade Abu Ya'qub Yusuf (le père d'al-Mansur), des intellectuels comme Averroès mais
aussi Abubacer (Ibn Tufayl) vont ainsi pouvoir s'engager dans une réflexion véritablement philosophique:
Averroès commentera sous diverses formes la quasi-totalité de l'oeuvre d'Aristote à l'époque
pratiquement inconnue des chrétiens d'Occident. Il restera toujours proche du pouvoir almohade (comme
en témoigne sa fonction renouvelée de cadi), en qui il verra un protecteur naturel des philosophes contre
les religieux et les juristes traditionalistes.
Contrairement à ce qui a souvent été dit en Occident, Averroès ne conçoit aucune contradiction entre la
foi et la raison. Il ne saurait être question en particulier pour lui de nier les principes fondamentaux de la
religion qui sont «la reconnaissance de l'existence de Dieu, des prophéties, de la béatitude et des
tourments dans l'au-delà». La philosophie, qui consiste dans l'examen rationnel de tout ce qui est (la
philosophie d'inspiration grecque englobait l'ensemble des savoirs rationnels que l'on considère à présent
comme des sciences distinctes), est alors une activité hautement recommandée sinon obligatoire pour
ceux qui en sont capables dans la mesure la réflexion sur ce qui est doit nécessairement conclure à
l'existence de Dieu: «car de fait, c'est dans la seule mesure l'on en connaît la fabrique que les étants
constituent une preuve de l'existence de l'Artisan [= Dieu]; et la connaissance de l'Artisan est d'autant
plus parfaite qu'est parfaite la connaissance des étants dans leur fabrique».
Dès lors, pour Averroès, c'est la Loi (celle de Dieu) qui rend obligatoire l'étude des Anciens (comme
Aristote), car ceux-ci sont les premiers à avoir réfléchi d'une manière clairement rationnelle sur le monde
des «étants». Néanmoins, cette étude doit être réservée aux seuls philosophes, capables de maîtriser les
règles de la démonstration, car, employée par des esprits malhabiles, une telle réflexion ne peut conduire
qu'à l'erreur, aux disputes et au fanatisme. Pour la foule qui ne peut comprendre ces méthodes difficiles,
la Vérité celle que Dieu destine aux hommes est néanmoins accessible par les voies de la dialectique ou
de la rhétorique, c'est-à-dire par la discussion avec des hommes éclairés et par une argumentation
imagée, analogique, non parfaitement rationnelle. Enfin, Averroès félicite le pouvoir almohade à la fois
d'avoir marqué aux philosophes (comme lui) «la nécessité de s'engager radicalement dans l'examen
rationnel de la Source de la Révélation», tout en appelant la foule des croyants à la connaissance de
Dieu par «une voie moyenne» (entre le conformisme traditionaliste et l'examen rationnel inaccessible à la
foule).
Dans le monde arabe, l'oeuvre d'Averroès a pratiquement disparu avec le pouvoir almohade et n'a été
redécouverte qu'au XIXe siècle grâce en particulier à la «Nadha», un mouvement de renaissance
intellectuelle, de la confrontation du monde arabe et de la civilisation occidentale en pleine expansion
(c'est à ce moment que les pays arabes, jusque- sous domination ottomane, sont colonisés
directement, comme l'Algérie, ou indirectement, comme l'Égypte, par les puissances européennes).
Confrontée au progrès et à la volonté de puissance des sociétés européennes, la «Nadha» voudra
comprendre les raisons du déclin et du retard du monde arabe et redécouvrira, à travers ce
questionnement, l'oeuvre d'Averroès (ainsi d'ailleurs que d'autres pans entiers d'un héritage culturel
oublié ou renau cours des siècles passés). Pour ces réformistes, Averroès apparaîtra comme une
sorte de précurseur qui, comme eux, a mis au centre de ses réflexions la question des rapports entre la
raison et la révélation. Si diverses interprétations se sont fait jour (certains mettant en avant l'accord
essentiel entre la religion musulmane perçue comme essentiellement rationnelle * et une science basée
sur cette même raison, tandis que d'autres soulignaient au contraire les limites d'une telle démarche
réconciliatrice), c'est l'accent mis sur la nécessité d'une réflexion rationnelle qui explique l'intérêt porté à
ce philosophe dont l'oeuvre est aujourd'hui encore abondamment commentée dans le monde arabe.
* Alors que science et religion ont longtemps été considérées et sont encore souvent considérées comme
contradictoires dans le monde chrétien (on se souvient de la condamnation par l’Église des thèses de Copernic au
XVIIe siècle ou bien de celles de Darwin au XIXe), cette contradiction est beaucoup moins présente dans le monde
musulman car la religion islamique est perçue comme essentiellement rationnelle et devant favoriser de ce fait le
progrès de la réflexion rationnelle.
Commentaires
Même si Youssef Chahine prétend ne pas faire oeuvre historique, l'on voit qu'il connaît bien
l'oeuvre et la vie d'Averroès. Il montre notamment la complexité des rapports qui se nouent à
cette époque entre le philosophe, qui occupe en outre une fonction judiciaire importante, et le
pouvoir politique almohade, confronté aux menaces extérieures mais aussi intérieures.
La fonction de médiateur d'Averroès entre le monde antique et le monde moderne, entre
civilisation islamique et civilisation chrétienne est par ailleurs clairement évoquée grâce
notamment au personnage de Youssef qui risque sa vie pour transmettre des copies de ses
écrits en France.
La défense de la philosophie et de l'exercice d'une pensée rationnelle, qui est au centre de
l'oeuvre d'Averroès, est évidemment capitale dans le choix du personnage, le film se voulant lui
aussi une défense de la liberté de pensée et de création alors que les intégristes religieux ont
réussi à censurer son film précédent (L'Émigré) en Égypte. «La pensée a des ailes, nul ne peut
empêcher son envol», cette phrase du film vaut aussi bien pour Averroès que pour Chahine lui-
même.
Enfin, l'on devine que Youssef Chahine s'est intéressé à Averroès à travers l'image qu'en ont
donnée les intellectuels de la «Nadha» dont il est sans doute relativement proche: comme eux,
c'est un homme d'ouverture, de progrès, hostile à un intégrisme rétrograde et persécuteur. En
ce sens, Averroès apparaît effectivement dans le film plus comme un emblème celui de la
liberté de pensée que comme une figure historique dont il s'agirait de restituer avec une
exactitude totale la philosophie (le texte de présentation ci-dessus souligne le caractère élitiste
des positions d'Averroès, caractéristique négligée par Chahine). Michel Con
© Centre culturel
Les Grignoux (Liège)
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