Régine Laugier RENDONS À MARIANNE … OU LES EMPRUNTS DE RETOUR Au-delà de l’origine commune des langues officielles européennes qui « viennent toutes d’une langue reconstruite, dont nous n’avons aucune trace écrite, mais que les savants ont pu reconstituer en laboratoire: l’indo-européen »1, les contacts des langues ont une histoire millénaire. Chacune d’elles, sous différentes formes et de façon plus ou moins intense, a « profité » des autres pour ses besoins lexicaux et quelquefois structurels. Les peuples et les hommes ont toujours communiqué entre eux, malgré les frontières linguistiques, au moyen d’idiomes de grande communication, quelquefois essentielles (linguas francas et pidgins), ou par acquisition/emprunt de la langue de l’autre. Cette longue et fructueuse collaboration semble aujourd’hui être faussée par la présence de l’anglais (ou anglo-américain?) considérée comme la langue-emprunt prioritaire. Toutefois, quelques nuances peuvent être apportées à cette représentation collective car les opinions des linguistes ne sont pas toujours unanimes. Pour certains, la sentence est sans appel: Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’afflux de termes anglo-saxons n’a fait que croître. La sujétion partielle d’entreprises industrielles françaises aux groupes financiers américains, l’hégémonie politique des Etats-Unis, la formation de blocs antagonistes, autorisent ce que d’aucuns appellent une invasion2. Pour d’autres, la menace est limitée dans son ampleur: […], il ne semble pas que la situation ait fondamentalement changé, en ce qui concerne au moins les langues occidentales, par rapport à ce que je décrivais pour le français il y a une vingtaine d’années: si l’on évalue la proportion d’emprunts à l’anglais dans le dictionnaire de ces langues, elle est inférieure à 7% du vocabulaire3. ou plus mitigée: Sachant que les milliers de langues de cette bavarde planète sont des espèces menacées, on conviendra que le français l’est un peu moins que les idiomes amérindiens ou que ceux de Nouvelle-Guinée. Après tout, en Europe, le hongrois, le slovène ou l’albanais demeurent des langues parlées, bien parlées et écrites, poétiques et savantes, et ne sont pas dites menacées dans leur existence. Ce qui remet à leur place, dans l’utopie malheureuse et l’exagération insignifiante, les prédictions mortelles à brève échéance4. Le phénomène de l’emprunt, tant contesté quand il vient de l’anglo-américain, représente toutefois une grande partie de l’enrichissement et du renouvellement des langues 5. L’emprunt lexical objectif en particulier, c’est-à-dire celui qui est motivé par un besoin de signifiant dans la langue réceptrice, « suppose toujours un mouvement de passage, d’hommes et de choses »6. Il constitue un fait de langue et de culture qui nous confronte à l’altérité car les mots véhiculent aussi 1 L.J. CALVET, Histoire de mots, Paris, Payot, 1993, p. 8. C.DÉSIRAT − T. HORDÉ, La langue française au 20e siècle, Paris, Bordas, 1988, pp. 189-190. 3 C. HAGÈGE, Combat pour le français au nom de la diversité des langues et des cultures, Paris, Jacob, 2006, pp. 40-41. 4 A. REY, L’amour du français, Paris, Denoël, 2007, pp. 21-22. 5 L. DEROY, L’emprunt linguistique, Paris, Les Belles Lettres, 1956, p. 2. 6 A. LAKHDHAR, Mots migrateurs de retour, « Synergies Italie », n° 4, 2008, p. 55. 2 des habitudes, des comportements sociaux et des croyances. Dans ce contexte d’échanges réciproques, chaque langue trouve son gain de mots et de culture. Le terme échange est ici sous enquête car l’itinéraire des éléments empruntés n’a jamais été à sens unique, bien au contraire. Les contacts entre anglais et français ne font pas exception à la règle. Comme chacun sait, ils atteignent la plus haute fréquence à partir de la conquête normande dans la seconde moitié du XIème siècle (bataille d’Hastings en 1066), à la suite de laquelle Guillaume le Conquérant devient roi d’Angleterre et impose le français comme idiome de la cour. Ce faisant, il crée une opposition entre la langue du roi parlée par les classes privilégiées et l’anglais du peuple7 dont les traces sont reconnaissables encore dans l’anglais moderne. Le linguiste historique Gusmani8 donne des exemples de ce conflit entre les deux langues qui s’est résolu suivant des modalités différentes. Parfois, par neutralisation du concurrent indigène: des termes provenant du français ont substitué totalement les termes anglais préexistants. C’est le cas, par exemple, de army, honour et beast (de armée, honneur et beste/bête) qui ont pris définitivement la place des correspondants autochtones here, ār et deōr. Parfois, par polarisation sémantique en s’appropriant un des sèmes du terme original ou en se démarquant de ce dernier par un trait spécifique. Beef, veal et mutton (de l’ancien français buef, veel et mouton) désignent la viande cuite de ces animaux alors que ox, calf et sheep sont restés en usage pour indiquer ces animaux vivants. De la même façon people de pueple/peuple a supplanté léod (les gens) et théod (communauté linguistique) alors que folk a résisté. Encore, le mot fāh, qui avait le sens générique de ennemi, a assumé une connotation littéraire par rapport à enemy devenu d’emploi courant. Au cours du temps, les éléments empruntés se sont intégrés en se modelant aux règles phonétiques et graphiques de la langue d’accueil. Pour cela l’engouement contemporain pour la langue anglaise cache souvent des emprunts du passé qui retournent vers la langue source sous une forme et quelquefois un sens renouvelés. C’est de ce phénomène de l’allerretour lexical dont nous nous occuperons dans ce travail. Emprunts et alentours Dans le domaine des emprunts linguistiques, la distinction fondamentale s’effectue communément entre emprunts directs, intégrés (de façon partielle ou totale) et calques. Nous aborderons ici de façon très synthétique les emprunts directs et les calques pour nous arrêter plus longuement sur les emprunts intégrés dont font partie les éléments linguistiques qui intéressent directement notre analyse. La catégorie des emprunts directs est la plus reconnaissable et est largement reflétée par la pratique langagière quotidienne, la presse, la télévision et la publicité. Que ce soit par nécessité de dénomination (pressing, parking), par commodité expressive (trend, zapping, in/out) ou par souci d’exotisme (casual, glamour), les emprunts directs s’intègrent à la langue commune sans aucune variation graphique. Les calques, au contraire, se situent au niveau structurel. Le passage d’une langue à l’autre est plus complexe puisqu’il s’agit de l’emprunt d’une structure qui est en quelque sorte adaptée à l’aide des ressources structuro-lexicales de la langue réceptrice. Ils peuvent être de composition: outlaw/hors-la-loi; cold war/guerre froide; redskin/peau-rouge; ou phraséologique: my name is/ mon nom est; to put emphasis on/mettre l’emphase sur; absolutly yes /tout à fait. Leurs signifiants autochtones les rendent plus difficiles à déceler mais ils sont présents en grand nombre dans toutes les langues. 7 N. BLAKE, A History of the English Language, New York, New York University Press,1996; G. KNOWLES, A Cultural History of English Language, Hodder Arnold H&S, 1997. 8 R. GUSMANI, Interlinguistica, in R. LAZZERONI, Linguistica storica, NIS, 1987, pp. 103-105. La catégorie des emprunts intégrés recouvre différentes typologies. Outre les faux exotismes et les dérivations9, elle comprend les emprunts de retour. Cette dernière typologie est constituée par les unités lexicales (ou structurelles) qui sont considérées des emprunts de l’anglais pour leur aspect graphique et phonétique ou leur nouvelle valeur sémantique, mais dont l’origine est franco-romane. Elles sont caractérisées par un processus d’échange linguistique particulier dont le facteur essentiel est le temps. Le voyage du modèle français vers l’anglais et de l’anglais au français est temporellement plus long que celui des autres typologies d’emprunt qui advient, dans une certaine mesure, de façon plus immédiate. Dans le cas du phénomène du « retour », comme le définit Gusmani: « […] in cui un originario prestito rientra nella lingua-modello di solito con una pronuncia ed un’accezione nuove, assente nella lingua-replica »10, le français, à l’origine langue prêteuse d’un certain élément lexical, devient langue réceptrice de ce même élément à l’apparence anglo-saxonne et donc assimilable à un emprunt direct. Pendant leur séjour au-delà de la Manche, les lexies françaises empruntées ont été l’objet d’une intégration lexicale et de variations à différents niveaux. Pour la langue qui les accueille sous leur nouvelle forme, il s’agirait donc de néologismes masqués ou camouflés. Cela est vrai dans le cas des transformations graphiques et phonétiques, mais discutable en ce qui concerne les variations ou les expansions sémantiques subies par ces lexèmes de retour. En effet, il est nécessaire de distinguer ici les termes qui reviennent avec une orthographe et une prononciation anglicisées tout en recouvrant et substituant la même valeur sémantique (et culturelle) du terme original, de ceux qui retournent dans la langue modèle pour assumer une signification et une fonction différentes. Dans le premier cas, on peut citer deux exemples types des emprunts de retour comme bacon et tennis (qui seront repris plus en détail dans le paragraphe suivant), revenus de l’anglais au XIXème siècle selon le Grand Robert de la langue française11 (GR): BACON [bekon], […]; fin XIIème jusqu’au XVIème prononcé [bakō]: « jambon »; déb. XIIème « flèche de lard »; repris à l’angl. au XIXème […]. [tenis], […]; « jeu de paume », 1886 ; sens mod. d’abord sous la forme lawn-tennis, 1877; mot angl. « jeu de paume » (empr. franç. Tenez; tentez en angl. en 1400), exclamation du joueur lançant la balle. TENNIS Lors de son rapatriement, le terme bacon a subi une simple variation phonétique: de bacon à becon, re-phonétisé avec un simple é en français; alors que tennis a été l’objet d’un renouvellement graphique: de tenez (avec prononciation du z final comme il était d’usage jusqu’au XVIème) 12 à tennis. En italien, au contraire, le deuxième sens de tennis: « chaussures basses de sport » appartiendrait plutôt aux emprunts re-sémantisés. Cette dernière catégorie englobe la plupart des emprunts de retour qui couvrent en grande mesure des « vides de signifiés » dans la langue d’origine. Il en est ainsi du mot record, dans son sens d’exploit sportif aujourd’hui élargi à tous les domaines. Son aller-retour est décrit de cette façon dans le Dictionnaire historique de la langue française13 (DH): RECORD n.m. est emprunté (1882) au mot anglais record « témoignage enregistré » (XIIIème s.), emprunté à l’ancien record, recort « rappel, témoignage » du verbe recorder « rapporter » et « rappeler » et spécialisé en sports à propos de la constatation officielle d’un exploit (1883). Les faux exotismes sont les mots nés indépendamment d’un modèle étranger (foot – footing; record-recordman). Il ne s’agit pas d’emprunts puisqu’il n’existe pas de correspondants dans la langue d’origine. Les dérivations d’emprunts sont les néologismes issus d’un mot étranger (snob – snober; to crash- se crasher). 10 R. GUSMANI, op.cit, p. 96. 11 Dirigé par Alain Rey, 6 volumes, Paris, Robert, 2001. 12 E. et J. BOURCIEZ, Phonétique française. Etude historique, Paris, Klincksieck, 1982, pp- 164-165. 13 Dirigé par Alain Rey, 3 volumes, Paris, Robert, 2006. 9 Le mot, repris avec le sens d’ « exploit sportif », a eu d’après l’anglais la valeur de « liste des performances d’un champion » (1902). […]. L’emprunt de la part de la langue anglaise de l’ancien français record a déterminé cinq siècles plus tard un retour au français avec une graphie non altérée, mais avec une nouvelle valeur sémantique acquise dans la langue emprunteuse. On peut se demander si on est vraiment en présence d’un emprunt de retour au sens strict. Pour le signifiant cela ne fait aucun doute, mais le problème naît au niveau du signifié parce que record possédait un tout autre sens dans sa langue de départ. Ce qui apparaît nettement à l’entrée recors, forme plurielle de recort/record (DH): RECORS […] Recort existait antérieurement comme adjectif au sens de « qui se souvient » (v. 1160). De même que l’ancien français record « souvenir, mémoire », usuel jusqu’au XVIème et encore employé par Montesquieu comme terme de jurisprudence, il est dérivé de l’ancien verbe se recorder « se rappeler » (1050) et recorder (v. 1120), également « répéter (qqch.) pour le savoir par cœur » (v. 1120) et « rafraîchir la mémoire à qqn » (v. 1155) encore à l’époque classique et au XVIIIème […]. Que le sens actuel de record constitue un néologisme sémantique est conforté par le fait que recors existe encore en français juridique où il désigne un assistant d’huissier dans les opérations d’exécution [Le Trésor de la Langue française informatisé (TLF)] ou un agent préposé à l’exécution des ordres de la justice (DH). Le record entendu comme exploit est donc l’aller-retour d’un signifiant qui se charge d’un sémantisme subduit, puisqu’il contient encore le sens primitif de « rester dans les mémoires », mais qui assume, dans la langue qui le réintègre, une autre valeur dans un domaine spécifique différent. Parmi les éléments du corpus relevé, comme nous le verrons dans le paragraphe suivant, peu nombreux sont les cas de retour au sens strict comme celui de bacon. La plupart représente des néologismes sémantiques dont la graphie et la phonétique ont subi quelques variations par rapport au signifiant original. Quelques emprunts de retour Les termes qui ont été choisi ici constituent seulement un exemplier du phénomène des emprunts français-anglais-français. Ceux qui sont proposés répondent à l’exigence de donner un aperçu du processus de migration à travers des mots usuels qui sont souvent faussement sentis comme des xénismes, du moins sous leur aspect extérieur. Outre que dans les trois répertoires de langue française déjà cités − GR, DH et TLF − les traces de leur « va et vient » ont été recherchées également dans l’Online Etymology Dictionary (OED), Old French-English Dictionary14 (OFE) et The Oxford English Dictionary15 (OD). Etant donné que la variation de sens transparaît dans la plupart des cas examinés, les lexèmes sélectionnés sont ainsi présentés selon un ordre qui privilégie, là où il apparaît prépondérant, soit l’aspect phonétique soit l’aspect graphique, sous lequel est illustrée leur éventuelle évolution sémantique. a) Variation phonétique/sémantique Bacon En français contemporain: lard fumé; prononcé bécon. 14 15 A. HINDLEY − F.W. LANGLEY − B.J. LEVY, Old French-English Dictionary, Cambridge University Press, 2000. 2ème édition, Clarendon Press, 1989. Selon le TLF et le DH, l’étymologie du mot renvoie (avant 1100) au judéo-français bacun. Ce même terme se retrouve en ancien français au XIIème provenant du francique bakko où il indique aussi bien le jambon que le lard. Il est attesté en ancien provençal sous la forme bacon à la moitié du XIIème (1157). Il se serait répandu pour désigner les tranches de lard qui servaient de redevances en nature. Par métonymie, il a assumé le sens de jambon du XIIème au XVIIème. Son emploi récent (1884), avec une prononciation plus ou moins anglicisée, est un emprunt à l’anglais bacon qui avait été à son tour emprunté à l’ancien français (v.1330) avec le sens de « viande du dos et des parties latérales du porc » (OED, OFE). Sens qui s’est spécialisé par la suite pour désigner le lard fumé. Pour cet emprunt de retour, l’écart sémantique est minime puisque sa valeur est restée confinée dans le même domaine de spécialité: de lard/jambon à lard. Il a simplement perdu un de ses sèmes spécifiques (jambon). Jet En français contemporain: avion à réaction; prononciation du t final. En moyen français (XIème), jet désigne l’« action de lancer », dérivation nominale du verbe jeter. En 1671, s’y ajoute le sens de jet d’eau et c’est probablement avec cette signification que l’anglais l’emprunte (DH). Le TLF précise qu’au XVIIème toutefois, jet s’était déjà spécialisé en français pour indiquer l’action de faire couler un métal dans un moule de fusion et que c’est à travers ce dernier sens qu’il en est venu à celui d’avion à propulsion en 1867 (OED). A partir de la deuxième moitié du XIXème il a indiqué par synecdoque l’avion lui-même. Il s’agit ici d’un néologisme de retour dont le sens et la phonie sont venus s’ajouter au lexique français où ils coexistent avec le modèle (jet d’eau). Reporter En français contemporain: journaliste affecté aux reportages; prononciation du r final. Le sens actuel est repris (1828) de l’anglais reporter, spécialisé en journalisme, à son tour emprunté à l’ancien français reporteur (XIIème − TLF), proprement « celui qui rapporte, qui relate » et spécialement en droit (DH) « rapporteur des tribunaux » (1617). En français moderne, l’ancien verbe a été substitué par rapporter, alors que l’anglais a conservé le verbe original, qui est retourné « au bercail » sous forme de substantif, cohabitant avec le nouveau verbe et le nom rapporteur. Inaltéré dans sa graphie, il a été l’objet d’un changement fonctionnel (de verbe à substantif) et d’une variation sémantique. Set En français contemporain: série de jeux (tennis) et de napperons de table. La prononciation est identique à l’original sette, malgré la disparition du -te final. L’anglais set, aux acceptions variées, attesté seulement au XIVème avec le sens de « séquence, collection d’objets », est un déverbal de to set, « établir, disposer » et un emprunt de l’ancien français sette (XIIème) »groupe de personnes de même croyance » (TLF). Le DH ajoute qu’il peut être, pour le même sens, une variation de l’anglais sect. Le mot revient au français (1833) avec le sens aujourd’hui disparu (sauf dans le néologisme récent jet-set) de « cercle, milieu mondain », puis comme terme de tennis (1893) désignant une série de jeux. Au XXème il passe dans le domaine cinématographique où, toutefois, il ne résiste pas longtemps à la concurrence de plateau. Il est par contre en usage dans le sens de set de table (1933). Du point de vue formel, bien que ce terme ait subi une apocope de sette à set, sa nature phonétique restée en quelque sorte identique permet de le classer dans cette catégorie. Suspense En français contemporain: état d’incertitude, d’appréhension; prononciation de la nasale selon les règles phonétiques françaises. A l’origine utilisé en anglais dans la locution « in suspense » (OED), le terme dérive de l’adjectif français suspens (1440-TLF; 1485-DH) qui avait le sens de « remis à plus tard ». La locution prend par la suite (1553) la valeur « dans l’incertitude, l’indécision » et plus couramment (1636) « en état d’inachèvement ». En tant que substantif féminin, le terme aujourd’hui disparu, a signifié « interdiction » au début du XIVème et ensuite « intervalle, délai » (DH). Après 1850, le substantif masculin suspens, qui désigne une attente angoissée, sera remplacé par la graphie anglaise suspense. La place de suspense dans cette catégorie renvoie aux observations faites pour le terme précédent. b) Variation graphique/sémantique Budget En français contemporain: somme d’argent dont on dispose pour acheter ou faire qqch.; prononciation francisée en [budjé]. Repris de l’anglais (1764), ce mot est une évolution graphique de formes plus anciennes: bowgette, bouget, boudget, bouget (DH). Sous ces différents aspects, il vient du français bougette, « petit sac de cuir », dont il a pris d’abord le sens de sac de voyage, bourse. En anglais, l’acception financière date de 1764 en tant que « état annuel des dépenses et des recettes publiques ». A la même époque, le terme retourne au français avec cette même valence sémantique, mais en se réduisant à la sphère privée (budget d’une famille, budget pour les vacances, etc.). Le retour au français de bougette s’est effectué à travers le filtre de la phonétique anglaise, et par conséquent, en en influençant la graphie: le diphtongue -ou se transforme en -u, la consonne -g en dg avec apocope du -te final (comme pour sette – set). Sport En français contemporain: exercice physique ou jeu, individuel ou en équipe; le t final n’est pas prononcé. Emprunté de l’anglais après le XVème avec le sens de « passe-temps, distraction, jeu », il remonte à l’ancien français deport/desport « plaisir, amusement », dérivé des formes verbales deporter et desporter (XIIème). Au sens de distraction (1523) a fait suite (1594), sous l’influence de l’anglais, celui d’exercice physique en plein air et de compétitions athlétiques (TLF). Le français a ainsi repris le terme sport, issu par aphérèse du desport original, avec le sens premier d’exercice physique. Square En français contemporain: petit jardin au centre d’une place, généralement entouré de grilles; prononcé [skwar]. Emprunté à l’ancien français esquire, esquierre (1300): « carré», dérivé de esquerre (XIIème), « rectangle », il désignait en anglais un instrument pour mesurer les angles (OED). A partir de 1867, il est attesté en français avec le nouveau sens de « espace urbain approximativement rectangulaire, entouré d’habitations et contenant un jardin » (TLF). A la moitié du XIXème, il prend son sens restreint actuel. Comme pour sport, square est le résultat de l’aphérèse du modèle esquire/esquierre, avec en outre un changement de voyelle: -a substitue -i/-ie. Tennis En français contemporain: jeu de balles avec raquette; la double consonne ne se prononce pas. Son usage actuel est considéré comme un emprunt de l’anglais « jeu de mains ». En fait, il s’agit de la forme altérée de la deuxième personne plurielle de l’impératif du verbe français tenir, « prendre, recevoir », que les joueurs de paume exclamaient en lançant la balle: tenetz (1400), teneys/tenyse (1440), tenys (1460) (TLF). Cette dernière forme a donné la graphie actuelle tennis. De là, par extension, le calque tennis de table sur l’anglais table tennis (1880), substitué ensuite par ping-pong. Si l’on considère la forme tenys, l’altération graphique se traduit par un simple redoublement de la consonne n. En conclusion Les exemples illustrés ne couvrent pas le phénomène des emprunts de retour dans le domaine franco-anglais. Les échanges entre les deux lexiques ont été beaucoup plus fructueux de part et d’autre. Mais dans une période où l’on reparle de la crise du français devant l’avancée d’une anglicisation/américanisation massive de la part des moyens de communication en particulier, il a semblé important de rappeler que les langues collaborent entre elles et que tous les emprunts ne viennent pas d’une seule source. Comme l’affirme Alain Rey, si certaines langues se sentent menacées, cela « vient peut-être surtout de l’indifférence de populations amnésiques et privées du sens des langues »16. 16 A. REY, L’amour du français, op. cit., p. 19. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES -BLAKE N., A History of the English Language, New York, New York University Press, 1996 -BOURCIEZ E. et J., Phonétique française. Etude historique, Paris, Klincksieck, 1982 -CALVET L.-J., Histoire de mots, Paris, Payot, 1993 -DEROY L., L’emprunt linguistique, Paris, Les Belles Lettres, 1956 -DÉSIRAT C. − HORDÉ T., La langue française au 20e siècle, Paris, Bordas, 1988 -Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2006 -GUSMANI R., Interlinguistica, in R. Lazzeroni, Linguistica storica, NIS, 1987, pp. 87-114 -HAGÈGE C., Combat pour le français au nom de la diversité des langues et des cultures, Paris, Jacob, 2006 -HINDLEY A. − LANGLEY F.W. − LEVY B.J., Old French-English Dictionary, Cambridge University Press, 2000 -KNOWLES G., A Cultural History of English Language, Hodder Arnold H&S, 1997 -LAKHDHAR A., Mots migrateurs de retour, « Synergies Italie », n° 4, 2008, pp. 55- 62 -Le Grand Robert de la langue française, 6 vol., Paris, Le Robert, 2001 -Le Trésor de la langue française, version informatisée -Online Etymology Dictionary, Harper, 2001-2010 -REY A., L’amour du français, Paris, Denoël, 2007 -The Oxford English Dictionary, 2ème edition, Clarendon Press, 1989 Régine Laugier Università della Calabria