Stage académique de formation. Étude d’une notion philosophique : les échanges 20 Janvier 2010 Les échanges- La communication Communiquer avec ou sans échange ? La réflexion sur la communication et les échanges suivra une double démarche : problématique et didactique : La problématique concerne la question de la communication à l’ère du « tout communication ». Celle-ci a-t-elle sa place dans les études philosophiques ? Les rapports humains définis par l’échange relèvent peut-être d’une ontologie transitoire, on ne peut donc comprendre ce qui se joue réellement dans un rapport d’échange réciproque sans trouver un modèle de l’échange commun à divers champs de la pratique. En tant que media, ou médiation, les techniques impliquées dans l’acte de communiquer quelque chose à quelqu’un peuvent fournir un fil conducteur de la réflexion. L’approche didactique s’appuie sur l’expérience de l’organisation d’un cours pour les classes de terminale pour lesquelles la notion des échanges est apparue récemment dans le programme de philosophie. Il s’agit de comprendre quelles sont les autres notions impliquées et comment elles le sont. [L’enjeu méthodologique sera présenté en italique.] Les échanges matériels et les échanges symboliques Réduite à sa signification économique, la notion renvoie au travail et à l’organisation sociale structurée à partir des besoins matériels. Aristote et Marx donnent une caution philosophique à une thématique qui entraîne la réflexion dans le champ des sciences sociales. Le déterminisme économiste est-il évité quand on distingue les échanges matériels des échanges symboliques ? Ce sont les études anthropologiques des sciences humaines qui s’imposent alors : les échanges matrimoniaux selon la perspective structurale de Lévi-Strauss ou le « potlatch » décrit par Mauss dans l’Essai sur le don. Mais ces pratiques ont aussi une fonction économique, et le potlatch, n’est pas à proprement parler une forme d’échange. Ce recours à l’ethnologie révèle toutefois une dimension oubliée des sociétés de masses rationalisées : la socialisation de la vie humaine se fait sur le mode de la mise en commun en vue de la circulation et du transfert de tous les biens produits par l’activité humaine. Faire société c’est être embarqué dans un mouvement incessant de transmission non seulement d’objets ou de savoirs mais aussi d’idées, de valeurs, de compétences : en effet, il s’agit de faire passer aux autres ce qu’on a reçu augmenté de la valeur ajoutée due à notre action propre sur ce don généralisé. Les échanges marchands ne sont qu’une figure particulière, une configuration possible, de la relation d’échanges généralisés qui constituent à proprement parler toute l’économie (au sens de l’oïkonomia, administration de la maison), l’équilibre dynamique, des sociétés humaines. Les échanges langagiers Cependant, la communication et l’échange se comprennent mieux par l’analyse de la communication langagière, car la réflexion est alors centrée sur la communication comme circuit ouvert et indéfini ou réseau de communication ; c’est un mode de l’intersubjectivité à partir duquel le concept de rationalité peut être retravaillé. Ainsi un philosophe comme Jürgen Habermas prend la rationalité discursive et la pragmatique de la communication comme objet privilégié de la réflexion philosophique. En effet, il n’y a d’échange humain que dans l’expérience du vivre en commun. La communauté avec les autres se construit dans le 1 Stage académique de formation. Étude d’une notion philosophique : les échanges 20 Janvier 2010 contexte d’une civilisation, mais dans les sociétés hétérogènes elle se fragmente en de multiples identités aléatoires et difficilement compatibles. Pour Habermas, c’est une fin de la raison, au sens kantien, de travailler à restaurer le partage intersubjectif qui est aussi la condition pour se référer à un seul monde objectif comme horizon de la connaissance et de l’action. Le discours orienté vers l’entente avec autrui a cette capacité, d’où une éthique de la discussion posée comme fondement d’une société vraiment humaine. Définition préalable de la notion d’échange L’échange se définit comme une communication réciproque ; communiquer c’est l’action de transmettre, de faire part de quelque chose à quelqu’un. L’échange a lieu quand il y a un retour du récepteur vers l’émetteur, ce qui n’est pas nécessairement le cas. En ce sens, la communication, prise au sens large, est première et c’est la base de tout échange. Autrement dit, l’enjeu philosophique du fait de la communication, c’est la possibilité de l’échange, possible mais incertain. 9 notions sont associées : la travail, la matière et l’esprit, la société, la langage, la subjectivité, la raison, autrui, la technique, la justice. Problématisation progressive Poser le problème de la communication dans la perspective des échanges sociaux : - Qu’entendons-nous donc par communication dans les sociétés contemporaines ? - Que devient la communication comme interlocution dans une société qui n’est plus unifiée par un discours commun, un système de valeurs commun, un langage commun ? Le mot communication est depuis toujours polysémique mais il s’est lourdement chargé depuis un siècle du discours technique et désormais technocratique des sciences de la communication. De la communication à « la com. » il y a une évolution qui mérite l’attention du philosophe. Le professeur de philosophie doit s’informer de la formation des élèves et des étudiants, tous destinés à acquérir les techniques de communication d’une façon ou d’une autre. Les élèves des séries technologiques STG suivent des cours de management et de communication, on ne peut faire un cours de philosophie parallèle sur les échanges qui ignore ce que signifie « communiquer » pour un spécialiste de management. Comment susciter une véritable réflexion critique sur l’échange et la communication sans être suffisamment informé sur les théories de la communication à l’œuvre dans les médias ? Une fois démêlée la notion de communication conduit à poser le problème suivant : Une communication sans échanges est-elle possible ou bien dans toute forme de communication humaine, le récepteur renvoie-t-il toujours quelque chose vers l’émetteur ? Ce problème se pose de façon impérative comme rapport de la société contemporaine aux nouvelles technologies de l’information et de la communication. C’est dans cette perspective que je vais l’instruire et d’abord le reformuler ainsi : La communication « rationalisée » par la technologie, n’est-elle qu’un effet, une conséquence de la maîtrise technologique des outils d’information et de communication ou bien est-ce une forme de l’agir constitutive de la société humaine ? En d’autres termes : la communication n’est-elle qu’un savoir-faire (« la com. ») livré à une raison instrumentale ou bien est-ce un agir qui engage une raison pratique ? (« l’agir communicationnel » de Habermas). 2 Stage académique de formation. Étude d’une notion philosophique : les échanges 20 Janvier 2010 La notion de communication vaut indifféremment pour des faits de transmission physiques et pour des faits de langage entre personnes. Gommer ou creuser la différence là est la question. En effet, il faut considérer les moyens techniques de la communication inventés par l’homme : en tant qu’artefacts ils impliquent la réflexivité de leur usage. Au contraire, la réduction de la communication à un simple fait naturel de transmission ou de flux écrase le contenu de la communication dans le contenant. Ce n’est plus qu’une affaire de canal, donc une question technique de tuyauterie. La pratique humaine de communication se fait le plus souvent en vue de l’échange et sous la forme de l’aller et retour (feed-back), elle est donc plus complexe et recouvre de multiples champs de l’activité. C’est pourquoi il n’est pas si facile de penser la transversalité d’une pratique qui se retrouve dans des champs aussi divers que l’entreprise, les médias, la publicité, les marchés financiers, l’université et le système éducatif, les différents échelons du pouvoir politique, la vie privée des personnes et des groupes. N’est-ce pourtant pas là un objet de réflexion qui interpelle la raison par son caractère invasif, intrusif voire pandémique ? Est-ce un médiateur universel de l’intelligence humaine ou seulement une forme mimétique de l’universel qui parasite cette intelligence au point de la menacer ? C’est donc la rationalité de la communication qui est en jeu de sorte qu’on peut proposer une ultime formulation du problème. La communication a-t-elle pour fin l’échange réciproque, ou bien se concentre-t-elle seulement sur les moyens de transmission d’un message quelconque ? Le premier cas est celui de l’échange langagier, qui se fait tantôt comme redondance et renfort du lien social, (fonction phatique), tantôt comme dialogue à travers un code commun et une déontologie du discours. Aussi différent soit-il mais reconnu comme interlocuteur, donc concitoyen potentiel, l’autre entre dans une relation d’intersubjectivité. L’interlocution ouvre un espace social et démocratique dans lequel les conflits, les tensions, les oppositions s’expriment sous la forme de débats, de discussions, de négociations. Dans le second cas, la communication est une technique de com. justifiée par une idéologie techniciste et utilitariste arguant de la globalisation pour lancer ses opérations de simplification et d’homogénéisation des comportements. L’utopie de la démocratie directe grâce à l’Internet en fait l’aliénation et la nouvelle servitude volontaire des aficionados des réseaux. Peut-être faut-il dépasser cette antinomie qui dramatise exagérément l’enjeu car il s’agit de comprendre un fait de civilisation dont nous sommes inévitablement les agents. Il serait vain de faire écho aux vitupérations exaspérées des nostalgiques d’un ancien monde d’avant la « vidéosphère » et la « blogosphère », car il y eut toujours des moyens et des techniques pour diffuser et faire circuler les pensées. La philosophie populaire, exotérique, l’initiation à la réflexion critique ne peuvent laisser impensées des pratiques qui structurent les mentalités de la nouvelle génération, la « génération Google et Facebook ». Cette réflexion est déjà très riche comme en témoigne la bibliographie sur laquelle je m’appuie pour instruire le problème de la communication à l’heure de l’Internet. Plan de l’exposé I . Définition de l’objet d’étude. Enjeu méthodologique :Comment s’y prendre pour définir un terme polysémique et à très forte connotation idéologique ? II. Les schémas interprétatifs du phénomène de communication proposés par différents domaines scientifiques, la cybernétique, la linguistique, la psychiatrie. Modèle d’ingénieur (Shannon) théories de l’information, ou théorie systémique, modèle de linguiste (Jakobson) ? Enjeu méthodologique : comment la réflexion 3 Stage académique de formation. Étude d’une notion philosophique : les échanges 20 Janvier 2010 philosophique peut et doit s’appuyer de façon critique sur les différentes sciences et sciences humaines. III. La théorie de l’agir communicationnel est-elle validée par l’usage de l’Internet ? Plaidoyer pour l’intelligence du public récepteur. Enjeu méthodologique : comment utiliser une référence philosophique contemporaine. I. Comment définir la notion de communication ? Polysémique cette notion est en outre ambiguë, alors que le terme d’échanges paraît plus facile à cerner. Il faut centrer la réflexion autour de la communication linguistique, mais opposer l’échange spirituel des idées, des sentiments aux échanges économiques c’est s’enliser dans les préjugés à propos du matériel et du spirituel. Dans la communication tout est matériel et tout est spirituel. Il n’y a qu’à suivre l’étymologie latine, le verbe communicare signifie mettre en commun, rendre commun, faire part de quelque chose à quelqu’un ou, plus généralement, transmettre une qualité d’un objet à un autre. Par exemple l’aimant communique sa vertu au fer, un homme communique un renseignement. Les deux termes liés vont partager ou prendre part à quelque chose qui leur sera de ce fait commun. Dans l’Encyclopédie l’article communication est ainsi définie par Diderot : « La communication est commerce réciproque » Ce commerce se fait-il toujours sur un même plan d’immanence et en interaction comme le suppose la définition de Diderot, ou bien le terme émetteur informe-t-il le récepteur en imposant une forme de façon unilatérale? Lorsque l’échange se fait dans la communication réciproque, comme pour l’interlocution, le mode de l’intersubjectivité où les participants sont interactifs et de même niveau domine. C’est souvent le cas dans la communication interpersonnelle, dans le face à face où se joue la reconnaissance des consciences. Au contraire, la « communication-information » revêt souvent un caractère de prescription normative, elle fait passer ce qui doit être reçu, assimilé. C’est une communication sans retour qui s’inscrit dans une relation de pouvoir et de domination. Les définitions de l’usage courant insistent sur l’ambivalence du mot communication qui désigne aussi bien l’action par laquelle se transmet quelque chose que le résultat de cette action : communiquer a pour effet de produire une communication, comme l’on dit à propos des discours que l’on tient devant une assemblée savante ; situation de « communication de groupe ». Il s’agit alors du message en tant qu’information portée à la connaissance de ceux qui vont le recevoir et, on l’espère, l’interpréter. Mais l’ambiguïté du terme se fait jour quand il prend le sens de « communication de masse », notamment à propos de ce qu’on désigne par le terme de « mass-medias ». Sur quoi met-on l’accent ? Est-ce sur l’action de faire passer un message ou bien sur le résultat de cette opération qui s’achève ainsi et qui n’appelle aucune réponse. La différence est d’importance, la communication humaine se distingue de la communication mécanique des transmissions entre choses, par le fait de son inachèvement. Si le récepteur entretient un lien de réciprocité avec l’émetteur, il est tout aussi actif et maintient ouvert indéfiniment l’échange possible, même dans l’écoute silencieuse. « La communication profonde veut le silence » dit Georges Bataille. Car la réception d’une parole, quel que soit le moyen par lequel elle nous parvient, est une activité de l’esprit. C’est un lieu commun de critiquer la communication de masse. Existe-t-elle seulement ? L’idéologie techniciste (que je distinguerai des théories de l’information et de la communication) la présente comme l’ensemble des moyens techniques servant à diffuser des messages écrits ou audio-visuels à un public de plus en plus large et de plus en plus hétérogène ; c’est ce qu’on nomme « la com. » Ainsi font les publicistes et les conseillers en 4 Stage académique de formation. Étude d’une notion philosophique : les échanges 20 Janvier 2010 communication des responsables politiques ou dirigeants d’entreprises. S’adressant à une foule innombrable et indéfinie (même quand le public est « ciblé ») ils n’attendent évidemment aucune réponse, mais bien souvent la réalité des comportements dément cette prétention. Le public ne répond pas aux attentes, ne vote pas, ne consomme pas, ne se comporte pas comme il devrait le faire s’il avait « compris » le message. Communication défaillante, erreur de communication entend-on sans rire. Mais ce serait accorder beaucoup de crédit à ce genre de calculs que de reprendre les arguments d’une soi-disant critique de « la com. » dans la mesure où elle part du même présupposé que les manipulateurs d’opinion : la stupidité du « grand public », euphémisme actuel pour cacher le mépris traditionnel envers la populace ou la plèbe. C’est pourtant une vérité d’expérience que « l’homme pense » ! Ainsi tout homme normalement doué sait-il déjouer les petits calculs des technocrates qui font bien mauvais usage des techniques de communication. Pour définir efficacement la communication, il faut analyser les échanges de paroles. La communication langagière structure donc tout acte de communication, ce qui change le point de vue adopté sur la communication. L’idée d’une communication directe et transparente, des pensées immatérielles sans passer par un médium est une illusion. Toute communication se fait par un canal, au moyen d’un code ou d’un langage. Il faut donc faire passer le communicable par des moyens de communications ; en cela, et seulement sous cet aspect, communiquer des idées, des sentiments exprimables n’est pas foncièrement différent de transmettre des marchandises ou des cadeaux : il faut les transformer en signes communicables et les faire passer par un canal de transmission, la voix, le papier, les ondes, les réseaux Internet. Mais est-ce une raison suffisante pour réduire la communication humaine à une communication mécanique ? On a beau dire que la notion de communication est beaucoup plus vaste et englobe tous les faits de transmission, de passage d’un lieu à un autre, de toutes les choses que l’homme peut produire, il n’en demeure pas moins que communiquer signifie d’abord transmettre les représentations que nous nous faisons des choses. La communication a donc un rapport premier au langage, car « parler c’est communiquer », la fonction de communication du langage domine non seulement la linguistique mais aussi toutes les sciences humaines au rang desquelles on peut classer la philosophie. Toutefois, on peut conserver à l’esprit l’idée que la communication renvoie aussi à tous les moyens techniques de la communication inventés au cours de l’histoire des civilisations : les voies de communication, les ponts et viaducs, les bateaux, les avions, les tablettes, le livre imprimé, le téléphone, la TSF, la télévision, l’Internet et tout ce qui reste à venir. Ce sont des extensions du besoin de communiquer par la parole. Tous ces moyens convergent vers un même résultat : « le village global » de Mac Luhan. Dans L’invention de la communication, Armand Mattelart, montre que la modernité suit le développement des moyens de communication jusqu’à ce que tous ces liens d’une complexité de plus en plus grande réalisent matériellement une seule humanité interconnectée, une seule histoire mondiale unifiée par les mêmes télécoms et renseignements : la planète est devenue transparente par les satellites et les agences d’information « en temps réel ». « De même que les protozoaires n’ont pas de canaux, les sociétés inférieures (sic) ne comportent pas de canaux de commerce et d’échanges »1. Mais cette interconnexion généralisée ne garantit en rien une meilleure compréhension entre les hommes. Ce paradoxe mérite quelques remarques : la communication au sens d’échange et de partage d’un même sens, du vivre en commun n’a pas 1 Armand Mattelart, L’invention de la communication, La découverte, Paris, 1997, p.89. 5 Stage académique de formation. Étude d’une notion philosophique : les échanges 20 Janvier 2010 progressé au rythme des inventions techniques, certains détracteurs diront même qu’elle a régressé. N’est-ce pas qu’il y a une certaine confusion entre informer et communiquer ? De même que les théories dites de la communication, les théories de l’information, dont nous dirons quelques mots, se sont constituées à partir de modèles d’ingénierie, tel celui de Norbert Wiener ou de Claude Shannon, donc à partir des modèles informatiques et de l’intelligence artificielle. Ont-ils affirmé que seule la transmission d’un signal pouvait faire comprendre ce qu’il se passe dans une communication langagière dans laquelle doit advenir un sens, et souvent plusieurs sens possibles, lesquels sont justement objets de discussion et de débat ? Non, car la notion de compréhension et de retour ou rétroaction est loin d’être absente des théories de la communication. Dans les manuels destinés aux élèves des séries technologiques, la prise en compte du « facteur humain » apparaît dans une analyse des enjeux de la communication et de la construction du sens. Le récepteur n’est jamais passif, c’est un sujet qui analyse, filtre, décode, interprète et non un réceptacle qui se contenterait d’enregistrer et de digérer les informations qu’il reçoit. 2 Pour mieux cerner la spécificité de la communication humaine, que nous définissons comme échange de points de vue visant un sens commun, nous nous appuierons aussi sur les recherches de Dominique Wolton, fondateur et directeur de l’Institut des sciences de la communication au CNRS. Il propose notamment de distinguer entre information et communication. « L’omniprésence des techniques dans un monde ouvert saturé d’informations, ne suffit plus à diminuer les apories de la communication »3 « La révolution de l’information conduit à l’incertitude de la communication. Le problème que des millions d’individus communiquent ou plutôt arrivent à cohabiter dans un monde où chacun voit tout et sait tout et où les innombrables différences linguistiques, philosophiques, politiques, culturelles, religieuses, rendent encore plus difficile la communication et la tolérance. » 4 L’enjeu, dit D.Wolton, serait alors moins de partager ce que l’on a en commun que d’apprendre à gérer des différences qui nous séparent. Il conclut qu’avec la communication c’est toujours la question de l’autre qui surgit. On le comprend d’autant mieux que l’un des contraires de communication est l’excommunication, c’est-à-dire l’exclusion d’une communauté constituée d’un de ses membres. Communiquer c’est s’adresser à autrui, et dans le meilleur sens du terme c’est pour faire société avec lui, l’inviter à prendre part à une communauté de parole. Mais qu’est-ce que cet « autrui » ? L’autre proche, les autres, quelques autres « ses amis, sa famille », les concitoyens, d’autres inconnus, tous les autres ? A qui s’adresse-t-on quand on fait un blog, quand on publie un article sur l’internet ? Le modèle linguistique peut-il nous aider à mieux cerner l’enjeu de la communication à l’ère du « tout communication »? Quels sont les autres modèles ou schémas de la communication en lice pour mieux comprendre l’essence de la communication humaine? Hachette technique 1ère STG 3 Dominique Wolton, Informer n’est pas communiquer, Paris, CNRS, 2009, p.10. 2 4 Dominique Wolton, o.c p.10 6 Stage académique de formation. Étude d’une notion philosophique : les échanges II. Les divers schémas interprétatifs scientifiques communication : un modèle d’ingénieur (Shannon) linguiste (Jakobson) ? 20 Janvier 2010 du phénomène de et/ou un modèle de S’agit-il de détruire les nouvelles idoles : les théories de la communication ; la société de communication ou bien, sans forcément souscrire au projet d’une philosophie de la communication, la réflexion philosophique gagne-t-elle à s’instruire de ces recherches ? A condition de ne pas se laisser séduire et de conserver un jugement critique, il est indispensable d’en avoir quelque connaissance. [enjeu : le rapport matière-esprit, traité sous un angle non métaphysique ; la présentation de théories forgées par des ingénieurs et chercheurs peut être plus précise pour les élèves de séries scientifiques pour qu’ils voient l’investigation philosophique à l’œuvre dans des domaines où ils ne l’imaginaient peut-être pas. ] Le modèle informatique des sciences de l’information et de la communication Le développement des techniques de communication, en particulier des communications à distance, la télécommunication, puis la révolution informatique a entraîné les ingénieurs, mathématiciens et informaticiens de formation à forger des théories de l’information et de la communication. Pourquoi associer information et communication ? N’y a-t-il pas de communication sans information ? Dans une approche linguistique, psychologique cela ne fait aucun doute, c’est la fonction phatique du langage. Mais la logique des ingénieurs informaticiens est tout autre. Il s’agit de modéliser les opérations de transmission d’informations codées d’un pôle émetteur vers un pôle récepteur. La notion d’information appartient aux sciences cognitives : Une information est un élément de connaissance susceptible d’être codé pour être conservé, traité ou transmis. Considéré comme unité, l’information devient un objet quantifiable, mesurable ; on peut déterminer la quantité des informations stockées comme ressources et la vitesse de leur diffusion vers d’autres mémoires. Les théories de l’information sont l’étude du processus de communication fondée sur la mesure quantitative de l’information et l’étude mathématique des divers facteurs qui régissent la transmission et la réception de signaux. Du point de vue technique, le codage de l’information signifie la transformation d’un message conçu dans le langage naturel en un langage informatique, c’est-à-dire en signaux électriques. Ce qui se passe en amont du message, la source et le contenu du message importent peu. La seule question technique est que le message soit correctement codé et devienne un signal non brouillé, ou le moins brouillé possible, qu’il passe par un canal performant qui ne le déforme pas et le transmette au récepteur dans les meilleures conditions afin qu’il parvienne au destinataire. Le modèle schématisé de la communication qui a fait autorité est celui de Claude Shannon et Warren Weaver exposé en 1949 aux Etats-Unis, il se présente comme le système général de la communication. Le contexte est celui de la guerre froide, Shannon est un ingénieur intégré aux laboratoires de recherche de Bell à New York, société de télégraphie et de téléphonie, mais il travaille pour le service de renseignement de l’armée américaine. Il fut l’élève de Norbert Wiener fondateur de la théorie cybernétique ou science générale des systèmes. « Cybernetics or control and communication in the animal and the machine » 1948 . Weaver est mathématicien et philosophe de la communication. Il a « humanisé » le schéma purement technique de Shannon, car il a introduit le facteur linguistique dans le schéma de transmission de l’information et compliqué ce schéma en ajoutant la source à l’origine de l’émission et le destinataire au final de la réception. Autrement dit la transmission ne se fait 7 Stage académique de formation. Étude d’une notion philosophique : les échanges 20 Janvier 2010 pas entre deux machines mais entre deux personnes. Le message de votre messagerie, lorsqu’il s’agit d’un message intentionnel qui vous est bien destiné, n’est véritablement reçu que lorsque vous ouvrez votre boîte et le lisez, lorsque vous en prenez connaissance, en supposant que vous le comprenez ce qui dépasse le simple décodage, vous l’interprétez, vous en mesurez l’intérêt etc. Pour les sciences de l’information et de la communication, il s’agit donc de concevoir tout ce qui existe et fonctionne sur le modèle d’une machine intégrée par la circulation de l’information qui lui permet de fonctionner. Machine intelligente, intelligence artificielle parce qu’elle traite toutes sortes d’informations, l’ordinateur devient alors le paradigme grâce auquel on peut proposer une hypothèse pour expliquer le fonctionnement de la communication en général. Dans « Théories mathématiques de la communication » 1949, en dépit de ses rectifications, le modèle de Shannon et Weaver reste linéaire, unidirectionnel et extrêmement simplificateur. Pour tout dire mécanique car le procès de communication est décomposé en séquences, en étapes successives qui s’enchaînent. C’est une formalisation tributaire du préjugé techniciste. Schéma 1 Entrée Source A Message Sortie Emetteur (codage) bruit sémantique Canal Bruit parasite : technique Récepteur (codage) Signal Destinataire B Message Signal Au départ Shannon limitait le schéma à 5 termes : l’émetteur, le message, le code, le canal, le récepteur. L’émetteur code le message, le transforme en signaux, le canal est le moyen technique par lequel ces signaux (électriques) sont transportés, et le récepteur décode les signaux pour en faire un message « clair ». Weaver ajoute un destinataire au récepteur : le message qui arrive sur la machine est lu par une personne qui va le comprendre, lui donner un sens. De même, l’encodeur, est aussi une personne, un locuteur qui va d’abord concevoir ou penser le message, c’est la source, paramètre supplémentaire par lequel s’introduit le bruit sémantique. Car l’encodage, comme le décodage, n’est jamais indemne d’une perturbation, d’une distorsion. Il est remarquable que le facteur humain soit conçu ici comme facteur de désordre, de perturbation ou de bruit dans la communication. La perfection présupposée étant que la transmission se fasse dans la parfaite symétrie, comme une réplication sans aucune transformation. Informer signifie donc conserver autant que possible la même forme, reproduire le même modèle. Toutefois, Wiener apporte une modification au modèle en proposant une sorte d’interaction, si B réagit au message de A, une réponse qu’il nomme feedback, donc le retour qui peut être positif et amplifier le message ou négatif et amortir ou réguler le phénomène de communication. Cette boucle rétroactive ouvre de nouvelles perspectives. Les critiques qu’on ne manque pas de faire s’adressent plus aux usages dogmatiques qui ont été faits de ce schéma qui n’avait peut-être pas vocation à rendre compte de tous les faits de communication. Il manque le concept dialectique ou dialogique de boucle rétroactive, le circuit de paroles dans le modèle linguistique. La rectification de Wiener ne suffit pas à prendre en considération la spécificité de la communication langagière pour laquelle le décodage est interprétation, le message ne se limite pas à une signification mais prend un ou 8 Stage académique de formation. Étude d’une notion philosophique : les échanges 20 Janvier 2010 plusieurs sens, où la compréhension dépend aussi du contexte, de la culture commune, de la possibilité des jeux de langage etc. Enfin le modèle présuppose une communication purement rationnelle et réduite à la transmission d’information, ce qui laisse de côté toutes les formes de communication, humaine où se joue des rapports de domination, de séduction, ce que la rhétorique a formalisé depuis très longtemps. Il est donc nécessaire de considérer un autre schéma de la communication, cette fois limité à la communication humaine et langagière. [ S’intègre dans la leçon sur le langage] Le modèle linguistique On trouve déjà chez Saussure une modélisation de la communication langagière. « Pour trouver dans l’ensemble du langage la sphère qui correspond à la langue, il faut se placer devant l’acte individuel qui permet de reconstituer le circuit de la parole. Cet acte suppose au moins deux individus ; c’est le minimum exigible pour que le circuit de parole soit complet. Soient deux personnes A et B qui s’entretiennent : » 5 Saussure met en relation deux personnes conscientes et volontaires qui interagissent ; l’acte de parole relève de plusieurs champs : physique, physiologique, psychologique, social et culturel et semble irréductible à une schématisation mécaniste. Tout fait de langage, c’est-à-dire, toute énonciation verbale, ici et maintenant est un acte de parole, qui dit quelque chose mais en même temps qu’il dit fait aussi quelque chose. Que dire c’est faire, pour reprendre Austin, définit l’aspect « performatif » de la parole. Mais faut-il limiter la capacité de produire des effets pratiques aux serments, aux déclarations solennelles et autres paroles de même tonneau, ou bien toute parole adressée par un sujet à un autre sujet avec l’intention de communiquer avec lui, de lui faire part de ses opinions, ou sentiments ou jugement, ou de l’inviter à partager une connaissance, ne transforment-elles pas la relation à l’autre ? L’interlocuteur n’est-il pas nécessairement reconnu comme alter ego ? Le concept de reconnaissance est pris au sens redéfini par Axel Honneth. Le mépris s’exprime dans le refus de parler à l’autre. Pour conclure à propos du modèle linguistique, rappelons que les analyses saussuriennes distinguent la structure de la langue (le code) du fonctionnement effectif de la parole. Comment les signes linguistiques se combinent-ils pour former un énoncé qui ait du sens ? Comment les signifiants prennent-ils cette signification-là dans cet énoncé-là ? Comment cela produit-il dans l’esprit de l’auditeur un certain sens, approximativement semblable à celui du locuteur mais cependant marqué par son interprétation ? Saussure n’étudiera pas les faits de parole mais la langue. C’est à Jakobson et aussi à Austin que revient d’étudier ce que Saussure renvoie à la psychologie, la sociologie et à cette science à venir : la sémiologie. Le modèle de Jakobson Il faut noter qu’il reprend grosso modo celui de Shannon et Weaver transforme par les apports de la linguistique saussurienne mais développe la réflexion sur un élément qui permet 5 Saussure, Cours de linguistique générale, place de la langue dans le langage, Payot, 1971, p.27 9 Stage académique de formation. Étude d’une notion philosophique : les échanges 20 Janvier 2010 de différencier irrévocablement la communication mécanique de la communication intersubjective : le rôle du contexte, fonction référentielle et toutes les autres fonctions du langage. En effet, les spéculations dignes de la science –fiction de Türing, lequel imagine un « dialogue » entre un ordinateur et une personne, tombent à plat dès lors qu’il ne peut y avoir interlocution entre une intelligence artificielle et un être humain, parce que seul le second vit la situation de communication et s’exprime, comme le disait déjà Descartes « à propos » c’est-à-dire selon ce qu’il pense. S’exprimer à propos, cela veut également dire sous-entendre ce qui va de soi parce que c’est un signe d’appartenance à une culture commune, cela suppose de ne pas tout énoncer, de produire des énoncés ambigus en eux-mêmes mais qui ne le sont absolument pas d’après le contexte. Ce qui va « sans dire » Schéma de Jakobson : LE CONTEXTE fonction référentielle LE DESTINATEUR ----------- LE MESSAGE fonction poétique ------------ LE DESTINATAIRE Fonction expressive Fonction conative LE CONTACT fonction phatique LE CODE fonction métalinguistique La compréhension du processus de communication implique d’ajouter à l’analyse du message codé, c’est-à-dire exprimé dans la langue commune dans des énoncés à peu près correctement formés, l’analyse du contact physique, du contexte et des fonctions du langage. Le contact c’est le rapport physique, le face à face, ou la co-présence des interlocuteurs par le truchement de moyens techniques, vidéo-conférences, téléphone, webcam, par où on peut s’assurer de l’écoute, de l’intérêt par les signes non linguistiques. Une autre forme de communication est toujours sous-jacente à une situation de communication ; c’est aussi ce que l’on apprend à maîtriser dans les cours de communication : l’image, la manière de se présenter etc. La relation à l’interlocuteur s’établit par l’usage de la langue, le code, en tant que système différentiel, combinant comme dit Saussure des différences de sons avec des différences de significations. Quand le locuteur veut dire quelque chose, transmettre une information ou énoncer un jugement, bref être compris par le sens de ses paroles, il attend que l’auditeur interprète son discours, en reconnaisse la validité parce qu’il « fait sens », qu’il est à propos de quelque chose d’intelligible. Des signes arbitraires combinés dans des énoncés toujours différents sont réceptionnés d’abord sous la forme matérielle de sons articulés. Le fonctionnement du système neurologique central, l’aspect corporel ou physiologique impliqué dans la communication entre des personnes, a été comparé au fonctionnement des ordinateurs. Pour les informaticiens, lorsque les données et les instructions sont représentées par des nombres arbitraires, les ordinateurs travaillent avec des « digits » et sont appelés digitaux. D’autres catégories de machines traitent des grandeurs discrètes et positives qui représentent de façon analogique les données, ils sont dits alors analogiques. La différence entre communication analogique et communication digitale a été proposée par Gregory Bateson. On a calqué le lexique de la communication sur celui de l’informatique en appelant langage 10 Stage académique de formation. Étude d’une notion philosophique : les échanges 20 Janvier 2010 digital, le langage articulé, tel que Saussure l’a analysé en tant que système de signes arbitraires. C’est le système neuronal par l’intermédiaire des connexions ou synapses qui en assure la réalisation matérielle. Par exemple si je prononce « p » j’exclus « b », plomb est différent de blond, c’est exclusif et binaire. De là viennent les conditions mécaniques des lapsus. Quant au langage, dit analogique, il concerne les formes de communication qui ont un rapport non arbitraire, symbolique, mimétique avec le contenu du message : sourire, geste d’acquiescement ou de déni etc. C’est alors le système neurovégétatif qui est concerné. L’affect inconscient. Jakobson a analysé les différentes modalités de la communication langagière et formulé des concepts de fonctionnalité. Parmi les fonction du langage, les fonctions expressive, conative et phatique font appel à la communication analogique, celle qui établit le contact au sens d’un engagement commun avec l’interlocuteur en faisant appel à ses émotions ; comme on dit vulgairement, pour établir le contact, il faut que « le courant passe». Les techniciens de la « com. » savent opérer à partir de ces fonctions ne visant que l’efficacité persuasive du discours. En revanche, les fonctions référentielle, poétique et métalinguistique sont associées à la communication digitale, c’est-à-dire qu’elles concernent le contenu et l’usage des signes linguistiques arbitraires. Plus grande est la maîtrise de la codification, des règles phonologiques, sémantiques et syntaxiques, plus subtile sera la communication, plus elle exigera d’affinité entre les interlocuteurs et fera appel à leur capacité d’interpréter le discours qui leur était destiné : ils agiront en co-producteur du sens. La notion de contexte comme réalité de référence dénote une nébuleuse de facteurs culturels, politiques, sociologiques, psychologiques. Les études de psychopathologie se sont appliquées à démêler les formes affectives de la communication. Par exemple, P.Watzlawick, Jackson, héritiers de Bateson. L’enjeu philosophique : la culture et la réciprocité ou l’égalité des rapports dans les échanges. C’est au niveau du contexte que se joue la dimension intellectuelle de la communication mais aussi l’enjeu littéraire de l’usage de la langue, la culture au sens de « Bildung », formation des esprits dans une société donnée. Jakobson reconnaît sa dette envers les théories de la communication. Dans les Essais de linguistique générale, il republie un article de 1961, « Linguistique et théorie de la communication » dans lequel il montre ce que les études de Wiener ont apporté à la compréhension du fait de la communication comme transmission de signes (phonèmes, phonologie), les signifiants suivent des règles. p.88 Il reconnaît aussi ce qu’il doit à Charles Sander Peirce : la théorie du logisigne, une loi qui est un signe, c’est-à-dire un signe conventionnel, or c’est exactement ce que sont les signes linguistiques. La nature et la fonction du code linguistique, condition essentielle d’une communication effective, peuvent être élucidées sans nécessairement aboutir à une explication réductionniste. Ainsi, le linguiste est-il amené à considérer la dissymétrie entre les activités distinctes du locuteur d’une part, qui encode le message, et du destinataire, d’autre part, qui le décode. En effet, ces modes opératoires sont complémentaires et indissociables : l’intention de signifier ou de dire quelque chose à quelqu’un est une visée qui n’atteint sa fin qu’à la condition qu’à l’autre bout il y ait un désir de comprendre et donc un effort pour participer à la production d’un sens qui a vocation à devenir commun. C’est l’enjeu de la discussion ou même du débat que les deux interlocuteurs s’entendent au moins sur ce qu’ils ont voulu dire. Ce qui ne signifie aucunement qu’ils se mettent d’accord sur un même point de vue ou une même position, mais qu’ils accordent approximativement le même sens à leurs 11 Stage académique de formation. Étude d’une notion philosophique : les échanges 20 Janvier 2010 paroles. Cela étant, ils devront continuer à échanger des paroles, donc entrer dans un jeu complexe de questions et réponses jusqu’à ce qu’une entente minimale soit acquise.6 Le schéma bipolaire qui enferme l’échange linguistique dans une relation entre deux interlocuteurs n’est-il pas une abstraction qui trahit la réalité des circuits de paroles, beaucoup plus complexes et polyphoniques ? On pourrait alors invoquer les théories systémiques comme le font certains psychiatres travaillant sur les relations familiales dont ils étudient les comportements interdépendants, et en particulier les comportements langagiers. Je ne développe pas ce point mais je renvoie à l’ouvrage de Paul Watzlawick7 particulièrement clair et utilisable pour nourrir le cours sur le désir, l’inconscient et la communication langagière comme rapport à autrui significatif et plus particulièrement à une analyse de la pièce de théâtre « Qui a peur de Virginia Woolf ? » laquelle est construite en quadrille et met en scène deux couples en proie à une communication pathologique. L’approche psychiatrique montre en quelque sorte l’envers de la raison, puisque ces interlocuteurs déraisonnent par la médiation d’un délire verbal qui constitue leur seule relation possible, leur seul moyen de partager un monde commun. Enjeu méthodologique : en série L il est possible d’imaginer un travail d’analyse d’une scène de cette pièce de théâtre, ou d’une autre, pour repérer les fonctions du langage ; de s’interroger sur le travail des comédiens qui doivent interpréter le texte. Á ce stade de la réflexion, il apparaît plus clairement pourquoi il faut distinguer information et communication. Communiquer pour informer n’engage nullement à la production d’un sens commun en vue du partage car l’information vise à diffuser une vérité indiscutable. L’information a donc essentiellement une dimension fonctionnelle qui favorise l’instrumentalisation et en ce sens ce que nous avons appelé « la com. »apparaît comme une idéologie technocratique qui confond information et communication. La conception de la société démocratique est en jeu dans cette réduction technocratique. Penser le passage de l’information à la communication, c’est donc détechniser (sic) la communication, remettre la technique à sa place.8 Qui mieux que Jürgen Habermas a élaboré une critique de la science et de la technique comme idéologies ? III. La théorie de l’agir communicationnel est-elle validée par l’usage de l’Internet ? Plaidoyer pour l’intelligence du public récepteur L’idéologie technique attribue un pouvoir excessif aux techniques de communication parce qu’elle en fait le principal facteur d’organisation et de sens de la société. Nous sommes bien placés pour observer ce genre de dérive technocratique quand un programme d’équipement « tout informatique » s’abat sur un établissement scolaire. Présentés comme la panacée pour remédier à toutes les difficultés des élèves, les équipements techniques deviennent un enjeu de pouvoir ou parfois une distraction solitaire. Une utopie d’interconnexion généralisée confond l’intersubjectivité et l’accès à l’Internet : les espaces de travail numérisés, les espaces de discussion, les forum, les blogs font miroiter aux individus 6 Voir à ce sujet, Jakobson, Essais de linguistique générale, edition de Minuit, 1963 p.90, 92, 94. 7 Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin, Don D. Jackson, Une logique de la communication, 1967, Seuil 1972. 8 D.Wolton, L’information n’est pas la communication. p.39 12 Stage académique de formation. Étude d’une notion philosophique : les échanges 20 Janvier 2010 atomisés des sociétés mondialisées un nouveau monde commun oubliant au passage que ni l’outil ne crée une fonction, ni le support n’engendre un contenu. La rationalisation technocratique de la communication est une forme de rationalité instrumentale qui ne saurait répondre aux exigences pratiques de la raison. Or il s’agit bien de comprendre la raison de la communication, non dans un but essentiellement théorique mais parce que l’avenir des sociétés démocratiques en dépend. Qu’en est-il de la rationalité dans l’acte de communiquer ? Selon Habermas, c’est une rationalité pratique qui se différencie de la rationalité épistémique, celle de la recherche de vérité. La rationalité épistémique est néanmoins liée à l’usage de la langue : il faut formuler des théories, dans la langue naturelle ou dans un langage spécifique qui exige quand même de pouvoir le commenter, donc le recours à la fonction métalinguistique. Le savoir élaboré est destiné à un usage pratique et doit être diffusé, commenté et rectifié. Par conséquent la rationalité épistémique en acte implique une rationalité de la communication. On trouve chez Axel Honneth 9 le même geste philosophique qui remet la raison cognitive à sa place et la réinscrit dans une pratique humaine prioritairement axée sur le rapport de reconnaissance entre sujets. [Enjeu méthodologique : possibilité de faire lire aux élèves le passage : La réification, Petit traité de théorie critique, chapitre III , Le primat de la reconnaissance. ] Pour Habermas, bien que la rationalité de la communication partage avec la rationalité téléologique, usage de moyens en vue d’une fin, le caractère intentionnel des actes, elle s’en différencie en ce qu’elle ne porte pas sur la recherche des moyens les mieux adaptés à la réalisation d’une fin, critère de réussite. Voilà une raison pour ne pas bloquer la question des échanges dans une approche socio économique. L’idéologie technocratique (technicocommerciale) tend à inscrire la question de la communication dans le domaine des échanges économiques sous prétexte que le libre échange serait le fondement de la vie démocratique d’une société. Ce présupposé interdit de comprendre comment à « l’ère du tout communication » les hommes ont le sentiment de plus en plus prégnant d’une incommunication endémique. En effet, dans la démocratie grecque, la communication entre les citoyens allait de soi, et restait impensée parce que « la cité représentait un lieu d’échange et de parole dans lequel le citoyen puisait son sentiment d’appartenance à la communauté des êtres raisonnables ». Aristote présente ainsi l’espace géographique de la cité délimité par la distance à laquelle peut porter la voix humaine. Le problème se pose dans une société où la pratique délibérative est érigée en norme impossible à respecter pour cause d’impératifs économiques, la loi du marché l’emportant in fine sur l’idéal démocratique de l’entente entre citoyens libres et aptes à la délibération. On peut dire que les sociétés contemporaines ont largement surestimé la rationalité épistémique ou cognitive et la rationalité téléologique réduite à l’instrumentalité, et cela au détriment de la rationalité de la communication. Le primat de la connaissance technique et scientifique comme rapport de domination du sujet sur le monde l’a emporté sur la compréhension qui peut ou non advenir d’une situation concrète dans laquelle le sujet s’efforce d’interpréter le monde auquel il appartient, plus précisément toute relation ici et maintenant avec un autre dont on cherche à être reconnu tout en croyant à une attente réciproque de sa part. La situation de communication langagière fait figure de modèle pour une pensée pragmatique, au sens philosophique du terme une pensée qui s’attache aux conséquences des actes, à la production des effets. Or les actes de parole ne manquent pas de 9 Axel Honneth, La réification. Petit traité de Théorie critique, Paris, Gallimard, 2007 13 Stage académique de formation. Étude d’une notion philosophique : les échanges 20 Janvier 2010 produire des effets puisqu’ils sont toujours adressés à quelqu’un qui doit répondre d’une manière ou d’une autre, fût-ce par le silence. [Enjeu méthodologique : dans les classes les plus intéressées, on peut, à cette occasion, faire une présentation de la pensée pragmatiste, mouvement auquel se rattachent Charles Sander Peirce, William James, John Dewey dont se réclament Jürgen Habermas ou Axel Honneth.] Pour John Dewey, 10 « l’action et l’occasion ne se justifient que dans la mesure où elles rendent la vie plus raisonnable et augmentent sa valeur… Ce sur quoi nous insistons plus que tout, c’est que l’on considère l’intelligence comme la seule source et l’unique garant d’un avenir désirable et heureux. Pour Peirce la pensée est stimulée par l’expérience imprévue. Ainsi, l’esprit est amené à réfléchir sur les effets des objets que nous concevons, à voir en toute occasion la portée pratique de ce qui advient. Quoi de plus imprévu que l’effet produit par ma parole sur mon interlocuteur, que sa réponse ? Dans cet échange quelque chose advient, quelque chose d’essentiel pour qu’existe un monde humain. L’éthique de la discussion développée par Habermas se situe dans cette mouvance de pensée. Il reste à préciser quelques termes habermassiens pour saisir sa problématique de l’agir communicationnel. Le terme « agir communicationnel » Kommmunikativen Handelns (l’expression semble moins sophistiquée en allemand) pose le problème de la communication comme question éthique dans le rapport intersubjectif de l’interlocution. La réflexion philosophique considère les actes de communication comme des échanges au sens le plus fort, car avoir l’intention de communiquer quelque chose à quelqu’un et s’efforcer de le faire implique une relation mutuelle fondée sur un intérêt moral. Emprunté à Charles Peirce, le concept de pragmatique communicationnelle, définit pour Habermas, la réflexion sur la pratique langagière en tant qu’elle engage la rationalité des comportements au moins au niveau procédural ; il faut s’entendre sur la façon de communiquer ; en d’autres termes on se met sur la même longueur d’ondes, on sait si on est dans le registre de la conversation anodine, de la déclaration solennelle ou de la confidence intime, etc. Toute communication ainsi conçue est fondée sur une entente, Verständigung, c’est-àdire une activité ou un effort visant à « s’entendre » réflexif, avec autrui à propos de quelque chose, à parvenir à un accord rationnel avec lui à propos d’un problème litigieux, notamment en ce qui concerne la vérité des faits et la justesse des actes et des normes. « S’entendre avec quelqu’un à propos de quelque chose » La rationalité renvoie ici aux procédures qui conditionnent la pratique de l’argumentation. Les sujets qui s’entretiennent à propos de quelque chose, discutent, débattent, sont capables de justifier leurs propos. Mais ils revendiquent la validité de leurs actes de parole en tant qu’énoncés intelligibles et intentionnels. Ils disent bien ce qu’ils veulent dire et assument la responsabilité de leurs paroles. Ainsi la rationalité de la communication, même lorsque des points de vue opposés s’affrontent, vient de la capacité du discours de chacun à s’orienter vers une entente, à favoriser un accord, au moins sur le sens à accorder aux énoncés. L’objectif principal de la communication n’est pas le succès au sens où il faudrait l’emporter sur son interlocuteur, on est donc loin du paradigme sophistique. Les interlocuteurs forment un système ouvert dans lequel les expressions linguistiques servent à exprimer des intentions, des opinions, des jugements, mais aussi à décrire des états de chose et surtout à établir des relations interpersonnelles. La communication de type habermassien serait donc une garantie d’échapper au cynisme des sociétés globalisées, l’intercompréhension l’emportant sur l’incommunication. 10 » article « The development of American pragmatism »10 The latter works 1925-1953 vol.2 o.c Press Southern Ilinois University 1988 . 14 Stage académique de formation. Étude d’une notion philosophique : les échanges 20 Janvier 2010 On pourrait trouver dans les analyse du soi que propose Paul Ricœur une problématique assez proche de celle de Habermas. Pour sortir de la difficulté de l’identité à soi-même, le self, l’autoréférence à sa propre personne par le pronom indiquant le sujet de l’énonciation prête encore à la contestation. C’est alors que Ricœur passe à une approche pragmatique du sujet parlant parce que l’acte de discours (traduction proposée pour Speech act) qu’est l’énonciation désigne réflexivement son locuteur dans un rapport à son autre, son interlocuteur. « Nous tentons une nouvelle percée en direction du soi en suivant la seconde voie, celle de l’énonciation, dont la théorie des actes de langage (speech acts), que je préfère appeler actes de discours constitue aujourd’hui la pièce maîtresse. Ce faisant nous passons d’une sémantique, au sens référentiel du terme, à une pragmatique, c’est-à-dire à une théorie du langage tel qu’on l’emploie dans des contextes déterminés d’interlocution. [ …] Ce nouveau type d’investigation est d’autant plus prometteur qu’il met au centre de la problématique non plus l’énoncé mais l’énonciation, c’est-à-dire l’acte même de dire, lequel désigne réflexivement son locuteur. La pragmatique met ainsi directement en scène, à titre d’implication nécessaire de l’acte d’énonciation, le « je » et le « tu »de la situation d’interlocution. »11 L’éthique de la discussion dépend d’un principe de la raison pratique, l’objection qui vient alors est que les sujets ne s’expriment pas seulement ni toujours dans l’intention de communiquer et que, par conséquent, la rationalité argumentative n’est qu’une partie de la communication. Habermas répond que c’est la nature même de l’acte de communication que de prétendre à une validité qui doit être aussi reconnue par l’autre. En cela même consiste ce que les linguistes ont nommé l’aspect illocutoire de la parole puisque parler c’est vouloir dire et être reconnu par son interlocuteur comme la source ou l’auteur de ses propres paroles. Ces fins illocutoires sont immanentes au fait même de parler mais elles pourraient être réfléchies et justifiée par un métadiscours : un énoncé sur l’énonciation : ce que je dis est vrai, je crois ce que je dis, je suis sincère, je dis ce que je veux vraiment dire, et je respecte les normes de la discussion. En ce sens, s’adresser à quelqu’un c’est s’engager ou promettre de parler pour lui dire quelque chose. Même les fous parlent à propos des sujets qui se présentent à leur esprit dit Descartes dans la Lettre au Marquis de Newcastle. On pourrait noter qu’en français l’expression tenir un discours implique un effort d’expression, la bonne tenue de sa propre parole. Mais il reste à savoir si l’usage de la parole se définit comme pratique du discours. Pour Habermas cela ne fait aucun doute et il pose le principe d’une pragmatique universelle du langage qui délimiterait les conditions de validation et de validité des échanges communicationnels. Ce faisant il présuppose des conditions de langage idéales qui justifieraient une théorie sociale de la communication comme un élément déterminant des sociétés démocratiques. Pour préciser les conditions de possibilité de l’agir communicationnel efficace il faut alors considérer son aspect perlocutionnaire, c’est-à-dire les effets produits par la forme du discours sur son ou ses destinataires. Autrement dit quelle est la part de la rhétorique du discours, thème essentiel à la réflexion philosophique depuis Platon ? Dans le concept habermassien de l’agir communicationnel, il semble que cette part est inversement proportionnelle à la qualité éthique de l’échange. C’est là que nous pouvons comprendre le passage de la communication intersubjective à « la com. » , technique de communication unilatérale qui se réduit à « faire passer » de l’information , afin d’informer les esprits, au sens quasi aristotélicien de l’information, de mettre en forme une matière. Cette 11 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Deuxième étude, l’énonciation et le sujet. Paris Seuil, 1990, p.55 15 Stage académique de formation. Étude d’une notion philosophique : les échanges 20 Janvier 2010 description n’est pas fausse mais elle est insuffisante car elle tend à confondre un agir communicationnel, ou du moins qui se présente comme tel avec un agir instrumental. Or si un certain cynisme dévoile parfois de telles intentions manipulatoires, « le temps de cerveau disponible » de triste mémoire, il ne faut pas accréditer l’idée que la com. politique et publicitaire fonctionnerait sur des schémas aussi grossiers. Tout simplement parce que les gens ne sont pas aussi stupides. Il y a donc une autre catégorie de l’agir communicationnel qui vise non pas à une entente fondée sur la compréhension raisonnable mais sur la fascination et la séduction, autrement dit un usage du discours dominé par une visée perlocutionnaire, ce qu’Habermas appelle, me semble-t-il l’agir dramaturgique. L’agitation, le bruit médiatique, toute la mise en scène d’une parole chamanique, visant les effets purement émotionnels ou passionnels, de crainte, de haine, de compassion vie, c’est le lot quotidien des « Informations ». L’internet vérifie-t-il l’agir communicationnel ? Par rapport à ce « détournement médiatique » de l’agir communicationnel, quel est le rôle des nouvelles technologies, et en particulier celle de l’internet ? Est-ce une accentuation de la dérive « dramaturgique » qui aliène les opinions ou bien est-ce un contre-pouvoir ? Les réflexions de philosophes spécialistes de cette question appellent une discussion et permettent peut-être d’ y voir plus clair. Ils ont tous en commun de croire, non sans raison, à l’intérêt de l’internet pour la formation d’une opinion éclairée et critique et surtout pour faire progresser la discussion et le débat d’idées dans une société démocratique en devenir. 12 Paul Matthias s’interroge ainsi sur l’être du réseau : « Il y a bien des manières d’étudier l’internet. Par le biais des sciences mathématiques, au premier chef, notamment dans leurs parties consacrées à l’algorithmique, à la base de toute programmation ; des sciences physiques également qui peuvent s’intéresser aux flux communicationnels et les mesurer, pour anticiper le dimensionnement des canaux informatiques. Parmi les sciences humaines, la sociologie étudie les usages et contribue à l’optimisation des services ; la psychologie examine la façon dont l’expérience des réseaux nous affecte et, et aide à l’assimilation de l’outil informatique ; l’anthropologie, plus généralement, peut s’intéresser aux groupes, aux microsociétés se formant sur les réseaux, et débusquer de nouvelles figures de la socialité de la culture. Mais la philosophie ? Démunie d’instruments de mesure, incompétente à calculer, superficielle ou générale dans ses élans anthropologiques, elle ne présente guère d’utilité pour ceux qui , de près ou de loin, travaillent dans les champs de l’internet, auxquels ontologie, être, principes, métaphysique, sémantique même, ne sont que d’obscures imaginations appartenant à un passé révolu. Y a-t-il dès lors place, dans les études consacrées à l’internet, pour […]un examen et une interprétation de l’être même du réseau ? » Paul Matthias propose alors une ontologie de l’internet dont la réalité serait « la réalité de transferts communicationnels et scripturaux sans limites. » Donc une communication scripturaire qui peut nous donner un sentiment de liberté par la conviction que nous donnons à nos pensées la forme de l’écrit. Cependant, la volonté de signifier qui est à l’œuvre dans ces pratiques réticulaires risque de se perdre dans un tissu relativement lâche de finalités. La perte d’une finalité commune, échanger des idées avec un interlocuteur identifié ou identifiable, résulte de la présence évanescente, voire de l’absence radicale des interlocuteurs, lorsque la communication électronique remplace la communication en présence réelle ? Qu’y a-t-il au 12 Un article de Patrice Flichy dans la revue numérique La vie des idées, Internet, outil de la démocratie Patrice Flichy, L’imaginaire de l’Internet, La Découverte, 2001 Yves Jeanneret, Y a-t-il (vraiment) des technologies de l’information ? Presses universitaires du septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2007. Paul Matthias, une communication reprise dans un article disponible sur Internet : philosophie et TICE ; un objet philosophique. 16 Stage académique de formation. Étude d’une notion philosophique : les échanges 20 Janvier 2010 bout d’une coordonnée électronique ? Que signifie le vouloir dire quand l’essentiel se résume à des connexions sans communication ? La production du sens fait-elle encore sens quand elle n’est plus partagée ? Est-ce un retour à l’énigme des machines de Türing ou bien sommes – nous mis en demeure de renouveler notre pensée du « dire », du communiquer et du penser. Comment échapper au nouveau solipsisme qui guette l’internaute frénétique ? De plus, cette pratique de la communication sans limite ne remet-elle pas en question l’éthique de la discussion, les processus de régulation et la normativité qui prévalent dans l’échange langagier en face à face ? Ne serait-on pas en présence d’une pluralité de rationalités concurrentielles qui réduirait à néant le principe habermassien de la pragmatique universelle ? Cette forme de communication en réseaux détermine une nouvelle forme de subjectivité qui s’adapte aux significations en translation parce qu’elle évolue dans des structures dissipatives. La subjectivité n’a donc plus rien de substantiel, elle se fluidifie et devient « pervasive », transitionnelle. Croire que nous pourrions simplement décider de l’usage de l’internet en le réduisant à n’être qu’un outil serait donc illusoire. Yves Jeanneret entreprend également de comprendre la révolution culturelle induite par la banalisation des technologies de communication. Il plaide plutôt pour une relative continuité historique de l’usage des techniques, et souligne que le fantasme d’une communication dématérialisée hante les ingénieurs depuis l’invention des télécommunications (télégraphe et téléphone au XIX ème s.). L’idéal de la communication était alors la télépathie c’est-à-dire l’abolition du medium et la transmission immédiate de la pensée. L’obsession d’abolir le temps et l’espace continue avec la course technologique dominée par le désir d’immédiateté. Terrifiante pour la pensée serait l’idée de « transmission » des informations « en temps réel » ; outre son caractère aberrant du point de vue de la physique, puisque la notion d’instantanéité a été balayée par la physique relativiste, elle supprimerait toute réflexivité de la pensée. Tout relation dialogique qui suppose le temps de l’énonciation et de l’interprétation, puis de la réponse qu’elle implique. Yves Jeanneret laisse de côté la prédiction catastrophiste pour déconstruire les représentations réactives, comme celle d’Alain Finfielkraut, par exemple. Il le fait en étudiant méthodiquement ce que l’invention des techniques informatiques apporte à la circulation des informations et des savoirs, et comment elle modifie la culture. Il analyse à distance ce fait culturel par des méthodes historiques afin que les acteurs sociaux qui utilisent ces technologies se les approprient de façon à capables d’en avoir une compréhension critique. Pour conclure cette analyse de la notion de communication qui est nécessaire à la définition complète de celle d’échanges, je pense avoir montré qu’elle ne peut se comprendre indépendamment des techniques informatiques de communication. Qu’il faut éviter d’en faire une critique paresseuse, ce qui implique de connaître quelque peu les théories de l’information et de la communication. Mais loin de faire ombrage à la réflexion philosophique dans sa dimension ontologique et axiologique, cette prise en compte relance le questionnement sur les rapports humains, la culture, la société, la technique et surtout le langage. Je crois que c’est un exercice salutaire pour une pensée vivante. Mais comme le dit Montaigne la parole appartient pour moitié à celui qui parle. Evelyne Guillemeau 17 Stage académique de formation. Étude d’une notion philosophique : les échanges 20 Janvier 2010 Bibliographie Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Monique Canto-Sperber (direction), article communication de Lucien Sfez, Paris PUF, 2004. Karl Otto Appel, Transformation der Philosophie, Band II, Das apriori der Kommunikationsgemeinschaft, Frankfurt 1973 J.L Austin, Quand dire c’est faire, Paris, Seuil, 1970. René Descartes, Lettre du 23 novembre 1946 au Marquis de Newcastle, A.T IV, Paris VRIN, 1996. Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, 1987. Vérité et justification, Paris, Gallimard, 2001 La technique et la science comme idéologie, Paris, Gallimard, Tel, 1990 ; Axel Honneth, La réification. Petit traité de Théorie critique, Paris, Gallimard, 2007 Yves Jeanneret, Y a-t-il vraiment des technologies de l’information ? Presses universitaires du septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2007. Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, Editions de Minuit, 1963. Philippe Breton, L’utopie de la communication. Le mythe du village planétaire. Paris, La découverte, 1992 ; Armand Mattelart, L’invention de la communication, Paris, La découverte, 1997. Paul Matthias, Philosophie et TICE. L’internet, un objet philosophique ? Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception. Deuxième partie, chapitre IV, Autrui te le monde humain, p.407, Paris, Gallimard, Tel, 1976. Charles Sanders Peirce, Le raisonnement et la logique des choses, Paris, Le Cerf, 1995. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. 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