Alain Trouvé – Université de Rouen
EPE – 17/11/2015
En somme, la sollicitude cumule deux espèces de mouvements de la cura (curare :
« soigner », « se soucier de ») : la tension inquiète et l’attention bienveillante correspondant à
ce qui a été repéré respectivement comme souci et comme soin. Il ne suffit donc pas de définir
la sollicitude comme « sentiment de responsabilité que nous éprouvons à l’égard d’autrui »
(Renaut, 2002, p. 367), car nous n’y retrouvons pas cette ambiguïté où la sollicitude désigne à
la fois l’action (comme soin) et la condition de l’action (comme souci) (Van Sevenant, op.
cit., p. 16). Même si la sollicitude se donne en en seul acte, il y a en effet deux niveaux de
sollicitude à distinguer : une sollicitude inquiète ou soucieuse et une sollicitude attentive ou
bienveillante, même si, dans la pratique, vouloir déterminer avec exactitude à quel niveau se
situe l’acte de sollicitude demeure une gageure (ibid.), car nous devinons que, dans l’action,
les deux niveaux se confondent.
Limites de la sollicitude
On aura donc saisi toute l’importance et le bien fondé d’une éthique qui prend en
considération la sollicitude vis-à-vis d’autrui (dans la sympathie et la bienveillance, dans toute
l’attention envers autrui dont on est capable), en particulier des plus vulnérables et des plus
dépendants (enfants, vieillards, handicapés, etc.).
C’est ainsi que, en ce qui concerne l’éducation, la philosophe anglaise Onora O’Neill attire
l’attention sur le fait que, aujourd’hui, les problèmes relatifs à l’enfance étant de plus en plus
exprimé en termes juridiques, leur traitement fait passer au second plan la vulnérabilité de
l’enfant, laissant ainsi échapper un ensemble d’obligations spécifiques de nature éthique.
Selon O’Neill, notre rapport à l’enfance ne devrait donc pas être uniquement juridique mais
également éthique, pour autant que l’enfant est cet être (provisoirement) vulnérable dont nous
sommes d’emblée responsables. Elle évoque à cet égard une « éthique de la sollicitude »,
laquelle devrait passer par l’élaboration d’une théorie des obligations et des devoirs (et pas
seulement des droits) à l’égard des enfants. La question mérite en effet d’être posée dans la
mesure où « dans la pratique du soutien moral, ou de la sollicitude, j’entre avec l’autre dans
une relation qui m’engage bien au-delà du simple respect de ses droits individuels » (Renaut,
2002, pp. 382-383). L’enfant est donc particulièrement concerné par notre sollicitude, non en
tant qu’être abstrait à protéger par un ensemble de droits spécifiques, mais encore en tant que,
très concrètement, il est l’objet d’un certain nombre d’obligations que nous avons en tant
qu’éducateurs à son égard (comme la disponibilité, l’empathie, la gentillesse, le soutien moral
et même la joie, soutient O’Neill). Cette éthique de la sollicitude devrait donc conditionner
l’ensemble de la relation éducative dans l’optique du caring.
Mais la question se pose de savoir comment faire d’une vertu morale se définissant comme
sentiment affectueux une obligation ? En effet, l’affection ne se commande pas : elle n’est pas
affaire de volonté pas plus que de raison. Elle se découvre en nous plutôt qu’elle se construit
par un savant calcul. Du moins, ne se donne-t-elle pas nécessairement immédiatement.
Tributaire du conflit entre raison et sensibilité, la question se pose donc de la possibilité d’un
apprentissage de la sollicitude.
Or – seconde limite – il s’avère que la sollicitude elle-même peut faire obstacle aux fins
qu’elle se propose, c’est-à-dire qu’elle tombe en contradiction avec elle-même. C’est le cas
notamment lorsqu’elle vire au sentimentalisme qui brouille le sens moral et fait obstacle à la
lucidité du raisonnement. En effet, le sentimentalisme est une exagération du sentiment. En ce
sens il en est l’exact opposé dans la mesure où il en est simplement l’expression sans en être
véritablement l’épreuve, comme le remarque P. Forest dans L’enfant éternel (p. 314) : « Le
sentimentalisme, c’est l’impunité des larmes, le confort du pathos, la compassion distante.