Vulnérabilité, autonomie, justice et représentation de soi au cœur de la relation soignants-soignés Vulnérabilité, fragilité et dépendance sont les caractéristiques de la condition humaine. Dès sa naissance l’être humain a besoin, pour être maintenu en vie, de la sollicitude et de l’assistance de son entourage et surtout de ses parents (quasi exclusivement la mère jusqu’au milieu du 20e siècle). A tout moment de sa vie, cette fragilité peut s’accroître par la maladie, le handicap, la vieillesse. La première tâche du soignant est d’abord le souci concret de l’autre : la sollicitude qui a pour modèle l’attitude parentale. Jusqu’au dernier tiers du 20e siècle, dans la plupart des sociétés, ce sont les femmes qui prennent soin d’autrui. L’éthique du souci de l’autre repose sur des attitudes et des comportements réservés aux femmes et considérés comme secondaires sur le plan de la division sociale du travail et de son organisation. A l’opposé, l’homme aurait tendance à établir une distance dans sa relation à autrui. C’est en fonction d’une rationalité instrumentale qu’il règlerait les problèmes, en fonction du respect de la loi, juridique ou morale. Cette conception de la répartition des rôles entre hommes et femmes a conduit à essentialiser la femme, en naturalisant des comportements stéréotypés. On peut penser l’éthique de la sollicitude en sortant de ces clichés de dichotomie entre homme et femme, aujourd’hui dépassés. D’un point de vue purement éthique, faut-il continuer à opposer autonomie et vulnérabilité? Ne peut-on concilier ces deux principes ? Ethique de la sollicitude (care) La présentation de l’éthique de la sollicitude comme théorie « maternaliste » faisant de la maternité la qualité essentielle de la femme a été combattue par de nombreuses féministes revendiquant l’égalité homme/femme. D’après Carol Gilligan*les valeurs liées aux soins et à la sollicitude ont été principalement portées par les femmes, parce qu’elles occupaient un rang inférieur dans la société et de ce fait, se voyaient attribuer des tâches de second plan correspondant à ces valeurs. Ce n’est pas parce que des siècles d’histoire ont forgé les comportements masculins et féminins que l’éthique de la sollicitude doit être l’apanage des femmes. Les rôles et les tâches propres aux professions impliquant une éthique de la sollicitude sont assumés par des femmes et des hommes. De même, les valeurs et les qualités que ces professions exigent se retrouvent à la fois dans des comportements aussi bien masculins que féminins. Il faut « dégendériser » l’éthique de la sollicitude pour qu’elle dépasse les limites de ses origines féminines. * Giligan Carol, Une voix différente, Flammarion, Champs Essai, Paris, 2008. 1 Si l’on veut en universaliser la portée, il est nécessaire, de ne pas réduire les valeurs qui la fondent à des dispositions propres à une moitié de l’humanité. Ce n’est pas parce que la vulnérabilité humaine est particulièrement prononcée à la naissance, qu’il faut prendre la relation maternelle comme modèle de la relation de soins. Au contraire, c’est la nécessité des soins qui fonde la relation maternelle. C’est la relation parentale qu’il s’agit de définir par la relation de soin, et non l’inverse. Le paradoxe entre autonomie et vulnérabilité « Parce que l’homme est par hypothèse autonome, il doit le devenir… L’autonomie est alors la tâche de sujets politiques appelés à sortir de l’état de soumission, de “minorité”, sous le cri de ralliement “sapere aude” : ose penser par toi-même ! C’est dans la perspective de ce paradoxe que je parlerai de l’idée projet de l’autonomie. »* Nous naissons et mourons dans la vulnérabilité, qui est, non seulement le fait de notre condition de mortel, mais aussi, et surtout, le fait de notre condition d’être souffrant. Nous naissons et mourons objets de soins. La fin de vie est un appel à la sollicitude et à l’attention d’autrui. Soignés, nous sommes objets de soins face au soignant. Sujet et auteur des soins, le soignant se trouve dans une position d’asymétrie, interpellé par la souffrance de l’autre, qui est dans une profonde inégalité de condition. Même si, sur le plan éthique, le soignant doit traiter le soigné comme son égal, il peut toujours instaurer une relation d’autorité, un rapport de pouvoir avec le soigné qu’il traite alors comme un simple objet de soins. Pour ne pas mésuser de ce pouvoir, le soignant peut se référer à son expérience réelle ou imaginaire de sujet de soins. Pour Martha Nussbaum, il est nécessaire « … de promouvoir ce que j’appelle une imagination empathique : soit la capacité à concevoir le monde tel qu’il est vécu par quelqu’un d’autre. »** Le soin doit être prodigué de manière à ce que la relation de soin, par nature asymétrique, ne dérive pas vers une relation de domination. Le soignant doit se garder de transmettre au soigné une image dégradée, dévalorisée de lui-même, qui renforcerait l’ascendant qu’il exerce sur lui. Ce pouvoir viendrait compenser l’absence de reconnaissance sociale, dont sont victimes les soignants, qui effectuent des tâches de soins réservées aux femmes et aux catégories les moins favorisées, les moins formées de la société, à savoir, les personnes occupant une position inférieure dans l’échelle sociale. Celui qui prend en charge la vulnérabilité de l’autre risque de refuser, à ce dernier, toute forme d’autonomie. Or, l’éthique de la sollicitude doit viser à maintenir et accroître l’autonomie. Il s’agit ici de l’autonomie d’un être fragile, vulnérable, appelé à devenir autonome, capable de pouvoirs déterminés : pouvoir de dire, pouvoir d’agir sur le cours des choses, d’influencer les autres intervenants et pouvoir de raconter sa propre vie, sous forme de récit intelligible. * Ricœur Paul, Autonomie et vulnérabilité, in : Le Juste 2, Esprit, Paris, 2001. ** Nussbaum Martha, Réinventons les humanités, Philosophie magazine, N° 72, septembre 2013. 2 C’est l’autonomie d’un sujet de soins qui se voit comme une personne capable, qui se tient pour l’auteur véritable de ses actes, qui revendique sa singularité et est doté de l’estime de soi. Justice sociale et éthique de la sollicitude Le handicap, la maladie et le vieillissement posent un problème de justice particulièrement urgent : comment promouvoir les « capabilités » de ces personnes en situation de handicap physique ou mental ? Pour que ces personnes fassent partie intégrante de la société et soient traitées avec le même respect que les autres, des changements pratiques, mais aussi théoriques s’imposent. Il faut remettre en question l’idée fondamentale du libéralisme classique selon laquelle la raison d’être de la coopération sociale serait l’avantage mutuel, au sens économique du terme. Les théories traditionnelles du contrat social ont ainsi repoussé le problème du handicap à un point ultérieur, celui de l’établissement des institutions de base. Or, les personnes en situation de handicap sont nos égaux, que nous devons prendre en compte dès la mise en œuvre de la coopération sociale. Il faut redéfinir la coopération sociale et ses motivations pour que les personnes en situation de handicap fassent partie intégrante de notre société. Il ne suffit pas de viser l’avantage mutuel, mais aussi de centrer nos efforts sur la bienveillance et l’altruisme. La question du handicap soulève une problématique de fond : les désavantages physiques et cognitifs que subissent, au cours de leur vie, les personnes en situation de handicap sont identiques en nature et en degré aux handicaps de tout être humain « normal » qui vieillit. Les personnes vivent de plus en plus longtemps et sont confrontées au problème croissant du handicap. Il arrive même que des personnes « normales » vivent plus longtemps avec leur handicap qu’une personne handicapée « de naissance ». Le problème du handicap concerne donc potentiellement toutes les familles. Quel soutien social et économique, quelles formes d’aménagement du travail, quels droits civils et politiques faut-il accorder pour traiter ces personnes en égales ? Ces questions fondamentales font actuellement l’objet de recherches essentielles. Autre aspect fondamental : soutenir l’éthique de la sollicitude, dont nous avons vu qu’elle était source d’inégalités sociales. Il s’agit de soutenir les familles, de développer les congés pour soins à domicile des parents et d’affronter, de manière raisonnable, la question sensible de la prise en charge en fin de vie, avec sollicitude. La représentation de soi, au cœur de la relation soignants-soignés Quand une personne apprend qu’elle est atteinte d’une maladie potentiellement invalidante, dégradante, voire mortelle, à plus ou moins longue échéance, elle se trouve dans une situation aliénante à double titre : — elle est confrontée à la nécessité d’apprendre à vivre avec une maladie progressivement incapacitante; — elle est aux prises, pour le reste de sa vie, avec un système de soins susceptible de la mettre en situation d’obéissance passive, les soignants prenant des décisions pour elle et intervenant sur elle. 3 Selon ces malades, l’enjeu de leur processus d’adaptation psychosociale à la maladie est le suivant : se sentir suffisamment en bonne santé pour pouvoir mener une vie conforme à la représentation qu’ils se font d’une vie normale. « Ce qui importe le plus au patient, ce sont les effets que la maladie va avoir sur sa vie de tous les jours »*. La « compliance » au traitement qui est souvent une finalité en soi pour le soignant, n’est au mieux qu’un moyen pour le patient. D’après un nombre croissant de professionnels de santé, qui s’interrogent sur leurs pratiques, l’éducation thérapeutique visant simplement à accroître l’acceptation et le respect du traitement par la transmission d’informations sur la maladie est inefficace et donne une vision réductrice de la personne malade. Dans le cadre de la relation de soins, les patients doivent pouvoir exprimer leurs préférences et leurs réticences, voire leur désaccord. Ils doivent pouvoir exprimer leurs espérances et leurs difficultés dans la vie de tous les jours afin de participer au choix des modalités de leur traitement, qui devient un traitement proposé, négocié et assumé (plutôt que prescrit). Cette nouvelle relation de soins doit permettre ainsi aux soignés d’exercer un meilleur contrôle sur leur vie et pas seulement sur leur maladie et leur traitement. Elle procède d’une philosophie humaniste affirmant le droit à l’autodétermination de la personne, reconnue dans son désir et sa capacité d’être l’acteur de sa vie. Il est habituel d’utiliser le terme d’« empowerment » pour désigner le processus par lequel une personne malade, en situation d’impuissance réelle ou ressentie, « augmente sa capacité à identifier et satisfaire ses besoins, résoudre ses problèmes et mobiliser ses ressources, de manière à avoir le sentiment de contrôler sa propre vie »**. Conclusion A l’annonce d’une maladie, lors de son évolution, pendant le traitement ou à la suite d’un évènement de la vie (extérieur à la maladie), la plupart des patients disent avoir éprouvé au quotidien des sentiments d’impuissance ou d’incapacité (source d’anxiété et de détresse). La maladie retentit sur toutes les dimensions de la vie de la personne malade. Elle modifie la représentation que la personne a d’elle-même. Elle modifie également l’image que la personne donne d’elle-même sur le plan social. C’est l’identité de la personne qui est transformée par la maladie. « Je ne me reconnais plus », « je ne suis plus reconnu », « je ne m’appartiens plus », « je ne suis plus le même », sont les expressions utilisées par les malades, expressions qui témoignent de la perception aliénante de la maladie. Le malade se trouve face au défi douloureux de devenir « autrement le même »***. « Autrement » en raison des changements induits par la maladie et « le même » par la nécessité vitale, pour lui, d’être en continuité et en cohésion avec sa perception de lui-même. * Toombs SK, The meaning of illness. A phenomenological account of the different perpectives of physician and patient, Dordrecht, Philosophie § medecine, volume 42, 1993. ** Gibson CH, A concept analysis of empowerment, Journal of advanced Nursing, 1991; 16: 354-361. *** Bensaïd N, Autrement le même, In : Bensaîd N, Un médecin dans son temps, Seuil, Paris, 1995. 4 La relation soignant/soigné s’établit le plus souvent selon le « modèle du garagiste ». Le malade confie son corps aux soignants, dans l’espoir que ceux-ci le réparent et le lui restituent (dans un état aussi proche que possible de son intégrité initiale). Cette rencontre peut être aussi le bon moment pour faire le point sur sa vie, avec la maladie, et pour repérer les ressources de santé autres que son corps. Le but est d’établir un projet de vie compatible, autant que possible, avec les contraintes de la maladie et la représentation de soi. Une relation de soins basée sur une écoute active et une imagination empathique peut contribuer à faire émerger ou à consolider une identité réconciliée. Ceci implique que le soignant soit plus qu’un technicien du corps, et qu’il soit en mesure d’entendre et d’accompagner la souffrance identitaire, pas toujours exprimée. Ceci implique aussi que le soignant s’engage dans une véritable relation de soins avec le malade, qu’il s’engage dans une position d’être ce qu’il est, et non pas seulement dans une démonstration de ses savoirs et de ses savoirs faire. Thiant le 20 septembre 2014 Alain Masclet Président de l’association Améliorer les Relations Soignants-Soignés [email protected] Téléphone fixe : 03 27 24 68 71 Téléphone portable : 06 08 53 28 03 28 rue Lucien Gustin 59224 Thiant Bibliographie — Aujoulat Isabelle, L’empowerment des patients atteints de maladie chronique, Thèse de doctorat de santé publique, Option : Education du patient, Université catholique de Louvain, 2007. — Bensaïd N, Autrement le même, 1978, In : Bensaîd N, Un médecin dans son temps, Seuil, Paris, 1995. — Delassus Eric, De l’Ethique de Spinoza à l’éthique médicale, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2011. — Fiasse Gaëlle (coordonné par), Paul Ricœur, de l’homme faillible à l’homme capable, PUF, Débats philosophiques, Paris, 2008. — Gadamer H.G, Philosophie de la santé, Grasset § Fasquelle, 1998, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1993. — Gibson CH, A concept analysis of empowerment, Journal of Advanced Nursing, 1991; 16: 354-361. 5 — Giligan Carol, Une voix différente, Flammarion, Champs Essai, Paris, 2008. — Nussbaum Martha C., Capabilités, Comment créer les conditions d’un monde plus juste, Flammarion, Climats, Paris 2012, Harvard University Press 2011. — Ricœur Paul, Soi-même comme un autre, Seuil, Paris, 1990. — Ricœur Paul, Autonomie et vulnérabilité, Séance inaugurale du séminaire de l’Institut des hautes études sur la justice, Paris 1996, In : Ricœur Paul, Le Juste 2, Esprit, Paris 2001. — Ricoeur Paul, Parcours de la reconnaissance, Stock, Paris, 2004. -Toombs SK, The meaning of illness. A phenomenological account of the different perpectives of physician and patient, Dordrecht, Philosophy§ medicine, volume 42, 1993. — Tronto Joan, Un monde vulnérable, pour une politique du care, La Découverte, Paris, 2009. 6