Evaluation de l'intensité de la douleur
par Thierry Delorme, François Boureau
Centre d'évaluation et de traitement de la douleur, hôpital Saint-Antoine, 75012 Paris.
La nature "individuelle" de la douleur justifie un abord clinique basé sur une
évaluation globale du malade et pas uniquement de la maladie. Différents niveaux
d'évaluation complémentaires sont à considérer :
- diagnostic de la (ou des) causes de la douleur,
- mécanisme(s) de la douleur,
- intensité de la douleur perçue,
- impact de la douleur sur la qualité de vie et les capacités fonctionnelles,
- contexte psychologique et familial...
La notion d'évaluation de la douleur est souvent réduite à la seule évaluation de son
intensité. Certes, il s'agit d'une variable essentielle pour la décision des traitements
symptomatiques, mais ce n'est pas la seule variable. Nous nous efforcerons donc de
présenter la démarche d'une évaluation globale de l'ensemble de la symptomatologie
douloureuse. Nous dégagerons ainsi mieux l'apport clinique de l'évaluation de
l'intensité de la douleur. Ceci aura aussi l'avantage de ne pas laisser planer des
attentes excessives et non valides vis-à-vis de ces échelles.
I. Pourquoi évaluer systématiquement l'intensité de la douleur ?
Disposer d'un méthode d'évaluation de la douleur et du soulagement nous parait
présenter de nombreux avantages en pratique courante :
- identification systématique des malades présentant une douleur car beaucoup de
malades douloureux ne se plaignent pas spontanément;
- améliorer la qualité de la relation médecin-malade en montrant au malade que l'on
croit à sa plainte et que l'on ne le suspecte pas de majorer ou d'inventer sa douleur ;
- faciliter les prises de décisions de traitements symptomatiques analgésiques
adaptés à l'intensité de la douleur (titration des doses efficaces de morphine orale au
cours des douleurs cancéreuses par exemple) ;
- permettre aux différents membres de l'équipe soignante d'utiliser des critères
communs, ce qui facilite les prises de décisions homogènes au sein de l'équipe ;
- permettre la transmission de l'information entre le malade et les soignants, entre les
différents membres de l'équipe ;
- transcrire les informations devant figurer dans le dossier du malade, la réponse aux
thérapeutiques antérieures ne dépendant plus uniquement du souvenir du malade ou
des soignants,
- l'évaluation systématique et régulière qui aide à mieux soulager la douleur, ce qui
est un des éléments essentiels de la qualité des soins.
L'absence de moyens définis pour évaluer l'intensité de la douleur expose au risque
de la sous-estimer, de la méconnaître ou de ne pas la croire.
Il. Les difficultés à évaluer l'intensité de la douleur
Les problèmes posés par l'évaluation de la douleur rejoignent en fait ceux de tout
autre phénomène subjectif, par exemple l'anxiété, la dépression et la qualité de vie.
Une première règle est d'accepter que le malade soit en dernière analyse le seul
véritable expert pour apprécier l'intensité d'une douleur.
Cela ne veut pas dire qu'il faut considérer que la plainte reflète de façon fiable et
univoque une cause nociceptive. La notion de douleur laisse la place à des
mécanismes variés et donne une place aux possibles facteurs psychologiques
associés. Croire a priori la plainte du malade a l'intérêt de largement favoriser une
relation médecin-malade de qualité.
Divers facteurs peuvent conduire les patients à ne pas exprimer leur douleur ou à
refuser un traitement antalgique, opioïde en particulier. Il peut s'agir de croyances, de
craintes ou de désirs :
- idée que la douleur est inévitable, ou que le traitement doit être réservé aux
douleurs intolérables ;
- crainte que le traitement utilisé « trop tôt » perde son efficacité (accoutumance) ;
- crainte des effets secondaires et de la dépendance aux opioïdes;
- crainte que le traitement opioïde précipite l'évolution ;
- désir de se montrer vaillant face à la douleur ;
- crainte de mettre le médecin en difficulté en lui signifiant que le traitement n'est pas
efficace ;
- volonté de ne pas alarmer les proches.
Toutes ces variables peuvent masquer la plainte spontanée. En outre, les douleurs
n'induisent pas nécessairement des comportements spécifiques de douleur.
L'évaluation s'appuie essentiellement sur ce que dit le patient et elle doit être
systématique dans le suivi du malade cancéreux.
L'évaluation peut aussi être biaisée par les soignants s'ils ont les mêmes craintes
que les patients ; de plus, les contraintes réglementaires, le manque de temps et de
disponibilité peuvent également constituer des freins à une bonne évaluation de la
douleur. Enfin, les soignants peuvent éviter d'aborder clairement le problème de la
douleur pour se défendre d'un sentiment d'impuissance ou pour ne pas être
confrontés à leur propre angoisse de mort. À l'aide d'échelles de mesure, on a
comparé l'intensité de la douleur cotée par les patients à celle cotée par les
médecins ou les infirmières dans différentes situations cliniques. Les résultats de
ces études montrent que les soignants tendent toujours à sous-estimer l'intensité de
la douleur ressentie par les patients. Chez les patients cancéreux, cette sous-
estimation est un des facteurs conduisant à une prise en charge insuffisante de la
douleur.
Il est essentiel d'encourager le patient à communiquer de manière détaillée ce qu'il
ressent. Le médecin doit considérer a priori que l'intensité de la douleur n'est pas
celle qu'il suppose mais celle que le patient rapporte.
III. Comment évaluer l'intensité de la douleur en pratique quotidienne ?
Les informations disponibles pour évaluer l'intensité d'une douleur sont le rapport
verbal du patient (auto-évaluation) ou l'observation de son comportement (hétéro-
évaluation). Évaluer «objectivement» une plainte ou un comportement est
effectivement envisageable si l'on n'exige pas de l'évaluation des objectifs qu'elle ne
peut atteindre. Notamment, il faut clairement expliciter que les méthodes disponibles
permettent d'indiquer qu'il y a une plainte de douleur, mais elles ne peuvent en aucun
cas présumer de la cause de cette plainte et faire la part de l'organique et du
psychologique. Le problème posé est de recueillir l'information dans des conditions
le plus standardisées possible avec un instrument valide, reproductible, sensible aux
thérapeutiques. Dans l'état actuel des connaissances, contrairement aux conditions
du laboratoire, on ne dispose ni d'un moyen de mesure du stimulus responsable de
la douleur pathologique, ni d'un marqueur neurobiologique valide.
Pour la pratique courante, il convient de privilégier la rapidité de passation, ce qui fait
éliminer de nombreux instruments (questionnaires et échelles) trop longs, qui n'ont
pas de place dans ce contexte, tout au moins en routine. Il est fortement
recommandé de réaliser systématiquement une auto-évaluation des douleurs par le
patient à l'aide d'une échelle de mesure validée. Cependant, le médecin devra éviter
que l'utilisation d'un tel instrument se substitue à la communication et appauvrisse la
relation avec le patient. Nous décrirons les échelles unidimensionnelles, globales
puis des méthodes comportementales qui peuvent s'avérer indispensables chez le
malade non conscient ou lorsque la communication verbale n'est pas possible.
1. Les échelles globales
Différentes échelles se proposent d'apprécier globalement l'intensité de la douleur ou
son soulagement : échelle verbale simple (EVS), échelle numérique (EN), échelle
visuelle analogique (EVA). Elles permettent de comparer l'intensité de la douleur à
différents moments chez un même patient. En revanche, elles ne peuvent être
utilisées pour effectuer des comparaisons d'un patient à un autre.
Utilisées directement par le patient pour décrire sa douleur, ce sont des échelles
d'auto-appréciation.
L'EVS, dans sa présentation la plus usuelle, est constituée par 4 ou 5 catégories
ordonnées de descripteurs. À chaque catégorie, un score correspondant est affecté
(de 0 à 4). L'EN permet au patient de donner une note de 0 à 10 (ou 100). La note 0
est définie par « douleur absente » et la note maximale par « douleur maximale
imaginable » par exemple. Pour le soulagement, on peut évaluer la variation en
pourcentage (de 0 à 100 %) par rapport à une douleur de référence antérieure.
L'EVA dans sa forme habituelle, se présente sous la forme d'une ligne horizontale de
100 millimètres, orientée de gauche à droite. Les deux extrémités de la ligne sont
définies par exemple, par «douleur absente », « douleur maximale imaginable ». Le
patient répond en traçant une croix sur la ligne. La distance entre la position du trait
et l'extrémité « douleur absente » sert d'indice numérique pour le traitement des
données. La mesure s'effectue au millimètre près.
Les échelles « globales », (EVS, EN, EVA) ont l'avantage d'être simples, rapides à
remplir, ce qui permet des mesures répétées, rapprochées, intéressantes pour
étudier la réponse à un traitement analgésique. Pour la pratique quotidienne,
l'échelle numérique a l'avantage de ne pas nécessiter de support particulier (papier
ou réglette), ce qui est un avantage certain à la généralisation de l'évaluation
systématique de la douleur. Intégrée à l'interrogatoire, l'échelle numérique aide à
préciser les niveaux de douleur dans diverses activités de la vie courante (repos,
marche, position assise ... ) et lors de l'examen lors des manoeuvres de provocation
de la douleur. Elle permet également de faire une feuille de surveillance de la
douleur.
2. Autres méthodes
L'EVA, l'EN et l'EVS sont des échelles unidimensionnelles : elles ne permettent pas
de discriminer entre les différentes composantes de la douleur (caractéristiques
sensorielles, composante affective, retentissement sur le comportement, etc.).
D'autres méthodes existent.
L'appréciation de l'impact de la douleur sur le comportement du patient
Les répercussions d'une douleur sur l'individu et son comportement sont des
indicateurs précieux en clinique pour apprécier la « sévérité », d'une douleur :
répercussions d'une douleur chronique sur la vie quotidienne (sommeil, activités,
moral). Ces critères tout à fait valides pour indiquer la gravité d'un état de douleur,
ne constituent toutefois pas des critères sensibles pour tester l'efficacité d'un
traitement analgésique. L'efficacité du traitement analgésique se détecte plus
facilement sur le rapport verbal que sur la reprise des activités.
Les questionnaires d'évaluation de la douleur
Une analyse fine est possible grâce à des questionnaires dont l'utilisation demande
beaucoup plus de temps que celle des échelles unidimensionnelles. Ces
questionnaires peuvent poser des problèmes de compréhension à certains patients,
et, actuellement, ils ne semblent pas adaptés à l'évaluation de la douleur du cancer
en pratique quotidienne.
Il s'agit d'instruments tels que le McGili pain questionnaire (MPQ) et le brief pain
inventory (BPI) dont les qualités métrologiques ont été vérifiées. Le questionnaire
douleur Saint-Antoine (QDSA) est un équivalent français du MPQ ; le BPI a été
traduit en plusieurs langues, dont le français (questionnaire concis sur les douleurs).
Difficultés avec le malade non communicant
Dans ces situations, l'observation du comportement du malade donne les
informations utiles sur l'intensité de la douleur (posture, faciès, limitation des
mouvements, difficultés pour se déshabiller et s'habiller, etc.). Ces informations
contribuent à l'évaluation, particulièrement chez les patients qui ne peuvent décrire
leur douleur de manière suffisante (troubles de la conscience, difficultés
d'expression).
En pratique, lorsqu'il n'est pas possible de communiquer avec le malade, il faut :
- interroger l'entourage sur l'existence de comportements douloureux (expression
faciale, attitudes antalgiques, gémissements...), leur apparition spontanée,
provoquée par des soins ou par la mobilisation ;
- savoir confier l'observation du malade à une personne de l'entourage (membre de
la famille, de l'équipe soignante).
Au terme d'une évaluation globale du malade, il sera possible de combiner diverses
stratégies thérapeutiques adaptées à la symptomatologie douloureuse. L'évaluation
de l'intensité de la douleur systématique, régulière, continue, est indispensable lors
de l'adaptation d'un traitement antalgique notamment morphinique. Une évaluation
commune à l'équipe, figurant dans le dossier, tenue à jour, est valable à l'hôpital
comme au domicile et implique une collaboration étroite de chaque intervenant d'une
équipe soignante.
Développement et Santé, n° 131, octobre 1997
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