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Épicure
Lettre à Ménécée
Traduction de Jean Salem
Épicure à Ménécée, salut.
[1] Quand on est jeune il ne faut pas remettre à philosopher, et quand on est vieux il ne faut pas se
lasser de philosopher. Car jamais il n'est trop tôt ou trop tard pour travailler à la santé de l'âme. Or
celui qui dit que l'heure de philosopher n'est pas encore arrivée ou est passée pour lui, ressemble à
un homme qui dirait que l'heure d'être heureux n'est pas encore venue pour lui ou qu'elle n'est
plus. Le jeune homme et le vieillard doivent donc philosopher l'un et l'autre, celui-ci pour rajeunir
au contact du bien, en se remémorant les jours agréables du passé ; celui-là afin d'être, quoique
jeune, tranquille comme un ancien en face de l'avenir.
[2] Par conséquent il faut méditer sur les causes qui peuvent produire le bonheur puisque, lorsqu'il
est à nous, nous avons tout, et que, quand il nous manque, nous faisons tout pour l'avoir.
[3] Attache-toi donc aux enseignements que je n'ai cessé de te donner et que je vais te répéter ;
mets-les en pratique et médite-les, convaincu que ce sont là les principes nécessaires pour bien
vivre.
[4] Commence par te persuader qu'un dieu est un vivant immortel et bienheureux, te conformant
en cela à la notion commune qui en est tracée en nous. N'attribue jamais à un dieu rien qui soit en
opposition avec l'immortalité ni en désaccord avec la béatitude ; mais regarde-le toujours comme
possédant tout ce que tu trouveras capable d'assurer son immortalité et sa béatitude. Car les dieux
existent, attendu que la connaissance qu'on en a est évidente.
[5] Mais, quant à leur nature, ils ne sont pas tels que la foule le croit. Et l'impie n'est pas celui qui
rejette les dieux de la foule : c'est celui qui attribue aux dieux ce que leur prêtent les opinions de la
foule. Car les affirmations de la foule sur les dieux ne sont pas des prénotions, mais bien des
présomptions fausses. Et ces présomptions fausses font que les dieux sont censés être pour les
méchants la source des plus grands maux comme, d'autre part, pour les bons la source des plus
grands biens. Mais la multitude, incapable de se déprendre de ce qui est chez elle et à ses yeux le
propre de la vertu, n'accepte que des dieux conformes à cet idéal et regarde comme absurde tout ce
qui s'en écarte.
[6] Prends l'habitude de penser que la mort n'est rien pour nous. Car tout bien et tout mal résident
dans la sensation : or la mort est privation de toute sensibilité. Par conséquent, la connaissance de
cette vérité que la mort n'est rien pour nous, nous rend capables de jouir de cette vie mortelle, non
pas en y ajoutant la perspective d'une durée infinie, mais en nous enlevant le désir de
l'immortalité. Car il ne reste plus rien à redouter dans la vie, pour qui a vraiment compris que hors
de la vie il n'y a rien de redoutable. On prononce donc de vaines paroles quand on soutient que la
mort est à craindre non pas parce qu'elle sera douloureuse étant réalisée, mais parce qu'il est
douloureux de l'attendre. Ce serait en effet une crainte vaine et sans objet que celle qui serait
produite par l'attente d'une chose qui ne cause aucun trouble par sa présence.
[7] Ainsi celui de tous les maux qui nous donne le plus d'horreur, la mort, n'est rien pour nous,
puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n'est pas, et que, quand la mort existe, nous
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ne sommes plus. Donc la mort n'existe ni pour les vivants ni pour les morts, puisqu'elle n'a rien à
faire avec les premiers, et que les seconds ne sont plus.
[8] Mais la multitude tantôt fuit la mort comme le pire des maux, tantôt l'appelle comme le terme
des maux de la vie. Le sage, au contraire, ne fait pas fi de la vie et il n'a pas peur non plus de ne
plus vivre : car la vie ne lui est pas à charge, et il n'estime pas non plus qu'il y ait le moindre mal à
ne plus vivre. De même que ce n'est pas toujours la nourriture la plus abondante que nous
préférons, mais parfois la plus agréable, pareillement ce n'est pas toujours la plus longue durée
qu'on vent recueillir, mais la plus agréable. Quant à ceux qui conseillent aux jeunes gens de bien
vivre et aux vieillards de bien finir, leur conseil est dépourvu de sens, non seulement parce que la
vie a du bon même pour le vieillard, mais parce que le soin de bien vivre et celui de bien mourir ne
font qu'un. On fait pis encore quand on dit qu'il est bien de ne pas naître, ou, « une fois né, de
franchir au plus vite les portes de l'Hadès. Car si l'homme qui tient ce langage est convaincu,
comment ne sort-il pas de la vie ? C'est là en effet une chose qui est toujours à sa portée, s'il veut sa
mort d'une volonté ferme. Que si cet homme plaisante, il montre de la légèreté en un sujet qui n'en
comporte pas.
[9] Rappelle-toi que l'avenir n'est ni à nous ni pourtant tout à fait hors de nos prises, de telle sorte
que nous ne devons ni compter sur lui comme s'il devait sûrement arriver, ni nous interdire toute
espérance, comme s'il était sûr qu'il dût ne pas être.
[10] Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que,
parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi les désirs
nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les
autres pour la vie même. Et en effet une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et
toute aversion à la santé du corps et à l'ataraxie de l'âme, puisque c'est là la perfection même de la
vie heureuse. Car nous faisons tout afin d'éviter la douleur physique et le trouble de l'âme.
Lorsqu'une fois nous y avons réussi, toute l'agitation de l'âme tombe, l'être vivant n'ayant plus à
s'acheminer vers quelque chose qui lui manque, ni à chercher autre chose pour parfaire le bien-être
de l'âme et celui du corps. Nous n'avons en effet besoin du plaisir que quand, par suite de son
absence, nous éprouvons de la douleur ; et quand nous n'éprouvons pas de douleur nous n'avons
plus besoin du plaisir.
[11] C'est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. En
effet, d'une part, le plaisir est reconnu par nous comme le bien primitif et conforme à notre nature,
et c'est de lui que nous partons pour déterminer ce qu'il faut choisir et ce qu'il faut éviter ; d'autre
part, c'est toujours à lui que nous aboutissons, puisque ce sont nos affections qui nous servent de
règle pour mesurer et apprécier tout bien quelconque si complexe qu'il soit. Mais, précisément
parce que le plaisir est le bien primitif et conforme à notre nature, nous ne recherchons pas tout
plaisir, et il y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu'ils doivent
avoir pour suite des peines qui les surpassent ; et, d'autre part, il a des douleurs que nous estimons
valoir mieux que des plaisirs, savoir lorsque, après avoir longtemps supporté les douleurs, il doit
résulter de là pour nous un plaisir qui les surpasse. Tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature
propre, est donc un bien, et cependant tout plaisir n'est pas à rechercher ; pareillement, toute
douleur est un mal, et pourtant toute douleur ne doit pas être évitée. En tout cas, chaque plaisir et
chaque douleur doivent être appréciés par une comparaison des avantages et des inconvénients à
attendre. Car le plaisir est toujours le bien, et la douleur le mal ; seulement il y a des cas où nous
traitons le bien comme un mal, et le mal, à son tour, comme un bien.
[12] C'est un grand bien à notre avis que de se suffire à soi-même, non qu'il faille toujours vivre de
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peu, mais afin que si l'abondance nous manque, nous sachions nous contenter du peu que nous
aurons, bien persuadés que ceux-là jouissent le plus vivement de l'opulence qui ont le moins
besoin d'elle, et que tout ce qui est naturel est aisé à se procurer, tandis que ce qui ne répond pas à
un désir naturel est malaisé à se procurer. En effet, des mets simples donnent un plaisir égal à celui
d'un régime somptueux si toute la douleur causée par le besoin est supprimée, et, d'autre part, du
pain d'orge et de l'eau procurent le plus vif plaisir à celui qui les porte à sa bouche après en avoir
senti la privation. L'habitude d'une nourriture simple et non pas celle d'une nourriture luxueuse,
convient donc pour donner la pleine santé, pour laisser à l'homme toute liberté de se consacrer aux
devoirs nécessaires de la vie, pour nous disposer à mieux goûter les repas luxueux, lorsque nous
les faisons après des intervalles de vie frugale, enfin pour nous mettre en état de ne pas craindre la
mauvaise fortune. Quand donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas
des plaisirs voluptueux et inquiets, ni de ceux qui consistent dans les jouissances déréglées, ainsi
que l'écrivent des gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un
mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et,
pour l'âme, à être sans trouble. Car ce n'est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à
manger, ce n'est pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ce n'est pas la saveur des
poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n'est pas tout cela qui engendre la
vie heureuse, mais c'est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les
motifs de ce qu'il faut choisir et de ce qu'il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d'où
provient le plus grand trouble des âmes.
[13] Or, le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c'est la prudence. Il faut
donc la mettre au-dessus de la philosophie même, puisqu'elle est faite pour être la source de toutes
les vertus, en nous enseignant qu'il n'y a pas moyen de vivre agréablement si l'on ne vit pas avec
prudence, honnêteté et justice, et qu'il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et justice si
l'on ne vit pas agréablement. Les vertus en effet, ne sont que des suites naturelles et nécessaires de
la vie agréable et, à son tour, la vie agréable ne saurait se réaliser en elle-même et à part des vertus.
[14] Et maintenant y a-t-il quelqu'un que tu mettes au-dessus du sage ? Il s'est fait sur les dieux des
opinions pieuses ; il est constamment sans crainte en face de la mort ; il a su comprendre quel est le
but de la nature ; il s'est rendu compte que ce souverain bien est facile à atteindre et à réaliser dans
son intégrité, qu'en revanche le mal le plus extrême est étroitement limité quant à la durée ou
quant à l'intensité.
[15] Il se moque du destin, dont certains font le maître absolu des choses ; et certes mieux vaudrait
s'incliner devant toutes les opinions mythiques sur les dieux que de se faire les esclaves du destin des
physiciens, car la mythologie nous promet que les dieux se laisseront fléchir par les honneurs qui leur
seront rendus tandis que le destin, dans son cours nécessaire, est inflexible ; il n'admet pas, avec la
foule, que la fortune soit une divinité — car un dieu ne fait jamais d'actes sans règles —, ni qu'elle soit
une cause inefficace : il ne croit pas, en effet, que la fortune distribue aux hommes le bien et le mal,
suffisant ainsi à faire leur bonheur et leur malheur, il croit seulement qu'elle leur fournit l'occasion et les
éléments de grands biens et de grands maux ; enfin il pense qu'il vaut mieux échouer par mauvaise
fortune, après avoir bien raisonné, que réussir par heureuse fortune, après avoir mal raisonné — ce qui
peut nous arriver de plus heureux dans nos actions étant d'obtenir le succès par le concours de la
fortune lorsque nous avons agi en vertu de jugements sains.
[16] Médite donc tous ces enseignements et tous ceux qui s'y rattachent, médite-les jour et nuit, à
part toi et aussi en commun avec ton semblable. Si tu le fais, jamais tu n'éprouveras le moindre
trouble en songe ou éveillé, et tu vivras comme un dieu parmi les hommes. Car un homme qui vit
au milieu de biens impérissables ne ressemble en rien à un être mortel.
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Pour vous aider à réviser un éventuel oral de philosophie
Deux conseils :
- Révisez l’œuvre étudiée dans l’année pour l’écrit, et pas seulement pour un hypothétique oral de
rattrapage.
- Si vous n’êtes pas sûr(e) d’avoir au moins 10/20 au bac, je vous conseille de réviser l’oral de
rattrapage dès la fin des épreuves écrites. N’attendez pas le jour des résultats pour vous y mettre :
vous n’aurez plus qu’un ou deux jours…
Comment se passe l’oral ?
Vous présentez à l’examinateur votre convocation et la feuille où se trouve indiquée l’œuvre
étudiée pendant l’année. N’oubliez pas d’avoir l’œuvre (ou les textes) en deux exemplaires, de
manière à en prêter un à l’examinateur. Ce dernier vous donnera un extrait à expliquer. Vous
aurez 20 minutes de préparation, et 20 minutes pour expliquer. Dans la pratique, la plupart des
candidats ne parviennent pas à parler pendant tout ce temps. Si vous apprenez bien le
commentaire que je vous ai donné (et que vous le comprenez, bien sûr), il me semble que vous
pourrez tout de même tenir un bon quart d’heure. Si vous vous arrêtez avant, l’examinateur vous
posera des questions sur le texte et, éventuellement, sur des notions du programme. Le but n’est
pas de vous piéger, mais au contraire de vous aider à donner le meilleur de vous-même.
Que faut-il dire dans l’explication ?
1. Resituez l’extrait dans son contexte, en indiquant quel est l’objectif d’Épicure dans la Lettre à
Ménécée et en rappelant ce qui précède l’extrait à étudier.
2. Résumez l’idée principale de l’extrait (la thèse centrale) et annoncez brièvement les différentes
étapes de la pensée de l’auteur.
3. Lisez le texte à voix haute (si l’examinateur ne vous a pas demandé de le faire dès le départ).
4. Expliquez le texte en détail. Vous n’êtes pas obligé de faire une objection à l’auteur, de manière à
ouvrir un débat argumenté. Contentez-vous de rendre le texte plus compréhensible, à moins que
l’examinateur vous propose d’en faire la critique. En revanche, il est recommandé de parler
brièvement de ce qui suit l’extrait à étudier.
____________________
Commentaire de la Lettre à Ménécée (paragraphes 1 à 13)
Notions du programme abordées dans la Lettre à Ménécée et dans ce commentaire :
le bonheur, le désir, la religion, la matière et l’esprit, la morale, la justice….
Introduction
Épicure (vers 342 – 270 avant J.-C.) était un philosophe athénien. Quand il est encore enfant,
Philippe de Macédoine (père d’Alexandre le Grand) conquiert la Grèce. Athènes cesse d’être la
puissante cité démocratique et indépendante qu’elle était à l’époque de Socrate et Platon. Ce
contexte historique n’est pas à négliger. Dans une cité dominée par un pouvoir monarchique, la vie
politique a beaucoup moins d’importance. C’est pourquoi, comme nous le verrons, Épicure ne
s’intéressait guère aux questions politiques (contrairement à Platon). La sagesse et le bonheur
constituaient pour lui une affaire purement privée.
La plus grosse partie des œuvres d’Épicure a été perdue ou détruite. Il nous reste
heureusement trois lettres qui constituent un résumé de sa philosophie. La Lettre à Ménécée
présente la partie consacrée à la morale. Une morale est un ensemble de principes censés guider
l’action des individus, en leur expliquant la différence entre le bien et le mal, entre les bonnes
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actions et les mauvaises. Épicure va donc rappeler à son disciple quelles règles il faut suivre pour
bien vivre. Mais qu’on ne s’y trompe pas : il ne va pas lui « faire la morale », c’est-à-dire lui
rappeler ses devoirs. Contrairement à Kant (philosophe allemand du 18ème siècle), Épicure ne met
pas en avant le devoir moral. Ce qu’il veut, c’est expliquer comment accéder au bonheur. Car bien
vivre, pour l’épicurisme, cela consiste à être heureux. Voyons cela plus précisément.
[Paragraphes 1-3 : justification de la philosophie, présentée comme médecine de l’âme]
Épicure commence par justifier l’étude de la philosophie (c’est-à-dire de sa philosophie). La
thèse qu’il soutient, c’est qu’il n’y a pas d’âge pour philosopher. Il tente donc ainsi de réfuter deux
thèses implicites : les jeunes ne peuvent pas faire de la philosophie (parce qu’ils n’ont pas assez de
maturité.) ; les vieilles personnes n’ont plus à faire de la philosophie (leur vie est derrière eux).
L’argumentation d’Épicure se fait en trois temps :
Premier temps : s’il faut faire de la philosophie, c’est que la santé de l’âme concerne tout le
monde. Tous les hommes aspirent à guérir leur âme de ce qui les trouble : peurs, frustrations, etc.
On notera qu’Épicure définit ici implicitement comme une médecine de l’âme. Le but de la
philosophie c’est la sagesse ou le savoir (« sophia » en grec). Mais ce savoir, pour Épicure, est
principalement orienté vers la pratique, c’est-à-dire l’action. L’important, pour un philosophe,
n’est pas d’accumuler des connaissances sur soi-même ou sur le monde : c’est de savoir comment
vivre, de manière à être heureux. Et pour atteindre ce savoir, la philosophie est indispensable, car
elle est un effort pour penser sans aucun préjugé (cf. l’introduction à la philosophie). Or, la santé
de l’âme (qui est une part essentielle du bonheur) nécessite l’abandon de certains préjugés (sur les
dieux ou sur la mort, par exemple). Nous verrons cela un peu plus tard.
2ème temps de l’argumentation : Épicure tente de réfuter l’idée qu’il peut être trop tard ou
trop tôt pour devenir sage. Il n’est jamais trop tard, car même si le vieillard vit moins intensément
que le jeune, sa vie n’est pas terminée. Au moins peut-il se remémorer les moments agréables du
passé, et jouir ainsi de sa vie, même si c’est d’une manière plus contemplative que le jeune. Quant
à ce dernier, il peut aussi devenir sage. Comme on le verra, la philosophie d’Épicure ne nécessite
pas une grande expérience ou une grande maturité intellectuelle. Elle consiste en quelques
principes très simples, qui pourraient permettre même aux jeunes de se délivrer de leurs soucis de
l’avenir et d’être tranquilles comme les vieillards. Autrement dit, ils peuvent aussi devenir
heureux – puisque le bonheur, comme on le verra, est pour Épicure synonyme de tranquillité.
3ème temps de l’argumentation : Épicure conclut en expliquant que l’étude de la philosophie
est nécessaire pour atteindre le bonheur, parce qu’elle nous permet de connaître avec lucidité
quelles sont les causes de celui-ci. Encore une fois, la philosophie n’a pas forcément un intérêt en
elle-même : elle est surtout un moyen, une médecine servant à purifier l’âme. Et pour étoffer son
argumentation, pour montrer que la philosophie devrait concerner tout le monde, Épicure donne
une sorte de définition du bonheur : il est le but unique de toute notre vie. Tout le reste n’est qu’un
moyen pour atteindre cet objectif. Tant que nous ne l’avons pas atteint, nous mettons toute notre
énergie et tous nos moyens en œuvre pour devenir heureux. Quand nous sommes heureux, au
contraire, nous n’avons plus rien à désirer, nous ne sommes plus poussés à agir : « nous avons
tout ». Donc, le bonheur est le bien essentiel de l’homme, et la philosophie est une des conditions
nécessaires pour atteindre ce bien. La morale d’Épicure est une philosophie du bonheur, un
eudémonisme. Elle ne consiste pas à dire : « Voici quel est ton devoir » mais : « Voici les
principes que je te conseille d’appliquer si tu veux atteindre le bonheur ».
Avant d’exposer précisément ces principes, Épicure recommande à son disciple de les mettre
en pratique et de les méditer. Sa philosophie, comme nous l’avons vu plus haut, est avant tout un
moyen pour bien agir. La connaissance est subordonnée à la pratique. Il ne suffit pas de
comprendre ce qui rend les hommes heureux pour être sage. Il faut mettre cette connaissance en
pratique, intérioriser les principes philosophiques en acquérant de bonnes habitudes. D’où l’idée
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de répétition : « Attache-toi donc aux enseignements que je n’ai cessé de te donner et que je vais te
répéter ». D’où également l’idée de méditation : il faut penser et repenser quotidiennement aux
enseignements du maître de manière à s’en imprégner et à se débarrasser définitivement des
préjugés qui empoisonnent l’existence. Lire Épicure une fois ne suffit pas ! Il faut que sa
philosophie devienne – un peu comme un texte religieux – un guide qu’on connaît sur le bout des
doigts et qu’on consulte à chaque instant pour savoir comment vivre.
[Paragraphes 4 et 5 : 1ère règle menant au bonheur : ne pas craindre les dieux]
Le premier principe qu’il faut intérioriser dans son âme, si l’on veut être heureux, c’est que
les dieux ne sont pas à craindre. Pour argumenter cette thèse, Épicure fait un raisonnement
implicite en s’appuyant sur une définition communément acceptée des dieux : ce sont des êtres
immortels et bienheureux. À partir de là, il peut critiquer les représentations que les Grecs se font
habituellement des dieux à cette époque (IIIème siècle avant J.-C.). Son but n’est pas de démontrer
l’inexistence des dieux : il n’est pas athée, puisqu’il juge l’existence des dieux « évidente » (cf. la fin
du paragraphe 4). En revanche, il refuse l’image qu’on se fait ordinairement des dieux, car cette
image est contradictoire, donc fausse. D’un côté, les dieux sont représentés comme des êtres
immortels et bienheureux (à juste titre, selon Épicure), et de l’autre on contredit cette immortalité
et cette béatitude (c’est-à-dire ce bonheur). En effet, on s’imagine que les dieux vivent dans notre
monde, où les causes de mortalité (maladies…) abondent. Surtout, on croit qu’ils sont animés par
des passions très humaines comme la colère ou la jalousie1. Or, comment peut-on être heureux si
on a de tels sentiments ? Nous n’avons donc pas à craindre les dieux. D’une part, ils vivent loin de
notre monde, dans un lieu où la mort n’existe pas. Surtout, ils sont parfaitement heureux, sans
soucis, et c’est pourquoi ils ne se soucient pas de nous ni ne cherchent à nous contrôler.
Implicitement, on le voit, Épicure nous incite à nous débarrasser de toute forme de religion.
Certes, il n’est pas athée : il croit en l’existence des dieux. Mais une religion ne se réduit pas à des
croyances : elle est aussi un ensemble de pratiques qui sont censées rapprocher les croyants de
leur(s) divinité(s). Or, pour Épicure, ces pratiques sont visiblement superflues : nous n’avons pas à
rendre un culte aux dieux, puisqu’ils ne s’occupent pas de nous.
Mais, cela ne veut pas dire qu’Épicure soit impie, c’est-à-dire qu’il manque de respect envers
les dieux. Au contraire, il se fait d’eux une image très haute. Comme il l’explique dans le
paragraphe 5, c’est bien plutôt la foule (la grande majorité des hommes) qui est impie. En effet, elle
se représente les dieux, non pas selon une idée juste de la réalité (« prénotion ») mais selon des
préjugés qui ne correspondent pas à la réalité (« présomptions fausses »). Les hommes, autrement
dit, font des dieux à leur image. Certes, ils s’imaginent que les dieux ont des vertus, c’est-à-dire des
qualités morales. Ils pensent notamment que les dieux sont justes, et pour cette raison punissent
les « méchants » et récompensent les « bons ». Mais en pensant cela, ils ont une fausse idée de la
justice. Ils se représentent les dieux comme des tyrans qui punissent tous ceux qui osent les
critiquer, tous ceux qui refusent de se soumettre à eux. La prétendue « justice » des dieux est
comme celle des hommes : très injuste, au fond. Aussi les hommes craignent-ils d’être châtiés par
les dieux, soit en cette vie, soit dans l’au-delà : ils craignent la colère divine tout comme ils
craignent celle des tyrans. Croyant respecter les dieux, ils s’en font en réalité une image déplorable.
[Paragraphes 6 et 7 : 2ème règle menant au bonheur : ne pas craindre la mort]
Le deuxième grand principe, c’est que la mort n’est pas à craindre. L’argumentation
épicurienne repose implicitement sur une conception matérialiste de l’univers. Comme tous les
1
Par exemple, Zeus est souvent en colère (d’où les orages), et il rend son épouse Héra malade de jalousie
par ses infidélités.
7
matérialistes2, Épicure considère que tout ce qui existe est matériel. Dans sa théorie, il n’y a rien
d’autre dans l’univers que de petites particules élémentaires se mouvant dans le vide : les atomes3.
Même l’âme – cette chose qui donne vie à notre corps et est capable d’éprouver des sensations – est
matérielle, et c’est pourquoi elle meurt en même temps que le corps, les atomes qui la constituent
se dispersant dans la nature.
Or, pour Épicure, le bien et le mal résident dans la sensation. Le bien est synonyme de plaisir,
tandis que le mal consiste dans des sensations douloureuses. Et puisque l’âme meurt avec le corps,
la mort est absence totale de sensations. Elle n’est donc pas un mal (ni un bien, d’ailleurs), et nous
n’avons pas à la craindre.
En quoi cette conclusion peut-elle nous aider à être heureux ? C’est que la mort est le mal (ou
plutôt le prétendu mal) qui nous fait le plus horreur. Par conséquent, nous débarrasser de la crainte
de la mort est pour nous un immense soulagement. Cela nous permet de vivre plus
tranquillement, c’est-à-dire de nous approcher du bonheur. De plus, une fois cette crainte
disparue, nous pouvons nous débarrasser d’un désir vain (inutile et frustrant) : le désir
d’immortalité. Au lieu d’espérer en une survie imaginaire dans l’au-delà, nous pourrons
désormais profiter de cette vie présente, la seule que nous ayons.
Reste à répondre à une objection : même si on ne souffre pas une fois qu’on est mort, n’est-il
pas pénible d’attendre la fin de la vie ? La perspective de devoir être un jour anéanti n’est-elle pas
en elle-même douloureuse ? Non, répond Épicure, car le néant ne peut être un objet pour notre
pensée. Notre mort est impensable, et la crainte que nous en avons est donc absurde. Les seules
choses qui sont à craindre sont dans la vie elle-même, non en-dehors d’elle. La « mort n’est rien
pour nous » : elle ne nous concerne pas.
Cette idée, présente au début du paragraphe 6, est reprise dans le paragraphe 7, qui est une
sorte de résumé de tout ce passage sur la mort. En deux formules frappantes, Épicure explique que
la mort ne saurait nous concerner. La vie et la mort sont la négation l’une de l’autre et ne sauraient
donc se mélanger. Au fond, il s’agit là d’une vérité tellement logique qu’elle en est évidente : tant
qu’on est vivant, on n’est pas encore mort, et quand on est mort, on n’est plus vivant !
Remarque : On pourrait sans doute objecter à Épicure que les choses sont plus complexes. Quand
nous avons de grands projets, dont la réalisation nécessite beaucoup de temps, nous pouvons craindre que la
mort survienne avant la fin de cette réalisation. Mais, comme on les verra dans les paragraphes 10 à 12, la
sagesse épicurienne consiste précisément à ne pas avoir de grands projets !
[Paragraphe 8 : complément aux paragraphes 6 et 7]
Après avoir montré que la mort n’est pas à craindre, Épicure s’efforce de réfuter deux autres
préjugés concernant la mort.
Premier préjugé : la mort serait désirable. Contre cette idée, Épicure a déjà expliqué dans les
deux paragraphes précédents que la vie devient agréable si on se débarrasse de la crainte du pire
des « maux » (ou prétendus maux) : la mort. Les autres désagréments de la vie (maladies,
blessures, etc.) sont en effet supportables. Le sage (celui qui a intériorisé la philosophie épicurienne
et sait comment il faut s’y prendre pour bien vivre) ne considère donc pas que la vie soit un
fardeau dont il faudrait se débarrasser. Nous verrons dans les paragraphes 10, 11 et 12 comment il
s’y prend pour que sa vie comporte davantage de plaisirs que de souffrances.
Par ailleurs, la brièveté de la vie ne la rend pas moins agréable. Comme on l’a vu, la mort ne
nous concerne pas : ce qui compte, c’est la qualité de la vie, non sa durée. Pour faire comprendre
cette idée, Épicure fait une comparaison avec la nourriture : nous n’avons pas besoin de manger
2
Il ne faut pas prendre ce mot au sens courant : Épicure ne considère pas du tout que le bonheur consiste à
accumuler un grand nombre de biens matériels. Il est matérialiste au sens où il pense que tout est matériel.
3
C’est la théorie de l’atomisme. Notons que ce terme n’est pas synonyme de « matérialisme ». On peut très
bien être matérialiste sans croire que la matière est constituée de particules infiniment dures, incassables.
8
beaucoup pour apprécier la saveur d’un bon plat. Ainsi, de façon implicite, il affirme qu’il n’y a
pas de différence essentielle entre la vie d’un sage et celle d’un dieu. Certes, le premier n’est pas
immortel, mais cela ne change rien à son bonheur, puisqu’il ne se soucie pas de la mort (cf. la fin
de la Lettre à Ménécée : « tu vivras comme un dieu parmi les hommes »).
Deuxième préjugé : le jeune devrait bien vivre, tandis que le vieillard devrait bien mourir.
Pour réfuter cette idée, Épicure rappelle ce qu’il avait déjà dit dans le premier paragraphe : le
bonheur est encore possible dans la vieillesse. Il est donc absurde de dire aux vieillards de « se
préparer à la mort », c’est-à-dire de mener une vie triste, morbide, pleine de sombres pensées sur la
mort et de repentir à l’égard des fautes passées. De plus, il n’y a pas de différence essentielle entre
« bien vivre » et « bien mourir ». Qu’on soit jeune ou qu’on soit vieux, il s’agit de vivre le plus
heureux possible, et ce jusqu’aux derniers moments de l’existence. « Bien mourir », cela veut dire
terminer sa vie agréablement, en pensant le moins possible à la mort !
Fin du paragraphe : retour à la réfutation du premier préjugé. Épicure s’en prend à nouveau
à ceux qui prétendent que la vie est une suite de souffrances, et qu’il vaudrait mieux ne pas être né,
ou mourir le plus tôt possible. Nous n’avons pas à prendre au sérieux ceux qui disent ce genre de
choses, puisqu’ils ne se suicident pas. Au fond, ils ne pensent pas vraiment ce qu’ils disent.
[Paragraphes 9 - 3ème règle menant au bonheur : il faut considérer l’avenir avec sagesse]
Les paragraphes précédents ont pu nous laisser croire qu’il faut vivre au jour le jour : « Carpe
diem » (« Cueille le jour », « Profite du jour présent »), comme écrivait le poète épicurien Horace.
Mais en réalité, la pensée d’Épicure est plus nuancée. Certes, il ne faut pas se préoccuper de la
mort, puisque cet événement ne nous concerne pas. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut se
désintéresser totalement de l’avenir : ce dernier nous appartient dans une certaine mesure.
Il faut éviter à ce sujet deux erreurs opposées. La première consiste à avoir une confiance
excessive en notre capacité à contrôler l’avenir. Cette attitude conduit inévitablement à des
déceptions douloureuses. L’autre erreur consiste à croire que l’avenir est déjà tout tracé. Elle
conduit à la résignation, au désespoir, et nous empêche de sortir de notre malheur. L’attitude du
sage, on le verra, consiste à éviter ces deux excès en se fixant des objectifs à court terme, de
manière à minimiser les risques d’échec.
[Paragraphe 10 – Quatrième règle permettant d’accéder au bonheur :
il faut se débarrasser des désirs vains et satisfaire principalement les désirs nécessaires]
Cette règle n’est pas exposée explicitement, mais elle est sous-entendue par Épicure, qui établit une
classification des désirs de manière à mettre en évidence ceux qui conduisent au bonheur :
Désirs
Désirs naturels
naturels, c’est-à-dire :
- venant de la nature, non créés
artificiellement par l’homme
- correspondant à la nature humaine,
à ce que l’homme est essentiellement.
Ces « désirs naturels » sont en fait
davantage des besoins que des désirs.
Désirs nécessaires
Désirs vains
Ce sont les désirs impossibles
ou très difficiles à réaliser. Étant
insatiables, infinis, ils apportent
plus d’inquiétude et de frustrations
que de plaisir. Ex. : avarice, désir
d’immortalité, de gloire, passion amoureuse
Désirs seulement naturels (non nécessaires)
Ex : désir de manger des plats raffinés.
à la vie
à la santé du corps
au bonheur (santé + tranquillité de l’âme)
ex : désir de manger
ex : désir d’avoir une nourriture équilibrée
ex : désir de faire de la philosophie
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S’il est essentiel de savoir classer les désirs, c’est pour se débarrasser des désirs vains (qui
apportent plus de frustrations et d’inquiétude que de plaisir) de manière à ne garder que les désirs
naturels, et en particulier les désirs nécessaires. Le but de tout homme, en effet, c’est d’atteindre le
bonheur, c’est-à-dire la santé du corps plus l’ataraxie (absence de troubles, d’inquiétude) de l’âme.
Brève critique de la conception épicurienne du bonheur
Pour Épicure, donc, le bonheur est d’abord tranquillité, repos du corps et de l’âme : le plaisir
vient lorsque la tempête de l’âme est apaisée, c’est-à-dire quand le désir a été satisfait et qu’il n’y a plus
d’inquiétude. C’est pourquoi il faut avoir des désirs simple, faciles à satisfaire, et non chercher sans
cesse à dépasser ses limites. En somme, il faut surtout combler des besoins biologiques et non pas
cultiver des désirs au sens propre du terme.
Mais cette conception est discutable. Le bonheur est-il un état, quelque chose de statique ? N’est-il
pas plutôt un processus, une activité, quelque chose de dynamique ? Pour Épicure, le bonheur consiste
à éprouver un maximum de plaisir et un minimum de peines. Mais le plaisir dont il parle consiste
surtout à ne pas éprouver de souffrance physique ou psychique. C’est le plaisir d’être en repos, sans
souci, sans crainte. Or, il existe d’autres formes de plaisir, liées à l’excitation et à l’activité du sujet
désirant. Le plaisir n’est-il pas plus intense lorsqu’il y a encore du désir, lorsqu’on est en train de
satisfaire son désir, que lorsque le désir est satisfait ? Par exemple, lorsqu’on écoute une musique, on
est sans arrêt tendu vers ce qui va suivre, et le plaisir vient de ce qu’on désire entendre la suite. De
même, lorsqu’on discute avec un ami, le plaisir vient de ce qu’on est curieux de ce qu’il va dire. Si le
désir disparaît, l’excitation aussi, et le plaisir se réduit à une satisfaction plate. Il n’est plus quelque
chose de positif, mais une absence d’inquiétude. D’ailleurs, que serait une absence totale d’inquiétude,
un repos complet ? Ne serait-ce pas la mort elle-même ? Dans le Gorgias de Platon, Calliclès fait une
remarque de ce genre. Alors que Socrate considère que le bonheur consiste à avoir satisfait tous ses
désirs, Calliclès fait remarquer qu’il s’agit là du bonheur d’une pierre, ou d’un cadavre.
[Paragraphe 11 – Cinquième règle : avant d’agir, il faut faire un calcul des plaisirs et des peines,
de manière à avoir la vie la plus agréable possible, et la moins pénible]
Comme on l’a vu dans le paragraphe précédent, Épicure a associé implicitement le bonheur
au plaisir. Pour l’essentiel, le plaisir et le bonheur ne font qu’un. Le plaisir est le commencement (le
principe, la base) et la fin (le but) de la vie heureuse. Il est conforme à notre nature, c’est-à-dire à
l’essence de l’homme, à ce qu’il est essentiellement. Autrement dit, le plaisir est atteint lorsque les
désirs naturels sont réalisés, et lorsque rien ne vient perturber le fonctionnement naturel du corps
et de l’âme. Notons à ce sujet que le plaisir, pour Épicure, est essentiellement un plaisir des sens.
C’est en se guidant d’après ses sensations qu’on peut savoir si une action est bonne ou pas. Ce qui
nous donne des sensations agréables est bon, ce qui nous fait souffrir est mauvais.
Mais le fait que le plaisir soit essentiel ne signifie pas qu’il faut rechercher tout plaisir sans
réfléchir. Épicure, ici, vise à rectifier une erreur fréquente concernant sa philosophie : on imagine
que les épicuriens passent leur temps à faire la fête, à s’enivrer, à manger des mets délicieux, etc.
En réalité, un épicurien est une personne très raisonnable, qui s’abstient de tout excès. Avant
d’agir, il se demande quelles sont les conséquences de ses actes. Dans certains cas, il s’abstiendra
d’une action qui ferait plaisir sur le moment mais produirait de grandes souffrances dans l’avenir
(par exemple une cirrhose du foie ou d’autres maladies). Inversement, il ne faudra pas reculer
devant certaines souffrances, si elles sont des maux nécessaires. Par exemple, s’il est malade, il
suivra un traitement un peu pénible pour éviter des souffrances plus grandes encore et se rendre
capable, par la suite de pouvoir à nouveau éprouver de nombreux plaisirs. Il ne s’agit donc pas,
explique Épicure, de rechercher la souffrance pour elle-même. Toute souffrance est en soi un mal,
de même que tout plaisir est en soi un bien. Seulement, il peut se faire qu’une action plaisante ait
des conséquences très pénibles, et qu’une action pénible ait des conséquences très agréables. Il
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faudra alors éviter l’action plaisante et accomplir l’action pénible, mais toujours dans le but d’avoir
un maximum de plaisir et un minimum de souffrance.
[Paragraphe 12 : complément aux paragraphes 10 et 11]
Nous avons vu, dans les deux paragraphes précédents, que le sage épicurien privilégie les
désirs naturels et nécessaires afin d’éprouver un maximum de plaisirs et un minimum de
souffrances. En modérant ses désirs, le sage pourra se suffire à soi-même (comme Épicure le dit au
début du paragraphe 12), c’est-à-dire avoir des besoins qu’il pourra lui-même satisfaire, parce
qu’ils ne nécessitent pas beaucoup de travail. Et c’est pourquoi l’autosuffisance est un « grand
bien » : elle permet de vivre sans inquiétude par rapport à l’avenir et d’éviter le manque.
Est-ce à dire qu’il faille toujours se contenter de peu, c’est-à-dire satisfaire seulement des
désirs nécessaires ? Non. Nous pouvons, de temps en temps, vivre dans l’abondance et dans
l’opulence, c’est-à-dire dans la richesse, dans le luxe. Autrement dit, nous pouvons satisfaire des
désirs naturels et non nécessaires, comme celui de manger des plats raffinés. Mais ce luxe doit rester
l’exception. Si nous nous habituons à lui, nous avons besoin de lui et notre plaisir diminue. Il en va
du luxe comme des drogues : l’accoutumance est liée à une diminution du plaisir. De plus, en
devenant une habitude, le plaisir cesse d’être naturel : notre organisme s’est modifié, il a des
besoins nouveaux, qui n’étaient pas présents dès l’origine. Or, explique Épicure, seul ce qui est
naturel est facile à se procurer. Ce qui est sous-entendu par cette remarque, c’est que s’habituer à
des biens rares et coûteux est prendre le risque de souffrir lorsque ces biens viendront à manquer.
D’autre part, le plaisir procuré par des biens simples est égal à celui du luxe, du moment qu’on en
a ressenti le besoin. L’exemple donné par Épicure est éclairant à cet égard : une nourriture très
ordinaire (pain d’orge et eau) causent un grand plaisir si on a soif et bon appétit.
Remarque importante : Pour Épicure, nous l’avons vu plus haut, le plaisir (et par conséquent
le bonheur) est d’abord défini comme absence de souffrance, tranquillité, état de satisfaction. Or,
ce qu’il écrit maintenant semble en partie contredire cette définition : pour avoir du plaisir en
mangeant, il faut avoir de l’appétit, ressentir un manque. Le plus grand plaisir n’est donc peut-être
pas d’avoir satisfait son désir, mais d’être en train de le satisfaire. Tout se passe comme si Épicure
hésitait dans sa manière de définir le plaisir et le bonheur, ce qui montre bien la difficulté du
problème. Retournons maintenant à notre étude linéaire du texte.
Dans la suite du paragraphe, Épicure résume son argumentation concernant les désirs
naturels non nécessaires et les plaisirs superflus qu’ils procurent. Il faut satisfaire ces désirs avec
modération car :
1. cette modération permet à l’individu de rester en bonne santé, donc de travailler à la satisfaction
de ses désirs nécessaires ;
2. elle permet de jouir du superflu, puisque celui-ci n’est pas devenu une habitude ;
3. elle permet de ne pas craindre l’avenir : si la chance tourne et qu’il ne peut plus se payer des
biens luxueux, le sage n’éprouvera aucune frustration, puisqu’il ne s’est pas accoutumé à ces biens.
Après avoir expliqué quelle est l’attitude le sage vis-à-vis des désirs et des plaisirs, Épicure
peut réfuter les fausses rumeurs qui circulent autour de son école. Certains en effet, ayant entendu
dire que les épicuriens mettent le plaisir au-dessus de tout, imaginent que ces philosophes passent
leur vie à faire la fête, s’adonnant sans retenue aux plaisirs de la table et de la chair. Notons à ce
propos que l’adjectif « épicurien », en français contemporain, désigne encore quelqu’un qui aime à
faire des excès. Pour Épicure, il s’agit là d’un grave contresens. La vie sage, selon lui, consiste à
préférer le repos au plaisir inquiet (celui qui s’accompagne d’un sentiment de manque, celui qui
est lié au désir vain). Le vrai sage n’est pas aveuglé par ses désirs : lucide, il choisit de cultiver les
désirs qui le mènent au vrai bonheur, et renonce à ceux qui engendrent de la frustration.
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[Paragraphe 13 : la vertu de prudence est au principe du bonheur, et vice-versa]
Le sage épicurien, on l’a vu, ne se laisse pas aller, il ne cherche pas à réaliser n’importe quel
désir. En toute circonstance, il fait preuve de prudence. Cette qualité, pour Épicure, est la clé du
bonheur, et en ce sens elle est le plus grand des biens (sous-entendu : à l’exception du bonheur,
puisque celui-ci est le bien en soi ; la prudence est en fait le plus grand des moyens pour atteindre le
bonheur). Épicure met même la prudence au-dessus de la philosophie, dont il a pourtant affirmé la
nécessité au début de la Lettre à Ménécée. Pour comprendre cela, il faut savoir que la notion de
prudence, chez les Grecs, va plus loin que la simple prévoyance. La prudence est une vertu – c’està-dire une qualité morale acquise qui dispose à bien agir – grâce à laquelle on est capable de juger
ce qui est bon dans des circonstances particulières. La philosophie donne de grands principes
généraux (ne pas craindre la mort, se débarrasser des désirs vains, etc.) et en cela elle est
indispensable, mais elle n’explique pas de manière concrète comment il faut vivre au jour le jour.
Pour savoir cela, il faut une certaine pratique de la vie et une expérience de ses propres besoins.
Même si la définition générale du bonheur est la même pour tout le monde, chaque individu est
unique et ses besoins sont légèrement différents de ceux d’autrui. Par exemple, nous n’avons pas
tous à suivre le même régime alimentaire. Or, c’est la prudence qui nous aide à faire les bons choix
dans ce genre de domaine.
La prudence est donc synonyme de sagesse pratique, et à ce titre elle est la mère de toutes les
autres vertus, comme l’honnêteté et la justice. Si nous sommes prudents, nous éviterons de faire
tort à autrui, parce que nous saurons que tout conflit peut nuire à notre tranquillité. La prudence
est donc la clé du bonheur. Mais, affirme Épicure de manière paradoxale, l’inverse est vrai ici : il
est impossible d’être vertueux (honnête, juste, prudent) si on n’est pas heureux. Ce paradoxe peut
s’expliquer de la manière suivante : seul quelqu’un qui est heureux, sans frustration, sera
dépourvu de jalousie à l’égard d’autrui. Il n’aura donc aucune raison d’être injuste à son égard. Le
sage est comme les dieux : satisfait de son bonheur, sans souci, il n’a aucune envie de faire du mal
aux autres. De la même manière, un homme heureux n’aura plus aucune raison de se créer des
désirs inutiles et de se livrer à des excès.
Reste à expliquer comment il est possible de devenir heureux, si le bonheur et la vertu
s’impliquent mutuellement. Si l’on n’est pas vertueux, on ne peut être heureux, et si l’on n’est pas
heureux, on ne peut être vertueux. D’après ce que semble écrire Épicure, en somme, il faudrait déjà
être heureux pour pouvoir le devenir ! Pour résoudre cette difficulté, on peut rappeler qu’une
vertu est quelque chose qui s’apprend. À force de s’exercer à la prudence, on finira par devenir
durablement prudent, donc heureux. De même, le bonheur est quelque chose qui s’acquiert
progressivement. Plus on évacue les craintes et les soucis de son âme, plus on s’approche du
bonheur. Ce dernier n’est donc pas un but inaccessible.
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