Partie VIII. Apprentissage et mémoire : plasticité des synapses et des circuits adultes Chapitre VIII.1 Mémoire déclarative et mémoire non déclarative DIFFÉRENTS TYPES DE MÉMOIRE ET D'AMNÉSIE Pour prendre une définition simple. l'apprentissage est l'acquisition de nouvelles informations ou connaissances, et la mémoire correspond à la rétention de l'information acquise. Tout au long de sa vie, on apprend et mémorise beaucoup de choses différentes, et il faut souligner que toutes ces choses ne sont probablement pas traitées et stockées par les mêmes processus neuronaux. Assurément, 1'apprentissage n' implique pas une seule structure du cerveau ou un seul mécanisme cellulaire. De plus, le processus de stockage d'informations particulières peut varier à tout moment. Mémoire déclarative et mémoire non déclarative Les psychologues se sont beaucoup intéressés à l'apprentissage et à la mémoire. Ces études extensives ont permis d'établir une distinction entre différents types de mémoire: il y a ainsi plusieurs façons de distinguer les différentes catégories de mémoire, L'une des manières classiques de procéder est de distinguer la mémoire déclarative de la mémoire non déclarative. Au cours de la vie, on apprend toute une série de faits - par exemple que Namur est la capitale de la Wallonie; ou que l'entrée d'ions Na+ dans une cellule a un effet dépolarisant. Les souvenirs des événements de la vie sont aussi stockés - par exemple: «J'ai mangé des céréales au petit déjeuner» ou "Hier, le cours de génétique était très ennuyeux". Ainsi considère-t-on que le stockage des faits et des événements fait appel à la mémoire déclarative. (Fig. 23.1). La mémoire déclarative est à considérer dans le sens que nous donnons en général au mot "mémoire" au quotidien. Néanmoins, nous nous souvenons de bien d'autres choses. Ces mémoires dites non déclaratives se répartissent en deux catégories. Le type le plus commun est ce que l'on appelle la mémoire procédurale ou mémoire des habilités motrices et, plus généralement, des comportements. On apprend par exemple à jouer du piano, à lancer une balle ou à nouer ses chaussures et ce type d'information est stocké quelque part dans le cerveau. Généralement, la mémoire déclarative est disponible pour un rappel conscient, ce qui n'est pas le cas de la mémoire non déclarative. Les tâches que nous apprenons et les réflexes ou les associations que nous formons nécessitent cependant une certaine forme de conscience. Selon le dicton, on n'oublie pas une fois que l'on a appris à rouler à vélo. On peut ne pas se rappeler quand on a fait du vélo pour la première fois (référence à la mémoire déclarative) mais le cerveau a retenu comment on en fait (référence à la mémoire procédurale). La mémoire non déclarative est aussi fréquemment dénommée mémoire implicite, parce qu'elle résulte de l'expérience. De même, la mémoire déclarative est appelée mémoire explicite parce qu'elle nécessite des efforts conscients. Figure 23.1 Différents types de mémoire déclarative et non déclarative. Il existe une autre différence entre les deux processus: les souvenirs de la mémoire déclarative se forment souvent facilement et disparaissent tout aussi facilement alors que les souvenirs liés à la mémoire procédurale se forment après un temps d'apprentissage émaillé de nombreuses répétitions, mais ils sont moins susceptibles de disparaître. C'est la différence entre se souvenir des capitales des pays étrangers et apprendre à faire du ski. La mémoire déclarative correspond généralement à ce que l'on appelle «souvenir» dans le langage courant, alors que la mémoire procédurale est plus proche de 1'"habitude" ou de l'habileté acquises. Mémoire à court terme et mémoire à long terme Les mémoires à long terme sont celles dont vous pouvez vous souvenir des jours, des mois, voire des années après leur acquisition. Néanmoins, toutes les informations ne font pas l'objet d'un stockage à long terme. Par exemple, qu'avez-vous pris lors de votre dernier repas hier au soir? Il est vraisemblable que vous n'aurez aucune difficulté pour répondre à cette question. Mais, qu'en est-il d'un dîner de la semaine dernière'? Dans ce cas, les chances de répondre correctement sont bien moindres. Cet exemple nous montre qu'il est utile de distinguer mémoire à court terme (qui correspond au dîner d'hier) et mémoire à long terme. Les mémoires à court terme sont de l'ordre de quelques secondes à quelques heures et sont relativement labiles. Par exemple, elles peuvent être «effacées» à la suite d'un traumatisme crânien ou même d'un traitement électroconvulsif appliqué dans le cas de certaines maladies mentales, alors que les mêmes événements n'affectent pas les mémoires à long terme (par exemple les souvenirs liés à l'enfance). Ces observations ont conduit à l'idée que les mémoires font d'abord l'objet d'un processus de stockage à court terme, puis qu'elles sont graduellement transformées en une forme plus permanente de mémoire selon un processus que l'on dénomme consolidation mnésique. Cependant, la consolidation mnésique ne nécessite pas absolument un passage par l'état de mémoire à court terme, qui n'est pas un intermédiaire obligatoire pour une mémorisation à long terme. De fait, les deux types de mémoires sont susceptibles d'exister en parallèle (Fig. 23.2). Figure 23.2 Mémoire à court terme et mémoire à long terme. L'information sensorielle peut être temporairement retenue sous forme de mémoire à court terme, mais une rétention d'information plus permanente sous forme de mémoire à long terme nécessite une phase de consolidation. (a) L'information peut être consolidée directement à partir de la mémoire à court terme. (b) Alternativement, le traitement de l'information nécessaire à sa consolidation pourrait intervenir de façon séparée des processus à court terme. La mémoire à court terme nécessite souvent de maintenir les informations disponibles à l'esprit. Par exemple, quand quelqu'un vous donne son numéro de téléphone, vous pouvez le retenir quelques instants, notamment en vous répétant ce numéro. Toutefois, si le numéro de téléphone est trop long, par exemple parce qu'il réfère en plus à l'identification d'un pays étranger qui ne vous est pas familier, vous pouvez avoir beaucoup plus de difficultés à le retenir. La mémoire à court terme est souvent étudiée en mesurant pour un individu le nombre de caractères qu'il peut retenir dans ce contexte, apprécié par le nombre maximal de chiffres délivrés au hasard qu'il peut restituer après avoir entendu une liste de ces chiffres. Dans ce cas, la capacité normale est de 7 chiffres plus ou moins 2 chiffres. Curieusement, on a observé que des patients atteints de lésions corticales conservent une mémoire à court terme normale pour les informations en rapport avec une modalité sensorielle donnée (par exemple, comme des sujets normaux, ils peuvent se rappeler le même nombre de chiffres après les avoir vus écrits), mais ils présentent un profond déficit de la mémoire à court terme si les informations ont une autre origine sensorielle (par exemple, ils ne peuvent se rappeler que d'un seul chiffre après les avoir entendus). Ces cas confortent l'idée de plusieurs sites de stockage temporaire dans le cerveau. Amnésie Dans la vie quotidienne, l'oubli est un fait aussi courant que J'apprentissage. C est normal et inévitable. Cependant quelques maladies et certaines lésions du cerveau entraînent une sévère perte de mémoire et/ou de l'aptitude à apprendre dénommée amnésie. Les chocs, l'éthylisme chronique, certaines encéphalites, les tumeurs cérébrales et les accidents vasculaires cérébraux peuvent interférer avec les processus mnésiques. L'amnésie est le sujet de nombreux films, dans lesquels une personne ayant subi un grave traumatisme se réveille le lendemain sans pouvoir dire qui elle est, ni se rappeler les événements passés. Ce type d'amnésie totale du passé est en fait très exceptionnel. Les traumatismes provoquent plus fréquemment une amnésie limitée, accompagnée d'autres déficits sans rapport avec la mémorisation. Si l'amnésie n'est pas associée à d'autres troubles cognitifs, elle est dite amnésie dissociée (les troubles de mémoire sont dissociés d'autres déficits), En fait ces cas d'amnésie dissociée sont particulière¬ment intéressants en raison de la relation qui peut alors être faite entre les troubles de la mémoire et les lésions cérébrales. La perte de mémoire qui suit un traumatisme cérébral peut classiquement se manifester de deux façons: elle peut impliquer soit une amnésie rétrograde, soit une amnésie antérograde (Fig. 23.3). L'amnésie rétrograde est la perte de souvenirs anciens, acquis avant le traumatisme. En d'autres termes, le sujet oublie les choses qu'il savait déjà. Les cas les plus sévères peuvent présenter une amnésie totale de tous les souvenirs relatifs à la mémoire déclarative, acquis avant le traumatisme. Plus souvent, l'amnésie rétrograde présente un tableau dans lequel les événements des mois ou des années antérieurs au traumatisme sont oubliés, mais la mémoire des événements plus anciens est beaucoup mieux préservée. L'amnésie antérograde est très différente et correspond à l'incapacité de retenir de nouveaux souvenirs, après le traumatisme. Dans les formes sévères d'amnésie antérograde, l'individu est parfois incapable d'apprendre quoi que ce soit de nouveau, et dans les formes moins sévères, l'apprentissage est plus lent et la tâche doit être répétée plus souvent. Les cas cliniques présentent souvent un mélange d'amnésie antérograde et rétrograde, avec différents degrés de gravité. Figure 23.3 Amnésie provoquée par un traumatisme cérébral. (a) Dans le cadre de l'amnésie rétrograde, les événements qui se sont déroulés pendant la période ayant précédé le traumatisme sont oubliés, mais les souvenirs£plus anciens sont préservés. (b) Dans le cas de l'amnésie antérograde, les événements qui ont précédé le traumatisme sont conservés, mais le sujet n'est plus capable de se souvenir de ceux qui ont suivi le traumatisme À LA RECHERCHE DE L'ENGRAMME Après avoir étudié les différents types de mémoire, voyons quelles sont les parties du cerveau concernées par le stockage des souvenirs. La représentation physique ou lieu de la mémoire s'appelle l'engramme, connu aussi sous le nom de trace mnésique. Quand on apprend le sens d'un mot dans une langue étrangère, où l'information est-elle conservée - où se trouve l'engramme'? La technique la plus souvent utilisée pour tenter de répondre à ce type de question est la méthode des lésions expérimentales introduite au siècle dernier par Pierre Flourens (voir chapitre 1). Les travaux de Lashley: l'apprentissage du rat dans le labyrinthe Dans les années vingt, le psychologue américain Karl Lashley effectua des expériences sur le rat pour étudier les conséquences de lésions cérébrales sur l'apprentissage. Avec une bonne connaissance de l'organisation cytoarchitectonique du néocortex, Lashley entreprit ses travaux pour déterminer si les engrammes se trouvaient dans des aires associatives particulières du cortex comme on le pensait à cette époque. Dans une expérience maintenant très classique, il apprit au rat à retrouver son chemin dans un labyrinthe, en le récompensant avec de la nourriture (Fig. 23.4a). Au début, il fallait du temps pour que le rat trouve la nourriture car il s'engageait dans des allées sans issue et devait faire demi-tour. Après avoir fait tour du labyrinthe plusieurs fois, le rat apprenait à éviter les impasses, et allait directement vers la nourriture. Lashley se demandait dans quelle mesure l'aptitude à effectuer cette tâche serait affectée si on provoquait une lésion en un point quelconque du cortex du rat (Fig. 23.4b). Il découvrit que si les lésions étaient pratiquées avant la période d'apprentissage, les rats parcouraient le labyrinthe pendant plus longtemps avant d'éviter les impasses. Il semblait que les lésions interféraient avec leur aptitude à apprendre. Dans un autre groupe de rats, la lésion intervenait après que les animaux aient appris à parcourir le labyrinthe: dans ce cas, les rats se trompaient et s'engageaient dans les impasses qu'ils avaient pourtant appris à éviter. La lésion affectait ou détruisait les processus mnésiques permettant de trouver la nourriture. Lashley découvrit aussi qu'il existait une corrélation entre la sévérité des déficits 23.4 Figure (b) 23.4 Effets d'une lésion corticale chez le rat sur le test du labyrinthe. (a) Le rat est entraîné à courir un labyrinthe, sans pénétrer dans les allées sans issue. (b) Les schémas illustrent trois types de lésions corticales délimitées en bleu, jaune et rouge. (c) Les erreurs de parcours sont directement proportionnelles à la surface de cortex lésé. Le nombre d'erreurs est représenté sous forme d'un histogramme cumulé, suggérant que les rats présentant les lésions les plus importantes ont des difficultés à se souvenir des branches du labyrinthe qui sont sans issue. (Source: d'après Lashley, 1929) causés par les lésions (à la fois pour l'apprentissage et la mémorisation) et la taille des lésions (Fig. 23.4c), mais apparemment pas de corrélation avec le site précis de la lésion dans le cortex. Ces observations firent penser à Lashley que les aires corticales contribuent de façon équivalente à l'apprentissage et à la mémoire; c' est seulement l'étendue de la lésion qui affecte la réalisation de la tâche du labyrinthe, parce que capacité à se souvenir du labyrinthe est moins bonne. Cette interprétation des résultats impliquait que les engrammes soient basés sur l'intervention de larges régions corticales, plutôt que des sites précis localisés dans une seule aire. Cette interprétation va cependant bien au-delà de ce que les résultats des expériences permettent de conclure. Considérons en effet l'importance des lésions sur la figure 23.4b: s'il n'y avait pas de différence significative dans les conséquences des différentes lésions pratiquées par Lashley, c'est peut-être parce que les lésions étaient si grandes qu'elles affectaient plusieurs aires corticales impliquées dans l'apprentissage de la tâche du labyrinthe. Une autre difficulté venait de ce que les rats pouvaient résoudre le problème du labyrinthe de plusieurs façons (en utilisant différents systèmes sensoriels: la vue, le toucher, l'olfaction) et la perte d'un type de mémoire pouvait être compensée par une autre. Des travaux ultérieurs ont prouvé que les conclusions de Lashley étaient erronées: les aires corticales ne contribuent pas toutes de la même façon aux processus mnésiques. Néanmoins Lashley avait raison en ce qui concerne le caractère distribué de la mémoire au niveau cortical. Ses travaux sur l'apprentissage et la mémoire eurent en fait une influence considérable, et de très nombreux autres scientifiques après lui se sont intéressés à cet aspect distribué des souvenirs dans les neurones corticaux. Hebb et la théorie des assemblées cellulaires L'étudiant le plus connu de Lashley s'appelait Donald Hebb, que nous avons déjà mentionné précédemment. Pour Hebb, il était fondamental de comprendre comment les informations sensorielles sont représentées dans l'activité cérébrale, si l'on voulait savoir comment et où ces représentations sont stockées. En 1949, dans un ouvrage remarquable intitulé "The organization of behavior", Hebb suggérait que la représentation interne d'un objet, par exemple le dessin d'un cercle sur une feuille de papier, implique toutes les cellules corticales activées par ce stimulus. C'est ce groupe de neurones activés simultanément que Hebb appelait une assemblée cellulaire (Fig. 23.5). Hebb imaginait que toutes ces cellules étaient reliées entre elles par des connexions réciproques. La représentation interne de l'objet était conservée dans la mémoire à court terme aussi longtemps que l'activité se manifestait entre les connexions de cette population de cellules. Hebb suggéra ensuite que si l'activité de cette assemblée cellulaire durait assez longtemps, une consolidation de l'information survenait au travers d'un processus qui rendait ces connexions plus efficaces (voir plus haut, les synapses de Hebb). Par la suite si un stimulus n'activait qu'une fraction des cellules de l'assemblée, comme sur la figure 23.5, toutes les cellules de l'assemblée étaient réactivées, rappelant ainsi la représentation interne complète du cercle. L'essentiel du message de Hebb peut ainsi être résumé de la façon suivante: (1) l'engramme pourrait être largement distribué entre les connexions qui relient une assemblée de cellules entre elles, et (2) pourrait impliquer les mêmes neurones que ceux qui sont associés il la sensation et la perception. La destruction d'une partie des cellules de l'assemblée ne détruirait probablement pas la mémoire, ce qui expliquerait peut-être les résultats des expériences de Lashley. Localisation de la mémoire déclarative dans le néocortex Selon la théorie de Hebb, si un engramme est basé sur l'information transmise par une seule modalité sensorielle, il devrait être possible de le localiser dans les zones du cortex qui correspondent à ce système. Par exemple, si un engramme dépend seulement de l'information visuelle, on peut penser que sa trace se situe dans le cortex visue1. De fait, des travaux concernant la discrimination visuelle chez le singe corroborent cette proposition. Étude chez le singe. Il est possible d'entraîner des macaques à effectuer des tâches de discrimination visuelle (ils sont capables de faire la différence entre des paires d'objets à partir de leur forme). Après une période d'entraînement pour cette tâche et lorsque le singe est capable de la mener à bien, des lésions expérimentales sont réalisées dans le cortex inférotemporal (aire IT), représentant une aire visuelle supérieure située dans le lobe temporal inférieur (Fig. 23.6a). Les animaux ayant subi cette lésion ne peuvent plus effectuer la tâche de discrimination, même si leurs capacités visuelles de base restent intactes. Ainsi, ou bien c'est la tâche apprise précédemment qui est oubliée, ou bien il n'est plus possible pour l'animal d'avoir accès aux informations stockées. Comme dans les expériences de Lashley, on peut en déduire que la mémoire de cette tâche particulière est stockée dans le cortex. Cependant, dans le cas de cette tâche qui repose spécifiquement sur la vision, il semble que la mémoire soit stockée dans une aire visuelle supérieure. Pour dire les choses autrement, le cortex inférotemporal représente alors à la fois une aire visuelle et une aire impliquée dans le stockage des souvenirs. Des expériences permettant d'observer les propriétés de réponse de neurones à l'échelon unitaire ont aussi contribué à mettre en évidence le rôle du cortex inférotemporal dans certains types de mémoire. Ainsi les enregistrements effectués sur des neurones de l'aire IT suggèrent qu'ils seraient responsables de l'encodage de la mémoire des visages (Fig. 23.6b). Dans une de ces expériences pratiquées sur un singe éveillé, l'activité d'un neurone de l'aire IT a été enregistrée. Au début on enregistre la réponse du neurone en présentant au singe plusieurs faces de singes qui lui sont familiers (d'autres singes qu'il voit souvent). La cellule répond davantage à certaines de ces photographies qu'à d'autres (ceci est comparable à ce qui se passe avec un neurone du cortex strié qui répond mieux à certaines orientations d'un trait de lumière qu'à d'autres). La figure 23.6c illustre les réponses que l'on obtient en présentant au singe de nouvelles faces de singes moins familières. À la première présentation des nouvelles images, la réponse de la cellule est modérée et sensiblement la même pour tous les stimulus. Cependant après quelques présentations supplémentaires, la réponse se modifie de plus en plus, de telle manière que certaines de ces faces évoquent une réponse significativement plus importante que d'autres. La cellule commence à répondre sélectivement à ces nouveaux stimulus en cours d'observation. Si l'on présente le même groupe de stimulus de façon répétée, la réponse du neurone pour chaque image devient plus stable. On peut alors penser que la sélectivité de ce neurone et celle d'autres neurones contribuent à l'encodage de la représentation (ou mémoire) de plusieurs faces de singes différentes. Cet aspect dynamique de la réponse des neurones de l'aire IT est en faveur de l'hypothèse de Hebb, suggérant que, dans le cerveau, les aires corticales servent à la fois au traitement de l'information sensorielle et au stockage des souvenirs. Chapitre VIII.2 Mécanismes de la plasticité synaptique chez les invertébrés (habituation, sensibilisation, conditionnement) L'exploration des changements qui surviennent dans le cerveau de l'homme ou d'autres mammifères se heurte au nombre considérable des neurones et à la complexité des connexions du système nerveux central des mammifères. Associer sans ambiguïté un changement comportemental avec une modification de la force ou du nombre des connexions de populations particulières de neurones reste donc un problème difficile. On peut cependant contourner cet obstacle en étudiant la plasticité dans des systèmes nerveux beaucoup plus simples. Cette façon de procéder se fonde sur l'hypothèse que la plasticité est un processus si fondamental que ses bases cellulaires et moléculaires ont toute chance d'avoir été conservées chez des organismes extrêmement différents. Les travaux d'Eric Kandel et de ses collègues de Columbia University sur le mollusque marin Aplysia californica (Figure 25.1A) illustrent les succès qu'a pu obtenir cette approche. L'aplysie a un système nerveux qui ne comporte que quelques dizaines de milliers de neurones dont beaucoup, de relativement grande taille (jusqu'à 1 mm de diamètre), se situent toujours au même endroit dans les ganglions qui forment le système nerveux de ce gastéropode (Figure 25.1B). Ces propriétés rendent possible d'enregistrer les signaux électriques et chimiques de neurones identifiables, aux propriétés définies et d'analyser les caractéristiques des circuits synaptiques impliqués dans le répertoire comportemental limité de l' aplysie. Réflexe de retrait de la branchie chez l’aplysie. Organisation anatomique et habituation étudiée au niveau cellulaire Voies impliquées dans la sensibilisation du réflexe de retrait de l’ouïe chez l’Aplysie/ Mécanismes cellulaires de la sensibilisation du réflexe de retrait de l’ouïe chez l’Aplysie/ Conditionnement classique chez l’aplysie L’adénylate cyclase a une plus forte activité quand le Ca++ augmente (sous l’effet de l’arrivée des PA dans le neurone sensoriel) Elle joue le rôle de détecteur de coïncidence entre le SC et le SI L'aplysie et beaucoup d'autres espèces, dont l'espèce humaine, présentent une forme élémentaire d'apprentissage, la sensibilisation, dans laquelle une réponse aversive déclenchée par un stimulus nociceptif se généralise à divers autres stimulus non nociceptifs. Chez l'aplysie, un léger attouchement du siphon entraîne une rétraction de la branchie et cette réponse s'habitue progressivement, devenant de moins en moins forte si l'on répète la stimulation. Après plusieurs répétitions, l'animal ne se préoccupe plus de rétracter sa branchie après avoir été touché. Mais si l'on couple l'attouchement du siphon à un fort choc électrique sur la queue, la même légère stimulation tactile du siphon déclenche alors une rétraction rapide de la branchie (Figure 25.1C). Le stimulus nociceptif appliqué à la queue sensibilise donc la rétraction de la branchie à l'attouchement. Une seule stimulation sur la queue suffit pour faire augmenter le réflexe pendant une heure au moins (sensibilisation à court terme). En répétant les stimulations couplées de la queue et du siphon, on peut modifier ce comportement pendant des jours ou des semaines (sensibilisation à long terme). Même si, en fin de compte, ce comportement très simple met en jeu des centaines de neurones, l'activité de quelques types différents de neurones seulement suffit à rendre compte de la rétraction de la branchie et de sa plasticité lors de la sensibilisation. Le circuit de rétraction de la branchie comprend des neurones sensoriels responsables de la sensibilité mécanique du siphon, des neurones moteurs innervant les muscles de la branchie et des interneurones recevant des afférences de divers neurones sensoriels Figure 25.2A). Un attouchement du siphon excite les neurones sensoriels qui l'innervent. Ceux-ci ont des contacts synaptiques excitateurs avec les interneurones ainsi qu'avec les neurones moteurs; toucher le siphon augmente donc la probabilité que ces deux cibles postsynaptiques émettent des potentiels d'action. Les interneurones forment des synapses excitatrices avec les neurones moteurs, augmentant plus encore la probabilité qu'ils déchargent. Lorsque ces neurones moteurs sont activés par la somme des excitations synaptiques des neurones sensoriels et des interneurones, ils excitent les muscles de la branchie et provoquent sa rétraction. L'activité synaptique de ce circuit est modifiée lors de la sensibilisation. La stimulation de la queue, qui provoque la sensibilisation, active de son côté les neurones sensoriels qui innervent la queue. Ceux-ci vont exciter des interneurones qui déversent de la sérotonine sur les terminaisons présynaptiques des neurones sensoriels du siphon (voir Figure 25.2A). La sérotonine provoque une augmentation prolongée de la libération de neurotransmetteurs par les neurones sensoriels du siphon, ce qui entraîne un accroissement de l'excitation synaptique des neurones moteurs (Figure 25.2B). Cette forme simple de plasticité comportementale repose donc sur le recrutement de nouveaux éléments synaptiques qui modifient la transmission dans le circuit de rétraction de la branchie. Le mécanisme probable de l'augmentation de la transmission durant la sensibilisation à court terme est présenté dans la figure 25.2C. La sérotonine libérée par les interneurones facilitateurs se lie aux récepteurs couplés aux protéines G des terminaisons présynaptiques des neurones sensoriels (étape I); ceci stimule la production d'un second messager, l'AMPc ( étape 2) ; l' AMPc active la protéine kinase A (PKA ; étape 3) qui phosphoryle alors plusieurs protéines, y compris probablement des canaux K+ (étape 4). L'effet net de la PKA est de diminuer la probabilité que s'ouvrent des canaux K+ durant un potentiel d'action présynaptique. Cet effet augmente la durée du potentiel d'action présynaptique ce qui provoque l'ouverture d'un nombre accru de canaux Ca++ présynaptiques (étape 5). Finalement, l'augmentation de l'entrée de Ca++ dans les terminaisons présynaptiques augmente la quantité de transmetteur libéré en direction des neurones moteurs à l'occasion d'un potentiel d'action d'un neurone sensoriel (étape 6). En résumé, la sensibilisation à court terme de la rétraction de la branchie fait intervenir une cascade de transduction des signaux impliquant des neurotransmetteurs, des seconds messagers et des canaux ioniques. A son terme, cette cascade augmente la transmission synaptique entre les neurones sensoriels et les neurones moteurs du circuit de retrait de la branchie. Les mêmes mécanismes sur lesquels repose la sensibilisation à court terme sous- tendent également la sensibilisation à long terme. Dans ce cas toutefois, les circuits peuvent être affectés pendant plusieurs semaines. La durée de cette forme de plasticité est clairement due à des changements de l'expression génique et, par là, de la synthèse des protéines. Si l'on répète les chocs appliqués sur la queue, la protéine kinase dépendant de l'AMPc que la sérotonine a activée va maintenant phosphory1er, et donc activer, l'activateur de transcription CREB. En se liant aux éléments de réponse à l'AMPc (CRE), CREB augmente, en aval, la transcription de gène cibles. Bien qu'il ait été difficile de démêler les changements que subissent les gènes et les produits géniques à la suite de l'activation de CREB, on a identifié deux conséquences de l'activation des gènes. D'une part, certaines protéines kinases dépendant de l'AMPc cessent d'avoir besoin de la sérotonine pour être activées et restent actives en permanence. D'autre part l'activation génique augmente le nombre des synapses entre neurones sensoriels et neurones moteurs. Ces effets d'augmentation structurale ne s'observent pas lors de la sensibilisation à court terme. Ils peuvent représenter une base anatomique des modifications durables de la force globale des connexions en jeu. Les travaux sur l'aplysie et sur d'autres invertébrés tels que la drosophile ont conduit aux généralisations suivantes à propos des mécanismes neuraux qui sous-tendent la plasticité du système nerveux adulte et sont conservés chez les mammifères ou d'autres vertébrés. Premièrement, la plasticité comportementale peut manifestement provenir de changements d'efficacité de la transmission synaptique. Deuxièmement, ces changements de la fonction synaptique peuvent être soit à court terme et dépendre de modifications post-traductionnelles des protéines des synapses existantes, soit à long terme et reposer sur des modifications de l'expression génique, sur la synthèse de nouvelles protéines et éventuellement sur la croissance de nouvelles synapses (ou l'élimination de celles qui existent). Les sections qui suivent examinent les éléments de preuve de ces généralisations, qu'apportent les travaux sur les synapses et les circuits du système nerveux des mammifères.