La justice constitutionnelle et la doctrine : une généalogie Prof. univ. dr. Iulia Antoanella Motoc Juge – Cour Constitutionnelle de la Roumanie Qu’est-ce qu’une généalogie dans le droit constitutionnel signifie ? Selon Michel Foucault, c’est l’identification des moments les plus importants qui ont marqué la relation de la justice constitutionnelle avec la doctrine, bien que ces moments puissent sembler arbitraires. Il résulte de l’analyse des systèmes constitutionnels et de la doctrine que l’apparition du contrôle de constitutionnalité des lois, donc d’une justice constitutionnelle, représente un procès historique, de longue durée, qui repose sur le respect de l’État de droit – rule of law. Une fois l’indépendance de beaucoup d’États déclarée, compte tenu de l’évolution du droit écrit, une fois de nouvelles constitutions adoptées, on a insisté sur l’idée selon laquelle une loi contraire à la Constitution ne devait plus être appliquée, à laquelle s’ajoutait l’apparition, en parallèle, d’un mécanisme efficace dont le but était de contrôler cela. Le concept de « justice constitutionnelle » doit être examiné différemment du droit constitutionnel, branche de droit, définie comme l’ensemble des normes et institutions juridiques dont l’objet est de régir les rapports sociaux générés pendant l’exercice du pouvoir public1. Ainsi, la signification de la justice constitutionnelle est celle d’un ensemble de techniques et moyens juridiques dont le but est de garantir la suprématie de la Constitution. Ensuite, après l’apparition des constitutions écrites, le fondement de la justice constitutionnelle est devenu le principe de la suprématie de la Constitution, selon lequel les normes établies par la loi fondamentale ont une force juridique supérieure et s’imposent à toute autre norme juridique. En Angleterre, on a accepté l’idée d’une loi suprême, le législateur ne pouvant pas adopter des lois contraires à la common law, mais la Révolution de 1688 a exclu tout contrôle de la part des juges sur les lois. En France, bien que les Constitutions de 1791 et de 1852 aient admis l’idée d’un contrôle de la constitutionnalité des lois, les essais de reconnaître un mécanisme efficace par lequel toute loi contraire à la Constitution ne devait plus s’appliquer ont été mis en échec par les influences de Rousseau et de Montesquieu, qui ont statué l’idée de la suprématie de la loi écrite et la séparation rigide des pouvoirs au sein de l’État. Selon les constats de M. Cappelleti2, lorsqu’il statuait le principe selon lequel une loi contraire à la Constitution était nulle, en 1803, Marshall avait derrière soi plus d’un siècle d’histoire du droit. Ainsi, la décision de la Cour suprême des États-Unis prononcée dans l’affaire Marbury c. Madison (1803) qui a marqué l’apparition du modèle américain de justice constitutionnelle se situe parmi les plus importants fondements théoriques de l’apparition du contrôle de constitutionnalité, ainsi que du concept de la suprématie de la Constitution. Dans ses considérants, le Président de la Cour suprême, John Marshall, a analysé le droit des instances de contrôler la constitutionnalité des lois par une 1 Selon J. Gicquel, le droit constitutionnel représente un « témoignage de la civilisation occidentale », trois de ses thèmes fondamentaux étant : la confiance dans l’individu ; la croyance en la vertu du dialogue et l’organisation rationnelle, concrétisée par le régime représentatif, la fonction des représentants et l’organisation des élections disputées – Droit constitutionnel et institutions politiques, 17e éd. Paris, Montchrestien, 2001, p. 27 – dans Ion Deleanu – « Instituţii şi proceduri constituţionale » (Institutions et procédures constitutionnelles), Éd. C.H. Beck, Bucarest, 2006, p. 17. 2 M. Cappelletti – « Cours constitutionnelle européennes et droits fondamentaux », sous la direction de L. Favoreu, Economica, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 1982. Trad. Oana Răican 1 décision basée sur l’autorité du précédent, mais qui n’implique pas l’intervention des organes exécutifs pour sa mise en application et, de la sorte, qui fasse l’objet d’un refus. Le syllogisme disjonctif de Marshall a été considéré, à l’unanimité, comme la première démonstration logique de la nécessité du contrôle de la constitutionnalité des lois : - soit la constitution est une loi supérieure et souveraine, impossible de modifier par des moyens communs et, par conséquent, un acte législatif contraire ne représente pas une loi ; - soit elle est une loi tout comme les autres, à la discrétion du législateur, et donc elle n’est qu’un essai absurde de la part du peuple de limiter un pouvoir (législatif) illimité par sa nature. On a aussi retenu que, les auteurs des constitutions écrites les avaient sûrement considérées comme représentant la loi suprême et fondamentale de la nation, et, par conséquent, la théorie de toute gouvernance doit être celle selon laquelle tout acte du législateur qui est contraire à la constitution est nul. La manière d’opérer le contrôle de constitutionnalité s’est concrétisé en deux modèles : le modèle américain et le modèle européen. On note que le modèle américain suppose un contrôle exercé par les juridictions ordinaires, l’unification de la pratique se faisant au sommet, par la Cour suprême, compte tenu du principe de l’autorité de précédent, tandis que dans le modèle européen, on constate la séparation du contentieux constitutionnel de toute autre forme de contentieux, l’organe de juridiction constitutionnelle étant unique, spécialisé, investi du monopôle du contentieux constitutionnel.3 Donc, contrairement au modèle américain de contrôle de la constitutionnalité des lois, issu de l’absence de textes exprès, le modèle européen est le fruit de l’œuvre théorique du grand juriste autrichien Hans Kelsen, qui a proclamé la garantie juridictionnelle de la Constitution. Les normes juridiques ont été ordonnées selon le schéma imaginé par Hans Kelsen dans un système pyramidal. Pour Kelsen4, ainsi que pour Eisenmann, la justice constitutionnelle représente une garantie juridictionnelle de la Constitution, mais Eisenmann fait la différence, dans son œuvre, entre le concept de « justice constitutionnelle » et la « juridiction constitutionnelle », ce dernier sens étant, en fait, le sens juridique du premier concept. Ainsi, selon Eisenmann, sans cette forme de juridiction qui vise les normes constitutionnelles, la Constitution n’est qu’un « programme politique, obligatoire seulement du point de vue moral » 5. 3 Le système américain de contrôle de la constitutionnalité des lois a été adopté dans des pays tels : le Canada, les États-Unis de l’Amérique, le Danemark, l’Estonie, l’Irlande, la Norvège, la Suède, l’Argentine, les Bahamas, la Barbade, la Bolivie, la République Dominicaine, la Grenade, la Guyana, Haïti, la Jamaïque, le Mexique, la SaintCristophe-et-Niévès, la Trinité-et-Tobago, le Botswana, la Gambie, le Ghana, la Guinée, le Kenya, le Malawi, la Namibie, le Nigeria, les Seychelles, la Sierra Leone, la Tanzanie, l’Iran, l’Israël, le Bangladesh, l’Inde, le Japon, le Népal, la Nouvelle-Zélande, le Singapour, les Tonga, etc., tandis que le système européen se retrouve dans des pays tels : l’Albanie, l’Andorre, l’Arménie, l’Autriche, l’Azerbaïdjan, le Belarus, la Bosnie et Herzégovine, la Bulgarie, la Croatie, la République tchèque, la Serbie, la Géorgie, l’Allemagne, la Hongrie, la Lituanie, la Lettonie, Moldova, la Pologne, la Roumanie, la Fédération Russe, la Slovaquie, la Slovénie, l’Espagne, la Turquie, l’Ukraine, l’Égypte, le Madagascar, le Mali, l’Afrique du Sud, le Chypre, le Kirghizstan, le Tadjikistan, l’Ouzbékistan, la Thaïlande, la Mongolie, la Corée du Sud, le Chili, le Suriname etc. Voir, à ce sens, G. Harutyunyan, A. Mavčič – Constitutional Review and its Development in the Modern World (A Comparative Constitutional Analysis), Éd. Hayagitak, ErevanLjubljana, 1999, p. 29 et suiv. 4 Hans Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la Constitution (La justice constitutionnelle) », Revue du droit public, 1928, pp. 197-257. 5 Ch. Eisenmann – La justice constitutionnelle de la Haute Cour Constitutionnelle d’Autriche, Paris, 1928, rééd, Economica, 1986. Trad. Oana Răican 2 La mise en place d’une instance unique, spécialisée en contentieux constitutionnel a, selon Kelsen, des avantages nets pour le bon déroulement de la vie juridique. Selon Didier Maus6, au cours du XXe siècle, deux périodes sont à distinguer: la première couvre la première moitié du siècle passé. Dans la suite des travaux de Hans Kelsen et l’adoption de la Constitution autrichienne de 1920, le modèle austro-kelsenien de juridiction constitutionnelle autonome se développe en Europe (République tchèque, Autriche, Liechtenstein). Son efficacité en matière de protection de la démocratie et des droits fondamentaux débouchera avec la Seconde Guerre mondiale sur un constat d’échec, mais l’idée de considérer la Constitution comme une norme non seulement politique, mais juridiquement sanctionnable, est de moins en moins remis en cause. La seconde période commence après 1945 et peut être véritablement qualifiée de période d’expansion des cours constitutionnelles. Dans quelque partie du monde que l’on se situe, l’établissement d’une constitution démocratique fondée sur la souveraineté des électeurs, l’équilibre des pouvoirs et le respect de l’État de droit, comprend la création d’une cour constitutionnelle. L'Allemagne(1949), l’Italie (1947), la France (1958), le Portugal (1976), l’Espagne (1978), la quasitotalité des pays d’Europe centrale et orientale (à l’ exception de l’Estonie ou la Cour d’État exerce une fonction de contrôle constitutionnel) dans l’années 1990, le Canada (1982), le Botswana (1965), le Brésil (1988), la Russie (1993), l’Afrique du Sud (1994), le Chili (1980) (avec le modifications ultérieures), la Bosnie et Herzégovine (1995), l’Andorre (1993), la Namibie (1998), connaissent soit la création d’une juridiction constitutionnelle, soit l’extension des compétences d’une juridiction antérieure (en général une cour suprême) dans le domaine constitutionnel des droits fondamentaux. En France, tel que présenté ci-dessus, les Constitutions de 1791 et de 1852 ont admis l’idée d’un contrôle de la constitutionnalité des lois, mais sans créer un organe de l’État qui effectue effectivement le contrôle, parce que la grande majorité des députés, influencés par la théorie de Jean-Jacques Rousseau, selon laquelle la loi est l’expression de la volonté générale, ne pouvait pas accepter le fait qu’un texte législatif puisse être remis en question par une autorité autre que le législateur lui-même. Ce n’est que pendant le développement de la Constitution de l’an III qu’on mettra vraiment en discussion, pour la première fois, la question du contrôle de la constitutionnalité des lois dans toute sa complexité7, et une solution similaire a été celle reprise en 1852, lorsque le Sénat pouvait s’opposer non seulement à la promulgation des lois contraires à la Constitution, mais aussi à la religion, à la morale, à la liberté des cultes, à la liberté individuelle, à l’égalité des citoyens devant la loi, à l’inviolabilité de la propriété et à l’inamovibilité de la magistrature ou aux lois qui pouvaient porter atteinte à l’intégrité du territoire. Mais cela représente un contrôle politique, en fait, un pséudo-contrôle. Les instances judiciaires, ainsi que celles du système administratif ont considéré les exceptions d’inconstitutionnalité comme irrecevables, et la doctrine dominante partageait ce point de vue. Afin de rejeter le contrôle juridictionnel des lois, beaucoup d’auteurs invoquaient la séparation des pouvoirs, en lui donnant une interprétation complètement différente de celle promue par les instances américaines. Peu de professeurs8, en faisant référence aux arguments du juge Marshall 6 Le recours aux précédents étrangers et le dialogue des cours constitutionnelles, dans la Revue française de droit constitutionnel, no 80, octobre 2009. 7 Gérard Conac – O anterioritate română: controlul constituţionalităţii legilor în România de la începutul secolului xx până în 1938 (Une antériorité roumaine : le contrôle de la constitutionnalité des lois en Roumanie depuis le début du XXe siècle jusqu’en 1938). Ce débat a été initié par Siéyès, qui a présenté un projet pour la création d’une nouvelle institution, la commission chargée du contrôle constitutionnel, projet rejeté. 8 Le plus fameux d’entre eux, le doyen Maurice Hauriou, affirmait même que les juges pourraient considérer comme inconstitutionnelles des lois contraires à la Déclaration des droits de 1789, qui, pourtant, n’avait pas été mentionnée dans les lois constitutionnelles de 1875. Trad. Oana Răican 3 dans l’affaire Marbury c. Madison, reconnaissaient que, conformément aux lois constitutionnelles de 1875, les tribunaux pouvaient, comme aux États-Unis, connaître les exceptions d’inconstitutionnalité et refuser d’appliquer une loi qu’ils considéraient contraire à la Constitution. La France a connu un vrai contrôle de la constitutionnalité des lois seulement une fois le Conseil Constitutionnel créé en 1958, et le premier grand débat doctrinaire9 le concernant a eu lieu dans les années 1970, quand il a fallu établir s’il représentait une juridiction ou pas. Par la Décision 18 L du 16 janvier 1962, Loi d’orientation agricole, Rec. 31, le Conseil Constitutionnel français a interprété l’article 62 de la Constitution, concernant l’autorité de ses décisions, d’une manière qui touchait l’idée d’« autorité de la chose jugée », mais cela a été expressément consacré dans sa jurisprudence, par la Décision 244 DC du 20 juillet 1988, Loi d’amnistie, Rec. 119. Pourtant, le Conseil Constitutionnel est une instance constitutionnelle conforme au modèle européen et la doctrine française a réussi, ces dernière années, à fonder en droit la légitimité du Conseil Constitutionnel, dans l’essai de démontrer que son rôle créateur dans la production des lois n’était pas contraire au principe de la démocratie et que les problèmes mis sous le précédent étaient, en fait, de faux problèmes.10 Sans doute, la révolution française de la justice constitutionnelle est représenté par la question prioritaire de constitutionnalité, introduite dans le droit français par la révision de la Constitution du 23 juillet 2008, qu’on a commencée à appliquer le 1 mars 2010. En Allemagne, sous l’Empire, il n'existait pas de cour constitutionnelle au sens contemporain du terme (c’est-à-dire une juridiction qui s’occupe avec le contrôle de la constitutionnalité des lois), et en vertu d’une jurisprudence constante du Tribunal Reichsgericht, les juges ordinaires n’étaient pas autorisés à contrôler la régularité matérielle des lois du Reich. La doctrine officielle du régime, concrétisée dans l’œuvre de Paul Laband11, survalorisait le rôle législatif du Bundesrat et de l’Empereur tout en minorant le rôle du Reichstag. Selon le même auteur, conservateur, la promulgation impériale d’une loi lui conférait une présomption irréfragable de constitutionnalité12. À rebours, la doctrine libérale et démocrate était favorable à l’idée de contrôle de constitutionnalité. L’adoption, le 11 août 1919, de la Constitution républicaine de Weimar a transformé de manière radicale les termes du problème. Ainsi, d’un côté, les progressistes étaient plus confiants que toujours dans le contrôle de la loi par des magistrats de carrière, et de l’autre côté, la Constitution incluait plus de 56 articles concernant les droits et les libertés. Dans ces conditions constitutionnelles, on voit se dresser des considérations concernant l’organisation de la justice et le problème de la sécurité juridique, puisque les lois étaient appliquées tout d’abord au niveau du Land par des tribunaux de première instance et par des cours supérieures, et la Constitution de Weimar prévoyait une juridiction fédérale supérieure : le Tribunal du Reich (Reichsgericht) et le Tribunal administratif du Reich (Reichsverwaltungsgericht), mais sans prévoir aucunement la procédure du contrôle de la constitutionnalité des lois ou le droit de contrôle du juge13, mais, tel que affirmé par le père de la Constitution, Hugo Preuß, « le droit de contrôle du juge existe nécessairement là où il n’est pas expressément exclu ». Par un spectaculaire revirement de jurisprudence, en 1921, Reichsgericht 9 http://www.juspoliticum.com/Modeles-et-representations-de-la.html Olivier Jouanjan - « Modèles et représentations de la justice constitutionnelle en France : un bilan critique ». 10 Dominique Rousseau – Droit du contentieux constitutionnel, Paris, Montchrestien, 2010. 11 Paul Laband, Le Droit public de l’Empire allemand, Paris, V. Giard & E. Brière, 1900, vol. 1, pp. 324-325. 12 http://www.juspoliticum.com/Une-vision-morale-de-la-justice.html Renaud Baumert « Une "vision morale" de la justice constitutionnelle sous la République de Weimar ». 13 Hugo Preuß cité par E. Theisen, « Verfassung und Richter », AöR, 1925, vol. 47 (NF 8), p. 267. Trad. Oana Răican 4 a reconnu, obiter dictum14, aux juges ordinaires le droit de contrôler la constitutionnalité des lois à l’occasion d’un procès, mais par la Décision du 4 novembre 192515 cette idée devient vraiment applicable. Cette décision avait une signification politique très marquée, puisqu’elle s’inscrivait dans un contexte moral, politique et économique très délicat, après l’hyper-inflation de la monnaie allemande de 1922 et bénéficie d’un soutien considérable de la part de la doctrine ultérieure. Mais il faut souligner que cette reconnaissance de compétence ne donna pas lieu à l’activisme juridictionnel que redoutait une partie de la doctrine, puisque le nombre total de lois invalidées de cette manière était très réduit. Depuis 1951, la principale compétence de la Cour constitutionnelle fédérale - Bundesverfassungsgericht, était d’assurer que toutes les institutions de l’État respectassent la Constitution fédérale – Grundgesetz. Selon la doctrine classique en Roumanie16, les premières lois fondamentales de l’État roumain étaient des inclues dans les Règlements Organiques – celui de Valachie de 1831 et celui de Moldavie de 1832, qui représentent « des codes constitutionnels et administratifs17 » incluant aussi, parmi d’autres, des règles sur l’organisation des pouvoirs de l’État. Ensuite, un contrôle naissant de constitutionnalité s’est cristallisé une fois le Traité de paix signé à Paris le 30 mars 1856 dans le contexte où les pouvoirs garants ont dressé un acte fondamental pour les pays roumains, appelé « Convenţiunea pentru reorganizarea definitivă a Principatelor Dunărene Moldova şi Valahia» (La convention pour la réorganisation définitive des Principautés Danubiens, la Moldavie et la Valachie), régissant l’organisation des pouvoirs au sein de l’État et le respect des droits des citoyens. Par l’article 32 de la Convention, on créait la Commission Centrale qui allait veiller au respect « des dispositions constitutives de la nouvelle organisation des principautés », ayant la signification d’un « organe de contrôle a priori de la constitutionnalité des lois »18. Par sa structure, la Commission se dressait en organe politique ressemblant au Sénat Conservateur, régi par la Constitution française de l’An VIII ou celle du 14 janvier 1852. En 1864, le prince régnant Alexandru Ioan Cuza a adopté Statutul dezvoltător al Convenţiei de la Paris (le Statut relatif à la mise en œuvre de la Convention de Paris) comme acte additionnel à la Convention, représentant ainsi la première Constitution adoptée par une autorité nationale19. Le Statut introduisait le système bicaméral, par la constitution du Sénat (« Corpul Ponderatoriu ») (« le Corps pondérateur »), formé de membres de droit et de membres nommés par le prince. Une de ses attributions était de contrôler tout projet voté par l’Assemblée élective et d’établir s’il était compatible avec les dispositions constitutives de la 14 Cet obiter dictum sera qualifié de « conte de fée » par Walter Jellinek, suivi sur ce point par une grande partie de la doctrine : G. Radbruch, H. Heller, R. Thoma, G. Anschütz et E. von Hippel. 15 Par laquelle on a statué que, puisque la Constitution n’incluait aucune disposition sur le contrôle de la constitutionnalité des lois, il revenait au juge le droit et l’obligation d’examiner la constitutionnalité des lois. 16 Paul Negulescu, Curs de drept constituţional român (Cours de droit constitutionnel roumain), Bucarest, 1927, p. 180. 17 T. Drăganu Începuturile şi dezvoltarea regimului parlamentar în România până la 1916 (L’origine et le dévéloppement du régime parlementaire en Roumanie jusqu’en 1916), Éd. Dacia, Cluj, 1991, p. 39. 18 Ion Deleanu, Justiţia constituţională (La justice constitutionnelle), Éd. Lumina Lex, Bucarest, 1995, pp. 13l-132. 19 Prof. Paul Negulescu dans Cursul de Drept Constituţional (Cours de droit constitutionnel) de 1927 fait un parallèle avec le Statut édicté par le Roi de la Sardaigne en 1841. L’historiographie roumaine parle aussi de l’encadrement du Statut comme « projet de Constitution » - C.C. Angelescu, Proiectul de Constituţie al lui CuzaVodă de la 1863 (Le projet de Constitution de Cuza-Vodă de 1863), dans Revue de droit public, année VI, nos 2-3 et année VII, nos I-II. Trad. Oana Răican 5 nouvelle organisation.20 Il faut mentionner que, pendant la courte période de fonctionnement du Corp Ponderatoriu (jusqu’en 1866) il n’y a eu aucune mise en question de la constitutionnalité d’aucune loi21. La Constitution de 1866 a marqué un moment important dans l’évolution constitutionnelle de la Roumanie et a été considérée une de plus modernes constitutions de l’époque mais, dans son ensemble, le contrôle de constitutionnalité n’était pas régi22. Dans ces conditions, le contrôle de constitutionnalité des lois en Roumanie est apparu de manière jurisprudentielle, jouissant de l’appui de la doctrine.23 De la sorte, en 1912, on a prononcé la première décision de justice en Roumanie, consacrant ainsi le contrôle des instances judiciaires sur la constitutionnalité des lois à l’occasion du règlement des litiges relevant de leur compétence. Les circonstances du prononcé de cette décision sont les suivantes: en 1908, le Gouvernement a adopté une loi spéciale permettant la création de Societatea Tramvaielor din Bucureşti (la Société des Tramways de Bucarest), société qui a fonctionné en réalisant des travaux d’infrastructure. En 1912, avec le changement du pouvoir politique au niveau de la municipalité et du Gouvernement, on a demandé au Gouvernement d’abroger la loi autorisant la création de la Société des Tramways. En même temps, le Conseil des Ministres a annulé les statuts de cette société et on a arrêté ses travaux. La Société des Tramways de Bucarest a formé recours devant le Tribunal Ilfov contre les mesures disposées par l’exécutif, moment où l’on a intervenu par une loi prétendument « interprétative », qui changeait de manière évidente les statuts de la Société. Ainsi, le législatif intervenait, en se substituant au juge dans une procédure judiciaire pendante. Dans ce contexte, la Société des Tramways de Bucarest a demandé au Tribunal Ilfov de déclarer la loi « interprétative » comme contraire à la Constitution puisqu’elle violait le principe de la séparation des pouvoirs au sein de l’État. Le Tribunal Ilfov a fait droit à l’exception d’inconstitutionnalité, et la Cour de Cassation a confirmé cette solution par la Décision no 261 de 1912 de la Section 1, en établissant que la compétence du pouvoir judiciaire incluait la mise en application de toutes les lois, ordinaires ou constitutionnelles, et si une lois invoquée était contraire à la Constitution, elle ne pouvait pas se soustraire à la procédure24. Quant à cette décision de la Cour de Cassation, à fort retentissement Tudor Drăganu dans Drept constituţional şi instituţii politice (Droit constitutionnel et institutions politiques), vol. I, Éd. Lumina Lex, 1998, p. 293, affirmait : « À toutes fins pratiques, le contrôle de la constitutionnalité des projets de lois organisé par l’article 13 du Statutul dezvoltător al Convenţiei de la Paris était réalisé par un organe politique, c’est-à-dire par un organe qui ne représentait pas une entité indépendante par rapport au pouvoir législatif et n’appliquait pas une procédure juridictionnelle, mais qui était intégré dans ce pouvoir, en se confondant avec une de ses chambres ». 21 Ion Deleanu, op.cit., p. l37. 22 C’était la conséquence du fait que la Constitution de Belgique de 1831, dont la Constitution de Roumanie de 1866 s’est inspirée, ne prévoyait pas de contrôle de constitutionnalité. 23 Le premier cas de constat de l’inconstitutionnalité d’une loi 23 date depuis 1902, lorsque la Cour de Cassation a refusé d’appliquer une loi de 1900 qui autorisait les paysans, anciens serfs, à vendre les lots de terre reçus à la suite de la réforme agraire de 1864. On a montré que cette loi était contraire à l’article 132 de la Constitution, texte qui consacrait le principe de l’inaliénabilité pendant 32 ans (à partir de 1884), de la propriété des anciens serfs et de leurs descendants qui avaient reçu de nouveaux lots de terre (jeunes mariés) ou des lots de terre du domaine publique déjà achetés ou qui auraient été achetés de l’État. 24 « Curierul judiciar » (Le courrier juridique) no 32 du 29 avril 1912, pp. 373-376, cité par Ion Deleanu, op.cit., p.141. 20 Trad. Oana Răican 6 européen25, Léon Duguit notait qu’elle avait été « admirablement rédigée »26, les arguments employées visant le : - principe de la séparation des pouvoirs au sein de l’État : les pouvoirs font l’objet d’un contrôle et d’une censure mutuels ; - la hiérarchie du système normatif : il n’y a pas de texte qui empêche les juges de contrôler la constitutionnalité des lois, leur obligation étant de préférer la loi constitutionnelle, si la loi ordinaire lui est contre ; - les prérogatives du pouvoir judiciaire légitimées par la loi : le juge prête serment de respecter la constitution et les lois du pays, donc c’est le législateur même qui reconnaît aux juges leur pleine compétence d’appliquer la constitution. Par la Constitution de 1923, on a institué un contrôle judiciaire concentré, réalisé par la Cour de Cassation dans des sections unies, en renonçant au système du contrôle diffus, réalisé par toutes les instances judiciaires, institué par la jurisprudence afférente à la précédente Constitution. Ainsi, selon l’article 103: « Ce n’est que la Cour de cassation, dans ses sections unies, qui a le droit de juger la constitutionnalité des lois et de déclarer comme inapplicables celles qui sont contraires à la Constitution. Le jugement sur la constitutionnalité se limite uniquement au cas jugé », et la Constitution de 1938 a gardé un système identique. (selon l’article 75, alinéa 1) Après la Seconde Guerre mondiale en Roumanie, le contrôle de la constitutionnalité des lois n’existait plus. La Constitution du 13 avril 1948 n’inclut aucune disposition qui suggère l’existence du contrôle de constitutionnalité, et la Constitution du 27 septembre 1952, quoique qu’elle consacrât l’obligation du respect des lois et de la Constitution, n’instituait pas de formes de contrôle de la constitutionnalité des lois. La Constitution du 21 août 1965 prévoyait, à l’article 43, point 15, que « la Grande Assemblée Nationale exerçait le contrôle général de l’application de la Constitution, étant la seule à décider sur la constitutionnalité des lois », sans instituer un système d’exercice réel d’un tel contrôle. Par la Constitution de la Roumanie adoptée dans la séance de l’Assemblée constituante du 21 novembre 1991 et approuvée par le référendum national du 8 décembre 1991, on a adopté le modèle européen de contrôle de la constitutionnalité des lois dans le sens de la création de la Cour Constitutionnelle comme seule autorité de juridiction constitutionnelle, indépendante de toute autorité publique. 25 Tel que remarqué par Gérard Conac dans op.cit, « Appelés par Victor Antonescu, ancien étudiant de la Faculté de Droit de Paris et avocat de la Société lésée, pour offrir conseil, Berthélemy, spécialiste en droit administratif, futur doyen de la Faculté, et Gaston Jèze, honorable professeur de finances publiques, se sont penchés sur le dossier et leur mémoire, publié dans la Revue de Droit public, étudie de manière très systématique la question du contrôle constitutionnel, tout d’abord du point de vue théorique, ensuite du côté du droit comparé et, en fin, dans le contexte spécifique du droit constitutionnel roumain. » 26 Léon Duguit, Les transformations du droit public, Paris, Librairie A.Colin, 1913, p.101. Trad. Oana Răican 7