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NANOSCIENCES : LES ENJEUX DU DEBAT
Étienne Klein
CEA, LARSIM
Les nanosciences et les nanotechnologies sont souvent présentées
comme un domaine de recherche radicalement neuf. Pour un scientifique,
elles représentent une avancée considérable vers la miniaturisation extrême,
dont le cap fut fixé en 1959 par le physicien américain Richard Feynman qui
envisageait la possibilité de faire tenir les vingt-quatre tomes de
l’Encyclopaedia Britannica dans le volume d’une tête d’épingle. Mais au fil du
temps, le mot est devenu polysémique, d’où l’impression de fourre-tout qu’il
dégage aujourd’hui : on qualifie de « nanos » aussi bien l’électronique dernier
cri que les nouvelles biotechnologies ou la conception de matériaux dits
« intelligents ». Il existe toutefois deux points communs entre ces diverses
thématiques de recherche : toutes impliquent l’étude et la manipulation
d’objets invisibles, comme par exemple des atomes, et presque toutes sont
justifiées au travers de récits faisant implicitement appel aux grands mythes
de l’humanité.
Si elles enthousiasment les chercheurs, les « nanos » inquiètent une
partie du public : ne modifieront-elles pas profondément nos corps, notre
environnement, notre rapport à la nature, nos relations à autrui ? Ne vont-
elles pas effacer la frontière entre l’inerte et le vivant ? Et ne nous obligeront-
elles pas à préciser bientôt ce qui, dans l’homme, doit être considéré comme
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intangible, et ce qui peut être amélioré ou complété ? Comme on le pressent,
les enjeux des nanosciences débordent largement du cadre de la seule science,
et ceux des nanotechnologies de celui de la seule technique.
Une prolifération de discours
Du fait de leur nouveauté proclamée, les nanosciences et les
nanotechnologies donnent lieu à un foisonnement d’analyses et de
commentaires, abondamment relayés par la presse. Même si ce n’est pas
toujours à bon escient, leur seule invocation semble capable d’étayer toutes
sortes de discours et d’induire les scénarios les plus contradictoires : on les
accole ici à d’effrayantes prophéties, à de séduisantes promesses. Ainsi les
nanosciences et les nanotechnologies sont-elles tantôt associées à l’idée de
salut (avec, en ligne de mire, un « homme nouveau » débarrassé des soucis
liés à la matérialité du corps), tantôt à celle de révolution pour notre
civilisation, mais aussi à l’idée de catastrophe, de transgression des limites
corporelles, d’estompement de la distinction entre nature et artifice.
Anticipant un développement rapide des nanotechnologies au cours des deux
prochaines décennies, des magazines américains n’hésitent plus à annoncer
une percée qu’ils ont baptisée le small bang, qui serait comme une réplique
technologique au big bang dont notre univers physique est issu, et qui
engendrerait une « post-humanité ». Ce small bang adviendra, selon eux,
comme le résultat d’une convergence technologique généralisée, d’une
symbiose détonante entre les progrès de l’informatique, des
nanotechnologies, de la biologie et des sciences cognitives. Il devrait ouvrir
grand les portes à une post-humanité dont nos ridicules limites humaines
peinent à concevoir l’étendue des facultés, notre seule gloire étant de
concourir à l’avènement de cette nouvelle espèce qui portera sur nous un
regard de pitié condescendante et incrédule.
Plus sérieusement, les nanosciences et les nanotechnologies apparaissent
d’abord comme une occasion de réactiver des questions que le XXe siècle avait
déjà obligé à poser : quels sont les liens entre science, pouvoir et démocratie ?
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Entre science et technique ? Entre science, contrôle et liberté ? Entre science et
science-fiction ?
Les nanosciences et les nanotechnologies s’étant d’emblée couplées aux
mondes économique et industriel, elles contribuent à brouiller la distinction
entre savoir et savoir-faire. D’ordinaire, la science progresse grâce à des
expériences qui viennent donner une valeur de vérité à des hypothèses
théoriques. Ce schéma classique tend à être remplacé par un autre,
l‘entreprise scientifique consisterait à fabriquer des objets artificiels possédant
des propriétés désirées. Le chercheur en nanosciences est aussi et peut-être
même d’abord — un ingénieur : son but est de construire un objet, non pas de
vérifier une théorie. Dans le cas des nanosciences et des nanotechnologies, la
recherche fondamentale, mue par la curiosité et le désir de savoir, et la
recherche technologique, orientée in fine vers la production industrielle,
tendent à se confondre. Cela implique que la séparation entre d’un côté la
science neutre, de l’autre ses applications techniques bonnes ou mauvaises,
perd de son sens, et c’est donc à bon droit qu’on en vient à s’interroger sur les
orientations de la science à partir de ses applications, puisque ses applications
semblent ne plus faire qu’un avec elle.
D’autant que les nanotechnologies surgissent dans un contexte
particulier, d’une part parce que les relations entre science et société sont en
pleine phase de reconfiguration
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, d’autre part parce que nous assistons à une
affluence croissante des objets techniques dans la vie quotidienne : la quantité
même de ces objets effraie désormais, ainsi que leur association au sein de
réseaux qui prolifèrent. Certains commentateurs font état d’un « vertige
d’abondance » technologique que les nanotechnologies s’apprêtent à
amplifier de façon spectaculaire.
Nous ne sommes plus aujourd’hui devant la technique comme devant
des outils mis à notre disposition, inactifs lorsqu’on ne s’en sert pas, mais
immergés dans la technologie au point que, par contagion, celle-ci nous
transmet ses propres valeurs : efficacité, rapidité, performance. Tout se passe
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E. Klein, La science en question, Le Débat, n° 129, mars-avril 2004.
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comme si pouvoir faire plus et plus vite était automatiquement faire mieux.
En émiettant les tâches et en standardisant les comportements, la technologie
contemporaine semble pourtant réduire notre capacité d’initiative et masque
les effets à long terme de l’agir humain, de telle sorte que ses impacts sociaux
et environnementaux prennent le visage de la fatalité on n’y peut rien »).
En ce sens, notre époque diffère singulièrement de celle des Lumières : le
progrès des techniques se manifestait alors, de façon graduée, à l’échelle de
l’homme, sur fond de nature immuable. Il se détache aujourd’hui de notre
propre échelle, d’une part parce qu’il se déploie au sein de réseaux
technologiques d’envergure planétaire, d’autre part parce qu’il procède du
perfectionnement d’objets invisibles, un milliard de fois plus petits que nous.
À cela s’ajoute le fait que les relations entre la technologie et la nature
sont tellement complexes, relayées par tant d’intermédiaires, que nous ne
savons littéralement plus ce que nous faisons. Du moins ne le sentons-nous
plus : qui peut dire qu’il perçoit le lien direct, de cause à effet, entre l’usage de
son automobile et la fonte de la banquise ? Au moment même nous
prenons conscience de ce que l’activité humaine porte désormais à l’échelle de
la planète, le système naturel se révèle si fortement imbriqué au système
technologique qu’il n’en peut plus compenser les excès. Dépossédés de nos
moyens d’action à l’échelle individuelle, peut-être même à l’échelle collective,
nous redoutons d’entrer dans une ère d’irréversibilité nous ne pourrions
plus corriger ce que nous aurons provoqué.
Souvent jugé prématuré, le débat sur les impacts sociaux et éthiques des
nanosciences et nanotechnologies a été lancé alors que la plus grande
incertitude régnait sur les résultats de ces recherches. Si l’avenir est incertain
par essence, à cette incertitude première vient s’ajouter, dans le cas de l’avenir
technologique, le fait que les messages diffusés par les scientifiques sont
souvent controversés et deviennent du même coup incertains aux yeux du
public. Les évaluations des nanotechnologies se trouvent déformées par des
facteurs psychologiques qui les éloignent sensiblement de l’argumentation
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rationnelle
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. La promotion pure et simple des produits de la recherche éveille
chez le citoyen le soupçon qu’on veut le manipuler. Il se demande alors « s’il
n’y a pas également une volonté délibérée de la part de toute une série
d’acteurs (des scientifiques, des industriels, des politiques) de ne pas réaliser
l’évaluation des risques ou bien, quand elle a lieu, de dissimuler ses
résultats ». La réaction publique s’alimente également « des craintes liées aux
expériences passées comme l’amiante, le nucléaire…»
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, qui ont largement
contribué au basculement de l’opinion, jusque-là plutôt disposée à faire
spontanément confiance aux scientifiques.
Le débat sur les nanotechnologies a été d’abord dominé par des visions
extrêmes et irréalistes : d’un côté, diverses utopies sociales et autres scénarios
futuristes ce qu’on appelle le « hype » ont occupé le devant de la scène
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;
de l’autre, ces fictions ont entraîné en réaction des visions dystopiques non
moins radicales, celles d’un monde apocalyptique auquel nous voueraient les
nanotechnologies
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. Depuis, le débat s’est réorienté vers la recherche d’une
« science responsable ». Reste qu’aujourd’hui encore, les effets sur l’opinion
des fantasmes initiaux demeurent visibles. Le hype autour des nanosciences et
des nanotechnologies et les argumentaires anti-hype continuent d’occuper une
place importante dans la littérature
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.
En marge du hype, on trouve d’autres arguments qui, il faut bien le dire,
ne contribuent guère à la sérénité des débats. Ainsi, l’affirmation que les
sciences humaines et sociales se seraient saisies des nanotechnologies comme
sujet d’étude parce qu’elles auraient eu besoin de thématiques neuves,
2
A. Grinbaum, Barrières cognitives dans la perception des nanotechnologies, Annales des
Mines : Réalités technologiques, mai 2007.
3
Les avis et recommandations de la conférence de citoyens de la région Ile-de-France sur les
nanotechnologies,
http://espaceprojets.iledefrance.fr/jahia/webdav/site/projets/users/sobellanger/public/a
vis%20et%20recommandations%20citoyens.pdf
4
K.E. Drexler, Engines of Creation, New York: Anchor Press/Doubleday, 1986. Traduction
française : Engins de création. L’avènement des nanotechnologies, Paris, Vuibert, 2005.
5
ETC group, The Big Down, 2003.
6
M.C. Roco et W.S. Bainbridge, Societal Implications of Nanoscience and Nanotechnology.
National Science Foundation (US) and Boston: Kluwer, 2001. A. Nordmann, Converging
Technologies: Shaping the Future of European Societies, report of the High Level Expert Group
”Foresighting the New Technology Wave“, European Commission Research Directorate,
2005.
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