Chers amis du GEI, Ci-joint un document (28 pages) qui présente les grandes lignes ainsi que les principaux auteurs du courant existentialiste et de son prolongement postmoderne. Plus précisément, il correspond aux parties 2 et 3 de mon exposé (Je me garde un peu d’effet-surprise pour la première!) Bien que sa lecture ne soit pas requise (vous pouvez seulement parcourir les introductions et conclusions ou même le lire après la présentation), il s’agit d’un document de référence pouvant constituer une base préparatoire à un exposé qui ne le reprendra pas mot à mot. Que vous l’ayez en main ou pas, son but est de me permettre de m’en détacher, d’aller à l’essentiel et d’être plus présente à vos questions et réactions. À bientôt, Nadine G. Le courant existentiel dans l’histoire de la pensée occidentale Son influence en psychologie « Exister » : du latin ex « hors de » et sistere (racine indo-européenne sta : être debout) « être placé, se tenir ». Littéralement « se tenir au dehors, apparaître, se montrer, surgir ». Jusqu’au XIIe, employé dans le sens de « se trouver en un lieu » Au XVIIIe, avec Voltaire (1760), le terme prend par extension le sens de « vivre » (Dictionnaire historique de la langue française) *** Au XIXe, Kierkegaard, père de l’existentialisme, lui confère le sens spécifique de « être subjectif, avoir une conscience, pouvoir dire « je ». Ainsi défini, le terme ne s’applique philosophiquement qu’à l’humain. Au XXe, le terme « existence », que les existentialistes opposent à « essence », affermit sa connotation concrète, vécue, expérientielle. Au XXIe, l’existence est le sens intime d’appartenir à l’humanité qui nous est octroyé par le regard d’autrui. *** 1 (Deuxième partie) L’existentialisme en quatre temps : précurseurs, fondateurs, intégrateurs et successeurs L’existentialisme représente un tournant majeur dans l’histoire de la pensée occidentale. Largement inspiré par l’idéalisme allemand (Fichte, Scheller, Schelling), le courant prend son envol au tournant de la Révolution française. Il passe à travers une longue gestation et plusieurs pauses avant d’émerger dans toute sa splendeur. Un nombre impressionnant d’auteurs et de créateurs en tout genre y sont associés. Le mot « existence », dans le sens moderne de « réalité vécue », apparaît pour la première fois chez Schelling qui oppose la philosophie « négative » celle de la pensée pure, à la philosophie « positive » de l’« existence ». Quant au terme d’ «existentialisme», on en attribue la paternité à Jaspers qui l’emploie pour la première fois en 1937, mais à l’occasion d’une mise en garde : « L’existentialisme est la mort de la philosophie de l’existence », dit-il, pour signifier que cette manière de voir se montre réfractaire à toute conceptualisation et qu’il faut l’en préserver. À ses yeux l’existence reste et doit rester rebelle à sa saisie théorique. Voilà qui donne déjà le ton. Par la suite, le terme a surtout été appliqué au courant français, qui n’a jamais pour autant renié sa généalogie allemande. Certains prétendent que, rebelle à la philosophie même, cette philosophie s’est presque tout entière déployée, et un peu enfermée, dans ce paradoxe d’opposition. Comment « penser » ce qui par définition se dérobe à toute abstraction et à toute universalisation? Il s’agit, comme son nom le dit, d’un courant philosophique pour qui l’existence joue un rôle de premier plan. Mais par opposition à quoi? La « philosophie de l’existence » est d’abord l’expression d’une lassitude envers les « essences ». Son ressort est le rejet de la métaphysique traditionnelle, de son goût prononcé pour l’absolu et de sa vaine quête du principe unique de toute chose. Donc rejet des valeurs éternelles, suprêmes, immuables telles que la Vérité, l’Être, le souverain Bien, etc., au profit de la réalité humaine telle qu’elle est vécue et ressentie. Comme dit Arendt, il s’agit pour les « penseurs de l’existence » d’affranchir ce monde du fantôme de l’Être (Certains, comme Hegel ou Heidegger se montreront rebelles aux rebelles). Renvoyant dos à dos l’idéalisme et le matérialisme d’antan pour décrire le réel, ce courant, issu de Kant, qui n’entend plus s’intéresser à l’Être, met en avant la seule expérience d’exister comme humain. On disait autrefois que l’homme se distinguait de l’animal par la raison, les existentialistes préfèrent dire qu’il se distingue des choses par la conscience. Il déclare que l’ «existentia» n’a plus rien à voir avec l’«essentia», s’intéressant à la réalité des choses plutôt qu’à leur nature. Entrant de plain-pied dans le monde subjectif de l’expérience, cette pensée se détournera également de la science objective. Ce renversement de perspective n’est pas sans présenter le danger de mettre l’homme à la place de Dieu en établissant un autre genre d’absolu. Toutefois, s’il a fallu faire mourir Dieu (Nietzsche) et tordre le cou à l’ancienne philosophie de l’être (Kant, Husserl, Jaspers, Sartre, etc.), la transcendance, comme on le verra, a progressivement repris sa place depuis, et sans doute une place plus juste et plus prometteuse. Ce qui est « mort », en réalité, c’est l’homme petit et soumis, objet du destin, voué à une autorité supérieure toute-puissante. Voilà que l’homme se regarde et découvre en lui une subjectivité qui 2 se présente comme une « rupture » dans le cours du monde (Kierkegaard) et voit sa conscience comme créatrice de son monde (Husserl). On s’interroge sur le sens d’ « exister » en tant qu’humain (Heidegger : l’authenticité, Sartre, l’engagement, Camus, la solidarité, Jaspers : la communication). C’est cela la grande transformation qui a commencé au tournant du XIXe et se poursuit jusqu’à nos jours. Les grandes lignes de l’existentialisme : Trois mots-clés : concret (saisir la réalité non en la comprenant mais en l’expérimentant), conscience (d’un sujet) et phénomène (être pour soi et non pas être en soi). Tout ce qui se manifeste dans la conscience est phénomène. Ne rien chercher d’autre que les phénomènes. Pensée athée. - On considère que l’expérience immédiate de l’humain est plus révélatrice de la réalité que la connaissance abstraite. Le vécu est irréductible à la pensée qu’on peut en avoir. - L’accent est mis sur la singularité individuelle, la liberté, le choix et la confrontation inéluctable avec les conditions de cette existence. - On démystifie la rationalité au profit du monde sensible, dont on fait la reconquête et effectue la réhabilitation. Dénonciation de la Raison sans chair (Merleau-Ponty). - De là, une sorte de consécration de tout ce qui nous lie à ce monde-ci : vouloir-vivre (Schopenhauer), désir (Nietzsche), sensations et corps (Merleau-Ponty), projet (Sartre). - Un versant nihiliste qui se résout dans son revers de sens : authenticité, engagement, solidarité. [C’est ainsi que la psychologie existentielle est née de la philosophie du même nom. Si on ne peut nier qu’il y a une sorte de pessimisme ou de lourdeur allemande dans la pensée existentialiste dite « continentale », cet aspect prit le bord lorsque la psychologie américaine décida de la faire sienne. Ainsi, loin de la vielle Europe minée par ses deux guerres, le courant de la psychologie existentielle (Allport, Maslow, May, Rogers) fait florès aux États-Unis, en adoptant d’emblée l’humaniste (respect, acceptation inconditionnelle), retenant le primat du subjectif, la valorisation du corps et des sentiments, la non-directivité, et la responsabilité; mais se détournant du tragique, et s’orientant nettement vers les valeurs de croissance et d’actualisation du potentiel humain. Rollo May se distanciera ouvertement « des concepts philosophiques germaniques intraduisibles et ésotériques »!] L’ «esprit» existentialiste : le courant existentialiste est traversé par une constante tentative de résolution de ce qu’il perçoit de la difficile condition humaine. Il s’agit de trouver un sens au non-sens, une issue au désespoir ou une raison de ne pas se suicider. C’est un mouvement rebelle qui semble porter la part de deuil de ce qu’il repousse. En effet, la déréliction (absence de relation transcendante) cherche sans relâche à être compensée, d’où le rebondissement de l’ « insignifiance du monde » vers l’authenticité (Heidegger), du nihilisme vers l’engagement (Sartre), de la solitude vers la solidarité (Camus) ou vers la communication (Jaspers). C’est ce qu’Arendt a appelé « la nostalgie de l’antique abri dans l’être ». On peut voir l’existentialisme comme un long passage de doute et de questionnement entre l’homme défini par sa relation à Dieu et l’homme fondamentalement relié à ses semblables du paradigme contemporain. Entre les deux il est angoissé, étranger, jeté dans le monde et se sait mortel. Il reste que dans ce passage, la quête de sens fut effervescente et nombreuses furent les propositions de voies ouvrant vers une vie plus pleine, plus vraie et plus vivante. 3 1- Les précurseurs (nés au XVIIIe) : le virage vers l’Homme Emmanuel Kant (1724-1804, 80 ans) Mots-clés : Chose en soi et phénomène, raison pure, raison pratique, formes a priori, impératif catégorique Œuvres : 1770 : Dissertation de 1770 1781 : Critique de la Raison pure (il a déjà 57 ans) 1785 : Les Fondements de la Métaphysique des Mœurs 1788 : Critique de la Raison pratique 1791 : Critique de la faculté de juger 1792 : La religion dans les limites de la simple raison 1795 : Projet de Paix perpétuelle 1798 : Métaphysique des Mœurs L’apport de Kant est prodigieux. On le considère comme la pierre d’assise de la philosophie occidentale. Après Descartes, il s’agit du deuxième pas de géant vers la subjectivité. Il est le premier à délaisser le regardé pour s’interroger sur le regardant : c’est la révolution copernicienne. Un tournant majeur dans l’histoire de la pensée. Sa première grande question : qu’est-ce que la connaissance? Kant décide de faire la théorie de la raison, à savoir : qu’est-ce que la raison ? Quelles sont les formes qu’elle impose ? Et quelles sont ses limites ? Quel est le lien entre l’objet et la représentation qu’on en a ? Le point de départ de sa philosophie est la différence entre " la chose en soi " (das Ding an sich) ou « noumène » et la " chose pour moi " (das Ding für mich) ou « phénomène » (du grec : ce qui apparaît). Pour lui, il y a d'un côté le contenu de la connaissance et de l'autre la forme de la connaissance, qui impose forcément des limites à la première. Nous n'avons pas un accès direct au réel mais un accès qui est relatif à nos facultés et conditionnés par elles. Pour Kant, la faculté de connaître structure et construit l’expérience. C'est comme si nous regardions le monde avec des lunettes teintées sans le savoir parce que nous avons tous la même paires de lunettes. Autrement dit, la conscience humaine n'est pas une feuille blanche où s'inscriraient de façon passive les impressions de nos sens mais au contraire une instance éminemment active qui détermine notre conception du monde. Nos perceptions se plient aux " formes à priori "(inhérentes au sujet) de la sensibilité. Ces formes sont les conditions sous lesquelles nous sont livrés les phénomènes. Exemples : Nous portons en nous l’espace, le temps, la causalité, qui règnent sur le monde phénoménal tout entier. (Nous n’avons pas l’expérience du temps ou de l’espace, mais le temps et l’espace sont la condition de toute expérience.) Mais jamais notre raison théorique pure connaissance n’atteint les choses en soi. Nous rencontrons les choses telles qu’elles nous apparaissent et non pas telles qu’elles sont. (Mais que sont-elles ?) 4 Le grand retournement kantien : Avant lui la faculté de connaître exigeait que le sujet (neutre) tourne autour de l’objet pour en acquérir la connaissance ; Kant renverse les termes : Il fait tourner l’objet autour du sujet qui l’éclaire à sa façon. Si la conscience se construit à partir des choses, les choses aussi construites à partir de la conscience. Voilà ce qui a été nommé par KANT lui-même sa " révolution copernicienne ". C'était en effet une façon radicalement neuve de penser. Certaines questions pourraient excéder le champ de la connaissance. Exemples : existe-t-il un Dieu ? L'univers est-il fini ou infini ? Sommes-nous immortels ? À ces questions, la raison pourrait toujours produire deux thèses contradictoires aussi probables ou improbables l'une que l'autre (Ce sont les «antinomies»). Donc, ne nous mêlons plus de métaphysique avec notre raison théorique ! Sa deuxième grande question porte sur ce qu’il appelle la Raison pratique: quelles sont les conditions a priori de toute décision morale ? Condition de possibilité, non plus d’un connaître mais d’un agir. La valeur morale, nous dit Kant, est vécue immédiatement comme un a priori, c’est-à-dire comme ne dérivant pas de l’expérience. Elle ne dépend pas non plus de son résultat, elle vaut en soi. C’est ce « quelque chose » de l’intérieur qui commande (=> Lévinas). On doit lui obéir indépendamment des résultats. C’et « un appel, une exigence nue » (J. Hersch), que Kant appelle la « bonne volonté » par opposition aux « inclinations » qui sont influencées par des facteurs extérieurs à soi. La volonté devient bonne volonté lorsqu’elle veut coïncider avec les valeurs morales. Elle est « autonome », elle se donne à elle-même sa loi, le devoir. Pour Kant, obéir au devoir, c’est cela la liberté. Sinon, nous sommes le jouet de nos sentiments, humeurs et affections, qui sont soumis au monde phénoménal. Exemple donné de devoir moral : Socrate qui a refusé de fuir sa prison et a bu la ciguë. Cette loi morale est un impératif catégorique, c'est-à-dire qu'elle vaut pour toutes les situations, l'essentiel étant moins le choix que l'on fait que ce qui l'a déterminé, l'intention, la bonne volonté. Il la résume en ces deux formules célèbres : - " Agis uniquement d'après la maxime que tu peux vouloir comme loi universelle. " Autrement dit, fais ce que tu voudrais que chacun fasse. Principe de cohérence universelle. - " Agis de façon à traiter l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours comme une fin et jamais simplement comme un moyen. " Principe du respect absolu de la dignité humaine. L’être humain est par conséquent la seule et unique fin qui justifie les moyens ! Cette morale, qui est une morale du devoir, est d’abord une morale de l’autonomie. Conclusion : Kant est un géant de la philosophie par la radicalité de son interrogation. Il a osé mettre à nu les bases de la condition (constitution) humaine, en explorant la subjectivité et en relativisant l’objectivité. Il nous presse de nous tenir strictement à l’intérieur des limites humaines, tout en laissant pressentir la transcendance. Aucun penseur ne peut échapper à Kant. On le considère comme l’accomplissement 5 (dans les deux sens de fin et de dépassement) du rationalisme (Hersch). Bien noter : Kant n’a pas instauré la scission sujet-objet, mais la scission phénomènes-noumènes, autrement dit connaissance-croyance. Pour lui l’objet ne s’oppose pas au sujet mais à la chose en soi. La raison doit renoncer à connaître les choses en soi, elle ne peut connaître que les choses pour soi. La connaissance des objets, des phénomènes est à ses yeux un processus qui n’aura pas de fin : c’est l’élan scientifique, désormais laïque, qui ne se mêle plus de ce qui déborde son domaine. C’est, pour ainsi dire, une séparation de l’Église et de l’État ! Après lui, les philosophes ne se sont plus mêlés de connaissance mais d’existence et de phénoménologie. Libre cours à la science d’une part et à la subjectivité d’autre part. Donc, émancipation de l’individu, usage privé de la raison par des personnes égales en droit (époque de grand développement de l’imprimé, de l’opinion éclairée, des débats). Acquisition par l’homme de son autonomie intellectuelle, rupture avec l’autorité de la tradition. Oser penser par soimême et se libérer des vérités imposées de l’extérieur qui maintiennent l’humanité en tutelle : « Aie le courage de te servir de ton propre entendement (Aude Sapere !), voilà la devise des Lumières. » Kant, in : Qu’est-ce que les Lumières ? Précurseur de la phénoménologie de Husserl, et reconnu par ce dernier, Kant a véritablement brisé l’unité de l’essence et de l’existence, la coïncidence préétablie de la pensée et de l’être. Il a rompu une sorte de naïveté, il a limité la condition d’homme. Après lui, cette condition n’a cessé d’être explorée, tandis que le principe de raison, ou intellect, sera considéré comme secondaire. Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831, 61 ans) Mots-clés : dialectique, Histoire. Œuvre majeure : - Phénoménologie de l’Esprit, 1807 Hegel met l’accent sur la dimension historique, en devenir, de la pensée. Ayant fait partie d’une génération qui s’est enthousiasmée par la Révolution française, il forme sa pensée au contact des bouleversements politiques de son époque. Veut réconcilier l’histoire et la raison, résoudre l’opposition du réel et de la pensée. La dialectique des contraires qui se développe selon un rythme triadique (thèse, antithèse, synthèse) est le principe d’intelligibilité de l’Histoire → Marx (1818-1883). L’absolu est dans le devenir : « L’Homme est le principe à travers lequel la raison du monde arrive à la conscience de soimême. » On considère le système hégélien comme le dernier grand système de la philosophie occidentale. À retenir : Pour lui, la vérité est un « moment » de la pensée : l’idée de paradigme, encore inconnue, se profile à l’horizon. Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling (1775-1854, 79 ans) Œuvres: - Idée pour une philosophie de la nature, 1797 L’Âme du monde, 1798 6 C’est avec lui que débute réellement la philosophie de l’existence, puisqu’il déclare sans équivoque que ce qui lui importe, c’est « l’individu libéré de tout universel ». Sa philosophie de la Nature et de l’Esprit ouvre la porte au romantisme allemand. L’intuition s’oppose à la raison. Premier à employer le mot « existence » dans son sens moderne, il proclame que la philosophie a pris congé de la « vie contemplative » et que c’est « le moi qui a donné le signal du tournant » parce que « le désespoir absolu s’est emparé de lui »; la philosophie de la pensée est impuissante à « expliquer la contingence et la réalité effective des choses ». Tout est déjà dit. Selon, Arendt, c’est ici que prend naissance l’irrationalisme moderne dans son ensemble, car toute l’hostilité moderne à l’égard de la raison trouve son fondement dans ce désespoir. En effet, qu’est-ce que la « réalité effective » sinon : la mort, la faute, le destin et le hasard (Arendt). Le passage de l’abstrait vers le concret, de l’universel vers l’individuel, du conceptuel vers l’expérientiel a un prix à payer : L’homme ne peut plus se raccrocher ni à sa raison, ni à ses idéaux ni aux valeurs universelles et absolues. Ici s’effectue le changement terminologique : au terme d’«être » se substitue celui d’«existence». Arthur Schopenhauer (1788-1860, 72 ans) Mots clés : volonté (vouloir-vivre) Œuvre principale : - Le monde comme volonté et comme représentation, 1818 On l’a qualifié d’insolite. Sa pensée à nulle autre pareille, convaincue, enflammée, inspirée, fut influencée par l’Hindouisme et le Bouddhiste que l’Occident découvrait en ce début de XIXe siècle. Nietzsche le vénérait à l’égal de Goethe. L’auteur est témoin du tout début d’une révolution scientifique : Évolution des êtres vivants (Lamarck, Darwin), qui peu à peu familiarise les esprits avec les notions de devenir, de transformation continue, de durée, d’émergence. Très au fait de ces courants d’avant-garde, Sch. poursuit dans l’histoire de la philosophie allemande le tournant vers l’a-rationalité. Explorant l’existence sous l’angle du vouloir-vivre, il apporte un point de vue tout à fait novateur (dont il était très fier). Que le fond originel du monde phénoménal soit d’abord une volonté de vivre qui avance sans raison et sans autre but que son propre déploiement est une idée qui fera du chemin. Pour lui, l’être en soi, autrement dit la substance première est ce vouloirvivre même, et cela commence bien avant l’humain. Relativement méconnu de son temps (alors qu’Hegel remplissait les amphithéâtres), il inaugure pourtant une lignée philosophique brillamment poursuivie par Nietzsche et Bergson. On s’éloigne radicalement de l’ «homme pensant» étudié et encensé par les philosophes mathématiciens du XVIIe pour s’intéresser à l’homme voulant. Distinguons les penseurs de la pensée (XVIIe, XVIIIe), les penseurs de la conscience (XIXe) et les penseurs de la vie. Ceux-là considèrent que nous ne sommes pas les seuls habitants sur Terre, et que ça commence avec l’amibe, voir le caillou. On convient que l’attitude est beaucoup moins nombriliste : Sch., Ravaisson (1813- 1900), Bergson (18591940), Teilhard (1881-1955), Jonas (1903-1993) et, d’une certaine manière, Lévinas (1906-1995) et Ken Wilber. 7 « Tous les philosophes antérieurs à moi, du premier jusqu’au dernier, place l’être véritable de l’homme dans la connaissance consciente; le moi, ou chez quelques-uns l’hypostase transcendante de ce moi appelée âme, est représenté avant tout et essentiellement comme connaissant, ou même comme pensant; Ce n’est que d’une manière secondaire et dérivée qu’il est conçu et présenté comme un être voulant. » « Cela est une inversion absolue des termes, héritée d’une ère chrétienne où il était important de distinguer l’homme de l’animal. Ainsi, la volonté a-t-elle été le plus souvent réduite à une simple fonction de l’intellect. […] Ma philosophie seule permet de sortir de ce dilemme, en plaçant l’essence de l’homme, non pas dans la conscience, mais dans la volonté. » Identification de la volonté à l’existence : « Tout homme ne connaît directement qu’une seule chose, sa propre volonté dans la conscience intime. Tout le reste il ne le connaît que médiatement. » « La volonté est à la connaissance ce que la substance est à l’accident ». Il dira plus loin, ce que le forgeron est au marteau. Ce qui est commun à tous les êtres vivants, c’est l’appétition. « Nous savons en effet que l’animal veut, nous savons même ce qu’il veut, l’être et le bien-être, la vie et la persistance dans l’espèce. » « Le désir, les aspirations, la volonté, la répugnance, l’aversion, le non-vouloir sont propres à toute conscience : l’homme les a en commun avec les polypes. Ce sont donc ces états qui constituent l’essence et la base de toute conscience. » Il est clair que la volonté est l’élément primaire, l’intellect, le secondaire, greffé sur le premier, au même titre que les sabots, les griffes, les mains, les ailes, les cornes, les dents, etc., dont la fonction, comme le cerveau, est la conservation de l’espèce. « La volonté est l’élément réel et essentiel de l’homme, et l’intellect, l’élément secondaire, dérivé et déterminé […] » « Le monde objet ou le monde comme représentation, n’est pas la seule face de l’univers, il n’en est pour ainsi dire que la superficie. » C’est dans la subjectivité que l’on trouve le noyau de l’être qui n’est pas le phénomène mais la chose en soi. « Les renseignements derniers, les plus importants sur l’essence des choses, ne peuvent être puisés que dans la conscience de nous-mêmes. » etc., etc. [Freud, enthousiasmé par la lecture de Sch., n’a jamais renié l’influence de ce dernier sur son œuvre. Il a en quelque sorte érotisé le vouloir-vivre qui est devenue la libido, en vertu de ce qu’il fallait mettre en évidence dans de la société Viennoise de la fin du XIXe s.] 2- Les fondateurs (nés au XIXe) : individu, angoisse et désespoir Littérature : Franz Kafka (1883-1924) Soeren Kierkegaard (1813-1855, 42 ans) Mots-clés : Den Enkelte (l’individu, le particulier, le singulier), l’angoisse, la rupture, l’instant. Œuvres : - Craintes et tremblements, 1843 8 - Le concept d’angoisse, 1844 - Miettes philosophiques, 1844 : Question de la révélation. Jésus et Socrate. - La maladie mortelle ou le traité du désespoir, 1849 - Post-scriptum aux miettes, 1846 : Cet ouvrage, quatre fois plus volumineux que celui qu’il prétend ironiquement compléter, est l’œuvre philosophique par excellence de K. C’est le premier manifeste de la philosophie existentielle, où figure en son sens nouveau le mot « existentiel ». La vérité n’est plus à chercher dans l’objectivité. « La subjectivité est la vérité », y affirme-t-il. Théologien et penseur né à Copenhague (Danemark). Toute son œuvre a été rédigée en danois. Élevé par son père dans un protestantisme rigoureux, austère et pessimiste. Ironiquement, son nom signifie « cimetière » en danois. Malgré qu’il n’ait jamais été autrement que jeune, K. est vu comme le père de la pensée existentielle. Avec lui, l’être humain est devenu un sujet. On peut même considérer que le sujet a pris son sens moderne d’entité libre et autonome, de point de vue unique sur le monde. La notion de « rupture » introduite par la « subjectivité » et la « liberté » de l’homme, qui « transperce » le temps dans l’ « instant », résume à elle seule l’essentiel de cette pensée. Son influence fut considérable sur les philosophes de l’existence : Jaspers et Heidegger, Sartre et Camus. Il part d’une critique de Hegel, dont le système prétendait saisir et expliquer le « tout », et lui oppose l’ « unique », l’homme individuel. « À ses yeux, le système est une fuite, une manière de se réfugier dans la totalité, dans la généralité, qui dispense ainsi chacun de s’assumer radicalement en tant qu’être individuel et absolu. » (Hersch) Avec lui commence véritablement la philosophie moderne de l’existence. En 1841, il soutient sa thèse de doctorat (en théologie) sur Le concept d’ironie constamment rapporté à Socrate, dont il est un fervent admirateur : Socrate n’a pas transmis de doctrine, il a seulement invité chacun a trouvé la vérité en lui-même (in : Post-scriptum). Exigence religieuse : Paradoxalement, alors que pour K. l’individu accompli est l’homme dans sa conscience religieuse, sa pensée a eu un grand avenir dans le courant le plus athée de toute l’histoire de la pensée! Il faut bien comprendre que, pour lui, le christianisme signifie la totale loyauté à soi-même, l’absolu de l’individuel. Il a le mérite de s’être toute sa vie battu contre les représentants officiels de l’Église, qui, ayant la conviction qu’ils détiennent la vérité et en l’imposant au lieu d’aider chacun à la trouver en soi, en sont, à ses yeux, les plus grands profanateurs. K. est une sorte de nouveau Luther au sein même du luthérianisme. Profond pessimisme : L’existence individuelle est en proie aux contradictions, à la souffrance, à l’angoisse de la liberté et de la faute. Thème majeur : C’est la tâche de l’homme de devenir subjectif, d’exister en toute conscience. Cela signifie que chacun doit travailler à chasser ce qui le sépare de lui-même, de son accomplissement (Heidegger a repris cette idée). Et cette subjectivité se vit surtout dans la conscience de sa propre mort, car la mort, qui est universelle, frappe chacun de manière absolument singulière. L’angoisse : L’homme est le seul être capable d’angoisse. Et il n’a jamais existé sans être affecté 9 par celle-ci ou, au moins, par sa possibilité. Le désespoir est une maladie mortelle de l’âme, inévitable mais seule chance de salut (=> Heidegger). La liberté : Qu’est-ce que l’existence? Le surgissement de la liberté responsable d’un sujet. L’homme, c’est l’irruption de la liberté dans le monde. Et c’est à cette liberté que nous devons de pouvoir dire « Je ». La Révolution française est passée par là! L’instant : Il affirme non seulement la valeur absolue de chaque individu, de la subjectivité individuelle, mais celle de chaque instant vécu. L’éternité n’est pas un temps qui s’écoule sans fin. Mais plutôt la répétition immobile de l’instant. Devenir subjectif, c’est se lier verticalement à la transcendance, par la répétition de l’instant. Notion de rupture : C’est le point majeur de sa pensée. L’acte humain n’est pas inséré dans la suite ininterrompue des causes et effets comme tout ce qui se passe dans la nature. Il devient une sorte d’absolu commencement. « L’homme insère, dans la texture des causes et des effets, son acte libre venu d’une origine différente, il accomplit une rupture, la « rupture existentielle ». Une telle rupture existentielle se produit lors d’une décision librement prise, un acte par lequel un sujet s’actualise, se rend présent en traversant le temps continu, en le «transperçant» dans l’«instant». » (Hersch). Dans l’individu se réalise la conjonction du temps et de l’éternité. Selon Hersch, le mot existence, avec cette signification, vient de K. « Dès lors, le verbe « exister » a pris en philosophie une nouvelle signification. Il ne signifie plus seulement : la présence de quelque chose dans le réel. Il faut revenir à son étymologie, comme l’a fait Heidegger : ek-sistere (littéralement : se placer au dehors) signifie : émerger hors du magma des choses, provoquer une rupture, n’être pas seulement le dérivé d’une continuité homogène ». L’ «existence» est donc humaine. Conclusion : « Kierkegaard est vraiment le premier penseur qui ait revendiqué le primat de l’existence, opposé à la réflexion abstraite, et qui ait fait de cette existence concrète le point d’attache de la vérité humaine, dépouillant ainsi la raison de ses privilèges traditionnels. Il s’agit là d’un véritable renversement des valeurs philosophiques. » L’individu, au sens fort que K. attribue à ce terme, « apparaît donc comme celui en lequel s’affirme pleinement la vocation à l’existence, la responsabilité de l’existence. Et cet avènement de l’individu caractérise un nouvel âge de la conscience occidentale. (Pour la pensée classique, le maître problème est celui de l’existence de Dieu; c’est elle qui convient en premier lieu d’assurer, car elle assurera tout le reste. L’existence individuelle est une donnée de fait, non contestée, et d’ailleurs une réalité plutôt qu’une valeur. ) » (Gusdorf) Le monde du XXe siècle, en proie aux guerres et aux révolutions, aux crises économiques et sociales, se reconnaît dans la pensée tragique de K. et dans son pessimisme à l’avenant. (Gusdorf) Friedrich Nietzsche (1844-1900, 56 ans) Mots clés : Volonté de puissance (inspiré de Schopenhauer), surhomme, désir (contre la « rationalité »), décadence. Œuvres : - L’Origine de la tragédie, 1872. La tragédie grecque fait la synthèse entre l’ordre apollinien et l’exubérance dionysiaque. - Considérations inactuelles, 1873-76. Critique de la culture allemande et de la science. 10 - Humain, trop humain, 1978 Aurores, 1881 Ainsi parlait Zarathoustra, 1883-5 Le Gai savoir, 1883-87 Par-delà le bien et le mal, 1886 La Généalogie de la morale, 1887 Le Crépuscule des idoles, 1888 L’Antéchrist, 1888 Le Cas Wagner, 1888 Ecce Home, 1888, son autobiographie. Le plus provocant des philosophes. Sa protestation véhémente, parfois désespérée prend un ton contestataire, prophétique, incantatoire qui souleva l’enthousiasme de plusieurs générations. Ses écrits ont la forme flamboyante et désordonnée de notes ou d’aphorismes. N. montre avec brio qu’en nous des forces irrationnelles mettent en échec le pouvoir de la raison (avantgoût du « conflit » freudien). Et il amorce avec vigueur la ligne de pensée que « le vrai est dans l’expérience » De plus, il a l’intuition fondamentale de la capacité de l’être humain à se transformer luimême. (Schopenhauer en avait déjà tracé une fascinante ébauche). Avec lui, la dimension du « devenir plus » est mise de l’avant. L’homme doit se dépasser pour devenir lui-même. Il doit plonger dans la vie en étant créateur, au lieu de la « contempler » hypocritement du haut de ses idées pures. L’homme méprisable est celui qui a perdu le sens de ce dépassement. Zarathoustra annonce la venue du surhomme, dont la volonté de puissance est l’affirmation la plus totale de la vie. Il s’en prend aux les contempteurs de la vie qui s’acharnent à déclarer l’humanité méprisable et pècheresse : « Malheur aux infortunés pour qui le corps semble mauvais et la beauté diabolique! » Exaltant le vivant de la vie, il réhabilite le corps humain qu’il considère comme « un composé bien plus parfait que n’importe quel système de pensées ou de sentiments ou même à mettre beaucoup plus haut qu’une œuvre d’art. »(Fragments posthumes) « Le mensonge de l’idéal a été jusqu’à présent la malédiction suspendue au-dessus de la réalité. » Ecce Homo (1888), préface « Et voici ce que j’appelle l’immaculée connaissance de toutes choses : ne rien demander aux choses que de pouvoir s’étendre devant elles, ainsi qu’un miroir aux cent regards. ô hypocrites sensibles et lascifs! […] En vérité, vous n’aimez pas la terre comme des créateurs, des générateurs joyeux de créer! […] Et celui qui veut créer au-dessus de lui-même, celui-là possède à mes yeux la volonté la plus pure. Où y a-t-il de la beauté? Là où il faut que je veuille de toute ma volonté; là où je veux aimer et disparaître, afin qu’une image ne reste pas image seulement. Aimer et disparaître : ceci s’accorde depuis des éternités. C’est ainsi que je vous parle, poltrons! Mais votre regard louche et efféminé veut être « contemplatif »! Mais ceci doit être votre malédiction, hommes immaculés qui cherchez la connaissance pure, que vous n’arrivez jamais à engendrer. » « Celui qui n’a pas foi en lui-même ment toujours » (préfigure l’authenticité de Heidegger) 11 « Et ceci est pour moi la connaissance : tout ce qui est profond doit monter – à ma hauteur! Ainsi parlait Zarathoustra. » Selon lui, il y a urgence à opérer une transmutation totale des valeurs afin d’accéder à la liberté. Et c’est sur le grand athénien du Ve s. av-J.C. que N. porte son animosité : Socrate est déclaré le premier des décadents. Le suivent de près Platon avec son monde intelligible et immuable, et toutes les religions qui selon lui, sont des fabriques d’esclaves. [La responsabilité que plusieurs attribuent à Descartes d’avoir rationalisé le monde, N. l’attribue à Socrate : c’est dans l’Antiquité grecque que s’enracine la rationalité.] Le penseur iconoclaste déclare que « Dieu est mort », voulant dire : les concepts, les idées, les idéaux, les dogmes sont morts; vivons dans notre corps! Idée du surhomme, ce vers quoi nous devons tendre. Dans ce romantisme de génie, il y a certes une part de grandiosité proche de la folie. En outre, de dérives xénophobes ont été exercées après sa mort sur ses écrits. Dans son dessein de tordre le cou à la raison, il s’en est allé vers la déraison. Il a préféré la fougue et l’exaltation de Dionysos (dieu grec du plaisir et de l’excès) à la sagesse ordonnée d’Apollon. Mais on sait que l’excès peut se montrer aussi propulseur que destructeur. Ici, le rejet de l’ancienne conception de l’être cherche consolation dans l’héroïsme. Nietzsche ouvre une voie sur laquelle il s’est finalement égaré. Tuer Dieu ne voulait pas dire devenir Dieu. Refuser l’ancienne ontologie le fit aller un peu vite du sous-homme, inféodé, agenouillé, aliéné, au surhomme, génie narcissique sans limite. Ce qu’on peut retenir sans hésitation, c’est l’idée de l’homme désormais livré à lui-même et en route vers lui-même. Il y également a cette idée de crépuscule (des idoles), qui parle de la fin d’un paradigme et annonce une aube qui se profile à peine à l’époque. Edmund Husserl (1859-1938, 79 ans) « On cherche en vain l’au-delà du phénomène; mais le phénomène est en soi une révélation. » J.W. von Goethe (1749-1832), De la théorie des couleurs, 1810 Mots-clés : phénomène, intentionnalité, réduction Œuvres: - Philosophie première, I et II (cours prononcé en 1923-24) - Idées directrices pour une phénoménologie, I, II et III - Méditations cartésiennes (conférences prononcées en 1929 à la Sorbonne) - La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (manuscrit rédigé entre 1934 et 1937) Dès le début du XXe siècle, Husserl donne l’impulsion fondatrice d’une nouvelle façon de regarder les choses : la phénoménologie. Comme son nom l’indique, la méthode s’intéresse aux phénomènes, à l’expérience, non pas au monde en soi mais à l’expérience qu’on en a. La façon dont les choses se vivent n’est pas la façon 12 dont on les pense, et c’est la première qui intéresse le phénoménologue. Elle invite à une nouvelle façon de regarder le monde : dans le particulier, le changeant, selon des modes multiples et singuliers. Il s’agit de rejoindre le monde tel qu’il nous apparaît et d’ouvrir ses horizons de sens, en un mot, de décrire au lien d’expliquer. Et c’est à partir de là que la philosophie s’est mise à fréquenter les chemins traditionnellement réservés à la psychologie (Heidegger, Merleau-Ponty). Structure intentionnelle de la conscience : « Toute conscience est conscience de quelque chose. » Cette phrase consacrée de la phénoménologie lui vient de son maître Franz Brentano, qui eut également Freud comme élève. Husserl part d’une structure de la conscience immédiatement ouverte sur les objets du monde, c’est-à-dire « intentionnelle ». On pourrait tout simplement dire « relationnelle ». L’intentionnalité nous apprend à penser l’unité de la conscience et du monde. C’est Husserl qui défait l’opposition du dedans et du dehors. « Le mot intentionnalité ne signifie rien d’autre que cette particularité foncière et générale qu’a la conscience d’être consciente de quelque chose, de porter en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même. » L’énoncé ne signifie pas qu’il n’y a d’objet en dehors de la conscience, ou que ma conscience crée l’objet en le visant, mais cet objet n’a de sens que le sens que je lui donne en le pensant. [Est-ce que ça vous rappelle quelque chose? (Stolorow dit qu’il veut passer « de l’esprit au monde, des contenus mentaux aux contextes relationnels, de l’intrapsychique à l’intersubjectif » (chap. 3 de Trauma). S’il n’y a pas de conscience pure, séparée de ce qu’elle contient, il n’y a pas non plus de psychisme pur, préétabli, sans un contexte qu’il construit et qui le construit.] Une formule souvent répétée de H. est : « aller vers les choses mêmes », ce qui signifie revenir à l’expérience pré-conceptuelle, celle qui est immédiate (mais non naturelle). Depuis Kant, le monde n’apparaît plus à l’homme comme donné d’avance mais comme forgé par lui. Cela entraine une certaine conception de la vie qui transparaît dans la littérature et la peinture du XXe, qui sont morcelées, déconstruites, libres, subjectives. Le nouveau chez-soi n’est plus le monde mais la perception qu’on en a. L’intersubjectivité : Sa réflexion se hasarde jusqu’à la question de l’autre (in : Méditations cartésiennes). Il déclare la subjectivité immédiatement ouverte sur les autres consciences. Pour lui, l’ego transcendantal ne fait qu’un avec le monde et découvre une subjectivité qui est tout entière intersubjectivité. Il est le premier philosophe à employer ce terme. Critique de la science : L’avancée des sciences est positive pour les résultats et l’exactitude de la méthode mais catastrophique pour ce qui est de l’état d’aveuglement où se trouve le scientifique par rapport à ses propres opérations, du fait de son obnubilation par l’objet de sa recherche. (N.D.) Il écrit : « Tout bien pesé, je suis d’avis qu’il n’y a jamais eu et qu’il n’y aura jamais de science objective de l’esprit, de doctrine objective de la psyché, l’objectivité consistant à condamner les psychés, les communautés personnelles, à l’inexistence, en les soumettant aux formes de l’espace et du temps. » 13 Le « phénomène » est le fait d’une conscience. Dans un certain sens il nous enferme dans l’humanité, ou peut-être dans l’individualité, puisque chaque espèce vivante a mis au point des sens réglés sur des programmes de survie différents. Néanmoins Husserl a eu sur la pensée en général un effet propulseur. Il a eu comme disciple : Heidegger, Max Scheler. Martin Heidegger (1889-1976, 87 ans). Mots-clés : étant, être-là, être-avec, jeté-dans-le-monde, dévoilement, souci, authenticité. Œuvres : - Lettre sur l’humanisme - Être et temps, 1927 (le tome II prévu n’est jamais paru) - Chemins qui ne mènent nulle part H. passe toute sa vie en Forêt-Noire et toute sa vie universitaire à l’Université de Fribourg-enBrisgau où il est d’abord étudiant, puis professeur, succédant à Husserl dont il est le disciple et l’assistant, et enfin recteur en 1933. De lecture laborieuse, et malgré une pensée particulièrement hermétique, H. a cristallisé, à sa manière et en les poussant plus loin, les principaux éléments de l’existentialisme qui l’ont précédés. Son mérite est d’avoir, à la suite d’Husserl, amplement tenté de saisir l’expérience de l’être humain ou «Dasein» comme un tout indivisible. 1-Thème de l’existence : Qu’est ce que l’Homme? « La substance de l’homme n’est pas son esprit, mais l’existence. » Son existence est son essence. C’est ce qu’il appelle la « préséance onticoontologique de l’être-là » (!) Remarque : dans l’ontologie traditionnelle, c’est Dieu qui occupait cette place (identité d’essence et d’existence, de pensée et d’acte). L’existence humaine est absolument irréductible au mode d’existence des autres êtres ou « étants » parce que l’homme seul comprend qu’il est. Contrairement à la roche ou à l’animal, l’homme se tient toujours hors de lui-même, dans l’ «eksistence». 2- Thème de la complexité implicite de l’expérience, qu’on ne divise plus en catégories distinctes. L’existence est toujours traduite par un « état » ou « disposition » (Befindlichkeit), toujours implicitement complexe. Cette « disposition » à multiples facettes (traduit par disponibilité, état, humeur, et qui veut dire tout simplement l’expérience) est fait d’un peu de ressenti, d’un peu de compréhension et d’un peu de discours interne. En d’autres mots, je me ressens, me saisis et me dis d’un seul trait dans une expérience implicite. Tout est connecté : la sensation, le mot, la compréhension. Une compréhension ne flotte jamais dans le vide, elle est collée au ressenti; un sentiment contient déjà son interprétation; et les situations vécues sont d’emblée linguistiquement structurées. Les autres font partie de mon être-au-monde. En somme, l’état affectif est d’emblée signifiant et communicable. (Notons que le vocable « affectivité » contient en lui-même l’idée de la relation, on est affecté par, touché par…) Tentant de rester au plus près de la réalité phénoménologique, H. se fait le maître du décloisonnement de plusieurs notions généralement mises en opposition comme intérieur/extérieur, affectif/cognitif, Moi/monde, passé/présent/futur. L’expérience forme en tout indissociable. [Cette conception a servi de base à des psychologues théoriciens tels que E.T. Gendlin, fondateur de l’Experiencing, et aujourd’hui R. Stolorow, intersubjectiviste.] 14 [Notes sur Gendlin (1936-) : La description phénoménologique de l’être-là a enrichi et alimenté le courant existentiel humanisme en psychologie, et particulièrement, sa « phénoménologisation » par Gendlin. Ce dernier fait la distinction entre le philosophique, ce qui est attribuable à tous les humains (ex. : L’être-vers-la-mort) et le psychologique qui se penche sur ce qui est propre à une personne dans la reconnaissance de son unicité. Pour Gendlin, l’être humain n’est clairement pas perçu comme « à l’intérieur de sa peau », il est relationnel. L’être humain est toujours en situation, et sa situation qui le définit n’est donc pas à l’extérieur de lui. L’expérience est à la fois interne et externe, tout simplement parce qu’elle est antérieure à cette distinction, qui n’offre qu’un avantage pratique. Tout est lié dans l’expérience humaine, qui, selon Gendlin, reste toutefois conceptuellement structurée (not an applesauce). Précurseur des intersubjectivistes, Gendlin est un véritable phénoménologiste. Il a mis sur pied une méthode introspective en étapes, selon une chaîne de pensées qui s’attirent l’une après l’autre, ou suite d’illuminations correctives. Et il a montré que ce contact intime et précis avec soi entraîne naturellement le changement.] 3-Thème de l’ancrage de l’être-là (l’humain) dans son contexte et l’impossibilité de l’en dissocier. L’être-là est structuré en « être-dans » et « être-avec ». On ne peut pas décrire le monde sans se mettre dedans (influence de Kant), et on ne peut décrire l’expérience humaine sans décrire son insertion dans le monde (Human is living-in and living-with). [À noter : il ne s’agit pas encore du « contexte intersubjectif », mais de l’ancrage de l’étant, soit dans l’outil, soit dans le signe, dans sa condition de mortel, etc. 4-Thème de l’angoisse : Ex-sistere, c’est surgir de la relation d’utilité au monde objectif qui nous entoure et savoir que l’on va mourir. Celui qui existe découvre son être en tant qu’ « être pour la mort » (Sein zum Tode). La mort n’est pas un événement futur, elle est constitutive de l’existant. Pour ce dernier elle n’est pas une réflexion mais une façon d’assumer son néant. L’être-dans-le-monde se découvre étranger dans un monde où il a été « jeté » arbitrairement, « n’importe où » Le Dasein est l’être qui découvre qu’il est « là ». Pour H., l’angoisse n’est pas une émotion particulière mais une part inhérente de l’être-au-monde en laquelle s’exprime le fait de ne-pas-être- chez-soi dans le monde. C’est l’inquiétante étrangeté. 5-Thème de l’authenticité : L’ « insignifiance du monde », qui est en fait son in-signification, suscite l’anxiété existentielle et trouve sa résolution dans l’authenticité. L’engagement dans l’Être c’est être qui on est destiné à être par l’Être, c’est-à-dire correspondre à notre essence d’existant. Dans l’authenticité on est face à l’angoisse, que l’on essaie d’éviter dans la banalité de la vie quotidienne et du « on ». La vérité, au sens de alétheïa, est ouverture, dévoilement, découvrement, pure éclosion. (En fait, aletheïa, littéralement du grec « non-oubli » ne peut parler que d’une vérité intérieure à soi). Influence de la psychanalyse? 6-Thème de l’être-avec : L’être-avec (les autres Dasein) constitue une structure originaire du Dasein (Husserl). Notons que, dans son œuvre, H. parle majoritairement des autres au pluriel. Les autres, en quelque sorte, font partie de mon décor phénoménologique, de mon être-avec, mais ils n’ont pas encore la fonction édificatrice que leur attribue la pensée contemporaine (Lévinas, Marion, Cyrulnik, Balmary). 7- Thème du temps : Pour H., le sens de l’Être, c’est la temporalité. À travers l’existence, l’être et le temps sont imbriqués l’un dans l’autre, dérivent l’un de l’autre. L’être est « jeté » dans un monde et dans un soi qu’il n’a pas choisis. Il cherche à échapper à cette condition par le « projet ». Le Dasein n’existe 15 ainsi qu’en se projetant vers son futur et en reprenant son passé. Loin d’être une chose fermée sur luimême, il est une structure éclatée, non pas immergé dans le temps, mais créatrice de temps (Kant). Étant ses possibles, le Dasein est à venir. Vision plus temporelle (Hegel, Schopenhauer, Nietzsche, etc.) que spatiale (Descartes, Kant). [À partir du milieu du XIXe siècle, la psychologie s’inspire de la philosophie de la conscience pour établir ses paramètres et aborder l’expérience humaine individuelle. Comme Freud s’inspire de Schopenhauer, ou comme Perls s’inspirera de Sartre, Gendlin a intégré avec profit la philosophie de H. au paradigme existentiel. Quant à Stolorow, il semble découvrir avec ravissement l’aile existentielle de la psychologie, tel un psychanalyste déçu s’attachant à intégrer la phénoménologie de l’expérience subjective aux principes plus contemporains de l’intersubjectivité. Il reste que les notions de choix, de responsabilité et d’authenticité issues de la philosophie existentielle s’insèrent dans un paradigme nettement plus individualiste que celui, contemporain, de l’altérité, auquel conduit naturellement la vision intersubjective. Nous verrons que le primat de la relation n’invite plus à ce que l’angoisse et la solitude soient posées comme des principes indiscutés de l’existence (elles se maintiennent comme des expériences possibles vécues individuellement). Conclusion : La philosophie d’Heidegger a suscité en son temps un formidable engouement, ce moment de l’après-guerre se montrant avide d’une conception de l’être humain plus proche de sa vérité, de sa complexité et de sa fragilité. Puis elle a entraîné autant de réactions critiques en regard d’un paradoxe exaspérant : à trop disséquer l’expérience déclarée insécable, à trop vouloir conceptualiser l’inconceptualisable, on se retrouve très loin de la cause que l’on prétend défendre. La compromission de notre homme avec le nazisme, qui lui fit tenir des propos antihumanistes non équivoques et lui permit d’occuper le poste de son maître évincé, lui a valu une mauvaise réputation. Malheureusement cette « erreur de parcours » est difficilement dissociable de son caractère désagréable, taciturne, fermé à l’autre, selon plusieurs témoignages écrits d’élèves ou de disciples (Arendt, Hersch). Karl Jaspers (1883-1969, 86 ans) Mots clés : existence en situation, communication, transcendance Œuvres: Psychopathologie générale, 1913 Psychologie des conceptions du monde, 1919 Situation spirituelle de notre époque, 1931 Philosophie, 1932 Raison et existence, 1935 La Culpabilité allemande, 1946 « Pour être authentiquement vrai, le vrai doit être communicable […] nous ne sommes ce que nous sommes que par la communauté de la compréhension consciente réciproque. » K.J., 1935 « La vérité elle-même ne peut être qu’en devenant et, dans sa profondeur, elle n’est pas dogmatique mais communicative. » K.J., 1935. Jaspers est une figure de proue de l’existentialisme qui en même temps annonce à maints égards le post-existentialisme. Selon Arendt, sa pensée est beaucoup plus moderne que celle de Heidegger, né à 16 peine six ans après lui. Il est d’abord un médecin psychiatre amoureux de la philosophie, à laquelle il viendra plus tard. Auteur de la distinction fondamentale en psychothérapie entre explication et compréhension, s’en prend, sous forme de mise en garde, à la dérive explicative du freudisme et développe la méthode compréhensive. Il représente une exception dans le courant existentialisme dans la mesure où, foncièrement orienté vers l’existence, il ne nie pas la transcendance. Il la retrouve autrement. Idée de base : L’homme est plus que sa pensée, il est « communication » avec ses semblables et par là il se transcende. L’essence de l’homme est la communication. Pour lui, la pensée existentielle est celle qui éclaire l’existence sans la théoriser. Pas de démonstration mais une reconnaissance de l’expérience. Cette pensée ne contraint jamais personne. La pensée existentielle ne se penche pas objectivement sur l’existence, elle ne cherche ni n’affirme de vérité absolue. Elle tente de décrire, de se faire comprendre ou reconnaître. À partir des « situations limites » (blessures, chocs de vie), il cherche à esquisser un nouveau type de pratique philosophique qui consiste en un « ébranlement, en un appel, à sa propre force vitale et à celle de l’autre ». Il évoque une « métaphysique joueuse », une perpétuelle expérimentation qui n’établit rien. On réfléchit de concert en participant à des « propositions » et le philosophe n’a plus aucune prérogative. On note l’affinité de ce qu’il nomme « appel » avec la maïeutique socratique, à cela près que la priorité n’est plus accordée à celui qui questionne. Sa définition de l’ «existence» est une des plus claires qui soit : l’existence n’appartient pas au monde des faits mais au monde de la liberté. Elle est donc possibilité (« rupture » de Kierkegaard, « projet » de Sartre). On existe en tant que sujet (non pas en tant qu’objet d’analyse). On ne peut donc pas connaître l’existence, mais on peut éclairer ses possibles, la stimuler, l’accroître, l’appeler à s’actualiser authentiquement (Heidegger). D’après J., il n’y a pas d’existence sans communication avec une autre existence. La notion de communication et pour lui aussi centrale que celle d’existence car l’une ne va pas sans l’autre. Il différentie la « transmission » (d’informations quotidiennes) de la communication entre deux existences qui se mettent à l’épreuve l’une de l’autre. Dans l’une on trouve des certitudes rationnelles et impersonnelles, dans l’autre une expérience personnelle et des convictions. La différence irréductible avec l’autre est l’obstacle constant en même temps que la condition de la communication. J. appelle l’échange un « combat par amour (liebender kampf) » C’est une relation entre deux absolus. On s’ouvre non pas aux idées de l’autre, non pas à ses convictions mais à son existence. Mais l’existence fait plus que s’ouvrir, elle éprouve, elle s’approprie, elle lutte pour son propre absolu (on dirait pour sa cohésion). Sa longue et heureuse relation de couple avec une femme d’ascendance juive est reconnue et souvent citée comme exemple de ce type de communication. « L’existence elle-même n’est, par nature, jamais isolée; elle n’est que dans la communication et dans le fait de savoir qu’il y a d’autres existences. […] Ce n’est que dans le fait d’être ensemble avec d’autres hommes au sein du monde donné à tous en commun, que l’existence peut se développer. Le terme de « communication » recèle, au fond […], même à l’état d’ébauche, un concept nouveau de l’humanité comme condition de l’existence de l’homme.» (Arendt sur Jaspers) L’éternité n’est, pour Jaspers, ni durée sans fin ni absence de temps. Elle peut être atteinte par une rupture du temps, qui confère à l’instant existentiel son poids absolu. Elle n’est pas dans l’au-delà, et elle n’est pas étrangère à l’histoire. Elle est, dans le temps, ce qui transcende le temps. Jaspers l’appelle transcendance, parfois Dieu. 17 Jaspers s’est souvent prononcé dans les débats politiques de son temps. Il pensait qu’il nous faut accomplir une conversion éthico-politique sans laquelle la vie humaine semble condamnée (→ A. Camus, M. Nussbaum) 3- Les intégrateurs (nés au XXe) : l’existentialisme français : absurde, néant, engagement Littérature : Ionesco, Becket, Genet, Malraux (La Condition humaine), Gombrowicz. Nous arrivons en France. C’est là que l’existentialisme s’est réalisé de la manière la plus authentiquement ancrée dans l’existence : c’était une façon d’être, de vivre et de penser, qui s’inscrivait dans la vie quotidienne, dans l’art, dans l’engagement politique. On en discutait dans les cafés, on s’habillait en noir. Et on questionnait les rôles sociaux, les institutions, contestant toutes formes d’autorité ou de conformisme. Les chefs de file s’affichaient comme romanciers, journalistes, auteurs dramatiques. Ceux-là n’ont pas fait que parler d’être-dans-le-monde, ils l’ont vraiment été! Grandes probité et détermination dans l’engagement politique et social. L’homme a définitivement cessé de se voir comme créature et ose se voir comme créateur. La rupture est déclarée avec la tradition. Il faut dire qu’en 1945, les valeurs traditionnelles viennent de donner la preuve tragique de leur parfaite inanité. Tout est par conséquent cul par-dessus tête en ce milieu du XXe siècle : la peinture, la littérature, le théâtre. On visite l’absurde, on fréquente le non-sens, le néant. L’existentialisme est descendu dans la rue, et, sous cet aspect, il est fidèle à lui-même : nous ne sommes plus dans la haute abstraction des vérités suprêmes, mais dans la vie réelle, quotidienne, exaltante et souffrante. La grande question devient : Comment trouver du sens à la vie dans le non-sens manifeste et proclamé de l’existence? S’il n’y a pas de nature humaine préétablie, l’existence de l’homme n’a aucun sens en elle-même, il faut lui en trouver par l’action, la jouissance ou l’engagement. Nous sommes « condamnés » à être libres, dit Sartre. L’homme est terriblement seul avec sa subjectivité impartageable jusqu’à « la nausée ». Désespoir de l’individu abandonné dans la solitude de son moi à la déchéance dans un monde absurde parce qu’indifférent par essence à son sort (Marc de Launay). Il ne faut pas oublier que l’existentialisme, avant de parvenir à ce que nous connaissons, nous comme thérapeutes du XXIe siècle, est passé par l’« enfer » du néant et de la solitude. « L’enfer, c’est les autres » par ce que l’autre me voit nécessairement comme un objet, l’objet de sa propre conscience. Les existentialismes parisiens de la « rive gauche », de Saint-Germain-des-Prés, sont les vaillants jusqu’au-boutistes de l’existentialisme. Il fallait se rendre là pour nettoyer la philosophie de sa tendance absolutiste, pour couper court à la fascination pour l’Éternel, en évitant, si possible, l’impasse du nihilisme. De nouvelles valeurs s’élèvent à l’horizon : la communication (Jaspers), l’authenticité (Heidegger), la responsabilité (Sartre), la solidarité (Camus). 18 On fustige une religion de morale et de commandements, de dogmes et de rituels. L’existentialisme signe la fin d’un type de religiosité qui relie l’homme à une pure extériorité. Le religieux, pour survivre, n’aura d’autres voies que de retrouver l’intériorité et l’authenticité de chacun (C’était le but de Kierkegaard). De l’existentialisme français de l’après-guerre jusqu’aux révoltes étudiantes de Mai 68, de l’émergence des approches humanistes qui ont transformé l’Amérique jusqu’aux Beatniks et au Peace and Love, on assiste à un immense mouvement continu de libération de l’Occident : rejet de toutes les entraves à l’épanouissement de soi, préséance du corps, de la liberté, du ressenti. Aujourd’hui ces acquis atteignent sans doute la limite de leur excès. Il faut en assumer les conséquences : « je » ne suis pas seul au monde, il y a l’autre, il y a la planète, il me faut soigner le « contexte » qui assure mon existence. Jean-Paul Sartre (1905-1980, 75 ans) Mots-clés : responsabilité, contingence, néant, projet. Œuvres : - La Nausée, roman, 1938 - L’être et le Néant, 1943 (opposition de l’en-soi et du pour-soi) « L’homme est une passion inutile » - Les Mouches (symbole de la mauvaise conscience), 1943 - Huis clos, 1945 « Pas besoin de gril; l’enfer, c’est les autres. » - Les Mains sales 1948 Influencé par Husserl et surtout Heidegger à qui il fait de nombreux emprunts. « L’existence précède l’essence » : l’univers des idées, des normes et des essences n’importe plus (On reconnaît Nietzsche). Il appartient à chacun de choisir sa vie (On reconnaît Kierkegaard). L’homme se révèle non comme être mais comme projet d’être. Idée que l’on devient (Nietzsche) par nos actions. La liberté est le fondement de la vision sartrienne de l’homme. L’homme crée lui-même ses valeurs (il n’y a pas de valeurs pré-établies puisqu’il n’y a pas de Dieu). Nous sommes responsables de nos choix devant nous-mêmes et devant les autres. De cette liberté sans recours naît l’angoisse existentielle. [Le primat de la liberté/responsabilité a inspiré F. Perls et la Gestalt thérapie.] Lorsque Sartre lance sa boutade « L’enfer, c’est les autres », il veut signifier si une autre subjectivité que la mienne existe, je suis irrémédiablement pour celle-ci un « objet » de sa conscience et vice-versa. C’est l’enfer! Il lui semble impossible d’être à la fois objet et sujet. Mais il finit par reconnaître comme évidence ce qu’il juge inacceptable. Dans l’Être et le Néant (1943), Il prend plusieurs pages pour se poser cette incroyable question : Existe-t-il, à part moi, d’autres hommes? Le regarde d’autrui m’ôte ma liberté, me définit, m’attribue un caractère, etc. Mais en lui reconnaissant sa liberté, je me libère de son regard. Il en arrive à ce qu’il appelle lui aussi (Husserl) l’intersubjectivité. Maurice Merleau-Ponty (1908-1961, 53 ans), Académicien et professeur. Œuvres :- Éloge de la philosophie, 1953 19 - Sens et non-sens, 1948 - Phénoménologie de la perception, 1945 Est le plus éminent représentant français de la phénoménologie. Se situant dans le sillage de Husserl, il prône de « revenir aux choses même », non pas comme on pense qu’elles sont mais comme nous les percevons. Ainsi, pour lui, la perception est l’expérience fondamentale et la condition de la pensée. Effort pour retrouver le contact naïf avec le monde d’avant la réflexion. Désaveu de la science. Il s’attache à élucider, parfois avec une touche poétique, ce qu’il y a d’ «irréfléchi» dans notre perception du monde, comme par exemple « ce qu’on voit d’un paysage avant de savoir ce qu’est une montagne, une rivière, une forêt », etc. Parle du « sujet voué au monde » « Il n’y a pas d’homme intérieur, l’homme est au monde et c’est dans le monde qu’il se connaît. » (Phéno, intro) « Toute conscience est une conscience incarné » « C’est seulement vers le dedans que le moi peut-être débordé » (Éloge) Albert Camus (1913-1960, 47 ans) Mots-clés : révolte, lucidité, solitaire et solidaire Avec Camus un retournement (amorcé par Jaspers) se produit : au bout de ce chemin de désolation apparaît le rapport à autrui. C. est celui par lequel, pour reprendre ses propres mots, on est passé de « solitaire » à « solidaire » : Nous voici à l’aube de notre vision contemporaine. Il n’est pas surprenant que l’on revienne beaucoup à Camus aujourd’hui. Un sentiment d’étrangeté, qui mène à l’absurde, naît du divorce entre l’homme et sa vie. La vie en soi n’a pas de sens. Il faut lui en donner, non par la fuite dans l’illusion religieuse ni dans le divertissement pascalien, mais par l’engagement dans la beauté, l’amour de la nature, l’altruisme, l’action. Il écrit : « Je tire ainsi de l’absurde trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté et ma passion. » Celui qui connut trois guerres, dont celle d’Algérie, propose d’abord une lucidité assumée de notre finitude. Cette lucidité qui bannit le suicide et l’espoir vain, est le moteur de la liberté. Car si la vie est absurde, si on ne croit plus à rien de transcendant et que je suis étranger au monde, que me reste-t-il? Donner du sens, et le sens, c’est les autres. Influencé par Nietzsche dont il partage l’hostilité envers les grands concepts censés donner du sens à la vie, il préfère parier sur la vie. Le défi camusien consiste à essayer de vivre cette vie malgré tout, en dépit de l’absurdité de la condition humaine, qui, dans ses mots, dérive du fait que l’homme est « apatride » dans le monde. En dépit de la condition de l’homme « jeté dans le monde » (Heidegger), la « révolte » permanente reste ce qui donne une raison de vivre humainement. Défendre la dignité humaine est la meilleure façon de ne pas opter pour le suicide. À Noter : Camus ne se considérait pas comme existentialiste (pas plus que Heidegger ou Jaspers) et l’a déclaré publiquement en se dissociant de Sartre. Sa fille et représentante actuelle, Catherine 20 Camus, persiste à déclarer haut et fort cette non-appartenance. Pourquoi? Parce que Camus reconsidère l’essence humaine comme étant la valeur fondamentale. Toutefois, par son rejet de l’ancienne ontologie et l’étrangeté fondamentale de l’homme dans le monde, il est tout-à-fait dans le courant qui ensemence son temps. Sa plus belle phrase : « Aussi n’y-t-il entre solitaire et solidaire que la différence d’une consonne.» Camus est le plus humaniste (respect de l’humain) des existentialistes (déni de la transcendance). Refusant de se laisser aspirer par le nihilisme, il puise dans l’absurde même les voies qui le « transcendent » : la révolte, la passion, la lucidité, la création et enfin l’altruisme. Il marque le point de retournement de l’existentialisme après lequel il ne sera plus possible de repousser l’altérité qui nous constitue comme êtres humains. Dans le fond, il ne s’agit que de savoir où on place la transcendance : à partir du moment où on la situe non pas dans un être supérieur tout-puissant et lointain, mais dans le rapport à l’autre, la pensée – et là il s’agit de la pensée postmoderne – devient spirituelle dans sa fibre même. Œuvres : - Noces - 1939, quatre essais poétiques en prose. Magnifique contemplation des paysages de l’Algérie. - Le Mythe de Sisyphe, essai sur l’absurde – 1942 Première phrase : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. » « Dans un monde soudain privé d’illusions et de lumière, l’homme devient un étranger. » L’illusion, c’est « la terre promise » de la religion et la lumière, c’est « la patrie perdue » du rationalisme. (Résume son point de départ) Refuser un sens à la vie ne conduit pas forcément à déclarer qu’elle ne vaut pas la peine d’être vécue. (Cela résume toute sa quête) « Obéir à la flamme, c’est à la fois ce qu’il y a de facile et de plus difficile. » (rappelle Nietzsche) « Nous prenons l’habitude de vivre avant d’acquérir celle de penser. » (Position existentialiste par excellence) « Je tire ainsi de l’absurde trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté et ma passion. » Sorte d’hédonisme de conséquence : puisque rien n’a de sens, jouissons de la vie et soyons lucides. Pour Camus, l’homme commence vraiment là où il devient lucide (Anne O’Byrne) À propos d’Œdipe « [le] destin [est] une affaire d’homme, qui doit être réglée entre les hommes. » « Dans l’univers soudain rendu à son silence, les mille petites voix émerveillées de la terre s’élèvent. » « Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. [...] La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. » FIN - L’étranger – roman, 1942 « […] je m’ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde » - Caligula- pièce de théâtre jouée en 1945 - La Peste – roman, parabole sur le nazisme, 1947 Le sens attribué à l’homme justifie l’altruisme. Rejoint les formes contemporaines d’engagement envers le prochain (annonce Arendt, Lévinas). La vie d’un seul homme vaut plus qu’une idéologie. 21 - Les Justes – pièce de théâtre, 1949 Sur la révolution russe. Critique de la dérive totalitaire du communisme. Le combat pour la révolution justifie-t-il la mort d’innocents? Réponse : Non. - L’Homme révolté, essai - 1951 « Je me révolte donc nous sommes ». Loin de prôner le néant des valeurs, Camus, contrairement à Sartre, pour qui le primat de l’existence supposait l’absence d’une nature humaine à laquelle se référer, en affirme une essentielle : l’Homme. « L’homme fait sens parce qu’il est le seul à exiger d’en avoir. » (rappelle Schopenhauer, Heidegger, annonce Jonas) « Mais la révolte est, dans l’homme, le refus d’être traité en chose (annonce Arendt) et d’être réduit à la simple histoire. Elle est l’affirmation d’une nature commune à tous les hommes, qui échappe au monde de la puissance. » La rupture avec Sartre est consommée. Se révolter c’est rester fidèle à ce pourquoi on se révolte : dans la révolte, on assume des valeurs. « Pour être homme, refuser d’être Dieu » signifie qu’on n’a pas le droit de tuer pour une vérité quelle qu’elle soit. - La Chute, 1956, récit dérangeant et cynique, racontant la chute d’une inconnue dans la Seine et où l’auteur fustige la symbolique chrétienne de ce thème même de la Chute - Le Premier Homme (posthume), 1994, roman autobiographique. Conclusion à l’existentialisme: C’est une phase de l’histoire de la pensée extrêmement riche, diversifiée, féconde, mais qui est bel et bien terminée aujourd’hui. Pourquoi? Parce que la fascination pour la conscience, qui s’étend de Sartre à Camus, tel un fleuve qui arrive à son embouchure, s’est complètement déversée dans la problématique actuelle du lien à l’autre. On a ainsi résolu et transcendé le problème de l’insularité de l’expérience subjective et de la conscience auquel tous se sont heurtés et que tous ont tenté de résoudre à leur façon : Comment puis-je être sûr de l’existence de l’autre qui m’apparaît comme un phénomène de conscience? (troisième partie) 4- Les successeurs ou « post-existentialistes » : vocation de l’homme : moi et/avec/par l’autre « C’est l’appartenance au réseau des regards qui fait de chacun une personne. » Albert Jacquard Mots-clés : pluralisme, complexité, intersubjectivité, altérité, fragilité, éthique. Littérature : Christian Bobin, Amélie Nothomb et bien d’autres… Science : physique quantique (dont on a amplement remarqué qu’elle était contextualiste : les mesures obtenues dépendent des conditions de l’expérimentation). Avènement de la relation comme élément de base de l’humanité (et non plus l’individu). Notion 22 postmoderne du Sujet qui se situe dans un rapport de co-construction avec son « contexte » relationnel (n’en n’est pas seulement le produit). Fin de l’existentialisme strict : on sort de l’individualisme, de la déréliction, on sort de la centralité du non-sens et du désespoir. L’existentialisme est né de la mort de Dieu et du triomphe de l’homme, le post-existentialisme naît de la mort de l’individu conçu comme séparé et de la découverte de la dimension relationnelle de tout ce qui existe (pensée systémique, écologie, mondialisation, etc.). Ce n’est plus ni la foi, ni la raison, ni même l’expérience qui compte mais la conscience de l’autre. « Comment peut-on vivre ensemble? » supplante toutes les autres grandes questions. Malraux n’aurait-il pas pu dire : « Le vingt-et-unième siècle sera relationnel ou ne sera pas »? Deuil de la vérité unique au sens traditionnel du terme et préférence pour le multiple et le changeant. Décloisonnement (intérieur/extérieur, moi/toi, immanence/transcendance, science et poésie, philo et psycho, interdisciplinarité, interculturalisme, etc.) En psychologie, le champ d’intérêt glisse de la subjectivité vers l’intersubjectivité. On considère que le psychisme naît et vit de l’altérité. La découverte de soi est dans le face à face. Les notions d’autonomie et d’individuation cèdent le pas à celles de cohésion et de revitalisation; sans destituer les premières, on les nuance, les considère moins comme les buts à atteindre. Au cours de ce lent passage du paradigme du « dedans (in) » vers le paradigme du « entre » (between), on assiste à une redéfinition du sujet, non plus en face de l’objet mais en face de l’autre sujet, le vis-à-vis, avec édification réciproque et donc responsabilité mutuelle. Le sens de l’existence, c’est le rapport à l’autre. Et par là l’Occident, qui se redéfinit, se… « désoccidentalise » : « Que puis-je faire sans les autres hommes : en arrivant ici-bas, j’étais dans leurs mains, en m’en allant d’ici je serai dans leurs mains? » Tradition orale africaine On ne peut faire l’impasse sur le grand précurseur de cette tendance, un génie étonnamment en avance sur son temps : Martin Buber (1878-1965, Jérusalem 87 ans) - Je et Tu,1921 – (court et magique, à lire absolument!) Jacques Lacan (1901-1981, 80 ans), psychanalyste - Le stade du miroir comme formateur de la fonction du « je », 1949 -Écrits, 1966 Est considéré comme celui qui, en France, modernise la doctrine freudienne. Il rapproche la psychanalyse de la linguistique (« L’inconscient est structuré comme un langage. »). C’est par la parole que l’être humain devient sujet. Le désir, c’est le désir de l’Autre (Fairbairn), ou le désir de faire reconnaître son désir. Il déclare la psychanalyse plus juive que grecque! Hans Jonas (1903-1993, 90 ans) … ou la responsabilité revisité. - Le Principe responsabilité, 1979 - Pour une éthique du futur, 1992 23 - Le Concept de Dieu après Auschwitz, 1994 S’il est une façon contemporaine d’être dans le monde, c’est bien celle-là! Voyons plutôt : Curieusement, à l’époque où on ne conçoit plus l’être vivant sans son environnement ou la psyché sans son contexte intersubjectif, le rapport à notre environnement planétaire en est un de destruction massive et accélérée. Cette relation est aujourd’hui perçue comme suicidaire, voire pathologique car les symptômes sont nombreux : perturbation du climat, disparition des espèces végétales et animales, pollution, désertification, épuisement des ressources, etc. Quelle est notre écoute de ces symptômes? On est en train d’ingurgiter, de dévorer de faire disparaître notre écosystème, notre « contexte ». Comment passer du statut de consommateur inconscient et boulimique à celui de terrien responsable? Si on se doit de considérer l’autre comme un autre sujet, Jonas nous exhorte à considérer la nature, la planète comme un autre sujet, c’est-à-dire un tout autogéré avec lequel nous avons à développer une relation, non plus d’appropriation destructrice mais d’échange respectueux. Il est urgent de reconnaître la nature comme un sujet de droit, tel est le défi actuel, selon l’auteur. Un des points forts de sa pensée : Jonas clame notre devoir moral à préserver la continuation de la conscience sur terre, c’est-à-dire, nous. Nous avons le devoir de survivre, pas pour nous en tant que nous-mêmes, mais en tant que dépositaire de la conscience. Emmanuel Lévinas (1906-1995, 90 ans) Mots-clés : visage, altérité, éthique Œuvres : - De l’existence à l’existant, 1947 - Le temps et l’Autre, 1948 - Totalité et Infini, 1942 - Difficile liberté, essai sur le judaïsme, 1963 - Totalité et infini, 1971 (Primauté de l’éthique) - Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, 1974 - Éthique et infini, 1982 Dialogues avec Philippe Nemo (très bonne initiation à la pensée de Lévinas) « Le » penseur de l’altérité. « La dimension du Divin s’ouvre à partir du visage humain. » T&I Lévinas, c’est la judéité dans toute sa splendeur : parole inspirée, pensée décloisonnée où la poésie et la mystique se marient sans confusion, et se greffent à la philosophie. Il redonne à l’éthique ses lettres de noblesse. Finkielkraut dit de lui qu’il est un des rares penseurs capables de parler de morale sans faire la morale! La morale n’est plus une morale du devoir (Kant) mais de la reconnaissance de l’autre dans moi et de moi dans l’autre (pensez aux concepts de complexité ou de connexion de Max Sucharov : le « faire pour l’autre » qui s’impose de l’intérieur et reste toujours une option, et non une obligation.). Lévinas, c’est également l’affirmation non candide d’une bonté essentielle entre les humains. Non qu’il prétende qu’elle est notre lot de tous les jours…, il dit simplement qu’elle constitue la base de 24 notre édification mutuelle. Il instaure la célèbre allégorie du visage, son « épiphanie » (apparition). En tant que substrat de la subjectivité, le visage, c’est nous (notons que plus les animaux présentent ce qu’on peut appeler un visage et plus ils démontrent d’aptitude subjective). Pour notre auteur, un visage, dans sa nature même est exposé, nu, vulnérable. Et par ce fait même, il interdit de tuer (bien qu’il ne l’empêche pas) et il m’oblige (de l’intérieur) à l’autre. La transcendance est dans la relation. Spiritualisation (sans dérive) du rapport à l’autre. Une particularité de la philosophie de Lévinas: La responsabilité est unilatérale, le propre même de l’éthique résidant tout entier dans cette splendide inégalité. La vulnérabilité essentielle de l’autre me commande de lui répondre sans exiger la réciproque. L’asymétrie assumée par chacun de son rapport à l’autre est le fondement même de la morale et la condition de possibilité du vivre-ensemble. Paul Ricœur (1913- 2005, 92 ans), philosophe Œuvres : - De l’interprétation, essai sur Freud, 1965 - La métaphore vive, 1975 - Soi-même comme un autre, 1990 : ouvrage brillant qui défend l’herméneutique, ou science du sens, à égale distance de l’exaltation de la raison cartésienne et de sa totale disgrâce existentialiste. - Autrement, 1997 (sur Emmanuel Lévinas) : Il pose cette magnifique question lévinassienne : Comment dire à la fois « Qui suis-je? » et « Me voici! »? Hannah Arendt (1916-1975, 59 ans), philosophe politique Mots-clés : mal absolu, homme superflu Œuvres : - Les Origines du totalitarisme, 1951 « Nous devons prendre conscience du fait que la psyché peut être détruite sans que l’homme soit pour autant physiquement détruit. » - La Condition de l’homme moderne, 1958 - Du mensonge à la violence, 1969 D’origine juive, élève de Heidegger et disciple de Jaspers en Allemagne, puis immigrée aux ÉtatsUnis. Elle a exploré de façon magistrale les fondements du totalitarisme. S’est penchée sur le problème du « mal radical », celui qui consiste à tuer l’humanité de l’être humain avant de tuer l’être humain, autrement dit à lui ôter l’ «existence» sans lui ôter la «vie». Si les auteurs de l’intersubjectivité s’intéressent aujourd’hui aux grands traumatisés, c’est parce que les humains qui se donnent entre eux l’humanité ont aussi le pouvoir de se l’enlever. Le XXe siècle a acquis cette expertise. Lire Arendt est émotionnellement éprouvant, mais essentiel. Michel Foucault (1926-1984, 58 ans), philosophe historien Œuvres : - Histoire le la folie à l’âge classique -, 1961 - Les Mots et les choses -, 1966 - L’Archéologie du savoir -, 1969 25 - Surveiller et punir, 1975 A multiplié les enquêtes sur des aspects fondamentaux de la société : vision de la folie, de la sexualité, de la punition, du pouvoir, au cours des âges. Son fil directeur consiste à montrer que la vérité, au sens traditionnel du terme, n’existe pas. La vérité est multiple, relative au contexte social, évolutive. F. disait que toute conception est « ensablée », c’est-à-dire continûment configurée par le discours et les pratiques sociales du moment : ce que les humains font, disent ou interdisent varie selon l’époque. « Foucault s’intéresse moins à la permanence de réalités transhistoriques qu’a la discontinuité des représentations et aux ruptures dans l’horizon de ce que l’on tient pour vrai. » (Roger-Pol Droit) Il analyse « le champ des rapports de force multiples et en variation continue » et recherche les conditions de possibilité de tout « savoir ». Son œuvre « vise à analyser les époques historiques comme des ensembles cohérents qui naissent durent et disparaissent sans cause identifiable. » Homme très engagé socialement (prisons) et politiquement (Révolution iranienne, Boats people) aux côté de Sartre et Raymond Aron. Jürgen Habermas (1929-), théoricien philosophe et sociologue Œuvres : - La Technique et la science comme « idéologies », 1968 - La Pensée postmétaphysique, 1988 - De l’Éthique de la discussion, 1991 Deuxième génération de l’école de Francfort. Réflexion sur la technique et sur le monde actuel. Éthique de la discussion (se réclame de John Dewey): l’individu n’est jamais isolable comme « moi » ou comme « soi » puisqu’il est d’emblée pris dans une situation langagière et dialogique. (Marc de Launay). Critique l’adhésion de Charles Taylor à l’esprit des Lumières en évoquant son « scepticisme catholique ». TzvetanTodorov (1939-), anthropologue Mots-clés : être, vivre, exister Œuvres : - La Vie commune, 1995 - Mémoire du mal, tentation du bien, 2000 - Devoir et délices : une vie de passeur, 2002 - le nouveau désordre mondial, 2003 Un des grands théoriciens actuels de l’altérité. Donne un sens nouveau au terme « existence » : pour lui, c’est notre deuxième naissance, non à la vie, mais à l’humanité. Elle nous est octroyée par le regard, par la reconnaissance, besoin le plus fondamental. « On me regarde, donc j’existe.» c’et le regard de l’autre qui nous introduit à l’existence. « Ce qui est universel et constitutif de l’humanité, est que nous entrons dès la naissance dans un réseau de relations interhumaines, donc dans un monde social; ce qui est universel est que nous aspirons tous à un sentiment de notre existence. […] Il n’est pas d’existence humaine sans le regard que nous portons les uns sur les autres. » « Le besoin de reconnaissance est le besoin humain constitutif. C’est en ce sens que l’homme n’existe pas avant la société et que l’humain est fondé dans l’interhumain.» 26 La reconnaissance « marque, plus qu’aucune autre action, l’entrée de l’individu dans l’existence spécifiquement humaine. » Reconnaissance directe de celui qui est reconnu et indirecte de celui qui reconnaît. Marie Balmary (193?), psychanalyse, ex-lacanienne, interprète psychanalytique de la Bible Œuvres : - L’Homme aux statues, Freud et la faute caché du père, 1979 - Le Sacrifice interdit, 1986 « La vie est relation. Écouter, c’est accepter de ne pas faire disparaître l’autre en soi. Ce que la force ne pouvait pas, la fragilité le peut. On est entré dans l’autre monde, celui de l’être avec l’autre. » On devient humain par la relation. Une relation d’altérité est une relation où je reconnais l’autre comme autre. « Et la parole n’a lieu qu’entre deux sujets différentiés. » Car « Quand « Tu » n’est pas autre, « Nous » n’est personne. » « L’enfant qu’on a n’est pas encore l’enfant qu’il est. » « Il faut bien sortir de sa mère pour pouvoir enfin lui sourire. » Être « Je », parler en son propre nom, sans se confondre avec quiconque reste le but de tout parcours humain. Elle rapproche le « Va vers toi » de Dieu à Abraham, du « Deviens qui tu es » de Nietzsche et du « Où ça était Je dois advenir. » Pour trouver Dieu, il faut chercher l’homme. « Un être humain qui entend un lui-même un peu de parole libre et qui trouve confirmation, dans l’écoute d’un autre, de ce qui parle en lui, cet être humain change le cours de son destin. » Jean-Luc Marion (1946-), philosophe Dans le sillage de Ricœur et de Lévinas, il pose l’altérité comme seul moyen d’arriver à soi. « L’ego ne reste supportable que s’il se sait aimé » Catherine Chalier, (19??) écrivaine, philosophe, spécialiste de la pensée hébraïque « La vérité sursoit sans cesse au définitif. […] On ne peut plus de jouir de l’illusion d’une quelconque pérennité. » Anne Dufourmantelle (195?), Docteure en philosophie et psychanalyste Femme d’une grande beauté intérieure (et extérieure). A revisité la notion de dépendance, en particulier la dépendance amoureuse. S’est penchée sur l’affect de jalousie. «La jalousie est une crispation sur un objet déjà perdu. » Oeuvres: - Éloge du risque, Payot. Réhabilitation d’une certaine dépendance intrinsèque à l’être humain, entre autres, celle de la passion amoureuse. Le chagrin d’amour est une des plus belles choses à vivre, et peut être vécu autrement que comme une calamité ou un enfermement. - La vocation prophétique de la philosophie, Paris, Cerf, 1998 (Prix philosophie, Académie française) 27 Une question d’enfant, Paris, Bayard, 2002 « Est-ce que Dieu existe? On a oublié, dans la question, que Dieu était aussi la question. » « L’enfance, ce n’est pas le passé, c’est le présage. » « Il ne suffit pas d’être né pour être vivant. » « Si exister signifie répondre, il faut qu’il y ait eu un jour un appel. » La phrase qui suit nous rappelle Sucharov (Le traumatisé est séquestré dans un espace non-dialogique) « L’enfant traumatisé n’a plus la force d’appeler. C’est même ce qui l’a abandonné en premier, la possibilité même de l’appel. […] L’enfant appelle parce qu’il a été appelé. […] Gisant oublié à l’endroit de la peur. » « Nul n’advient comme sujet s’il n’est convoqué. » « La douleur de n’être pas nommé est la plus inhumaine. » « Dieu est un mot pour dire cela, que tout être humain peu être nommé, et que la possibilité même de ce nom est un des noms de Dieu. » - Conclusion : Dans l’existentiel qui nie la transcendance, on trouve la subjectivité, dans la subjectivité on trouve obligatoirement l’intersubjectivité (puisque le soi est fait de l’autre), et dans l’intersubjectivité on retrouve la transcendance : Le dépassement dans le rapport à l’autre, dans l’éthique. La philosophie actuelle est assurément et éthique, et l’humanité, telle qu’elle se conçoit aujourd’hui, est d’abord intersubjective ou sociale. Rapprochements et affinités de notre civilisation postmoderne avec ce qui fut l’essence même d’autres civilisations, ce qui prouve qu’il y a encore place au réenchantement. Merci à tous! Nadine Gueydan, avril 2012 28