que soient, avec l’évolution du genre tragique, les différences qui séparent Eschyle,
Sophocle et Euripide, cet aspect conflictuel demeure dominant aussi longtemps que la
tragédie se maintient vivante.
Dans la perspective tragique, l’homme et l’action humaine se profilent non comme des
réalités qu’on pourrait cerner, des essences qu’on pourrait définir à la façon des
philosophes du siècle suivant, mais comme des problèmes qui ne comportent pas de
réponse, des énigmes dont les doubles sens restent sans cesse à déchiffrer. La tragédie
est le premier genre littéraire qui présente l’homme en situation d’agir, qui le place au
carrefour d’une décision engageant son destin. Mais ce n’est pas pour souligner dans la
personne du héros les aspects d’agent, autonome et responsable. C’est pour le peindre
comme un être déroutant, contradictoire et incompréhensible : agent mais aussi bien agi,
coupable et pourtant innocent, lucide en même temps qu’aveugle. Par le jeu des
renversements qui ponctuent le cours du drame, et que les Grecs nomment péripéties, la
tragédie porte en elle une interrogation : quels sont les rapports de l’homme avec ses
actes ? Dans quelle mesure est-il réellement la source de ce qu’il fait ? Lors même qu’il
semble prendre l’initiative de ses actions, en prévoir les conséquences, en assumer la
responsabilité, n’ont-elles pas au-delà de lui leur véritable origine ? Leur signification ne
lui demeure-t-elle pas jusqu’à la fin opaque, de telle sorte que c’est moins l’agent qui
explique l’acte mais plutôt l’acte qui, révélant au terme du drame son sens authentique
selon que les dieux en ont souverainement décidé, revient sur l’agent, le découvre à ses
propres yeux, lui révèle après coup ce qu’il est et ce qu’il a fait, sans le vouloir ni le savoir.
En ce sens, Œdipe, déchiffreur d’énigmes, et pourtant pour lui-même énigme qu’il ne
peut déchiffrer, est bien le modèle du héros tragique des Grecs.
2. La tragédie au XVIIe siècle français
Genèse et évolution
Quand l’essentiel du théâtre sérieux était représenté en France par les mystères et les
moralités, le terme même de tragédie n’évoquait pas autre chose que le récit, sous
quelque forme littéraire que ce fût, d’histoires tragiques , consacrées au meurtre, au viol,
aux horreurs de la guerre. La tragédie française est née vers 1550 de la conjonction de
plusieurs influences : théâtre scolaire néo-latin des Muret et des Buchanan,
redécouverte des œuvres et des thèmes de l’Antiquité, soit à travers Sénèque (dont
l’influence restera prépondérante jusqu’en plein XVIIe siècle), soit grâce aux adaptations
humanistes, en latin ou en français, de quelques tragédies de Sophocle et d’Euripide,
prestige, enfin, de la tragédie italienne, représentée particulièrement par Luigi Alamanni,
et des théoriciens italiens du genre, Vida et Trissino, en attendant les commentaires
célèbres d’Aristote, dus à Scaliger et à Castelvetro. De la Cléopâtre de Jodelle (1552)
aux Juives de Robert Garnier (1583), la tragédie de la Renaissance française demeure
consacrée aux infortunes des grands de ce monde, qui, ainsi que l’écrit Vauquelin de La
Fresnaye vers 1570, usurpent la louange “ aux dieux appartenante ” et se trouvent
précipités d’une grandeur excessive à une misère insupportable ou à la mort. Le succès
du thème des Troyennes , repris notamment en 1579 par Garnier, atteste le goût des
hommes de ce temps pour les drames les plus sombres.
Dès les dernières années du XVIe siècle, ce type de tragédie a traversé une crise où le
genre a failli mourir. Malgré les mérites de l’œuvre mi-humaniste, mi-maniériste
d’Antoine de Montchrestien, ou ceux d’Alexandre Hardy qui, malgré ses outrances,