SEMINAIRE SUR LA LIBERTE D’EXPRESSION : LE THEATRE, UNE AFFAIRE D’ETAT Marion Duquesne Anne Gablin Fanny Lilas Marie Waroquier Morgane Widauvw INTRODUCTION (ANNE GABLIN) 3 I. LE FONCTIONNEMENT DU THEATRE DE SERVICE PUBLIC ET SES REPERCUSSIONS SUR LA LIBERTE D’EXPRESSION 8 A. Le Théâtre : une activité qui nécessite des subventions extérieures. La reconnaissance statut particulier influant sur la liberté d’expression (Morgane Widauwm) 8 1. Le Théâtre : une activité dont la survie est difficile sans un apport financier extérieur 8 2. La reconnaissance du statut d’intérêt général du théâtre, longtemps réclamée et son statut de service public : des incidences sur la liberté d’expression 11 B. Le cadre juridique des représentations théâtrales (Fanny Lilas) 1. Les droits de l’auteur (et voisins), un frein à la liberté d’expression ? 2. Intermittence et liberté d’expression. II. LA DIMENSION SOCIALE ET CITOYENNE DU THEATRE 15 15 18 21 A. La notion d’ordre public, la dimension sociale et symbolique du théâtre (Marie Waroquier) 1. L’encadrement juridique de la liberté d’expression pour des motifs d’ordre public 2. De la censure à l’autocensure, de nouvelles formes de limitations de la liberté d’expression 21 22 28 B. Le Droit à la Culture et ses limites (Marion Duquesne) 1. Un droit à la culture affirmé 2. Les limites de la démocratisation culturelle : le droit de recevoir non effectif. 33 33 36 CONCLUSION (ANNE GABLIN) 39 BIBLIOGRAPHIE 41 ANNEXES 42 2 INTRODUCTION (Anne Gablin) « Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur » (Le mariage de Figaro, acte 5, scène 3, Beaumarchais). Déjà Beaumarchais expose dans son théâtre les relations tendues qui l’opposent à la censure royale. Observer les relations entre Etat et théâtre à travers le prisme de la censure permet de mettre à jour les relations complexes qui se tissent entre la revendication de libre expression des artistes, des créateurs, et le nécessaire ( ?) contrôle de l’Etat. Le terme de censure, renvoie à deux réalités différentes. Elle peut être la manifestation d’une autorité qui condamne une forme de discours ou de représentation contraire aux règles établies. Elle est aussi une forme de refoulement conscient ou inconscient de l’écrivain qui s’interdit une parole. Au fil des siècles, on constate que la relation entre la création et le pouvoir, d’abord gouvernée par un système répressif et une censure préventive, plus ou moins stricte, fait place à partir de 1906, date de l’abolition de la censure théâtrale, à une relation soumise aux impératifs du service public. Longtemps, le pouvoir religieux a exercé, au nom du pape un contrôle strict sur les différentes formes artistiques et a censuré celles qui lui paraissaient menacer le bon ordre religieux. Puis s’est superposé à cela, une censure politique destinée à affirmer le pouvoir absolu du roi. Toléré comme divertissement contrôlé par des règles établies, le théâtre s’est vu interdire lorsque son propos devenait frondeur. Ainsi, la peur et les attentes du pouvoir ont longtemps pesé sur la liberté de création des dramaturges. En effet il semble que le Théâtre exerce sur les détenteurs du pouvoir une sorte de « fascination inquiète, faite d’admiration et de défiance, qui les a incité à le tenir en surveillance et à encadrer son activité ».1 1 Dictionnaire des politiques culturelles de la France depuis 1959, CNRS édition, 2001, article « politique du théâtre » 3 De 1402 à 1791, le théâtre français s’apparente à un système monopolistique : un seul théâtre, une seule troupe à Paris possède le monopole du théâtre parlé. Ce privilège est donné aux Confrères de la Passion en 1402, par lettre patente de Charles VI et sera renouvelé par les rois successifs. Les troupes venant de l’extérieur, peuvent éventuellement se produire, sous le contrôle des Confrères et moyennant le versement d’une redevance. Vers 1630, alors que Paris possède seulement 1 théâtre, on en trouve 15 à Londres et 40 à Paris. La création théâtrale ainsi restreinte, permet au pouvoir politique un contrôle facilité. L’autorité royale gardant la mainmise sur le seul « média » de l’époque. L’arrivée de Richelieu au poste de ministre d’Etat permettra l’évolution du statut du théâtre en France. Richelieu deviendra ainsi le premier protecteur d’un art qu’il affectionne particulièrement et mettra en place un mécénat de type étatique, qui coexiste avec un mécénat privé, de moindre mesure. Avant 1701, la censure fonctionne a posteriori, une fois que la représentation a eu lieu, il s’agit alors d’un système répressif. En 1701, un contrôle préventif des pièces est instauré, et se superpose au système répressif, tout texte destiné à la scène doit obtenir l’approbation préalable du Lieutenant général de Police. Au XVII° siècle, le roi possède également un droit de censure : « le privilège du roi ». Tartuffe, de Molière sera par exemple censuré sous pression de la Cabale des dévots. La pièce sera ainsi interdite à la demande de l’archevêque de Paris. Avant d’imprimer son oeuvre, l’auteur doit la soumettre au Chancelier. Les passages jugés choquants sont supprimés et le gouvernement garde un exemplaire de l’œuvre originale. Au XVIII° siècle, tous les écrits sont examinés par les censeurs avant d’être publiés. Le texte, pour être autorisé ne doit contenir rien de contraire à la religion, à l’ordre public ou aux bonnes mœurs. Un texte publié sans la permission du gouvernement peut être brûlé par l’exécuteur public et l’imprimeur mis en prison. Ainsi, beaucoup d’œuvres de Voltaire ont été brûlées. En 1757, Damien tente d’assassiner Louis XV, s’en suit une censure plus sévère : quiconque jugé pour avoir écrit ou imprimé des oeuvres tendant à attaquer le pouvoir ou la religion, ou à troubler l'ordre et la tranquillité du royaume était mis à mort. Cet épisode illustre la manière dont la censure évolue selon les époques, étant appliquée de façon plus ou moins sévère en fonction de la menace que craint le pouvoir. 4 Face à une censure si forte, les écrivains adoptent différentes stratégies de contournement. Les auteurs font, par exemple imprimer leurs textes à l’étranger (Amsterdam, Genève…) et les font entrer clandestinement en France. Voltaire a parfois écrit de manière anonyme. Un autre moyen consiste à situer le récit dans des temps lointains ou dans des pays étrangers ou imaginaires… (cf. pièces de Beaumarchais) Si la Révolution constitue sans aucun doute un moment important dans la création du lien nouveau entre théâtre et Etat, le public représente alors la Nation et toute représentation théâtrale est un acte politique, elle n’amène pourtant pas de changement notable dans la relation entre théâtre et Etat dans le domaine de la censure. En effet, si la censure est abolit durant la Révolution française à travers l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi » et par les lois des 13 et 19 janvier 1791, très rapidement elle est rétablit par Bonaparte. Débute alors une longue période d’alternances entre des régimes autoritaires qui abusent de la censure et des régimes plus libéraux. La liberté de la presse, instaurée en 1881, permet de dénoncer l’existence d’une censure théâtrale. A Paris, la censure est exercée entre 1874 et 1906 par 5 inspecteurs placés sous les ordres du Directeur des Beaux arts. Ces fonctionnaires lisent les chansons, les pièces de théâtre…avant leur représentation. C’est à cette époque que le caricaturiste André Gill, invente la figure d’Anastasie symbolisant la censure (voir couverture). Le public est alors considéré comme une masse qui ne réfléchit pas. L’État a donc le « devoir » de contrôler ce qui est représenté. Les différentes fragilités que connaît la IIIème République : la Commune, les crises de la République, du boulangisme, l’affaire Dreyfus raniment les peurs de l’Etat. Ainsi, en 1887, le ministère de l’Instruction publique et des Beaux Arts justifie l’existence de cette censure en faisant référence à 1848 : les attaques contre Proudhon dans les théâtres avaient créé un climat propice au coup d’Etat de Louis Napoléon Bonaparte. Cette intervention souligne les potentialités politiques du théâtre. La censure théâtrale prend fin en 1906, lorsque les crédits assurant son fonctionnement sont supprimés. 5 Au fil des siècles, le contrôle exercé sur la création théâtrale est donc passé d’un régime répressif et préventif à un régime qu’on pourrait qualifié de libéral. En parallèle de cette diminution de l’emprise de l’Etat sur le théâtre, il semble que le théâtre ait quelque peu perdu de son influence. Le théâtre joue t-il encore un rôle de critique politique et de critique de la société ? Les différentes études sur les pratiques culturelles des français, notamment celle d’Olivier Donnat (1997) laisse apparaître que le public du théâtre est aujourd’hui extrêmement restreint. Le pouvoir politique n’aurait-il plus aucune raison de craindre un art qui semble ne toucher qu’une mince tranche de la population ? On peut se demander, à en juger la vigilance du législateur, si ce n’est pas le cinéma et l’audiovisuel qui essaient de jouer aujourd’hui le rôle que le théâtre jouait autrefois. Si la censure théâtrale disparaît en 1906, qu’en est-il aujourd’hui ? Le théâtre est-il entièrement libre ? La relation entre théâtre et Etat a connu différents changements majeurs au cours du XX° siècle. Ainsi, la création d’un théâtre de service public qui se dessine à la suite de la 2 nde Guerre Mondiale constitue sans doute l’évolution la plus signifiante de cette relation particulière. Attribuer au Théâtre un rôle de service public, c’est reconnaître cette activité comme d’intérêt général. C’est également donner à l’Etat une mission protectrice (à travers les différentes subventions), l’activité théâtrale étant déficitaire et coûteuse. Comment est-il alors possible de concilier liberté d’expression et indépendance financière vis-à-vis de l’Etat ? L’articulation des deux n’est sans doute pas évidente. Ainsi au début des années 70, l’interdiction de la pièce La Paillasse aux seins nus, mise en scène par Gérard Gélas, déclenche une vague de protestation. La 6 Juin 1971, Pierre Bourgeade et Jérôme Savary appel à manifester contre le maire Jean Royer partisan de « l’ordre moral ». En 1973, une manifestation organisée par différents Théâtres, compagnies, comédiens est organisée à Paris, suite aux propos de Maurice Druon, alors Ministre de la Culture : « les gens qui viennent à la porte de ce ministère avec une sébile2 à la main et un cocktail Molotov dans l’autre devront choisir » 2 Petite coupe servant à mendier 6 Pour tenter de comprendre de quelle manière se noue la relation entre l’Etat et le Théâtre aujourd’hui, il est nécessaire de comprendre le fonctionnement particulier d’un théâtre de service public en France et ses répercussions sur la liberté d’expression (I) Le Théâtre est une activité nécessitant des subventions. De quelle manière la reconnaissance de service public influe t-elle sur sa liberté d’expression ? (A) Le Théâtre : « art à deux temps » est également contrôlé au niveau de la représentation même. (B) Ainsi s’interroger sur la dimension publique du théâtre, sa dimension sociale et citoyenne, sera bien évidemment nécessaire. (II) La conciliation entre liberté d’expression et respect de l’ordre public apparaît être un enjeu majeur. (A) L’inscription du théâtre dans le champ du service public en fait un service d’intérêt général : ainsi Jean Vilar écrivait « le théâtre doit être un service public au même titre que le gaz et l’électricité », on se rappelle également qu’André Malraux déclarait « il s'agit de faire en sorte que chaque enfant de France puisse avoir droit aux tableaux, au théâtre, au cinéma, etc., comme il a droit à l'alphabet » (présentation du budget du ministère de la culture à l’Assemblée Nationale, 27 octobre 1966). On s’interrogera alors d’une manière un peu plus large sur le droit à la culture et ses limites (B) 7 I. Le fonctionnement du théâtre de service public et ses répercussions sur la liberté d’expression A. Le Théâtre : une activité qui nécessite des subventions extérieures. La reconnaissance statut particulier influant sur la liberté d’expression (Morgane Widauwm) 1. Le Théâtre : une activité dont la survie est difficile sans un apport financier extérieur3 En effet, l’activité théâtrale se présente comme une activité coûteuse et généralement déficitaire. Ces caractéristiques tendent à légitimer l’intervention de l’Etat. Il est vrai que la réalisation d’un spectacle nécessite des sommes considérables d’argent. Pour couvrir ces sommes sans avoir recours au financement extérieur, un théâtre peut s’il le souhaite vendre des tickets de spectacle à un coût très élevé et donc limiter son public à une catégorie sociale privilégiée. Un directeur de théâtre peut aussi souhaiter agir sur la consommation en accroissant le nombre de spectateurs, cela devient alors un théâtre de masse. Ces deux types de théâtre auront alors un répertoire tentant de s’assurer un grand succès. Un directeur de théâtre n’osera alors pas prendre le risque de programmer un nouveau type de pièces s’adressant à un public plus limité. En effet, un théâtre sans source de subventions extérieures est tributaire des réactions de la critique et du public. Il peut succomber brutalement à la suite d’un insuccès. Un théâtre ne souhaitant pas avoir recours à des subventions extérieures et appliquant des tarifs élevés tend à entraver la liberté d’expression de nombreux auteurs et metteurs en scène ne travaillant pas pour des pièces suffisamment populaires. Par ailleurs, les prix élevés des places de théâtre empêchent certains publics de découvrir de nouvelles pièces et empêchent le développement de la créativité artistique. Cela va à l’encontre de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles en faveur de la diversité culturelle adoptée le 20 octobre 2005 par la Conférence générale de l’UNESCO. Cette Convention , qui renforce l’idée présente dans la Déclaration Universelle de l’UNESCO de 2001 que la défense de la diversité culturelle doit être considérée « comme un impératif éthique inséparable du respect de la dignité » a été ratifiée par la loi n° 2006-792 du 5 juillet 2006. Par ailleurs, ce droit à la liberté d’expression est aussi reconnu dans l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. 3 « l’Etat et le théâtre », Jack Lang, thèse de doctorat en droit 8 Par ailleurs, les théâtres peuvent aussi décider d’agir sur la production afin de ne pas avoir recours au financement extérieur. Jack Lang appelle cela le théâtre pauvre. Ce type de théâtre souhaite diminuer par exemple des frais de machinerie ou de tout autre type. Ainsi ce théâtre limite aussi son répertoire et ne permet pas la mise en scène d’un spectacle à budget plus important nécessitant des moyens élevés et de nombreuses personnes. Dans ce cas, la liberté d’expression et le droit à la diversité culturelle qui lui est étroitement corrélée sont de nouveau en péril. Cette constatation des risques pour la liberté d’expression et la diversité culturelle au sein d’un théâtre refusant toute subvention nous amène à envisager la légitimité d’une intervention financière extérieure. L’Etat peut donc effectuer une aide financière directe auprès des théâtres publics et auprès des théâtres privés. Cette aide prend la forme classique de subventions, c’est à dire le versement, généralement annuel d’une somme au gestionnaire pour lui permettre d’équilibrer ses comptes et de poursuivre les représentations. Les subventions représentent l’essentiel du budget alloué chaque année au théâtre par l’Etat. Les collectivités locales comme les mairies, les conseils départementaux et régionaux peuvent aussi allouer des subventions aux théâtres. L’Etat peut aussi fournir au champ théâtral des aides financières autres que la subvention à une institution. L’Etat attribuait par exemple « l’aide à la première pièce » et ainsi des auteurs comme tels que Beckett ont pu se faire connaître. Cette aide est devenue aujourd’hui l’aide à la production dramatique. Par ailleurs, il convient de remarquer que les communes sont les principaux financeurs des théâtres. Il y a en France environ 600 théâtres. Ce type de financement fait parfois face à des relations tendues voire parfois tumultueuses, entre la municipalité et le directeur de théâtre. Parfois, les attentes de la ville, qui pense avoir son mot à dire en tant que principal financeur, ne correspondent pas aux souhaits du directeur de théâtre. Cette opposition entre la municipalité a par exemple eu lieu au théâtre de Chateauvallon, près de Toulon. En juin 1995, s'engage un long bras de fer entre Jean-Marie Le Chevallier, maire de Toulon, et Gérard Paquet, créateur du Théâtre national de la danse et de l'image (TNDI) de Châteauvallon. Le directeur du Théâtre national de la danse et de l’image (TNDI) de Châteauvallon, Gérard Paquet, avait dû annoncé face aux pressions qu’il annulait le concert, prévu fin juillet 1996, du groupe de rap NTM, auquel étaient opposés le maire FN de Toulon, Jean-Marie Le Chevallier, et le préfet du Var, JeanCharles Marchiani. Puis avec le soutien du préfet Jean-Charles Marchiani, le maire multiplia en 1996 les procédures tandis que les intellectuels et artistes se mobilisent. Les membres de l’Association du Théâtre National de la danse et de l’image de Châteauvallon ont été soutenus 9 par le Comité des intellectuels et créateurs, les centres chorégraphiques nationaux, la Société des réalisateurs de films, le Syndicat des directeurs d’entreprise de l’action culturelle et les comités e soutien constitués à Lyon, Paris et en Provence-Alpes-Côte d’Azur. Gérard Paquet a été licencié le 1er février 1997, et le maire a demandé la dissolution de l'association de Châteauvallon. En effet le maire FN de Toulon ne supportait pas, depuis son élection, le refus du festival de Châteauvallon d’accepter le moindre centime de la mairie d’extrême droite ainsi que la poursuite d’un combat résolu contre ses idées et pour la défense de la culture. En outre, la première chambre civile du tribunal de grande instance de Toulon n’a trouvé aucune raison à la dissolution judiciaire de l’association du théâtre de Châteauvallon. Cet exemple montre bien les relations conflictuelles qui peuvent exister entre la mairie et le théâtre et l’impact que cette situation peut avoir sur la liberté d’expression. En dehors de cette affaire et de toute opposition politique, les Directeurs considèrent souvent au nom de la liberté d’expression que tout peut être représenté aussi bien les pièces contemporaines que les pièces d’avant-garde. Ce type de pièce ne correspond parfois pas au goût des autorités locales qui préfèrent des spectacles plus classiques ou plus traditionnels et supportent souvent très mal des spectacles provocants. Mais souvent, la charge financière très lourde qu’est le théâtre amène à un partenariat entre les collectivités territoriales ou entre l’Etat et les collectivités territoriales afin d’assurer la survie financière d’un théâtre. Ce partenariat entre l’Etat et les collectivités territoriales peut prendre la forme dans le cadre des théâtres de contrats de plan Etats-Régions (CPER). Le partenariat entre les collectivités territoriales se fait souvent par les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI). Les équipements culturels, dans lesquels sont inclus les théâtres, font partie des compétences exercées de plein droit à la place des communes membres par les communautés de communes et les communautés d’agglomération. Même s’il existe peu de théâtres privés aujourd’hui (environ 50), leur situation justifie véritablement l’existence d’une aide publique. La situation de ces théâtres est très difficile pour les raisons qui ont déjà été expliquées précédemment. Les théâtres privés font l’objet de plusieurs formes d’aide de la part des pouvoirs publics, leur permettant ainsi de d’être un peu moins dépendant du succès d’une pièce et donc plus ouvert à de nouveaux types de pièces et donc de laisser une plus grande place à la liberté d’expression. Une première forme d’aide est représentée par le produit de la taxe parafiscale sur les spectacles. Cette taxe est assise sur les recettes brutes globales provenant de la vente de billets. Le taux de cette taxe est fixé par l’autorité ministérielle. Les fonds sont recueillis par l’Association pour le soutien au théâtre 10 privé, qui gère donc le Fonds de soutien au théâtre privé. Cette association est une personne privée mais qui dépend des pouvoirs publics. Cette aide peut être critiquée puisque l’Etat semble reverser de l’argent qui provient de l’activité elle-même. Par ailleurs, l’Etat peut aider par d’autres biais comme l’aide à la réhabilitation des théâtres privés. Cette aide financière peut aussi avoir lieu dans le cadre d’action des pouvoirs publics européens. En effet, les pouvoirs publics européens apparaissent comme de nouveaux intervenants en matière culturelle et théâtrale. Le financement européen s’effectue par exemple dans le cadre de la Fondation européenne de la Culture créée en 1954 et installée à Amsterdam ou encore dans le cadre de Culture 2000 visant à soutenir des projets, associant des opérateurs d’au moins trois Etats organisés en partenariat ou en réseau. L’Union Européenne avait par ailleurs reconnu la nécessité de ces aides dans l’article 92-3d du Traité de Maastricht. En effet, le Traité stipule que « peuvent être considérées comme compatibles avec le marché intérieur les aides destinées à promouvoir la culture et la conversation du patrimoine quand elles n’altèrent pas les conditions des échanges et de la concurrence dans la Communauté d’une manière contraire à l’intérêt commun ». Il est donc reconnu que la protection de la culture peut être un impératif supérieur à la concurrence de nature à justifier les aides aux opérateurs culturelles du marché. Il y a donc une véritable politique d’aide au théâtre visant à permettre à celui-ci de développer la diversité des spectacles et donc la liberté d’expression. L’Etat accomplit alors ainsi son devoir de favoriser la liberté d’expression et la diversité culturelle et tente d’assurer la pluralité des idées. L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme indique, en effet, que « toute personne a droit à la liberté d’expression ». 2. La reconnaissance du statut d’intérêt général du théâtre, longtemps réclamée 4 et son statut de service public : des incidences sur la liberté d’expression L’exclamation de Jean Vilar selon laquelle « le théâtre national populaire est un service public comme l’eau, le gaz et l’électricité » semble être reconnue en France par la jurisprudence. En effet, après de nombreuses divergences, la jurisprudence du Conseil d’Etat a tout d’abord reconnu la qualification de service public à des théâtres nationaux et municipaux et maintenant la qualification de service public est reconnue pour la plupart des Edouard Herriot : « Peut-être finira-t-on par s’apercevoir que, pour un peuple libre, la question du théâtre est à peine moins importante que la question de l’école » . 4 11 structures subventionnées par les pouvoirs publics ou prises en charge directement. Cette reconnaissance a été longue. En effet, dans l’arrêt du 12 juin 1901 Etat contre Dessauer, la Cour de Cassation refusait la qualification de service public à un théâtre lyrique au motif que « l’exploitation d’un théâtre lyrique constitue une entreprise privée ». Il faut attendre 1923 pour que la jurisprudence du Conseil d’Etat considère qu’un contrat passé entre l’Etat et un théâtre présente le caractère d’un contrat de concession de service public (Arrêt du Conseil d’Etat, 27 juillet 1923, Etat contre Gheusi). Cependant cette conclusion ne valait pas pour l’ensemble des activités théâtrales. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre Mondiale que plusieurs théâtres ont été qualifiés de service public et maintenant cette qualification de service public est attribuée à la plupart des structures subventionnées par les pouvoirs publics ou prises en charge directement. Ces théâtres ont d’ailleurs fait l’objet récemment d’une « Charte des missions du service public des spectacles vivants »établie par le Ministère de la Culture et de la Communication, sous le Ministère de Catherine Trautmann. Cette Charte fixe les missions qui sont confiées aux théâtres subventionnées, cela montre donc bien que la reconnaissance des théâtres comme service public a une influence sur ce qu’ils peuvent faire ou non, sur le type de répertoire à présenter. En effet, nous pouvons lire dans cette charte que « le ministère confie des missions à des établissements publics sous sa tutelle que sont l’Opéra national de Paris, la Comédie Française, les théâtres nationaux de l’Odéon, de la Colline, de Chaillot et de Strasbourg, la Cité de la Musique, le Centre National de la Danse, l’établissement public du parc et de la grande halle de la Vilette. Il y a donc un véritable impact sur la liberté d’expression. En effet, les théâtres ont ainsi une mission « d’intérêt général » et il semble que tous les pays considèrent qu’il est dans l’intérêt général de favoriser la survie ou le renouvellement d’une « production dramatique de qualité ». C’est notamment ce critère de qualité qui a été avancé par la jurisprudence du Conseil d’Etat français dans l’arrêt du 21 janvier 1944 Sieur Léon, puis dans l’arrêt du 28 octobre 1964 Ministère des Finances contre Ville d’Avignon, pour qualifier un théâtre municipal de service public. Cette recherche peut parfois s’avérer être une notion difficile de par l’immense part de subjectivité qui lui est rattachée. D’autres missions peuvent être confiées aux structures théâtrales bénéficiant du soutien de la personne publique comme le soin de développer une politique artistique déterminée. Les théâtres nationaux doivent ainsi présenter un répertoire dit classique et des formes d’expression dramatiques reconnues. Cette prise en charge par les pouvoirs publics ainsi que la définition d’un statut de service public ont donc des impacts sur la liberté d’expression au théâtre. En effet, cette conception permet d’assurer à la population un véritable droit culturel ainsi qu’un droit à la diversité culturelle en permettant l’accès de 12 tous aux grands classiques de l’art dramatique et en assurant aussi un service de qualité. Mais, cette réglementation peut aussi avoir un certain aspect négatif sur la liberté d’expression des compagnies théâtrales qui doivent proposer aux théâtres, dont se charge la puissance publique, des spectacles du répertoire classique ou des spectacles qualifiées de qualité selon les Directeurs de Théâtre. Cela pourrait peut-être dans une certaine mesure freiner la créativité et la découverte de nouveaux genres. Il convient aussi de remarquer que la reconnaissance de ce statut engendre en France que les litiges concernant les théâtres soient résolus par le juge administratif. Par ailleurs, la Comédie Française a un statut particulier puisque le décret 95536 du 1er avril 1995 reconnaît la Comédie Française comme un établissement public national à caractère industriel et commercial placé sous la tutelle du Ministre chargé de la culture. Ce statut lui confère une personnalité juridique distincte et a comme conséquence le maintien de la maison sous un régime de droit public avec une structure souple permettant, sans toucher à la spécificité du théâtre, de prendre des participations dans des filiales (théâtre, audiovisuel…) et de s’adapter à des activités qui créent des recettes commerciales. Ce changement n’a par contre aucune incidence sur la situation juridique et financière des acteurs. Ce même décret donne aussi à la Comédie Française la « mission essentielle de représenter les pièces de son répertoire et d’en assurer le rayonnement national et international ». Il semble par exemple nécessaire de tenir compte du statut particulier de la Comédie Française pour comprendre l’affaire Handke. Cette affaire dont se sont emparés les médias s’est déroulée en mai dernier. L’administrateur de la Comédie Française, Marcel Bozonnet, a décidé de retirer la pièce de Handke de la programmation de la Comédie Française après que Handke se soit incliné devant la tombe de Milosevic durant son enterrement . Cette affaire a amené à un vif débat entre la défense de la liberté d’expression de l’artiste et le droit de l’administrateur à déprogrammer un programme qui était prévu. De nombreux articles de presse se sont emparés de ce sujet et ont soit défendu Marcel Bozonnet et d’autres ont défendu le droit à la liberté d’expression de tous quelque soit les opinions politiques des artistes. Serge Regourd dans un article du Monde du 15 mai 2006 affirme que l’administrateur Marcel Bozonnet a réalisé « un détournement de pouvoir » en oubliant que la Comédie Français est un service public et en revenant sur une décision de programmation antérieurement prise. Cette décision est d’ailleurs basé sur une motivation politique et non pas des critères esthétiques. Toutefois, dans un article du Monde du 18 mai 2006, Jean-Louis Fournel et Emmanuel Wallon répondent à Serge Regourd en justifiant cette déprogrammation en insistant sur le fait que aucun accord écrit n’avait été fait entre le programmateur et le metteur en scène. Toutefois, il convient de remarquer que même sans accord écrit l’artiste peut avoir des recours ce qui n’a pas été le cas. 13 Cet exemple montre le statut complexe de certains théâtres nationaux reconnus comme service public qui peuvent peut-être bafouer dans un certain sens la liberté d’expression au nom d’autres principes. Le mandat du programmateur est renouvelé par décret pris en conseil des Ministres sur le rapport du Ministre chargé de la Culture (article 3 du décret 95-356 du 1err avril 1995). Or le mandat de Michel Bozonnet n’a pas été renouvelé, ce qui peut être perçu comme une conséquence de l’affaire Handke. Cette reconnaissance de la qualité de service public au théâtre engendre donc la mise en place d’une politique du théâtre et la transformation du rôle de l’Etat de censeur à un rôle de protecteur du droit à la liberté d’expression, comme nous l’avons vu auparavant. Par ailleurs, cette reconnaissance a eu lieu dans de nombreux pays européens. En effet, en Italie, Paolo Grassi et Giorgio Strehler ont repris les termes de Jean Vilar quant à la reconnaissance du statut de service public aux « théâtres nationaux » au même titre que « l’eau, le gaz, l’électricité ».L’Italie a d’ailleurs reconnu ce statut de service public aux théâtres, mais la portée du terme a surtout en Italie tout comme en Espagne une portée plus politique que véritablement juridique. En Belgique, la reconnaissance du statut de service public a aussi une valeur politique plus que juridique en voulant insister sur l’engagement moral à l’égard du public notamment en ce qui concerne la qualité des spectacles et le respect du droit à la diversité des spectateurs. La reconnaissance du statut de service public a une portée très différente en Allemagne. En effet, on parle en Allemagne de service public ou de théâtre public. Dans le sens où « les théâtres publics en Allemagne sont gérés pour la plupart comme des administrations. (…) Ils sont à la merci des règles de comptabilité publique » (Cornela Dumeka, Le marché théâtral allemand, Revue du théâtre). Nous pouvons remarquer à travers que ces théâtres publics allemands disposent d’une forte autonomie par rapport au Ministre allemand de la culture. En effet, le 26 septembre 2006, la directrice de l’Opéra de Deutsche Oper Kirsten Harms a décidé de déprogrammé l’opéra « Idomeneo » de Mozart par craintes de représailles islamistes. Cette dernière a pris cette décision à l’encontre de l’opinion du ministre allemand de la Culture Bernd Neumann qui considère que « l’autocensure » menaçait « la culture démocratique ». Ce exemple illustre donc bien le fait que la liberté d’expression dans les théâtres publics n’est pas assurée et cela notamment afin d’assurer l’ordre public comme il sera expliqué par la suite plus amplement. Dans la plupart des Etats, la prise en charge et l’aide aux structures théâtrales ainsi que la reconnaissance de la plupart des théâtres comme service public sont considérés d’intérêt général par le fait qu’ainsi la liberté d’expression et le droit à la culture et donc à la diversité culturelle qui lui est étroitement lié peuvent être garantis. 14 B. Le cadre juridique des représentations théâtrales (Fanny Lilas) Le théâtre n’a pas de sens sans représentation. Cette affirmation n’est pas une théorie littéraire ou une opinion mais réside dans la nature même du théâtre. Le théâtre a la spécificité d’être un « art à deux temps 5», c'est-à-dire qu’il n’est pas « œuvre d’art par l’exclusif jugement de son auteur ». Contrairement aux « arts à un temps » comme la peinture, le texte de théâtre ne parvient à son existence effective et sensible que sur scène. Plus simplement, un texte de théâtre est écrit pour être joué. Il est donc logique que l’Etat, subventionnant les institutions théâtrales et reconnaissant ainsi leur légitimité de service public encadre aussi les représentations. Ainsi, si les principes de liberté du théâtre sont reconnus d’une manière générale6, on constate que l’exercice des professions du spectacle vivant et donc du théâtre est strictement réglementé par le droit (même si « cette réglementation est souvent ignorée et bafouée7 »). Dès lors, comment ce droit relatif aux relations entre les parties prenantes d’une représentation théâtrale influence la libre expression de cette représentation ? Plus précisément on se demandera : 1. Comment est encadrée la liberté d’expression des auteurs d’une part et des comédiens d’autre part ? 2. Dans quelle mesure le statut juridique particulier des artistes intermittents a un effet sur leur liberté d’expression théâtrale ? 1. Les droits de l’auteur (et voisins), un frein à la liberté d’expression ? a. Le contrat de représentation Le contrat de représentation est la forme juridique que prend la délégation d’un auteur envers des comédiens pour jouer son texte. Ce contrat est le texte juridique qui donne à la fois à l’auteur et aux comédiens des droits concernant la liberté d’expression à l’œuvre lors d’une représentation. 5 H. Gouhier cité dans Droits : La Revue française de théorie juridique 12 Le Contrat, 1990, article « La Souveraineté de l’artiste », p129, Olivier Cayla. 6 Loi du 13 et 19 janvier 1791 « Tout citoyen pourra élever un théâtre public, et y faire représenter des pièces de tous les genres, en faisant, préalablement à l’établissement de son théâtre, sa déclaration à la municipalité des lieux ». 7 L’entreprise de spectacles et les contrats du spectacle, Encyclopédie Delmas pour la vie des affaires, Delmas, Paris, 1995, p 10. 15 En droit civil, le contrat de représentation est la convention par laquelle un auteur ou son représentant autorise un entrepreneur de spectacles à jouer son œuvre sur scène (souvent sous forme de « spectacle vivant ») pour un nombre donné de représentations, contre un pourcentage de ses recettes (art L 132-18 du Code de la Propriété Intellectuelle). La gestion collective des droits d’auteurs dramatiques est assurée par la Société des Auteurs et des Compositeurs Dramatiques (SACD). Les comédiens sont indirectement représentés par les entrepreneurs de spectacle. Il existe donc des intermédiaires (SACD et entrepreneurs) qui gèrent les relations juridiques entre auteurs et comédiens. Ces intermédiaires, qui connaissent le fonctionnement juridique, sont indispensables aux comédiens et metteurs en scène et on peut imaginer des situations de conflit mettant à mal les choix et donc la liberté d’expression des artistes. b. Les auteurs Les auteurs jouissent d’une liberté d’expression qui leur permet d’écrire des textes. Ils ont ensuite des droits sur ces écrits c’est-à-dire un droit de regard sur leur production veillant à éviter l’usage perverti des textes. Les droits d’auteur garantissent qu’aucun usage abusif de leur texte n’est fait. En effet, un droit exclusif sur la représentation de leurs œuvres est reconnu aux auteurs et à leurs héritiers durant les cinq années après la mort de l’auteur selon la loi du 13 et 19 janvier 1791. Aujourd’hui, les « auteurs dramatiques » jouissent d’un droit d’auteur 70 ans après leur mort, les œuvres sont ensuite du domaine public. Ce droit se fonde essentiellement sur le Code de la Propriété Intellectuelle (CPI). L’auteur est en quelque sorte « bailleur » de son œuvre. Le Code de la Propriété Intellectuelle parle « d’un contrat de louage d’ouvrage et de service d’une œuvre de l’esprit »8. Ce contrat ne remet pas en cause la jouissance des droits d’auteur. L’auteur a ainsi la possibilité de limiter la liberté d’expression de ceux qui souhaiteraient utiliser son texte : -Le contrat n’est pas une vente, il n’est qu’une « autorisation9 » et ne garantit aucun monopole d’exploitation. L’auteur choisit à qui il permet d’utiliser son œuvre. Après avoir signé un contrat avec un entrepreneur, l’auteur peut faire de même avec beaucoup d’autres et ainsi mettre en concurrence des troupes. On peut considérer que cela restreint la liberté de chacune des troupes puisque cela réduit l’audience. Mais on peut aussi considérer que l’auteur développe ainsi la liberté de recevoir du public. 8 9 CPI article L111.1 CPI L 132-24. 16 -L’auteur bénéficie d’une fraction des recettes des représentations mais aussi de minimaux garantis. Cela peut être une barrière financière à la liberté d’expression des metteurs en scène. -L’auteur a un droit moral qui lui garantit le respect de son oeuvre10. Il garantit que l’œuvre ne sera pas dénaturée par une appropriation esthétique excessive. Ce droit moral, contrairement au droit d’auteur est théoriquement perpétuel. Cependant, les procès sont rares notamment du fait que personne ne se soucie de ce problème lorsque les œuvres sont dans le domaine public. c. Les comédiens. Le droit reconnaît la dualité du comédien qui est un artiste (originalité, personnalité…) interprète (support du texte).11 C’est ce qu’Olivier Cayla appelle « l’artiste de second temps ». Il y a une forme de délégation de l’auteur envers les comédiens. Ces derniers sont forcés de créer une partie du rôle puisque l’auteur ne peut pas servir de référence pour des raisons pratiques évidentes. Ainsi le droit reconnaît la prestation d’un comédien comme un travail (droit du travail) mais aussi dans sa dimension artistique (droit voisin du droit d’auteur). -Droit du travail : L’interprétation d’un comédien est une prestation de travail : le comédien se doit d’être fidèle à l’œuvre, nous l’avons vu mais aussi à son employeur. Il ne peut pas changer son rôle12. Il n’a pas de droit sur le rôle ou le personnage joué et ne peut revendiquer un droit acquis sur le rôle interprété même s’il a enrichi la composition de son expérience personnelle. -Droit voisin du droit d’auteur : Contrairement à la jurisprudence (1970s), le droit positif ne reconnaît pas de droit d’auteur à un comédien pour sa prestation. Le CPI garantit une rémunération sur la prestation. Cependant les droits de l’artiste ne peuvent pas limiter les droits d’auteur (CPI L 211-11). La jurisprudence est passée d’une logique ouvrière à une reconnaissance de la propriété intellectuelle 13 . Cela se traduit concrètement par une rémunération lors d’un enregistrement et de la diffusion d’une pièce de théâtre. -Enfin il existe un droit moral de l’artiste sur son interprétation. Le Code de la Propriété Intellectuelle expose que l’« artiste interprète a le droit au respect de son nom, de sa qualité 10 CPI L 132-22. Olivier CAYLA « La souveraineté de l’artiste » in Droits, Revue juridique fra de théorie juridique, 12 le contrat, 1990 p137. 12 CA Paris, 13 juin 1870, Ann. propr. ind. 1873, p 403 13 Cour de cassation 6 mars 2001. 11 17 et de son interprétation » (L212 2). Ce droit moral est surtout symbolique (mentionner le nom de l’artiste sur un programme par exemple) mais il reconnaît une marge de liberté d’expression donnée au comédien. Aux Etats Unis, les artistes ont un droit plus étendu sur les usages de leur nom… etc. Concernant les comédiens, on peut pour finir évoquer des limites à la liberté d’expression sur lesquelles le droit n’a pas d’influence : -On peut se demander si la liberté des comédiens n’est pas plus bridée par l’exigence d’un public qui attend une représentation « classique » de textes connus que par les droits d’auteur. Le public peut limiter ainsi la souveraineté de l’artiste. -Finalement le droit ne nous dit pas clairement quand la liberté d’expression de l’artiste empiète sur celle de l’auteur et vice versa. Le système fonctionne, on peut le supposer sur une certaine solidarité contractuelle (Denis Mazeaud). A travers les différents droits évoqués, nous avons vu que le droit reconnaissait le travail d’interprétation de l’artiste. De même, le droit du travail accorde un régime spécial aux artistes, reconnaissant ainsi le travail spécifique effectué en amont des représentations théâtrales. 2. Intermittence et liberté d’expression. Le théâtre fait partie du spectacle vivant, par opposition au spectacle enregistré comme le cinéma. Il implique donc la présence d’un auditoire et des conditions particulières de déroulement. Le régime des intermittents du spectacle vise à répondre aux spécificités de ce secteur. Même d’il existe d’autres modes de production (permanence, institutions…) « la plus grande part de l'activité artistique est assurée par des intermittents - à l'exception de la Comédie-Française, modèle unique en France mais largement imité à l'étranger, où la proportion est inverse 14 . » La question se pose ici en ces termes : en quoi le statut d’intermittent conditionne l’exercice de la liberté d’expression du théâtre? a. L’intervention de l’Etat pour garantir la libre expression culturelle Les intermittents du spectacle en France sont considérés comme des salariés soumis à un régime spécifique d’assurance chômage. L’UNEDIC est l’instance paritaire chargée de gérer 14 Intermittence et permanence, par Marcel Bozonnet, Stéphane Braunschweig, Alain Françon et Christian Schiaretti in Le Monde 20.09.03 18 les prestations et cotisations sociales des intermittents depuis l’après guerre. Pour être intermittent du spectacle il faut travailler dans des secteurs définis et faire au minimum 507h de travail ou 43 cachets par an. « Ce régime spécifique des intermittents, qui instaure un système de solidarité de toute la société envers les professionnels du spectacle vivant, participe directement au financement de la politique culturelle. Le budget limité du ministère de la Culture ne lui permettrait pas de prendre en charge ces subventions. C'est la raison pour laquelle cet état de fait atypique s'est installé au fil des années15 ». L’Assurance chômage peut ainsi être considérée comme le 3e mode de financement de la culture après les villes et l’Etat. En effet les périodes « non travaillées » ne sont pas des périodes oisives pour les comédiens ou autres artistes. Elles correspondent au travail de répétition, de création… On peut ici rappeler la diversité des métiers qui sont compris dans le statut d’intermittent. On oublie bien souvent les techniciens ou administratifs. Les intermittents du théâtre sont assurés par l’annexe 10 du régime de l’UNEDIC. Depuis 1969, la création de l’ANPE spectacle montre la volonté de l’Etat d’aider à « placer » les intermittents et d’ainsi mettre en place de bonnes conditions de fonctionnement de ce secteur. Ce système apparaît comme une spécificité française : -En Allemagne, il y a beaucoup plus de salariés permanents qui ont donc la même protection sociale que les autres salariés. Il existe aussi des travailleurs indépendants pour qui les prestations sociales sont à leur charge. Il n’y a pas d’allocation chômage mais ils peuvent bénéficier d’une aide sociale si besoin. -En Italie, les artistes n’ont pas de statut spécifique. -En Grande Bretagne, les artistes peuvent exercer sous deux statuts : salarié (assez rare) ou travailleur indépendant. Ces derniers n’ont ni allocations chômage ni congés payés. Leur protection dépend de leur revenu car ils doivent adhérer volontairement à une caisse. b. La pression des facteurs économiques Le problème de base du régime des intermittents réside dans son caractère déficitaire. Il n’y a pas assez de ressources pour donner des allocations. De 1992 à 2002, l’effectif a augmenté de 109%, les prestations de 150% (…). On constate que « les intermittents du spectacle touchent huit fois plus d'argent qu'ils n'en donnent par le biais des cotisations-chômage16 ». La crise 15 16 « Urgence : réformer le statut des intermittents » article du Monde, 24 juin 2003. idem. 19 des intermittents de 2003 et la renégociation en cours du protocole du 26 juin 2003 a montré toute la difficulté à réformer le système. Le marché du spectacle vivant et donc du théâtre se précarise. Les CDD sont de plus en plus courts car ils sont souvent proposés par des employeurs occasionnels. « La responsabilité de l’employeur à l’égard de la carrière de ses salariés intermittents s’est diluée dans le bassin des centaines de milliers de transactions contractuelles annuelles 17 ». De plus, il y a un paradoxe entre une croissance limitée de l’offre de l’emploi, majoritairement parisienne, et une croissance beaucoup plus forte des professionnels (on est passé de 30 000 intermittents en 1985 à 100 000 en 1995). Cette détérioration du marché du travail nuie à la possibilité pour les artistes de s’exprimer librement dans la mesure où ils ne sont pas à même de développer des projets et de travailler dans un environnement stable. Le journal Le Monde titrait le 13 juin 2003 « Les intermittents face au spectre de la prolétarisation ». Enfin, les intermittents font face à une offre d’emploi concentrée en région parisienne. Ce phénomène s’accentue dans une logique d’ « effet boule de neige ». Il est clairement une atteinte à la liberté de recevoir les productions artistiques pour le reste du territoire. Pour conclure cette partie, il faut rappeler que la puissance publique n’intervient pas seulement de manière directe via une politique d’aide financière aux théâtres. Elle semble adapter ses formes d’intervention à la pratique concrète du théâtre, c’est-à-dire les représentations. En veillant au bon déroulement d’une représentation, l’Etat favorise la libre expression théâtrale. Nous aurions pu évoquer la politique de labellisation (reconnaissance par l’Etat du statut de « scène nationale » par exemple) ou la politique de formation (deux établissements publics à Paris et Strasbourg) qui sont deux politiques encadrant les représentations. S’intéresser aux droits d’auteur et voisins nous a permis d’insister sur des problématiques spécifiques au théâtre. Le statut des intermittents du théâtre nous a permis de souligner les difficultés rencontrées par l’Etat pour adapter, le droit du travail au théâtre. Démarche délicate mais cependant nécessaire pour garantir « la diversité des modes de production (permanence, intermittence, institutions, compagnies, etc.) » qui « est essentielle à l'art théâtral : elle lui garantit la possibilité de tenter de tracer les lignes de fracture indispensables à la réflexion de la société sur elle-même et à la construction d'une vie meilleure18. » 17 « Le point de vue de Pierre Michel Menger », http://www.cip-idf.org/article.php3?id_article=1714. Intermittence et permanence, par Marcel Bozonnet, Stéphane Braunschweig, Alain Françon et Christian Schiaretti in Le Monde 20.09.03 18 20 Après avoir étudié les questions institutionnelles qui se posent en amont de la conciliation entre liberté d’expression et statut bien spécifique du théâtre en France, il s’agit maintenant d’envisager l’encadrement social de la liberté d’expression dans le théâtre du point de vue de son impact sur le public, et ceci à travers 2 aspects : la notion d’ordre public et la notion de droit à la culture II. La dimension sociale et citoyenne du théâtre A. La notion d’ordre public, la dimension sociale et symbolique du théâtre (Marie Waroquier) Toute une tradition philosophique a reconnu et théorisé les effets performatifs du théâtre. De la catharsis d’Aristote au théâtre engagé de Sartre, la représentation théâtrale a été parée de toutes les vertus et accablée de tous les défauts car lui a toujours concédé un impact considérable sur le spectateur et qui pouvait aller jusqu’à remettre en question l’ordre établi. Pour illustrer la question délicate des conflits possibles entre ordre public et liberté d’expression, nous allons prendre comme exemple l’annulation d’une représentation de l’opéra de Mozart, Idomeneo, par le Deutsche Oper de Berlin par crainte de représailles islamistes. En effet dans l’une des scènes de cette pièce le roi Idoménée rapporte les têtes de Poséidon, Jésus, au Bouddha et Mahomet et les dépose sur des chaises. Dans ce cas la liberté d’expression dans les spectacles a été limitée par des préoccupations d’ordre public. Cette décision a provoqué de vives réactions à la fois dans la société allemande et chez les observateurs internationaux sur la difficulté à exercer la liberté d’expression dans le théâtre. Cette décision nous fait nous interroger d’abord sur les conditions d’un encadrement juridique qui garantisse un compromis entre liberté d’expression et OP dans une société démocratique et donc pluraliste. Ensuite nous pouvons nous demander en quoi la notion d’ordre public peut être pertinente pour analyser les restrictions passée et actuelles apportées à la liberté d’expression dans le théâtre, et ce afin de voir si le théâtre conserve un pouvoir de critique sociale effectif. 21 Commençons d’abord par donner une définition de l’ordre public dans son acception actuelle L’ordre public traduit par définition un certain ordonnancement, un arrangement d’éléments. Les exigences de l’ordre public se manifestent en droit dans deux domaines : l’ordre public procédural, dont nous ne traiterons pas, qui rétablit l’ordre dans le droit et l’ordre public policier, qui nous concerne ici, qui empêche les troubles et rétablit l’ordre dans la vie sociale. Rappelons que l’ordre public constitue le fondement de la police administrative qui a pour rôle d’agir de manière préventive tandis que la police judiciaire agit de manière répressive. Les autorités de polices sont habilitées à prendre dans leur zone d’action et sous réserve d’un contrôle du juge plus ou moins poussé toute mesure nécessaire au maintien de l’ordre public sans que les motifs, l’objet et le but de ces mesures fassent l’objet d’une prédétermination par le législateur. Aujourd’hui la notion d’ordre public est plus que jamais une question essentielle du droit après l’arrêt du Conseil Constitutionnel du 27 juillet 1982 décidant de faire de l’ordre public un objectif à valeur constitutionnelle et la surdétermination de la politique sociale actuelle par des thématiques relevant de l’ordre public et de la sécurité. 1. L’encadrement juridique de la liberté d’expression pour des motifs d’ordre public Si l’ordre social est un acquis, la liberté pousse à la création. C’est dans cette opposition que naît la nécessité d’encadrer les rapports entre liberté d’expression et ordre public. a) Les fondements philosophiques et théoriques Les fondements philosophiques : Kant Kant a légitimé la limitation de la liberté d’expression dans certaines situations déterminées en justifiant le « despotisme éclairé » et l'impératif éthique du « Aude sapere » (Ose savoir) dans « Qu'est-ce que les Lumières? ». Il y écrivait ainsi: « Le citoyen ne peut se refuser à payer les impôts dont il est redevable; une critique déplacée de telles charges, quand il doit lui-même les payer, peut même être punie comme scandale (susceptible de provoquer des actes d'insoumission généralisés). Néanmoins celui-là ne contrevient pas au devoir d'un citoyen s'il exprime publiquement, en tant que savant, ses pensées contre l'incongruité ou 22 l'illégitimité de telles impositions. De même un prêtre est tenu de faire son exposé à ses catéchumènes et à sa paroisse selon le symbole de l'église qu'il sert, car c'est à cette condition qu'il a été engagé. Mais, en tant que savant, il a pleine liberté, et c'est même sa vocation, de communiquer à son public les pensées soigneusement examinées et bien intentionnées qu'il a conçues sur les imperfections de ce symbole ainsi que des propositions en vue d'une meilleure organisation des affaires religieuses et ecclésiastiques. » La liberté d’expression doit être protégée dans la mesure où elle fait partie de l'« usage privé de la raison »mais elle doit être encadrée dans l’espace public pour ne pas donner lieu à des actes d’ insoumission généralisés. Les lois actuelles limitant la liberté d'expression au nom du maintien de l'ordre public (mais s'opposant à la censure proprement dite) sont donc d'inspiration kantienne. Pourtant au-delà de cette opposition ordre public / liberté d’expression ne peut on pas dire que ces deux notions sont interdépendantes ? Fondements théoriques, la consubstantialité C’est E picard qui a théorisé l’idée selon laquelle l’ordre public et la liberté étaient consubstantiels. L’ordre public implique la liberté, la liberté nécessite l’ordre public. Plus largement nous nous apercevons que cette dialectique de l’ordre et de la liberté est l’essence même du droit. En effet la liberté effectivement exercée doit passer par une conciliation avec une exigence d’ordre. La mesure de police soit réaliser dans une situation donnée une juste adéquation entre l’exigence de liberté et les nécessités d’ordre public. Si on est venu à parler de liberté des spectacles en termes d’ordre public c’est que les articles 4 et 5 de la Déclaration de 1789, fondements constitutionnels de l’ordre social, fixent les bases de notre système de liberté mais ils en contiennent aussi les limites. La liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Le gouvernement a ainsi la mission de « contenir suffisamment et prévenir autant que possible cette fatale dispersion des idées, des sentiments et des intérêts, résultat inévitable du principe même du développement humain. » On est ainsi naturellement amené à parler de culture en termes d’ordre public dès que l’on stipule une société pluraliste, composite et conflictuelle, où ma liberté d’expression peut heurter la liberté d’expression d’autrui. 23 b) La conséquence de cette conception : un régime des spectacles plutôt libéral Le théâtre est-il libre ? Le théâtre est supposé libre dans ses activités et ne connaît d’autres limitations que celles découlant des motifs ordinaires de police dans un régime répressif de libertés publiques. Répressif car en principe il n’intervient qu’au cas d’abus ou d’atteinte à l’ordre public, c’est un régime libéral car il repose sur la confiance faite à l’utilisateur de la liberté. Mais un maire peut interdire une représentation théâtrale sur sa commune au motif qu’elle est susceptible d’entraîner des troubles sérieux auxquels il ne serait pas en mesure de faire face avec les moyens dont il dispose, même si dans la pratique le maire use rarement de ce pouvoir. C’est dans le cadre de cette difficile appréciation des limitations à apporter à la liberté d’expression dans les spectacles par les pouvoirs de police que se met en place un contrôle juridictionnel des mesures de police générale. Un contrôle juridictionnel poussé sur la légalité des restrictions de la liberté d’expression Les motifs d’ordre public ne peuvent pas fonder n’importe quelle limitation de la liberté d’expression et le juge est chargé de contrôler que l’interdiction correspond aux caractéristiques de l’ordre public qui sont d’être public, matériel et limité : _Public car il ne s’intéresse pas aux convictions internes ou aux activités privées qui n’ont pas d’influence sur l’environnement, ni au domicile privé. _Matériel car il ne concerne pas le contenu des esprits et la moralité des comportements tant que ces derniers ne provoquent pas directement ou indirectement de désordres publics. Rappelons ainsi qu’aujourd’hui ces pouvoirs de police ne s’assimilent pas à une police des esprits et des mœurs, et que l’immoralité en tant que telle n’est pas objet de police, tant qu’elle ne provoque pas directement ou indirectement de désordres publics. _Limité car selon l’article L. 131-2 du code des communes, issu de la loi communale du 5 avril 1884 la police municipale a pour objet d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publique. 24 Pourtant l’arbitrage juridictionnel n’est jamais simple ou définitif et ne satisfait que rarement toutes les parties concernées. Les sociétés sont plus ou moins tolérantes à l’égard des facteurs d’hétérogénéité et de trouble et c’est au pouvoir public de doser libertés et contraintes en réalisant une meilleure appréciation possible du contexte, ceci sous le contrôle des tribunaux ou des électeurs. Quels sont les principes que va contrôler le juge pour juger de la légalité et de la nécessité de ce pouvoir de police ? _Il interdit aussi toute réglementation de caractère général et absolu, c’est à dire que le pouvoir de police ne saurait procéder par catégories en interdisant la tenue d’un type d’activité donné sur un territoire. On pense à l’arrêt CE du 13 février 1953 Hubert de Ternay où un maire avait décidé d’interdire toute activité foraine sur sa commune ce qui lui avait valu d’être sanctionné par le juge. L’autorité de police devra donc déterminer au cas par cas les caractéristiques des manifestations culturelles. _Ensuite toute mesure de police est limitée et légitimée par la prise en considération des motifs ordinaires de police pour restreindre une liberté culturelle donnée. Ses pouvoirs sont d’autant plus facilement admis que le juge retient en même temps les caractères propres de l’activité culturelle concernée et ceux de son environnement notamment les circonstances de temps et de lieux. Le conseil d’État tient ainsi compte des considérations locales et des réactions ou des risques de réactions des groupes sensibles au caractère du spectacle annoncé. Ce sera par exemple le cas pour des courses de taureaux dans le cas de l’arrêt du CE du 3 décembre 1897 Ville Dax. _Toute mesure d’interdiction sur la tenue d’un spectacle doit être motivée au sens de la loi du 11 juillet 1979, c’est-à-dire comporter l’énoncé des motifs de fait ou de droit qui ont conduit d’administration à prendre la mesure de police. Le juge exige impérativement que la décision soit fondée sur un motif tenant à l’ordre public, à l’hygiène, ou à la tranquillité publique, d’autre part, une fois admise existence réelle d’un de ces motifs, il peut accorder aux autorités de police des pouvoirs très étendus. Mais si la notion d’ordre public fonde le pouvoir du maire et du juge pour encadrer la liberté d’expression, reste encore à s’entendre sur ce que l’on entend exactement par cette notion. 25 c) Une conciliation difficile entre les 2 notions du fait de la plasticité du concept d’ordre public Selon E. Picard la légalité des mesures de police administrative ne peut dépendre que de leur adaptation aux circonstances, c'est-à-dire que l’appréciation de la notion d’ordre public va dépendre des circonstances de temps et de lieux, ce qui rend d’autant plus difficile l’appréciation de sa proportionnalité et de sa nécessité. Que regroupe exactement la notion d’ordre public ? La confusion ordre social/ moralité dans la notion de bonnes moeurs Dans les trois premiers quarts du XXe siècle l’ordre moral s’est basé sur une confusion de l’ordre social et de la morale inspirée par le catholicisme de l’époque. En témoigne le procès intenté aux Fleurs du Mal de Baudelaire en 1857. La loi du 29 juillet 1889 réprime « l’outrage aux bonnes mœurs commis par la voie de la parole en de l’écrit et de dessins ». Mais très vite l’attitude de l’ordre judiciaire tend à évoluer, par exemple à propos des spectacles de nu qui ne sont bientôt plus considérés selon les critères de moralité. Aujourd’hui le respect de la liberté individuelle, l’intégrité de la personne physique et la dignité de la personne humaine semblent être les seuls paramètres qui subsistent à la notion de bonnes mœurs, pourtant d’autres éléments entrent en ligne de compte dans l’appréciation de la liberté d’expression selon des objectifs d’ordre public. Motifs autres que la moralité Dans le cas du théâtre les préoccupations d’ordre public concernent essentiellement la prise en compte des risques de réactions excessives ou débordements de la part du public. En effet toute représentation de spectacle peut donner lieu à des manifestations d’hostilité ou d’enthousiasme contrariant d’autres opinions. Il va de soi que l’expression d’œuvres théâtrales peut heurter, choquer, scandaliser autrui. Autrui, c’est-à-dire le spectateur, volontaire ou non, de ces œuvres ou ceux qui prennent connaissance de ces opinions. 26 L’autorité de police est fondée à intervenir dans ce cas à la fois pour assurer le bon ordre dans le déroulement de la représentation et pour sauvegarder le droit du spectateur à bénéficier du spectacle annoncé et garanti en contrepartie des prix de la place occupée. Cela explique que dans des lieux jugés sensibles des mesures particulières soient prises. Dans les lieux privés ces mesures revêtent souvent un caractère préventif. Le maire peut par exemple interdire la tenue de spectacles s’il estime que ce spectacle est susceptible de nuire à l’ordre public. Pourtant cette notion de débordements peut poser problème. En effet comment déterminer par exemple jusqu’à quel moment ou à quel degré d’intensité des sifflets ou des prises à partie ironiques constituent l’expression normale des sentiments du spectateur et à partir de quel degré de violence ils deviennent contraires au bon ordre public ou au respect de la liberté des autres spectateurs ou des artistes sur scène ? C’est parce que cette évaluation est arbitraire et qu’elle repose sur une évaluation plus ou moins fiable des risques de débordements et d’atteintes à l’ordre public qu’elle suscite autant de critiques. Il est légitime de se demander à partir de quand la liberté d’expression est contraire à l’ordre public ? La spécificité de la notion d’ordre public dans le cas du théâtre : rappel du distinguo fait par les tribunaux entre la possibilité d’éviter ou non d’être choqué dans ses croyances Il s’agit de rappeler la différence entre les enjeux suscités par la liberté d’expression audiovisuelle (où l’information arrive à domicile sans que son récepteur ne l’ait particulièrement sollicité) et ceux suscités par la liberté d’expression dans le théâtre (où l’information est le résultat d’une démarche volontaire du citoyen pour acheter une place et se rendre au théâtre). Les tribunaux font la différence entre la possibilité d’éviter ou non d’être choqué dans ses croyances : Cour d’appel de Paris, 27/09/1988, << Il s’impose d’éviter que quiconque se trouve dans la situation d’être atteint dans ses convictions profondes... par le spectacle d’une oeuvre ou par tout autre chose, dès lors que cette atteinte ne peut être évitée; où qu’elle n’est pas la conséquence d’un choix volontaire et libre, tel que l’entrée dans un cinéma..>>. Pour reprendre l’exemple de l’opéra de Berlin, les Musulmans seraient libres de ne pas aller à une représentation de l’Idoménéo, soit ! Mais, sont-ils libres face à la publicité faite partout de 27 cette pièce? Le problème des limites de la liberté d’expression ne tiendraient-il pas alors plus aux moyens médiatiques qui sont déployés autour de la pièce bien plus qu’à la représentation en elle-même ? On perçoit ici la complexité de la question car l’industrie culturelle qu’est devenue le théâtre joue sur plusieurs registres aussi bien culturels que commerciaux qui rendent plus difficile l’évaluation de la notion d’ordre public. Ainsi donc la liberté d’expression n’est pas absolue dans les spectacles, elle est au contraire encadrée et limitée par la notion d’ordre public qui ne prend pas en compte seulement la représentation en elle-même mais recouvre des préoccupations d’ordre philosophiques, juridiques, techniques et politiques. Maintenant que nous avons posé les termes d’un débat qui oppose liberté d’expression et ordre public nous allons montrer l’actualité de cette réflexion pour comprendre le mécanisme de censure historique et actuel des spectacles. 2. De la censure à l’autocensure, de nouvelles formes de limitations de la liberté d’expression Les prémices de la censure ne datent pas d'aujourd'hui. On définit la censure comme « interdiction ou contrôle par un pouvoir quelconque de la libre expression intellectuelle ou artistique » ou selon la formule de Paul Léglise comme « tout contrôle d'une autorité publique ou privée disposant d'un pouvoir direct et discrétionnaire d'interdiction sans aucun système démocratique de freinage de sa décision ». Pourtant selon les époques l’évaluation officielle des pièces susceptibles de porter atteinte à l’ordre public diffère et traduit les peurs et les croyances de la société. La définition des caractéristiques de l’ordre public n’est pas donnée une fois pour toute mais fait preuve d’une certaine plasticité en fonction des objectifs que définit une communauté donnée. Dans le cadre de cet exposé nous avons trouvé intéressant d’envisager deux types de restrictions de la liberté d’expression, à travers deux domaines de réglementation de l’ordre public, ce qui relève de l’Etat et ce qui relève de la communauté. a) Traditionnellement l'interdiction des représentations remettant en question l'Etat comme protection des bases de l’Etat 28 La limitation de la liberté d’expression par la raison d’Etat L’ordre public protège les bases de l’Etat contre les atteintes qui le menacent du fait de la liberté individuelle de chacun, ce qui peut provoquer une censure. Tant que l’Etat n’est pas pleinement légitimé et établi le théâtre va être regardé comme une source possible de déstabilisation pour le pouvoir, d’autant plus grande que le réalisateur est considéré comme un ennemi du régime. En France la période post révolutionnaire illustre cette peur. Le 24 janvier 1891, Victorien Sardou fait représenter au Théâtre Français la pièce « Thermidor », épisode de la Révolution. Sa représentation est l'objet d'une tumultueuse manifestation politique, ouvertement organisée par un journaliste. On va même jusqu'à jeter, par dérision, des pièces de monnaie sur la scène et la représentation de la pièce est interdite par le Ministère. En effet certains députés interpellent le Gouvernement sur l'autorisation donnée de jouer dans un théâtre subventionné une pièce jugée réactionnaire. Dans le même esprit pendant la période troublée des années 30, la représentation à la Comédie Française de «Coriolan » (février 1934) repose la question des pouvoirs subversifs du théâtre. Cette pièce, pourtant ancienne puisqu'elle est de Shakespeare, fut jugée par le gouvernement, comme contenant de vives critiques contre le régime démocratique. Dans la grande vague d’épuration de Daladier qui fit suite aux incidents du 6 février, le directeur de la Comédie française était relevé de ses fonctions d'administrateur général de la Comédie Française et remplacé par le directeur de la Sûreté nationale. Ici la censure du théâtre par le pouvoir politique atteint son paroxysme puisque c’est un policier qui se trouve à la tête de la Comédie Française niant ainsi toute liberté artistique à l’institution. Plus récemment en avril 2005 mais aux Etats-Unis cette fois ci, on assiste à la censure par les diplomates français de la pièce « 11 September 2001 » de Michel VINAVER , montage de mots entendus après l'attentat des Twin Towers, qui devait être jouée à Los Angeles et dont les propos rapportés entre Bush et Ben Laden avaient été jugés trop tendancieux au point de risquer un incident diplomatique vis-à-vis de la Maison Blanche. Autre époque autres mœurs et autre évaluation des risques d’atteintes à l’ordre public mais toujours cette croyance dans la capacité du théâtre à provoquer des réactions extrêmes chez 29 les spectateurs et à mettre l’ordre public en péril. b) Aujourd’hui : l’interdiction des représentations qui remettent en question la cohésion de la communauté ou la protection des valeurs sociales La limitation de la liberté d’expression par auto censure ou par soucis du politiquement correct La France se définit comme une république indivisible, laïque, démocratique et sociale, assurant l’égalité de tous devant la loi sans distinctions d’origine, de race, de religion et de sexe. L’ordre social veut donc que les identités particulières soient reconnues, et protégées, pour limiter les agressions, les tensions, les exclusions et des atteintes à l’ordre public qui en découleraient inévitablement. L’ordre public va donc avoir pour mission de protéger les relations sociales, c'est-à-dire préserver le groupe. Nous l’avons vu l’ordre public est un instrument au service de l’Etat mais c’est aussi un instrument au service du groupe qui peut apporter des restrictions encore plus grandes à la liberté d’expression. En effet cette reconnaissance de groupe et catégories sociales vient tout à la fois accroître leurs libertés et leurs droits culturels et limiter, parfois notablement, les droits à la libre expression. C’est ainsi que dans le cadre de la protection des groupes et des catégories particulières de la société française, certains spectacles sont susceptibles de porter atteinte aux convictions profondes des individus et donc être à l’origine de manifestations et d’atteinte à l’ordre public. Dans ce cas les autorités auront alors à déterminer les moyens adéquats pour mettre fin à ces atteintes. En effet on considère que le désengagement des pouvoirs publics peut conduire à des règlements de comptes entre groupes idéologiques ou religieux rivaux dans la rue. C’est pour ne pas porter atteinte aux convictions religieuses de la communauté musulmane que la directrice du Oper de Berlin a déprogrammé le spectacle « Idoménée » en Allemagne. On justifie l’interdiction par « un risque incalculable relatif à la sécurité du public et des collaborateurs de l’opéra ». Cet exemple illustre par ailleurs un phénomène d’intériorisation des impératifs d’ordre public par ceux qui représentaient hier les hérauts de la liberté d’expression c'est-à-dire les directeurs de théâtre ou les artistes eux mêmes. Ces évolutions apparaissent dans un contexte jugé 30 sensible où la cohésion de nations multi culturelles ou est mise à l’épreuve par des affaires comme celles des caricatures danoises de Mohamed ou des propos du pape Benoît 16, jugés diffamatoires envers la communauté musulmane. Parallèlement des artistes et des intellectuels du monde entier ont dénoncé « le rétablissement en France d’une forme de censure ». Ce texte est signé par les cinéastes Emir Kusturica et Michael Haneke, les écrivains Robert Menasse, Josef Winkler et Paul Nizon, et par Efriede Jelinek, Prix Nobel de littérature... Et en effet, l’administrateur général de la ComédieFrançaise, Marcel Bozonnet, a décidé de déprogrammer une pièce de Peter Handke, « Voyage au pays sonore, ou l’art de la question », parce qu’il avait assisté aux obsèques de Slobodan Milosevic en Serbie. Une liberté d’expression en danger Ces nouvelles sources d’autocensure moins contraignantes et émanant de la société civile posent le problème de la survivance d’un pouvoir critique, un pouvoir dérangeant du théâtre quand la période est au politiquement correct. De là découle le sentence de la chancelière Angela Merkel à propos de l’annulation d’Idomeneo : « l’autocensure par peur n’est pas tolérable. Elle est admissible seulement dans le cadre d’un véritable dialogue des cultures exempt de violence ». Ainsi on s’aperçoit que les motivations d’ordre public sont fluctuantes, à géométrie variable et doivent s’adapter aux mutations contemporaines. Aujourd’hui on remarque que les nouveaux composants de l’ordre public font écho aux objectifs de lutte contre la provocation à la discrimination, à la haine, à la violence, ou au terrorisme. Il s’agit de plus en plus pour l’organisateur de spectacles de concilier liberté d’expression et volonté d’empêcher des incidents d’ordre interculturel ou religieux. Or ne se retrouve t’on pas dans une situation où ces appréciations nationales des restrictions nécessaires à la liberté d’expression entrent en contradiction avec la position de la jurisprudence de la cour au Européenne des droits de l’homme ? La Cour affirme que c’est à propos d’opinions qui heurtent, choquent ou inquiètent que la liberté d’expression trouve son sens. 31 En conclusion on mesure bien ici le paradoxe qui fait de la liberté d’expression à la fois un des éléments nécessaire à la pleine existence d’un ordre social et un facteur risquant de faire éclater une fragile cohabitation entre certains des groupes de la société. Traditionnellement l’ordre public se définit comme la traduction juridique de la conscience collective mais aujourd’hui l’émergence de communautés au sein d’un même groupe social rend difficile une définition univoque des valeurs fondamentales partagées par tous. La tendance aux revendications identitaires rend donc malaisée la définition de l’ordre public et laisse planer de sérieux doutes sur la possibilité effective de l’usage de la liberté d’expression dans le théâtre. On l’a vu la liberté d’expression est réduite dans le théâtre non seulement par des préoccupations d’ordre public et par la dilution de son pouvoir de critique sociale, mais aussi par la raréfaction de son public ce qui implique une nécessité pour l’Etat de réaffirmer un véritable « droit de la culture ». 32 B. Le Droit à la Culture et ses limites (Marion Duquesne) Alors que le droit et les politiques culturelles donnent un cadre favorable à l’épanouissement du théâtre, considéré comme service public ; alors que ce qu’on nomme démocratisation culturelle a permis une diversification dans la création, que des moyens budgétaires importants depuis les années 80 ont permis de soutenir véritablement le théâtre ; le théâtre ne répond plus aux objectifs qu’il s’était fixés , tel que le définissait Michelet en 1847 : « donnez au peuple l’enseignement qui fait toute l’éducation des glorieuses cités antiques, un théâtre vraiment du peuple. Et sur ce théâtre montrez lui sa propre légende, ses actes, ce qu’il a fait. Le théâtre est le plus puissant moyen de l’éducation du rapprochement des hommes. ». En bref, la démocratisation culturelle comme instrument a pris le pas sur la démocratisation culturelle considérée comme objective. Il ne suffit pas d’affirmer et d’assener la liberté de recevoir et de mettre en place les infrastructures sociales, territoriales, économiques en place, faut-il encore mettre les conditions de cet accès et accompagner le public dans sa diversité dans l’effectivité du droit à la culture, et de la liberté de recevoir. Ainsi, la logique malrucienne est-elle dépassée, car le théâtre n’est pas statique, mais en mouvement et doit se confronter et révéler les mutations et les tensions avec la société. C’est ce à quoi s’est attaché Catherine Trautmann dans sa charte de mission de service public relative aux spectacles vivants. 1. Un droit à la culture affirmé a) affirmations juridiques L’égal accès à la culture , comme une bonne partie des droits proclamés dans le préambule de la Constitution de 1946 : droit au travail, droit à la santé, droit à l’éducation sont des droits créances, c’est à dire obligeant l’Etat à faire. Olivier Duhamel dans son ouvrage Le pouvoir politique en France fait cette analyse : « quant aux droits créances, ils sont abusivement raillés, au motif qu’il est impossible de les réaliser totalement. En déduire leur inconsistance juridique est très excessif. Une jurisprudence constitutionnelle y trouve en vérité le fondement nécessaire pour assurer la préservation de certains acquis sociaux…les droits créances ne posent alors pas tant obligation de faire à la charge de l’Etat qu’une interdiction de défaire à son encontre. Un juge constitutionnel ne peut obliger le législateur à créer un système de 33 démocratisation théâtrale, par exemple, il peut l’empêcher de le supprimer par une loi ordinaire ». Ainsi, le théâtre est-il reconnu comme service public par le juge administratif. Au travers de la jurisprudence, une série d’arrêts confortent la reconnaissance du théâtre comme service public : arrêt Leoni (CE, 21 janvier 44), par lequel des représentations théâtrales de qualité ont été qualifiées de service public culturel. L’arrêt Association Urbanisme judaïque Saint Seurin (CE, 18 mai 79) qui a conclu que le théâtre de l’Alhambra à Bordeaux assurait un service public culturel… Des textes fondent et légitiment l’intervention des pouvoirs publics en matière culturelle et artistique. -Le préambule de la constitution de 46, repris par celui de la Constitution du 13 octobre 58 consacre « l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à la culture ». Ainsi, on peut dire qu’on affirme là le droit à la culture. Le droit à la culture est l’objectif poursuivi, le droit de la culture consiste en l’élaboration des règles de fond d’un droit reconnu constitutionnellement et largement consacré politiquement : Lionel Jospin : « les Révolutions, la République, l’idée démocratique nous ont légué des principes, des libertés et des droits…Des droits qui se sont entendus : droit au travail, droit à la santé , à l’éducation, à la culture » (L’invention du possible, Paris, Flammarion, 1991). La Constitution n’est pas la seule source juridique à affirmer ce principe de droit à la culture : -L’article 10 de la convention européenne des droits de l’homme consacre : toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir. -L’article 36 du traité de Rome assure en quelque sorte un droit particulier à la culture en faveur des Etats membres à l’égard des autres Etats membres. Le Traité de Maastricht , par son article 128 du titre IX de la Culture : « consacre le droit à la culture et des mesures d’encouragement ». et son article 3 : « une contribution à une éducation et à une formation de qualité ainsi qu’à l’épanouissement des cultures des Etats membres Ordonnance du 13 octobre 45 relative aux spectacles vivants 34 b. affirmations politiques ou bref historique de la démocratisation culturelle L’engagement de l’Etat en faveur de l’art et de la culture relève d’abord d’une conception et d’une exigence de la démocratie. Idée d’un théâtre qui milite en faveur de reconnaissance des vertus sociales de l’activité. La rupture entre le théâtre et un public se creuse de plus en plus, le premier restant un domaine réservé de la bourgeoisie. Après la seconde guerre mondiale, l’idée d’un théâtre populaire est reprise et entend la formulation de « démocratisation du théâtre ». Certaines expériences visant à fonder un théâtre populaire, fers de lance de cette politique. Une réflexion globale cherche à démocratiser l’accès aux institutions théâtrales et à encourager un théâtre comme instrument au service de l’épanouissement culturel et social des citoyens. La France est l’un des pays à s’être engagé dans ce sens. Dès 1945, Jeanne Laurent entreprend une ambitieuse politique dont l’objectif est de garantir l’accès de tous les citoyens aux activités théâtrales. Les institutions théâtrales sont concentrées à Paris et dans les grandes villes, elles sont réservées à une élite financière. De fait, les citoyens n’ont pas été confrontés aux grandes œuvres dramatiques soit en raison des inégalités de territoire, soit en raison de leurs modestes ressources. Projet de Jeanne Laurent repris à la création d’un ministère de la culture et dont l ‘objectif est de rendre accessible les œuvres capitales de l’humanité et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de français , d’assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel et de favoriser la création des œuvres de l’art et de l’esprit qui l’enrichissent ». Décret n°59 -889, portant organisation du ministère d’Etat chargé des Affaires culturelles, JORF du 26 juillet 59. C’est ainsi que la création du ministère chargé des Affaires culturelles sous la responsabilité de Malraux en 59 annonce cet interventionnisme politique en matière culturelle. Le décret relatif aux attributions du ministre chargé de la culture ouvre la voie à ce que l’on appelle aujourd’hui « démocratisation culturelle ». « La mission est de rendre accessibles au plus grand nombre les œuvres capitales de l’humanité et d’abord de la France, d’assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel, de favoriser la création des œuvres de l’art et de l’esprit et de développer les pratiques artistiques ». Malraux s’entoure de Romain Rolland et de son théâtre du Peuple, de Jacques Copeau (théâtre ambulant), ou de Firmin Gémier, l’inventeur du Théâtre National Populaire que Jeanne Laurent institutionnalisa en 51, par la 35 suite confié à Jean Vilar. Sous la direction de Jean Vilar en 51, faire partager au plus grand nombre ce que l’on a cru devoir réserver jusqu’ici à une élite ou encore « réunir dans les travées de la communion dramatique le petit boutiquier et le haut magistrat, l’ouvrier de Puteaux et l’agent de change, le facteur des pauvres et le professeur agrégé. Politique tarifaire attractive et choix d’un répertoire susceptible de rassembler le plus grand nombre. Théâtre populaire français se distingue de l’Allemagne en ce sens qu’il ne se dirige pas prioritairement aux travailleurs. Jean Vilar, défenseur d’un théâtre républicain. D’une manière générale, le souci de démocratisation qui s’appuie sur l’établissement de structures dites populaires a favorisé l’extension et parfois la naissance d’un théâtre dit public. Les lois de décentralisation de 1982 et 1983 viennent soutenir cette politique de démocratisation : l’Etat, la région, le département, la commune sont également fondées à intervenir dans ce domaine. Les lois de décentralisation permettent de sortir du parisianisme et de créer un nouveau public, qui n’a pas encore eu l’occasion d’être confronté à l’expérience, à la rencontre avec le théâtre. La recherche d’un public rêvé va s’exprimer à travers la notion de décentralisation 2. Les limites de la démocratisation culturelle : le droit de recevoir non effectif. Une chose est de donner « accès » selon la formule consacrée à la création du ministère de la culture. Une autre est d’ouvrir la porte. a. fondements juridiques et politiques culturelles actuelles ne permettent pas de capter le public dans sa diversité À défaut de s’exprimer en termes de démocratisation, André Malraux s’exprime donc en termes « d’accès du plus grand nombre à la culture ». Pour lui, il suffit de mettre l’œuvre en présence du public pour que le miracle s’accomplisse. Cette conception messianique de l’art et de la culture produit une véritable occultation de la question du droit à la réception et des conditions de cet accès. Elle concentrera son action à l’offre artistique et culturelle. Traduire l’expression rendre accessible dans les mots d’aujourd’hui , c’est évoquer l’aménagement du territoire , la réduction des inégalités géographiques d’accès à la culture , la multiplication de l’offre en postulant que cela agira parallèlement sur la demande. Que sait-on des spectateurs, même si le nombre de billets vendus a augmenté ? Comment être à ce point certain qu’ils appartiennent en pourcentage à ces couches éloignées de la culture. Fertilisation de la vie 36 artistique, tout particulièrement dans le champ théâtral. Sous Vilar, applaudissements quand telle phrase entrait en résonance avec les tensions politiques du moment. Tabou que de dire que les politiques culturelles ne servent pas à démocratiser mais à financer la vie artistique. Les œuvres ne sont pas statiques comme la définition malrucienne, elles sont investies de significations plurielles et mobiles, construites dans la rencontre entre une proposition et une réception, entre leurs formes et leurs motifs et les compétences ou les attentes des différents publics qui les rencontrent et s’en emparent. Et c’est là où la démocratisation culturelle, comme instrument prend le pas sur le projet dont il est issu. Plus l’artiste s’autonomise, moins il a besoin du public : Bertolt Brecht : « ce qu’il faut faire, c’est définir ce qu’est le peuple. Et le voir comme une multitude pleine de contradictions. En face de l’artiste, en tant que public, le peuple n’est pas seulement l’acheteur ou celui qui passe une commande, il est aussi le fournisseur. « Théâtre purement professionnel pour spectateurs purement avertis, tel est le modèle, la norme idéale qui préside à la vie des théâtres. Or, ce modèle est celui d’un théâtre mort. S’il y a volonté de démocratisation, elle ne peut s’exprimer qu’en termes de diversification des publics ».19 b. quelles alternatives et solutions ? -Réinscrire le théâtre dans une relation à notre devenir collectif. Cesser de confondre l’art et la culture, les politiques publiques de l’un et de l’autre. L’art est fait de productions et de processus de production. La culture est faite de constructions et de confrontations productives. Parce qu’elle est construction, la culture rassemble. Elle nous permet d’appréhender le monde dans la vision, dans la division parce que nos points de vue respectifs ne coïncident jamais, réunion parce que nos visions sont porteuses de solidarités. Ainsi, le théâtre ne peut être que le produit d’une action collective. La population, c’est un éventail d’attentes et d’usages, de pratiques culturelles et l’objet d’une politique publique, c’est d’apporter des réponses pertinentes au public. Envisager la démocratisation comme une contribution et non une finalité. En engageant la rédaction de chartes de missions de service public, Catherine Trautmann avait eu le courage de montrer que l’on pouvait articuler le droit à la création, par des soutiens financiers 19 Denis Guénoun « le théâtre est-il nécessaire ? », 1998 37 importants et l’affirmation des responsabilités sociales et territoriales quand il y a intervention des financements publics et d’assurer un réel suivi du droit à la réception de la culture. Ainsi, dans la charte est souligné : -favoriser l’accès de tous aux œuvres de l’art comme aux pratiques culturelles -nourrir le débat collectif et la vie sociale -garantir la plus grande liberté de chaque citoyen dans le choix de ses pratiques culturelles. « Il n’y a pas de développement culturel sans dynamique artistique forte et la vitalité artistique est en partie tributaire de la rencontre et du dialogue avec le public » -Une autre législation possible en matière d’enseignement artistique : l’enseignement du théâtre (ouvrage de Riou) 38 CONCLUSION (Anne Gablin) Le Théâtre aujourd’hui n’est apparemment plus le média dominant. Concurrencé par le cinéma, il semble que son public se soit significativement amenuisé. Ainsi désigne t-on souvent le Théâtre comme un art élitiste, difficile d’accès. Aurait-il alors perdu cette force de contestation ? Aurait-il perdu son rôle de critique de l’ordre social, politique ? Si certains évènements nous laissent penser que le Théâtre, aujourd’hui comme hier se donne pour mission de porter un certain regard sur le monde, d’apporter un point de vue critique, il semble évident que son statut particulier l’oblige à jongler entre dépendance (financière) et indépendance vis-à-vis de l’Etat. Si la situation du Théâtre en France n’est sans doute pas parfaite : il est notamment reproché à l’Etat de se désengager petit à petit de son rôle de protecteur, déléguant de plus en plus de compétences aux collectivités territoriales sans leur donner les moyens financiers d’agir, il semble tout de même que le Théâtre français jouisse d’une importante liberté d’expression. On peut notamment rappeler que dans certains pays, le Théâtre et l’art d’une manière général sont fortement contrôlés par l’Etat, restreignant ainsi considérablement le droit à la liberté d’expression des artistes et le droit, pour les populations, de s’informer. On peut notamment évoquer le cas de la pièce « Corps-otages (Khamsoun) » mise en scène par deux artistes tunisiens, Jalila Baccar et Fadhel Jaibi. Si la pièce a été jouée à Beyrouth, à Damas, au Caire et à Paris au Théâtre de l’Odéon (Juin 2006), où elle a remporté un franc succès, les deux artistes se voient dans l’impossibilité de présenter leur travail dans leur propre pays. La pièce évoque en effet un sujet sensible : le cinquantenaire de l’Indépendance. Le ministère de la Culture a ainsi refusé le visa de distribution qui permet la diffusion des pièces dans le pays, après avoir fourni une liste de 100 sujets à édulcorer qui sont de nature à porter atteintes aux « bonnes mœurs », à la « politique officielle », à la « religion » et « au bon goût ». La pièce a préalablement été soumise à la « commission d’orientation » (mise en place dans les années 80 après une lutte entre l’Etat et les artistes pour abolir la commission de censure), qui a pour mission de donner un point de vue sur la qualité du spectacle et de donner son accord pour la diffusion des pièces. En juillet la commission d’orientation rendait son rapport aux deux artistes leur demandant de retirer des noms, des mots et des dizaines de pages. Jalila Baccar et Fadhel Jaibi ne comprennent pas l’attitude du gouvernement et pensent avoir recours au tribunal administratif. Cet exemple nous permet d’avoir une vision un peu plus internationale de la situation du Théâtre aujourd’hui et illustre le fait qu’actuellement, pour des raisons politiques ou religieuses, des 39 artistes sont condamnés à ne pas pouvoir s’exprimer dans leur propre pays et des populations contraintes à n’avoir accès qu’à un art contrôlé étroitement par l’Etat. 40 BIBLIOGRAPHIE Ouvrages CIALTI Pierre Henri, Le statut juridique des intermittents du spectacle, Mémoire de DEA Droit du Travail et de l’Emploi, Toulouse 1, 2002 Collectif, L’entreprise de spectacles et les contrats du spectacle, Encyclopédie Delmas pour la vie des affaires, Delmas, Paris, 1995. Collectif, Dictionnaire de Politiques culturelles en France depuis 1959, CNRS éditions, 2001, 660 p. DEGAINE André , Histoire du théâtre dessinée, Nizet, 2000, 436 p. LANG Jack, L’Etat et le théâtre, 1968, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, Paris, 373p Association Henri Capitant des amis de la culture juridique française, Droit et théâtre : journées nationales, Tome VI, Collection ISEGORIA dirigée par Marc Rena, Aix-enProvence, 29 juin 2001, 186 p REY Frédéric, Les pouvoirs publics et le théâtre en Europe, ANRT, 2004, Lille thèses ISSN 0294-1767 RIOU, Le droit de la culture et le droit à la culture Paris : ESF, 1993 WALLACH Jean Claude, La culture, pour qui ? édition de l’Attribut, 2006 Revues CAYLA Olivier, « La Souveraineté de l’artiste », Droits : La Revue française de théorie juridique 12 Le Contrat, 1990, article, p129 MARC Nicolas, Les employeurs et les intermittents du spectacle : spectacle, cinéma, audiovisuel, Nantes, La Scène, 2004. Sites Internet « Le conflit des intermittents » Dossier thématique du site Internet du journal Le Monde : http://www.lemonde.fr Charte des missions de services publics, site du Ministère de la culture et de la communication : http://www.culture.gouv.fr/culture/actualites/politique/chartes/charte-spectacle.htm 41 ANNEXES LE THEATRE EN FRANCE Les structures théâtrales : Théâtres publics, Théâtres privés et compagnies Les Théâtre Nationaux : Il y a 5 Théâtres Nationaux (Comédie-Française, Théâtre national de Chaillot, de la Colline, de l'Odéon et de Strasbourg). En 2005, l’ensemble des Théâtres Nationaux ont représenté au total : 108 spectacles, 1 994 représentations, et ont accueilli 769 000 spectateurs. Les Théâtres nationaux sont des établissements publics, totalement financés par l’État. L’État a également la charge de nommer les directeurs. Chaque établissement a une mission particulière. La Comédie-Française est la seule institution fondée sur une troupe permanente de comédiens, elle est en charge du répertoire ; le Théâtre national de l’Odéon est devenu Théâtre de l’Europe, il a pour mission de produire ou d’accueillir de grands spectacles européens ; le Théâtre de Chaillot a une mission de théâtre populaire ; le Théâtre national de Strasbourg a pour missions la création, la diffusion et la formation ; le Théâtre national de la Colline garantie une grande place aux œuvres contemporaines. Les Centres Dramatiques Nationaux : Il y a 42 centres dramatiques nationaux. En 2005, l’ensemble des Centres Dramatiques nationaux ont présenté : 5 205 représentations au siège et 3 480 en tournées. Pour un total de 1 million de spectateurs payants au siège et 658 000 en tournées. Les centres dramatiques nationaux sont dirigés en règle générale par un metteur en scène nommé par le ministère de la Culture. Ils ont pour mission de créer, coproduire, accueillir en s'adressant à des publics larges. Ils s’intègrent ainsi dans une ville ou dans une région. Les Scènes Nationales : Il y a 69 Scènes Nationales. En 2005, le Ministère de la Culture comptabilisait 7 300 représentations et 2 millions d’entrées pour le spectacle vivant. Les Scènes Nationales sont des structures pluridisciplinaires. Leur mission est d’organiser la diffusion et la confrontation des formes artistiques ? Mais également de permettre le développement culturel d’une région. Les Scènes conventionnées : 42 Il y a 65 scènes conventionnées. Depuis 1994, l’État attribue à certains théâtres de ville le label de théâtre missionné. Il subventionne ainsi certaines structures théâtrales pendant plusieurs années. Les Théâtres privés parisiens Le Ministère de la culture et de la communication comptabilisait pour l’année 2005 : 14 400 représentations dans les théâtres privés de Paris, pour un total de 3 millions de spectateurs. Les compagnies théâtrales subventionnées En 2005, on dénombrait 632 compagnies théâtrales subventionnées par le Ministère de la culture. Les Français et le Théâtre Etude d’Olivier Donnat : Les Pratiques culturelles des Français (1997) Sont allés au moins Dans leur vie Au cours des douze une fois au théâtre Moyenne annuelle derniers mois 1989 1997 1989 1997 1989 1997 45 57 14 16 3 4 Sur 100 Français de 15 ans et plus Source : département des études et de la prospective, Ministère de la culture et de la communication Le budget du Ministère de la culture et de la communication dans le domaine du Théâtre En 2004, le budget du Ministère de la culture et de la communication s’élevait à 2 632, 70M20 d’euros. 741M d’euros était attribué au secteur du spectacle vivant et de la musique. 20 Source : site Internet du Ministère de la culture et de la communication 43