ENTRETIEN AVEC GEORGES TERREY "Renouveler le regard porté sur le théâtre" Encouragé par les résultats de 2006, le président du Syndicat des Directeurs de Théâtres Privés poursuit la modernisation et la professionnalisation du secteur. L'année 2006 est marquée par une fréquentation record. La fréquentation des théâtres privés au cours de l'année 2006 a sensiblement augmenté. Nos salles ont assuré près de 41% du nombre de représentations à Paris et près de 56% du nombre de spectateurs payants (contre 53% en 2005). Ces chiffres nous encouragent. Notre public a ainsi largement dépassé le cap symbolique des trois millions de spectateurs avec très exactement trois millions deux cent vingt-neuf mille deux cent trente sept entrées payantes ! Contrairement à ce que certains pensaient, la multiplication des spectacles a produit une augmentation de la fréquentation. Beaucoup étaient inquiets lors de la mise en place de nouveaux horaires à 19 heures et l’on craignait un éparpillement, voire une baisse. Il n'en a rien été. Ces propositions nouvelles ont séduit de nouveaux spectateurs et ont convaincu ceux qui allaient déjà au théâtre de sortir davantage. Des chiffres plus récents ont circulé indiquant une baisse au cours du premier semestre 2007... Le très bon bilan 2006 est effectivement suivi d'une légère baisse, mais gardons-nous de conclusions hâtives. Pour être pertinemment analysés, les chiffres doivent être considérés avec un certain recul. Nous en établirons la synthèse en décembre prochain. En outre, on sait d'expérience que les beaux jours du printemps, combinés aux ponts du mois de mai, ne sont pas favorables au théâtre. De plus, 2007 a subi de plein fouet le nouveau calendrier électoral : élections présidentielles suivies passionnément, puis législatives n'ont pas été favorables à la fréquentation… Y aurait-il de l'intox dans l'air ? Disons en tout cas que certains journalistes publient des chiffres un peu vite et pèchent par approximation et par manque d'analyse. Il faut être prudent lorsque l'on compare des chiffres et s'imposer un minimum de rigueur. Considérer uniquement les pourcentages de fréquentation sans tenir compte des jauges (y compris financières) n'a pas de sens. Qualifier tel spectacle de top ou de flop en ne considérant que la fréquentation d'une seule semaine n'en a pas plus ! À cet égard, afin d'être encore plus transparents, nous avons décidé à partir de la rentrée prochaine d'établir chaque quinzaine un baromètre de fréquentation qui sera rendu public et consultable sur notre site Internet. On y trouvera, à la manière de ce qui existe pour le cinéma ou la librairie, les 10 meilleures fréquentations et les meilleures progressions, des indications sur les succès de la saison, etc. Mais encore une fois, il faut se ménager un certain recul. Si nos salles ont vocation à emmener une pièce jusqu'au bout du succès, elles se doivent aussi de prendre le temps nécessaire au démarrage d'un spectacle. "Les Palmes de M. Schultz" ou "Le Visiteur" n'auraient jamais eu la carrière que l'on sait si on les avait retirés sur la base de la fréquentation des premières semaines d'exploitation. Quel est l'impact du prix des places sur la fréquentation ? La réflexion sur le prix des places est importante mais ne me semble pas le point essentiel ou exclusif pour appréhender l'attitude du public. Les gens ne choisissent pas le spectacle qu'ils vont voir sur la base du prix du billet. Le montant doit rester abordable, mais la baisse systématique, constante, n'est pas à rechercher. Car, contrairement aux idées reçues, la mode du discount n'incite pas le spectateur à venir. Tout au plus, elle provoque un effet d'aubaine ! Le débat sur le prix des places est complexe. Il faut qu'il y ait un juste rapport entre le prix du billet et le public auquel on s'adresse. Dans nos salles, le prix moyen est stable à moins de 30 euros. Mais on remarque aussi que si le théâtre garde curieusement la réputation d'être cher, il l'est pourtant deux à trois moins qu'un concert ou une grande manifestation sportive, spectacles largement suivis par un public populaire. Le théâtre n'est pas un produit de consommation courante ou de première nécessité ! Il n'y a pas à proprement parler de "besoin" de théâtre ; on va au théâtre parce que l'on a un coup de coeur pour un spectacle en particulier. D'ailleurs, cette vérité est vérifiée par le fait que dans nos salles ce sont les places les plus chères qui sont vendues en premier, les gens souhaitant profiter du spectacle dans les meilleures conditions. Le prix moyen, quant à lui, a de l'importance en terme de concurrence déloyale, de dumping social ou de respect des règles, notamment en matière d'assurance-chômage. Mais c'est un autre débat. Comment expliquez-vous la progression de 2006 ? Il nous est difficile de nous délivrer un satisfecit. Plusieurs facteurs ont joué. Nous avons su mieux communiquer, les nouveaux outils portent également leurs fruits. Mais l'explication tient d'abord à la qualité de nos spectacles. Remarquons aussi qu'il existe un effet d'entraînement. Quand deux ou trois gros spectacles fonctionnent très bien et longtemps, ils entraînent une augmentation de la fréquentation globale. Ce fut le cas en 2006. L'augmentation n'est pas toujours sensible au niveau de chaque théâtre mais elle est avérée à l'échelle du secteur. Le Fonds de Soutien du Théâtre privé vient d'adopter d’importantes réformes. Je laisserai à sa Présidente le soin de s'exprimer sur ce sujet et commenter ces réformes. Néanmoins, on peut constater que l'audit réalisé en 2005 avait conclu au caractère vertueux de notre travail et à la rigueur de gestion du réseau des théâtres privés. C'est un point essentiel qui a permis de corriger officiellement une image parfois mitigée. Le Fonds de Soutien est un outil essentiel. Il a un rôle fondamental en faveur de la création et de l'emploi. De nouvelles règles du jeu sont donc établies aujourd'hui. Il s'agit d'une nécessaire et naturelle évolution qui va permettre d'envisager les dix prochaines années avec plus de sérénité. Notre vocation est d'abord de monter des spectacles qui marchent et qui sont économiquement "autosuffisants". Il faut tordre le cou à certaines idées reçues. Rappelons que le Fonds de Soutien n'est pas un organisme de subvention. Lorsqu'un spectacle ne fonctionne pas, le rôle principal du Fonds de soutien est d’amortir la perte en réduisant sans la compenser la catastrophe financière que subit l'entrepreneur privé qu'est un directeur de théâtre. À ce sujet, il est très important d’expliquer que les réformes que vient d’adopter le Fonds de soutien ne tournent pas le dos à ces principes, mais au contraire leur redonne une vigueur nouvelle au nom de la responsabilité et de l’autonomie revendiquées par les directeurs de théâtres. Et n'oublions pas que ce système de solidarité est aussi financé, via la taxe fiscale, par les spectacles qui marchent. La prise de risque est à vos yeux essentielle. Nous revendiquons en effet la prise de risque que, quoi qu'en pensent certains, le Fonds de Soutien est loin d'écarter. Le secteur privé se définit essentiellement par la prise de risque. Nous fonctionnons sur des bases totalement différentes de celles du secteur subventionné où, quoi qu'il arrive, le budget est assuré. Notre philosophie économique est fondamentalement différente. Vous menez un combat contre des salles que vous qualifiez de "pirates". Qu'attendent les pouvoirs publics pour intervenir ? Je ne peux que m'associer à votre question ! Il y a une "avignonisation" de Paris : nous subissons un "off du off" permanent qui fait fi des conventions collectives, des règles en matière de sécurité, notamment du public, qui ne respecte pas la Loi et qui constitue une concurrence déloyale en même temps qu'il désorganise le système et désoriente le public. Certes beaucoup d'entre nous, en leur jeunesse, ont commencé ainsi. Je distinguerais donc certains «professionnels alternatifs », dont l’entrée souvent difficile dans le métier les conduit à exercer leur activité aux marges de la légalité aux véritables "pirates par choix", qui s’installent durablement et délibérément dans l’illégalité. Ce sont ces derniers qui doivent être dénoncés en priorité et combattus. Que l'Etat et les collectivités locales ne prennent pas leurs responsabilités en termes réglementaires est tout à fait choquant. Ils se doivent de faire respecter les lois. Sait-on que la Ville de Paris a versé en toute connaissance de cause une subvention à un lieu qui fonctionne sans licence d'entrepreneur de spectacles ? De telles anomalies sont inacceptables. Certains sont allés pour justifier ces pratiques jusqu'à avancer une sorte de "droit opposable à la création". C'est totalement déplacé ! Rappelons le, c'est aussi cette déréglementation et cette déstructuration qui participent aux abus dans l'intermittence. En ce qui nous concerne, nous ne pouvons continuer à tolérer cette situation et les tribunaux devront bien un jour le reconnaître. En revanche, l'intermittence et l'assainissement doivent s'accompagner d'une professionnalisation et nous devons donc, en menant des actions appropriées, tendre la main aux "alternatifs", notamment aux jeunes qui n'ont pas vocation à devenir des professionnels de la piraterie. Les textes actuels, notamment sociaux ne sont pas adaptés à ces lieux. Si leur souhait est réellement d'accéder honnêtement au statut professionnel nous devons les aider à trouver ce statut à la condition qu'ils en respectent les règles, fût-ce à leur mesure. Cette adaptation est vitale et essentielle pour lutter contre une concurrence déloyale déstructurante pour nos professions. Encore faut-il qu'ils le souhaitent… Et qu'ils s'engagent dans cette voie. Je revendique un certain travail syndical. Inspirons-nous du concept de "pépinière" qui existe dans d'autres secteurs d'activités et proposons à ces professionnels en développement de leur transmettre notre savoir-faire et ainsi régénérer notre métier. Autre difficulté, celle que rencontrent les tourneurs en régions. Nous nous heurtons à des a priori idéologiques. Pour certains beaux esprits, le théâtre privé ne constitue pas une offre artistique et culturelle digne de ce nom. Dans certaines villes, il y a une volonté délibérée de ne pas présenter de spectacles qui viennent de notre secteur. Je peux comprendre qu'on souhaite donner une certaine couleur à une programmation, mais il s'agit là de fait d'une véritable confiscation des outils de diffusion. Ces théâtres, maillage essentiel, sont subventionnés et les contribuables - qui constituent aussi le public en région - sont privés de nos spectacles... À Paris, on l'a dit, 56% du public a fait le choix en 2006 de voir les pièces que nous montons ; en région, on confisque trop souvent ce choix. On entend ici ou là des personnalités politiques se gargariser de formules comme celle de "passerelles entre le public et le privé", prétendre vouloir des rapprochements ; il faut un peu plus de cohérence ! C'est plus qu'un problème de chapelle et d'esthétique ; c'est une question politique. Avant de construire de nouvelles passerelles, veillons déjà à reconstruire celles qui ont été abattues par certains ayatollahs de la culture décentralisée ! La 21e édition des Molières, dans une formule renouvelée, a semblé trouver enfin un certain équilibre entre les secteurs privé et public. Nous nous réjouissons que la majorité de nos partenaires du théâtre subventionné portent dorénavant un autre regard sur la cérémonie. Les réformes de l'APAT, le renouvellement des générations, le travail fait en commun par les personnalités représentant nos deux secteurs ont conduit à ces changements et je tiens ici à saluer leur travail dans un esprit tout à fait constructif. France Télévisions a fait suivre l'émission, retransmise en direct, de la diffusion de deux captations. Notez-vous un progrès dans l'intérêt de la télévision pour le théâtre ? Nous sommes très favorables à la diffusion de captations de pièces, mais la pratique est insuffisante pour encourager le public à aller dans les salles de spectacle. Quel est l'impact, par ailleurs, d'une diffusion si tardive ? On peut être sceptique... La dynamique est lente, mais nous enregistrons quelques signes encourageants. Parallèlement aux captations, nous espérons voir réapparaître à la télévision de vraies émissions consacrées au théâtre. Il faut encourager toutes les initiatives qui donneront envie au public de sortir. C'est ainsi qu'il trouvera le chemin de nos salles. Il faut renouveler le regard porté sur le théâtre. L'année 2006 est marquée par une fréquentation record. Le site Internet constitue le fer de lance de votre communication. Résathéâtre est un outil de communication et de réservation. Il est le partenaire privilégié des théâtres privés. Il répond à un développement très sensible de la demande et aux nouvelles pratiques de réservation. Theatresprives.com est le second élément du dispositif. Nous cherchons à communiquer différemment en proposant des bandes-annonces. Chacun de nos théâtres dispose de deux enregistrements par an, un en début de chaque demi-saison, financés par Résathéatre et ses partenaires. Ils sont réalisés lors des premières représentations et donnent une information "live" au public. Deux minutes d'enregistrement en disent plus que tous les discours ou les comptes-rendus. En un instant, le public saisit la tonalité du spectacle et sa "couleur", la qualité du texte, le jeu des acteurs etc. Ces bandes-annonces sont visibles sur le site et sont mises à la disposition de partenaires. Libres de droits, elles peuvent être diffusées sur les chaînes de télévision. Elles nous permettent ainsi de communiquer aussi sur les chaînes qui ne souhaitent pas envoyer une équipe technique. Nous parions beaucoup sur le développement de ce service. Nous allons enrichir le portail theatresprives.com où l'on trouvera dorénavant un volet consacré aux spectacles destinés au jeune public. C'est là une dimension trop souvent négligée de notre répertoire. Dans le programme de la demi-saison, un cahier spécifique présente désormais les pièces à destination des jeunes. Nous allons développer également notre communication par emailing en adressant des newsletters ciblées. Ainsi le public pourra être informé "en temps réel" des nouveautés et des opérations organisées par chaque théâtre. Je crois beaucoup en ce lien direct entre les théâtres et les spectateurs fidèles. Enfin, nous réalisons cette année un premier Forum qui offre aux collectivités l'occasion de rencontrer l'ensemble des responsables groupes de nos 48 théâtres en parallèle à l'opération que nous organisons à destination de la presse et de la profession depuis plusieurs années. Ce type d'opérations collectives souligne l'image de notre réseau fait d'individualités et pourtant uni sur fond de solidarité. Nous parlions tout à l'heure des "pirates par nécessité". S'ils souhaitent vraiment se professionnaliser et s'ils adhèrent à notre déontologie, nous pourrons aussi leur proposer cette dynamique d'alliance. L'année 2006 est marquée par une fréquentation record Vous aimeriez aussi trouver les moyens de tendre la main aux compagnies sans lieu, notamment à celles qui sont implantées en régions. Il faut mener un vrai débat et aucun mariage ne doit être imposé, évidemment. Cette idée part simplement du constat que les régions constituent un foisonnement de créations. De nombreux spectacles y sont créés et mériteraient d'être présentés dans nos salles. Il faut imaginer des modalités d'accès à nos théâtres pour ces compagnies. Ne pas les condamner à être exploitées dans le festival Off d'Avignon où des gens sans scrupule leur louent des lieux dans des conditions inacceptables. Les théâtres privés ont vocation à inventer les passerelles nécessaires pour accueillir ces artistes qui sont souvent de vrais entrepreneurs passionnés. Je crois beaucoup à ce type de partenariat qui, le cas échéant, pourrait être soutenu par les collectivités territoriales : un département ou une région pourrait parfaitement aider des compagnies en région à montrer leurs spectacles à Paris. Nos théâtres leur offriraient une excellente visibilité, soutenue par notre capacité de communication et le savoir-faire de nos équipes. Car nous ne sommes pas des garages ! Les rapprochements devront évidemment être conduits par affinités, seul mot d'ordre quand il s'agit d'amour et de théâtre... Le précédent ministre de la Culture brillait par son absence le soir des Molières. Christine Albanel lui succède. Comment saluez-vous l'arrivée aux responsabilités de cet auteur dramatique ? Je trouve qu'il y a là un clin d'oeil ironique de l'histoire. Christine Albanel est l'auteur de trois pièces de théâtre. Elle a été jouée dans le secteur privé, notamment au Théâtre Essaïon qui avait vocation à aider les auteurs dramatiques vivants d'expression française. Depuis, ce lieu a été lamentablement lâché par les tutelles et par la Ville de Paris. J'espère que son expérience d'auteur dramatique permettra au nouveau ministre de considérer qu'il n'y a pas que de mauvaises choses dans le secteur privé. Nous jugerons aux résultats. Propos recueillis par RODOLPHE FOUANO