Autour de Shmuel Noah Eisenstadt : de la philologie à la

publicité
Sociétés Plurielles
Programme interdisciplinaire de l’USPC
Appel à communications
Autour de Shmuel Noah Eisenstadt : de la philologie à la sociologie
Date du colloque : 26 janvier 2016
Organisateurs : Madalina Vârtejanu-Joubert (INALCO), Vincenzo Cicchelli (Paris
Descartes)
Date limite pour l’envoi des propositions : 15 octobre 2015.
Contact : [email protected], [email protected]
Dans le cadre du Programme « Sociétés Plurielles » de l’Université Sorbonne-Paris-Cité,
nous initions une réflexion sur les diverses modalités aptes à articuler empirique et
théorique dans l’appréhension du fonctionnement social. Le cycle de rencontres consacrés à
ce sujet est ouvert par une journée d’études autour du système de pensée du sociologue
Shmuel Noah Eisenstadt dans sa capacité à saisir la pluralité constitutive des sociétés.
La question centrale pour Eisenstadt fut, en bonne tradition wébérienne, comment
comprendre le changement social et plus particulièrement la créativité humaine – et ses
limitations – qui rend possible les transformations internes aux sociétés. Pour y répondre, il
identifie un lien dialectique entre vision du monde – ou cosmologie – et ordre social, ouvrant
ainsi un très vaste champ de réflexion embrassant longue, voire très longue, durée, et
l’espace constitué comme global à différentes époques historiques. Le type d’analyse qu’il
propose veut expliciter les relations existant entre la division sociale du travail, le
fonctionnement du pouvoir et des institutions, la construction de la confiance collective et la
constitution du sens au sein d’une solidarité plus ou moins élargie. Eisenstadt est ainsi
emmené à réactiver un schéma explicatif formulé par Karl Jaspers dans le proche aprèsguerre, à savoir celui d’« âge axial », (Achsenzeit), schéma qu’il élargit à la notion de
« civilisation axiale ».
Le projet intellectuel de Karl Jaspers fut de formuler le « schéma d’une conception
d’ensemble de l’histoire » en identifiant une période de temps allant de 800 à 200 av. n. è.,
durant laquelle le continent Euroasiatique opéra des « percées » significatives dans l’histoire
de l’humanité. Ces percées prirent la forme de « cristallisations culturelles » que sont les
grands systèmes religieux et philosophiques : le confucianisme en Chine, le brahmanisme et
le bouddhisme en Inde, le prophétisme en Israël, la religion de Zoroastre en Perse et la
philosophie en Grèce. Jaspers considéra ces données empiriques comme facteurs
d’émergence du domaine transcendant, distinct et opposé au monde d’ici-bas. Selon lui, la
conscience humaine opéra des bonds semblables et synchrones sur une aire géographique
allant de la Méditerranée au Pacifique.
La mutation épistémique de l’homme s’accompagna de mutations sur le plan social et
politique ; c’est ainsi que la théorie de l’âge axial explique aussi la constitution d’une
nouvelle élite intellectuelle et l’apparition de l’empire comme nouvelle forme d’organisation
politique.
L’« âge axial » est au départ une notion restreinte, destinée à décrire le caractère
multipolaire de l’œcoumène antique, plus précisément au premier millénaire av. n. è.
Quoique devant constituer prima facie un stimulant défi intellectuel pour les historiens de
l’Antiquité, ces derniers ne le relevèrent pourtant pas, ni pour contester ni pour appuyer
empiriquement la thèse jaspérienne. Pour ce qui est de la philosophie, si elle investit
ponctuellement le sujet 1 elle ne donna pas lieu à une réflexion plus suivie. Certains
sociologues firent en revanche de l’« âge axial » un important sujet de débat, avec Eisenstadt
comme principal artisan. Ce fut par l’intermédiaire des sociologues et à leur incitation que le
sujet revint sur la table de travail des Antiquisants2.
Ce transfert disciplinaire ne s’opéra pas sans modification conceptuelle, l’axialité ne
correspondant plus (seulement) à une époque déterminée, mais désignant un type de
civilisation. La caractéristique d’une civilisation axiale est, selon Eisenstadt, la conception,
promue par une classe autonome d’intellectuels, d’une tension et un antagonisme entre
l’ordre infra-mondain et celui transcendantal. Ce décalage demande à être comblé ce qui
incite à agir en vue d’un changement social global. Ainsi, pour Eisenstadt, le changement
social se trouve à la conjonction des circonstances historiques contingentes, de la structure
et de la culture, comprise comme un ensemble de symboles exprimant une vision spécifique
du monde.
Eisenstadt pense que les changements révolutionnaires interviennent très rarement
dans l’histoire de l’humanité et reconnaît surtout deux circonstances de ce type : l’âge axial
antique et l’avènement de la Modernité comme nouveau type de civilisation caractérisé par
un degré élevé de réflexivité ainsi que par la « naturalisation » de l’homme et de la société.
Aux théories explicatives de la modernité, la théorie d’Eisenstadt apporte l’idée qu’il
existe une multiplicité de centres d’innovation et qu’une révolution industrielle n’intervient
pas en l’absence d’une révolution épistémique. Une nouvelle sociologie de la modernité vit
ainsi le jour dans la seconde moitié du XXe siècle : celle des « modernités multiples ». Si
Jaspers voulait s’opposer à la conception du temps organisé autour de l’événement chrétien
de l’Incarnation en mettant en avant la longue durée et les processus, Eisenstadt prend le
contrepied de l’européocentrisme et affirmait l’originalité des modernités extraeuropéennes.
La modernisation n'implique nullement l'occidentalisation, « le processus de
modernisation ne saurait plus être vu comme le but ultime de l'évolution de toute société
connue » (Eisenstadt, 2003, p. 24). La modernité gagne ainsi à être conçue moins comme un
modèle civilisationnel universel que comme un type spécifique de civilisation, né en Europe
et s'étant depuis diffusé ailleurs dans le monde. La diffusion de la modernité représente
pour les autres civilisations un défi à l'égard de leurs prémisses institutionnelles et
symboliques. Une grande variété de modernités s'est développée à partir de l’interaction
entre modernité européenne et occidentale et les civilisations asiatique, africaine et latinoaméricaine. Les résultats de cette rencontre ont produit des configurations socio-historiques
partageant plusieurs caractéristiques et se différenciant tout autant entre elles. Les
éléments particularistes propres à chaque civilisation essaient de s'approprier la modernité à
leur façon dans leurs propres termes, ils articulent continuellement, et concrètement selon
1
Eric Voegelin et son monumental Order and History, 5 vols, 1956-1987.
Mis à part le numéro de Daedalus intitulé Wisdom, Revelation and Doubt (1975), nous pensons ici
principalement aux ouvrages initiés et édités par Shmuel Noah Eisenstadt, notamment ceux de 1986 (The origins
and diversity of axial age civilizations) et de 2005 (Axial civilizations and world history avec J.P. Árnason et B.
Wittrock).
2
les différents contextes historiques, les antinomies et les contradictions de la modernité. Au
sein de toutes les sociétés contemporaines, de nouveaux questionnements concernant la
modernité et de nouveaux programmes culturels issus de cette dernière se sont développés
qui attestent la croissante diversification des visions et des compréhensions de la modernité
et qui nous mènent bien loin des conceptions hégémoniques de l'occidentalisation du
monde en vogue dans les années 1950. Ce qui caractérise les identités culturelles dans le
monde contemporain est donc bien « cette combinaison de la diversité croissante dans la
réinterprétation de la modernité d'une part et le développement de tendances globales
multiples et références réciproques d'autre part » (Eisenstadt, 2003, p. 532).
Les questions auxquelles ouvrent l’œuvre d’Eisenstadt et dont nous aimerions
débattre sont les suivantes :
1. Que disent les sciences historiques et les sciences des religions sur le lien entre
changement social et une cosmologie opposant infra-mondain et transcendent ?
2. Comment faire dialoguer l’argumentation à l’échelle micro de la philologie avec
l’échelle macro de la théorie sociologique ? Comment la documentation antique,
lacunaire, peut venir à l’appui d’une théorie sociologique ? Comment désamorcer
le risque de littéralisme dans l’interprétation des sources antiques ?
3. Quels nouveaux apports à la théorie d’Eisenstadt concernant la rareté des
processus révolutionnaires ?
4. Quel lien aujourd’hui entre bond épistémique et révolution ?
5. Quelles sont les conséquences politiques – et notamment dans les processus
contemporains de radicalisation – de la fin de l’Etat-providence comme « lieu
charismatique » du programme culturel de la modernité et de l’identité collective?
6. De nombreuses identités autrefois invisibles, voire dominées ou exploitées, ont
perdu leur place marginale pour occuper le devant de la scène. Par quels moyens
contestent-elles les contenus des programmes culturels nationaux considérés
comme trop hégémoniques en revendiquant leur autonomie?
7. L'introduction du concept de modernités multiples a eu le mérite de relancer le
paradigme civilisationnel, en le dépouillant des scories malencontreuses du choc
des civilisations et d'essayer de répondre sérieusement à la question que Weber
soulève (et à laquelle ses détracteurs ne savent pas répondre): comment expliquer
l'essor de l'Europe et plus général de l'Occident? En étant attentifs à l'usage de la
comparaison faite par les partisans et les adversaires de Weber, ce serait opportun
de mieux connaître les avantages et les limites d'une approche en termes de
civilisations pour comprendre le monde commun et pluriel dans lequel nous
vivons. Plus généralement, de quelle façon l’apport d’Eisenstadt à la
compréhension des dynamiques civilisationnelles a revigoré les travaux
comparatistes?
8. Le monde global est devenu également une arène pour comprendre comment se
jouent les différentes formes de compétition entre les civilisations. Si chacune
d’entre elles est porteuse d’un programme culturel global, voire universaliste,
comment comprendre les dynamiques d’échanges et d’hybridation entre les
civilisations?
Téléchargement