L’« âge axial » est au départ une notion restreinte, destinée à décrire le caractère
multipolaire de l’œcoumène antique, plus précisément au premier millénaire av. n. è.
Quoique devant constituer prima facie un stimulant défi intellectuel pour les historiens de
l’Antiquité, ces derniers ne le relevèrent pourtant pas, ni pour contester ni pour appuyer
empiriquement la thèse jaspérienne. Pour ce qui est de la philosophie, si elle investit
ponctuellement le sujet1 elle ne donna pas lieu à une réflexion plus suivie. Certains
sociologues firent en revanche de l’« âge axial » un important sujet de débat, avec Eisenstadt
comme principal artisan. Ce fut par l’intermédiaire des sociologues et à leur incitation que le
sujet revint sur la table de travail des Antiquisants2.
Ce transfert disciplinaire ne s’opéra pas sans modification conceptuelle, l’axialité ne
correspondant plus (seulement) à une époque déterminée, mais désignant un type de
civilisation. La caractéristique d’une civilisation axiale est, selon Eisenstadt, la conception,
promue par une classe autonome d’intellectuels, d’une tension et un antagonisme entre
l’ordre infra-mondain et celui transcendantal. Ce décalage demande à être comblé ce qui
incite à agir en vue d’un changement social global. Ainsi, pour Eisenstadt, le changement
social se trouve à la conjonction des circonstances historiques contingentes, de la structure
et de la culture, comprise comme un ensemble de symboles exprimant une vision spécifique
du monde.
Eisenstadt pense que les changements révolutionnaires interviennent très rarement
dans l’histoire de l’humanité et reconnaît surtout deux circonstances de ce type : l’âge axial
antique et l’avènement de la Modernité comme nouveau type de civilisation caractérisé par
un degré élevé de réflexivité ainsi que par la « naturalisation » de l’homme et de la société.
Aux théories explicatives de la modernité, la théorie d’Eisenstadt apporte l’idée qu’il
existe une multiplicité de centres d’innovation et qu’une révolution industrielle n’intervient
pas en l’absence d’une révolution épistémique. Une nouvelle sociologie de la modernité vit
ainsi le jour dans la seconde moitié du XXe siècle : celle des « modernités multiples ». Si
Jaspers voulait s’opposer à la conception du temps organisé autour de l’événement chrétien
de l’Incarnation en mettant en avant la longue durée et les processus, Eisenstadt prend le
contrepied de l’européocentrisme et affirmait l’originalité des modernités extra-
européennes.
La modernisation n'implique nullement l'occidentalisation, « le processus de
modernisation ne saurait plus être vu comme le but ultime de l'évolution de toute société
connue » (Eisenstadt, 2003, p. 24). La modernité gagne ainsi à être conçue moins comme un
modèle civilisationnel universel que comme un type spécifique de civilisation, né en Europe
et s'étant depuis diffusé ailleurs dans le monde. La diffusion de la modernité représente
pour les autres civilisations un défi à l'égard de leurs prémisses institutionnelles et
symboliques. Une grande variété de modernités s'est développée à partir de l’interaction
entre modernité européenne et occidentale et les civilisations asiatique, africaine et latino-
américaine. Les résultats de cette rencontre ont produit des configurations socio-historiques
partageant plusieurs caractéristiques et se différenciant tout autant entre elles. Les
éléments particularistes propres à chaque civilisation essaient de s'approprier la modernité à
leur façon dans leurs propres termes, ils articulent continuellement, et concrètement selon
1 Eric Voegelin et son monumental Order and History, 5 vols, 1956-1987.
2 Mis à part le numéro de Daedalus intitulé Wisdom, Revelation and Doubt (1975), nous pensons ici
principalement aux ouvrages initiés et édités par Shmuel Noah Eisenstadt, notamment ceux de 1986 (The origins
and diversity of axial age civilizations) et de 2005 (Axial civilizations and world history avec J.P. Árnason et B.
Wittrock).