`A propos de l`article de Chebyshev, Démonstration élémentaire d

`
A propos de l’article de Chebyshev, D´
emonstration ´
el´
ementaire
d’une proposition g´
en´
erale de la th´
eorie des probabilit´
es, 1846
Didier Trotoux
avril 2013
Cet article a ´
et´
e publi´
e par P. L. Chebyshev dans le Journal de Crelle en 1846 (B. 33, p. 259-267). Comme il
l’indique d`
es le premier paragraphe, Chebyshev propose de d´
emontrer la proposition : On peut toujours assigner
un nombre d’´
epreuves tel que la probabilit´
e de ce que le rapport des r´
ep´
etitions de l’´
ev´
enement E`
a celui des
´
epreuves ne s’´
ecartera pas de la moyenne des chances de Eau del`
a des limites donn´
ees, quelques resserr´
ees
que soient ces limites, s’approchera autant qu’on le voudra de la certitude . S. D. Poisson avait d´
emontr´
e cette
proposition qu’il avait appel´
ee Loi des grands nombres, dans ses Recherches sur la probabilit´
e des jugements
(Bachelier, Paris, 1837), en la d´
eduisant d’une formule qu’il avait obtenue par l’approximation de la valeur d’une
int´
egrale d´
efinie assez compliqu´
ee. Chebyshev trouvant cette d´
emonstration incompl`
ete car ne fournissant pas
l’erreur que comportait cette approximation et manquant de rigueur `
a cause de cette incertitude, propose d’en
donner une d´
emonstration rigoureuse en utilisant des consid´
erations ´
el´
ementaires.
L’objet de cet article est de pr´
esenter cette d´
emonstration en la commentant.
Dans le deuxi`
eme paragraphe, Chebyshev s’int´
eresse `
a la r´
ealisation d’un ´
ev´
enement Elors de la r´
ep´
etition de
µ´
epreuves cons´
ecutives. piest la probabilit´
e que Ese r´
ealise lors de l’´
epreuve iet Pmla probabilit´
e que E arrivera
au moins mfois au cours de ces µ´
epreuves. Il indique que Pms’obtient en prenant la somme des coefficients de
tm, tm+1,...tµdans le d´
eveloppement du produit (p1t+ 1 p1)(p2t+ 1 p2)···(pµt+ 1 pµ).
Commentaire :
Notons Xila variable qui vaut 1 si l’´
ev´
enement Ese produit lors de l’´
epreuve iet 0 dans le cas contraire. La variable Xisuit
une loi de Bernoulli B(pi). La variable ´
egale au nombre total de succ`
es au cours des µ´
epreuves vaut X1+X2+· · · +Xµet
la probabilit´
ePms’´
ecrit Pm=P(X1+X2+· · · +Xµm).
Rappelons que la fonction g´
en´
eratrice d’une variable al´
eatoire Xest d´
efinie par gX(t) = Pk=+
k=0 P(X=k)·tk. Pour une
variable Xsuivant une loi de Bernoulli de param`
etre p,gX(t) = (1 p)t0+pt =pt + 1 pet comme on a, pour deux
variables ind´
ependantes Xet Y,gX+Y(t) = gX(t)×gY(t), on obtient gX1+X2+···+Xµ(t) = (p1t+ 1 p1)(p2t+ 1
p2)· · · (pµt+ 1 pµ)et le r´
esultat ´
enonc´
e.
L’observation de cette expression lui permet de faire les deux remarques suivantes :
1. Pmest une fonction du premier degr´
e des variables p1, p2,...pµ
2. Pmest une fonction sym´
etrique des variables p1, p2,...pµ
ce qui lui permet d’´
ecrire Pmsous la forme Pm=U+V p1+V1p2+W p1p2o`
uU, V, V1, W ne d´
ependent pas de
p1et p2(d’apr`
es 1.) puis, Pm=U+V(p1+p2) + W p1p2o`
uU, V, W ne d´
ependent pas de p1et p2(d’apr`
es 2.).
Il peut alors ´
enoncer un premier th´
eor`
eme :
Th´
eor`
eme 1
Si p1et p2ne sont pas ´
egales, on peut sans changer les valeurs de p1+p2, p3,...pµ, augmenter celle de Pm
en prenant p1=p2; ou on peut parvenir `
a une des ´
equations suivantes : p1= 0, p1= 1 sans diminuer la
valeur de Pm.
Commentaire :
Pm(p1, p2, p3,· · · pµ) = U+V(p1+p2)+W p1p2est une expression alg´
ebrique o`
u l’on peut, suivant le signe de W, modifier
les valeurs de p1et p2tout en gardant p1+p2constant sans la diminuer.
1. Si W > 0,Pm(1
2(p1+p2),1
2(p1+p2), p3,· · · pµ)Pm(p1, p2, p3,· · · pµ) = 1
4W(p1p2)2.
2. Si W0et p1+p21,Pm(0, p1+p2, p3,· · · pµ)Pm(p1, p2, p3,· · · pµ) = W p1p2
3. Si W0et p1+p21,Pm(1, p1+p21, p3,· · · pµ)Pm(p1, p2, p3,· · · pµ) = W(1 p1)(1 p2)
1
Il ´
enonce ensuite un deuxi`
eme th´
eor`
eme :
Th´
eor`
eme 2
La plus grande valeur que Pmpeut avoir dans le cas o`
up1+p2+p3+···+pµ=S, correspond aux valeurs
de p1, p2, p3,···pµdonn´
ees par les ´
equations
p1= 0, p2= 0,···pρ= 0, pρ+1 = 1, pρ+2 = 1, pρ+σ= 1
pρ+σ+1 =Sσ
µρσ, pρ+σ+2 =Sσ
µρσ,···pµ=Sσ
µρσ,
o`
uρ,σd´
esignent certains nombres.
Commentaire :
Chebyshev introduit π1, π2, π3,· · · πµles valeurs de p1, p2, p3,· · · pµmaximisant Pmsous la condition p1+p2+p3+
· · · +pµ=Set ayant le plus grand nombre de valeurs ´
egales `
a 0 et `
a 1. En supposant que π1=π2=· · · =πρ= 0 et
πρ+1 =πρ+2 =· · · =πρ+σ= 1, il montre, par un raisonnement par l’absurde utilisant le premier th´
eor`
eme, que les valeurs
πρ+σ+1, πρ+σ+2 ,· · · , πµ, suppos´
ees diff´
erentes de 0 et 1 doivent ˆ
etre choisies ´
egales entre elles. Il y a donc ρvaleurs nulles, σ
valeurs ´
egales `
a 1 et µρσvaleurs ´
egales `
a une constante π. Le total de ces valeurs ´
etant ´
egal `
aS, il obtient π=Sσ
µρσ.
En cons´
equence, sous la condition p1+p2+p3+··· +pµ=S,Pmest la somme des coefficients de tkpour
kmdans le d´
eveloppement du produit
tσSσ
µρσt+µSρ
µρσµρσ
=tσ
µρσ
X
i=0 µρσ
i Sσ
µρσtµρσiµSρ
µρσi
=
µρσ
X
i=0 µρσ
i Sσ
µρσµρσiµSρ
µρσi
·tµρi
On ne garde que les coefficients de tµρipour lesquels µρim, c’est-`
a-dire iµmρ.
Pm=
µmρ
X
i=0 µρσ
i Sσ
µρσµρσiµSρ
µρσi
et en faisant le changement de variable k=µmρi, il vient :
Pm=
µmρ
X
k=0 µρσ
µmρk Sσ
µρσmσ+kµSρ
µρσµmρk
Pm=µρσ
µmρ Sσ
µρσmσµSρ
µρσµmρ
·"µmρ
X
k=0 µρσ
µmρk
µρσ
µmρSσ
µSρk#
La quantit´
e entre crochets s’´
ecrit :
A= 1 + µmρ
mσ+ 1 ·Sσ
µSρ+µmρ
mσ+ 1 ·µmρ1
mσ+ 2 ·Sσ
µSρ2
+··· +µmρ
mσ+ 1 ·µmρ1
mσ+ 2 ·. . . ·1
µρσSσ
µSρµmρ
et est major´
ee par la s´
erie g´
eom´
etrique :
µmρ
X
k=0 µmρ
mσ·Sσ
µSρk
=
1µmρ
mσ·Sσ
µSρµmρ+1
1µmρ
mσ·Sσ
µSρ
ou bien :
(mσ)(µSρ)
(mS)(µρσ)"1µmρ
mσ·Sσ
µSρµmρ+1#.
2
`
A l’aide de cette majoration, Chebyshev peut alors ´
enoncer un troisi`
eme th´
eor`
eme :
Th´
eor`
eme 3
Pour certains nombres entiers et positifs ρet σ, la valeur de l’expression
µρσ
µmρ Sσ
µρσmσµSρ
µρσµmρ+1 mσ
mS"1µmρ
mσ·Sσ
µSσµmρ+1#
surpasse la valeur Pmde la probabilit´
e que dans µ´
epreuves l’´
ev´
enement E, ayant les chances p1, p2, p3,···pµ,
arrivera au moins mfois, o`
uSest la somme p1+p2+p3+··· +pµ.
Il d´
eduit de ce troisi`
eme th´
eor`
eme que :
Pm<µρσ
µmρ Sσ
µρσmσµSρ
µρσµmρ+1 mσ
mS(1)
et justifie que, sous l’hypoth`
ese m>S+ 1, cette derni`
ere expression, que nous noterons f(σ, ρ), augmente quand
σou ρdiminue.
En effet, le rapport f(σ1, ρ)
f(σ, ρ)peut ˆ
etre ´
ecrit sous la forme :
1
1 + mS1
Sσ+ 1
exp (mσ) ln 11
sσ+ 1+ (µρσ+ 1) ln 11
µρσ+ 1
=1
1 + mS1
Sσ+ 1
exp mS1
Sσ+ 1 exp +
X
k=1
1
k+ 1 mσ
(Sσ+ 1)k+1 1
(µρσ+ 1)k!
D’une part, l’expression 1
1 + mS1
Sσ+ 1
exp mS1
Sσ+ 1 , de la forme eu
1 + uest sup´
erieure `
a 1, pour u0.
D’autre part, mσ
(Sσ+ 1)k+1 1
(µρσ+ 1)k=1
(µρσ+ 1)k"mσ
Sσ+ 1 µρσ+ 1
Sσ+ 1 k
1#
est une quantit´
e positive car l’hypoth`
ese m>S+ 1 entraˆ
ıne mσ
Sσ+ 1 >1et qu’il r´
esulte du fait que la quantit´
e
Sσ
µρσest une probabilit´
e (cf commentaire du Th´
eor`
eme 2) que µρσ+ 1
Sσ+ 1 1.
Le rapport f(σ1, ρ)
f(σ, ρ)´
etant sup´
erieur `
a 1, f(σ1, ρ)< f(σ, ρ)et on peut obtenir un r´
esultat analogue
lorsque l’on diminue ρ.
Chebyshev en conclut que, sous l’hypoth`
ese m > S + 1,Pmest n´
ecessairement inf´
erieur `
a la valeur f(0,0)
obtenue en remplac¸ant ρpar 0 et σpar 0 :
Pm<µ
µmS
µmµS
µµm+1 m
mS(2)
Il lui reste `
a majorer le coefficient binomial µ
µm.
Pour ce faire, il utilise l’encadrement 2,50 xx+1
2ex< x!<2,53 xx+1
2ex+1
12x, qu’il justifie dans une note de
bas de page.
`
A l’aide de cet encadrement, il obtient µ
µm<2,53 e1
12µ
(2,50)2
µµ+1
2
mm+1
2(µm)µm+1
2
.
Comme on a 2,53 e1
12µ
(2,50)2<2,53 e1
12
(2,50)2<1
2, il en d´
eduit :
Pm<
1
2µµ+1
2
mm+1
2(µm)µm+1
2S
µmµS
µµm+1 m
mS
ou de mani`
ere ´
equivalente :
Pm<1
2(mS)sm(µm)
µS
mmµS
µmµm+1
3
Il peut ´
enoncer alors le th´
eor`
eme suivant :
Th´
eor`
eme 4
Si les chances de l’´
ev´
enement Edans µ´
epreuves cons´
ecutives sont p1, p2, p3,···pµ, et que leur somme
est S, la valeur de l’expression
1
2(mS)sm(µm)
µS
mmµS
µmµm+1
pour mplus grand que S+ 1, surpasse toujours la probabilit´
e que Earrivera au moins mfois dans ces µ
´
epreuves.
En changeant ensuite m, p1, p2, p3,···pµ, S en µn, 1p1,1p2,1p3,···1pµ, µ S, il d´
eduit de ce
th´
eor`
eme que, si la somme 1p1+ 1 p2+ 1 p3+··· + 1 pµ=µS, la valeur de l’expression
1
2(Sn)sn(µn)
µµS
µnµnS
nn+1
pour µnplus grand que µS+ 1, surpasse celle de la probabilit´
e que l’´
ev´
enement contraire `
aEarrivera au
moins µnfois dans ces µ´
epreuves o`
up1, p2, p3,···pµsont les chances de E.
Mais comme les conditions 1p1+ 1 p2+ 1 p3+···+ 1 pµ=µSet µn>µS+ 1 se ram`
enent
respectivement `
ap1+p2+p3+···+pµ=Set n<S1et que dire que l’´
ev´
enement contraire `
aEarrivera au
moins µnfois dans µ´
epreuves ´
equivaut `
a dire que l’´
ev´
enement Ese produira au plus nfois, il peut ´
enoncer le
th´
eor`
eme suivant :
Th´
eor`
eme 5
Si les chances de l’´
ev´
enement Edans µ´
epreuves cons´
ecutives sont p1, p2, p3,···pµet que leur somme est
S, la valeur de l’expression
1
2(Sn)sn(µn)
µµS
µnµnS
nn+1
pour nplus petit que S1, surpasse la probabilit´
e que En’arrivera pas plus de nfois dans ces µ´
epreuves.
Comme cons´
equence de ces deux derniers th´
eor`
emes, r´
esulte le suivant :
Th´
eor`
eme 6
Si les chances de l’´
ev´
enement Edans µ´
epreuves cons´
ecutives sont p1, p2, p3,···pµet que leur somme est
S, la probabilit´
e que le nombre de r´
ep´
etitions de l’´
ev´
enement Edans ces µ´
epreuves sera moindre que m
et plus grand que n, surpassera, pour mplus grand que S+ 1 et pour nplus petit que S1, la valeur de
l’expression
11
2(mS)sm(µm)
µS
mmµS
µmµm+1
1
2(Sn)sn(µn)
µµS
µnµnS
nn+1
.
Ce dernier th´
eor`
eme lui permet d’atteindre le r´
esultat qu’il a annonc´
e au d´
ebut de son article.
En effet, pour n=Sµz,m=S+µz et µz > 1, les conditions n < S 1et m > S + 1 sont v´
erifi´
ees
et, par cons´
equent, la probabilit´
e que le nombre de r´
ep´
etitions de l’´
ev´
enement Edans ces µ´
epreuves sera moindre
que met plus grand que n, surpasse la valeur de l’expression
11
2µz s(Sµz)(µSµz)
µS
S+µz S+µzµS
µSµz µSµz+1
1
2µz s(Sµz)(µS+µz)
µµS
µS+µz µS+µzS
Sµz Sµz+1
expression qui, en posant p=S
µ, peut ˆ
etre simplifi´
ee en
11p
2zµrp+z
1pz(Hp(z))µp
2zµr1p+z
pz(H1p(z))µo`u Hp(z) = p
p+zp+z1p
1pz1pz
.
4
Il d´
eveloppe en s´
erie enti`
ere ln (Hp(z)).
ln (Hp(z)) = (p+z) ln 1 + z
p(1pz) ln 1z
1p=(p+z)X
k1
(1)k1
k
zk
pk+(1pz)X
k1
1
k
zk
(1 p)k.
Le premier morceau de cette expression vaut :
(p+z)X
k1
(1)k1
k
zk
pk=X
k1
(1)k1
k
zk
pk1X
k1
(1)k1
k
zk+1
pk=zX
k2
(1)k1
k
zk
pk1X
k2
(1)k2
k1
zk
pk1
=zX
k2
(1)k11
k1
k1zk
pk1=z+X
k2
(1)k1
k(k1)
zk
pk1=zX
k112k1
2k+ 1
z
p1
2k(2k1)
z2k
p2k1.
Le deuxi`
eme morceau de cette expression vaut :
(1pz)X
k1
1
k
zk
(1 p)k=X
k1
1
k
zk
(1 p)k1X
k1
1
k
zk+1
(1 p)k=z+X
k2
1
k
zk
(1 p)k1X
k2
1
k1
zk
(1 p)k1
=z+X
k21
k1
k1zk
(1 p)k1=zX
k2
1
k(k1)
zk
(1 p)k1.
ce qui permet d’obtenir :
ln (Hp(z)) =
X
k112k1
2k+ 1
z
p1
2k(2k1)
z2k
p2k1+X
k2
1
k(k1)
zk
(1 p)k1
.
et de constater que les quantit´
es Hp(z)et H1p(z), ayant un logarithme n´
egatif, ont des valeurs inf´
erieures `
a 1.
Chebyshev peut alors conclure que
lim
µ+11p
2zµrp+z
1pz(Hp(z))µp
2zµr1p+z
pz(H1p(z))µ= 1
et pr´
ecise que pour pour rendre la diff´
erence entre cette expression et 1 inf´
erieure `
a, il suffit de choisir pour µ, un
nombre quelconque sup´
erieur `
a
max
ln ·z
1pr1pz
p+z
ln (Hp(z)) ,
ln ·z
prpz
1p+z
ln (H1p(z))
.
Commentaire final :
Si les outils math´
ematiques utilis´
es par Chebyshev sont relativement ´
el´
ementaires (fonctions g´
en´
eratrices, d´
eveloppement du
binˆ
ome, encadrement de la fonction factorielle, d´
eveloppements en s´
erie), ils n´
ecessitent cependant une bonne aptitude au
calcul alg´
ebrique et une certaine virtuosit´
e technique en analyse pour obtenir les encadrements souhait´
es. Chebyshev a le grand
m´
erite de fournir une preuve nettement plus simple que celle de Poisson et qui n’est pas contestable.
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