Génétique du péché originel
De Duve en appelle à un sursaut de sagesse
Journal du médecin (n° )  février 
Propos recueillis par
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Alors que la sélection naturelle risque d’entraîner l’humanité à sa
perte, le Prix Nobel de médecine, spécialiste de la vie cellulaire, voit la
solution du sauvetage dans les ressources de notre esprit
La dernière passion de Christian de Duve, c’est lévolution de la vie: d
vient l’homme ? Comment s’est-il adapté ? Peut-il prendre son avenir en main
et adopter les mesures nécessaires au maintien de lespèce ?
Les questions quil soulève ne laissent pas indiérent, mais on ne peut
pas dire que ce ant belge de la science déborde doptimisme. Certes, il en-
trevoit plusieurs scénarios pour que lhomme se sorte du mauvais pas dans
lequel il s’est mis, il dit que nous possédons le pouvoir unique dutiliser la
raison pour échapper à la fatalité et il en appelle à un sursaut de sagesse. Mais
le professeur émérite de Louvain, qui nous a reçu à son domicile, redoute que
lhomme n’y parvienne pas à temps car ses caractéristiques génétiques, héri-
tage de la sélection naturelle, ne le prédisposent pas à manifester une telle
sagesse.
Revue des Questions Scientiques, ,  () : -
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Journal du médecin:
Le titre de votre ouvrage est quelque peu étonnant. La notion de pé-
ché originel renvoie à la Bible. Quel est le rapport avec le sujet que
vous développez ?
Christian de Duve:
Je crois que les anciens sages qui ont écrit la Bible se sont rendu compte
quil y avait une faille fondamentale dans la manière humaine, héritée des
premiers parents et transmise de génération en génération. Cette faille, ils
lont expliquée à leur manière, en inventant la notion de péché, toute cette
histoire de paradis terrestre perdu, dadam et Eve .. Aujourdhui, ce péché
originel, je lattribue à la sélection naturelle, un mécanisme découvert par
Darwin pour expliquer lévolution, qui est pour moi un fait établi.
La sélection naturelle, c’est un phénomène qui est une conséquence de
lhérédité, autrement dit la reproduction dune information. Aujourdhui,
nous savons ce que cela signie, mais Darwin, lui, ne le savait pas. Nous sa-
vons que l’information génétique se trouve dans lADN et qu’à chaque géné-
ration, cet ADN est recopié. Cest le fondement de la continuité génétique.
Mais rien n’est parfait, et de temps à autre, il arrive, pour toutes sortes de
raisons, que les copies ne soient pas parfaitement dèles, doù variation et di-
versité. Et c’est ici que nous retrouvons le raisonnement de Darwin. Il postule
que ces variants sont en compétition les unes avec les autres pour des res-
sources limitées. Cest ce quon appelle la lutte pour la vie, en anglais «the
struggle for life», comme lavait décrit léconosste anglais omas Malthus
bien avant Darwin. Et, de cette lutte pour la vie, vont automatiquement
émerger les formes les mieux adaptées à la survie et surtout à se reproduire
dans les conditions chimiques données de lépoque.
Quant à moi, j’applique cette notion de sélection naturelle à lapparition
de lhomme et à toute lhistoire de la vie et j’essaie den tirer les leçons pour
lavenir de lhumanité. Ce moteur de lévolution a privilégdans nos gênes
des traits, tel que l’égoïsme de groupe, qui étaient immédiatement utiles à nos
ancêtres, dans les conditions qui existaient en leur temps et lieu, sans égard
pour les conséquences ultérieures. Mais ces traits sont devenus nocifs dans les
conditions de la vie actuelle, pour une grande population humaine. Cest là
une propriété intrinsèque de la sélection naturelle. Cette belle mécanique a la
vue courte: elle ne juge que les eets immédiats et na donc pas de prise sur
les conséquences à long terme.
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Journal du médecin:
Votre constat peut sembler très pessimiste, mais en même temps, vous
proposez toute une série de solutions ?
Christian de Duve:
Les humains sont les seuls êtres vivants qui ont le pouvoir dagir à len-
contre de la sélection naturelle, grâce à leur cerveau ulta développé qui a été
en quelque sorte favoripar cette même sélection. Car, évidemment, avoir un
cerveau performant, c’est utile pour la survie. Cest lui qui nous donne la ca-
pacité de tirer les conséquences du passé et de prévoir lavenir.
Si nous laissons faire la sélection naturelle, pour moi, le seul résultat est
inéluctable: nous allons dispraître et nos enfants et petits enfants connaîtront
de terribles sourances. Il y aura des guerres, des holocaustes. Nous sommes
en train dépuiser les ressources de la planète en les exploitant de manière
déraisonnable et nous polluons de plus en plus . En quelque sorte, on peut
dire que notre succès est en train de faire le lit de notre propre perte. Je nin-
vente rien. Les menaces qui sent sur lavenir du monde vivant sont bien
réelles. Et je ne suis pas enclin à l’optimisme quand je vois que nos dirigeants
ne regardent pas plus loin qu’à deux ou trois années de distance. Mais, heu-
reusement, nous avons la possibilité d’agir et, à cause des menaces croissantes
auxquelles nous sommes confrontés, on peut espérer que ces mêmes diri-
geants niront par trouver la sagesse de faire ce qui doit être fait.
Journal du médecin:
La sélection naturelle ne nous-at-elle pas doté d’un gêne de la sa-
gesse ?
Christian de Duve:
Elle nous a doté de la capacité dêtre sage avec notre cerveau. S’il est vrai
quelle repose aussi sur notre expérience du passé, la sagesse cest quand même
en grande partie être capable de prévoir lavenir. Or, je le répète, les prévisions
ne sont pas favorisées par la sélection naturelle.
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Un testament très important
Christian de Duve vient de publier à l’âge de 91 ans, un livre intitulé « La
génétique du ché originel ». Ce sera peut-être, comme il dit lui-même dans la
préface, son dernier. Une sorte de testament très important dans lequel il rap-
pelle, de façon solennelle et dans un style simple, à un sursaut pour sauver, tant
qu’il en est encore temps, l’humanité et le monde vivant.
À la lumière des dernières couvertes de la science, les trois premières
parties de l’ouvrage présentent successivement lorigine de la vie sur la terre, les
mécanismes de l’évolution et l’aventure humaine. Une saga extraordinaire qui a
abouti au succès démesuré de notre espèce, avec comme moteur, la sélection
naturelle. Pour de Duve, qui rejette énergiquement les thèses créationnistes ou
du « dessein intelligent » estimant qu’il s’agit d’une dangereuse défaite de l’esprit
scientique, cest grâce à la lection naturelle que les espèces les plus appro-
priées à leur millieu ont pris le pas sur les autres et que l’homme s’est imposé.
Mais, en privilégiant le bénéce immédiat, au détriment, parfois, de l’avan-
tage à long terme, cette même lection naturelle est aussi ce qui pourrait mettre
en péril la poursuite même de notre espèce. Bien que très sombre dans sa vision
du futur, il précise que nous pouvons encore agir car nous sommes les seuls êtres
vivants à ne pas être entièrement esclaves de la lection naturelle. Et, lorigina-
lité du livre se situe précisément dans son ouverture à l’avenir.
La quatrième partie présente alors sept scénarios possibles, plusieurs pou-
vant se cumuler, dont l’appel à la technique, le rôle des femmes, la régulation de
la population, la place des religions, la protection de lenvironnement…Avec ses
solutions, Christian de Duve cherche à conscientiser chacun d’entre nous, mais,
en premier lieu, c’est aux dirigeants et aux leaders religieux et philosophiques
qu’il s’adresse. Et quand un scientique de son calibre lance une telle mise en
garde, mieux vaut l’écouter attentivement même si bien sûr, comme il a la mo-
destie de le reconnaître, il n’est pas Dieu et ne possède que la science infuse. Un
biologiste qui s’en prend à la nature de l’homme, cela ne peut qu’interpeller
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Journal du médecin:
Pour en revenir à vos solutions, pensez-vous qu’il convient de plutôt
mettre l’accent sur certaines d’entres elles ?
Christian de Duve:
Je crois quil faut travailler sur toutes en même temps, mais lessentiel,
c’est l’éducation. Ce qui est génétique, nous ne pouvons pas le changer ou
alors sur des périodes très longues et de façon pénible. Je mentionne quand
même la possibilité de corriger nos gênes par une ingénierie génétique, mais
je ne considère pas cela comme une bonne solution. Cest sur lépigénétique,
ce qui vient s’ajouter aux gênes, que nous pouvons agir. Les neurobiologistes
savent que la maturation du cerveau se produit dans les toutes premières an-
nées de la vie et quelle ne dépend pas de la génétique mais de léducation.
Ce sont les inuences exercées sur les nouveau-nés, les enfants et les ado-
lescents qui vont créer dans leur cerveau les connexions nécessaires pour af-
fronter lavenir. Donc il s’agit de les éduquer et, pour y parvenir, nous avons
besoin déducateurs. Il faut absolument que quelque part dans le monde
naisse un noyau de gens susamment sages et inuents qui fassent boule de
neige et qui transmettent les bonnes instructions, la bonne éducation.
Journal du médecin:
La dernière solution dont vous parlez consiste à contrer l’expansion
de la population. Vous insistez particulièrement sur ce point…
Christian de Duve:
En eet, si nous continuons à nous multiplier à notre rythme actuel,
nous courrons à la catastrophe. Durant ma vie, la population du monde aura
quadruplé. Cest un train fou qui est lancé et cela ne peut que continuer de
manière exponentielle si nous ne prenons pas des mesures adéquates. Il vaut
mieux limiter les naissances plutôt que déliminer des gens par des guerres.
Mais je sais que le contrôle démographique pose des questions éthiques. Je
laisse ce type de discussion aux spécialistes, mais je leur dis quand même ;
faites le comme vous voulez, pourvu que vous le fassiez. Cest le résultat qui
compte.
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