Journal du médecin:
Le titre de votre ouvrage est quelque peu étonnant. La notion de pé-
ché originel renvoie à la Bible. Quel est le rapport avec le sujet que
vous développez ?
Christian de Duve:
Je crois que les anciens sages qui ont écrit la Bible se sont rendu compte
qu’il y avait une faille fondamentale dans la manière humaine, héritée des
premiers parents et transmise de génération en génération. Cette faille, ils
l’ont expliquée à leur manière, en inventant la notion de péché, toute cette
histoire de paradis terrestre perdu, d’adam et Eve .. Aujourd’hui, ce péché
originel, je l’attribue à la sélection naturelle, un mécanisme découvert par
Darwin pour expliquer l’évolution, qui est pour moi un fait établi.
La sélection naturelle, c’est un phénomène qui est une conséquence de
l’hérédité, autrement dit la reproduction d’une information. Aujourd’hui,
nous savons ce que cela signie, mais Darwin, lui, ne le savait pas. Nous sa-
vons que l’information génétique se trouve dans l’ADN et qu’à chaque géné-
ration, cet ADN est recopié. C’est le fondement de la continuité génétique.
Mais rien n’est parfait, et de temps à autre, il arrive, pour toutes sortes de
raisons, que les copies ne soient pas parfaitement dèles, d’où variation et di-
versité. Et c’est ici que nous retrouvons le raisonnement de Darwin. Il postule
que ces variants sont en compétition les unes avec les autres pour des res-
sources limitées. C’est ce qu’on appelle la lutte pour la vie, en anglais «the
struggle for life», comme l’avait décrit l’éconosste anglais omas Malthus
bien avant Darwin. Et, de cette lutte pour la vie, vont automatiquement
émerger les formes les mieux adaptées à la survie et surtout à se reproduire
dans les conditions chimiques données de l’époque.
Quant à moi, j’applique cette notion de sélection naturelle à l’apparition
de l’homme et à toute l’histoire de la vie et j’essaie d’en tirer les leçons pour
l’avenir de l’humanité. Ce moteur de l’évolution a privilégié dans nos gênes
des traits, tel que l’égoïsme de groupe, qui étaient immédiatement utiles à nos
ancêtres, dans les conditions qui existaient en leur temps et lieu, sans égard
pour les conséquences ultérieures. Mais ces traits sont devenus nocifs dans les
conditions de la vie actuelle, pour une grande population humaine. C’est là
une propriété intrinsèque de la sélection naturelle. Cette belle mécanique a la
vue courte: elle ne juge que les eets immédiats et n’a donc pas de prise sur
les conséquences à long terme.