Génétique du péché originel

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Revue des Questions Scientifiques, 2014, 185 (2) : 215-220
Génétique du péché originel
De Duve en appelle à un sursaut de sagesse
Journal du médecin (n° 2060) 19 février 2010
Propos recueillis par
Luc Ruidant
Alors que la sélection naturelle risque d’entraîner l’humanité à sa
perte, le Prix Nobel de médecine, spécialiste de la vie cellulaire, voit la
solution du sauvetage dans les ressources de notre esprit
La dernière passion de Christian de Duve, c’est l’évolution de la vie : d’où
vient l’homme ? Comment s’est-il adapté ? Peut-il prendre son avenir en main
et adopter les mesures nécessaires au maintien de l’espèce ?
Les questions qu’il soulève ne laissent pas indifférent, mais on ne peut
pas dire que ce géant belge de la science déborde d’optimisme. Certes, il entrevoit plusieurs scénarios pour que l’homme se sorte du mauvais pas dans
lequel il s’est mis, il dit que nous possédons le pouvoir unique d’utiliser la
raison pour échapper à la fatalité et il en appelle à un sursaut de sagesse. Mais
le professeur émérite de Louvain, qui nous a reçu à son domicile, redoute que
l’homme n’y parvienne pas à temps car ses caractéristiques génétiques, héritage de la sélection naturelle, ne le prédisposent pas à manifester une telle
sagesse.
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Journal du médecin :
Le titre de votre ouvrage est quelque peu étonnant. La notion de péché originel renvoie à la Bible. Quel est le rapport avec le sujet que
vous développez ?
Christian de Duve :
Je crois que les anciens sages qui ont écrit la Bible se sont rendu compte
qu’il y avait une faille fondamentale dans la manière humaine, héritée des
premiers parents et transmise de génération en génération. Cette faille, ils
l’ont expliquée à leur manière, en inventant la notion de péché, toute cette
histoire de paradis terrestre perdu, d’adam et Eve .. Aujourd’hui, ce péché
originel, je l’attribue à la sélection naturelle, un mécanisme découvert par
Darwin pour expliquer l’évolution, qui est pour moi un fait établi.
La sélection naturelle, c’est un phénomène qui est une conséquence de
l’hérédité, autrement dit la reproduction d’une information. Aujourd’hui,
nous savons ce que cela signifie, mais Darwin, lui, ne le savait pas. Nous savons que l’information génétique se trouve dans l’ADN et qu’à chaque génération, cet ADN est recopié. C’est le fondement de la continuité génétique.
Mais rien n’est parfait, et de temps à autre, il arrive, pour toutes sortes de
raisons, que les copies ne soient pas parfaitement fidèles, d’où variation et diversité. Et c’est ici que nous retrouvons le raisonnement de Darwin . Il postule
que ces variants sont en compétition les unes avec les autres pour des ressources limitées. C’est ce qu’on appelle la lutte pour la vie, en anglais « the
struggle for life », comme l’avait décrit l’éconosste anglais Thomas Malthus
bien avant Darwin. Et, de cette lutte pour la vie, vont automatiquement
émerger les formes les mieux adaptées à la survie et surtout à se reproduire
dans les conditions chimiques données de l’époque.
Quant à moi, j’applique cette notion de sélection naturelle à l’apparition
de l’homme et à toute l’histoire de la vie et j’essaie d’en tirer les leçons pour
l’avenir de l’humanité. Ce moteur de l’évolution a privilégié dans nos gênes
des traits, tel que l’égoïsme de groupe, qui étaient immédiatement utiles à nos
ancêtres, dans les conditions qui existaient en leur temps et lieu, sans égard
pour les conséquences ultérieures. Mais ces traits sont devenus nocifs dans les
conditions de la vie actuelle, pour une grande population humaine. C’est là
une propriété intrinsèque de la sélection naturelle. Cette belle mécanique a la
vue courte : elle ne juge que les effets immédiats et n’a donc pas de prise sur
les conséquences à long terme.
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Journal du médecin :
Votre constat peut sembler très pessimiste, mais en même temps, vous
proposez toute une série de solutions ?
Christian de Duve :
Les humains sont les seuls êtres vivants qui ont le pouvoir d’agir à l’encontre de la sélection naturelle, grâce à leur cerveau ulta développé qui a été
en quelque sorte favorisé par cette même sélection. Car, évidemment, avoir un
cerveau performant, c’est utile pour la survie. C’est lui qui nous donne la capacité de tirer les conséquences du passé et de prévoir l’avenir.
Si nous laissons faire la sélection naturelle, pour moi, le seul résultat est
inéluctable : nous allons dispraître et nos enfants et petits enfants connaîtront
de terribles souffrances. Il y aura des guerres, des holocaustes. Nous sommes
en train d’épuiser les ressources de la planète en les exploitant de manière
déraisonnable et nous polluons de plus en plus . En quelque sorte, on peut
dire que notre succès est en train de faire le lit de notre propre perte. Je n’invente rien. Les menaces qui pèsent sur l’avenir du monde vivant sont bien
réelles. Et je ne suis pas enclin à l’optimisme quand je vois que nos dirigeants
ne regardent pas plus loin qu’à deux ou trois années de distance. Mais, heureusement, nous avons la possibilité d’agir et, à cause des menaces croissantes
auxquelles nous sommes confrontés, on peut espérer que ces mêmes dirigeants finiront par trouver la sagesse de faire ce qui doit être fait.
Journal du médecin :
La sélection naturelle ne nous-at-elle pas doté d’un gêne de la sagesse ?
Christian de Duve :
Elle nous a doté de la capacité d’être sage avec notre cerveau. S’il est vrai
qu’elle repose aussi sur notre expérience du passé, la sagesse c’est quand même
en grande partie être capable de prévoir l’avenir. Or, je le répète, les prévisions
ne sont pas favorisées par la sélection naturelle.
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Un testament très important
Christian de Duve vient de publier à l’âge de 91 ans, un livre intitulé « La
génétique du péché originel ». Ce sera peut-être, comme il dit lui-même dans la
préface, son dernier. Une sorte de testament très important dans lequel il rappelle, de façon solennelle et dans un style simple, à un sursaut pour sauver, tant
qu’il en est encore temps, l’humanité et le monde vivant.
À la lumière des dernières découvertes de la science, les trois premières
parties de l’ouvrage présentent successivement l’origine de la vie sur la terre, les
mécanismes de l’évolution et l’aventure humaine. Une saga extraordinaire qui a
abouti au succès démesuré de notre espèce, avec comme moteur, la sélection
naturelle. Pour de Duve, qui rejette énergiquement les thèses créationnistes ou
du « dessein intelligent » estimant qu’il s’agit d’une dangereuse défaite de l’esprit
scientifique, c’est grâce à la sélection naturelle que les espèces les plus appropriées à leur millieu ont pris le pas sur les autres et que l’homme s’est imposé.
Mais, en privilégiant le bénéfice immédiat, au détriment, parfois, de l’avantage à long terme, cette même sélection naturelle est aussi ce qui pourrait mettre
en péril la poursuite même de notre espèce. Bien que très sombre dans sa vision
du futur, il précise que nous pouvons encore agir car nous sommes les seuls êtres
vivants à ne pas être entièrement esclaves de la sélection naturelle. Et, l’originalité du livre se situe précisément dans son ouverture à l’avenir.
La quatrième partie présente alors sept scénarios possibles, plusieurs pouvant se cumuler, dont l’appel à la technique, le rôle des femmes, la régulation de
la population, la place des religions, la protection de l’environnement…Avec ses
solutions, Christian de Duve cherche à conscientiser chacun d’entre nous, mais,
en premier lieu, c’est aux dirigeants et aux leaders religieux et philosophiques
qu’il s’adresse. Et quand un scientifique de son calibre lance une telle mise en
garde, mieux vaut l’écouter attentivement même si bien sûr, comme il a la modestie de le reconnaître, il n’est pas Dieu et ne possède que la science infuse. Un
biologiste qui s’en prend à la nature de l’homme, cela ne peut qu’interpeller…
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Journal du médecin :
Pour en revenir à vos solutions, pensez-vous qu’il convient de plutôt
mettre l’accent sur certaines d’entres elles ?
Christian de Duve :
Je crois qu’il faut travailler sur toutes en même temps, mais l’essentiel,
c’est l’éducation. Ce qui est génétique, nous ne pouvons pas le changer ou
alors sur des périodes très longues et de façon pénible. Je mentionne quand
même la possibilité de corriger nos gênes par une ingénierie génétique, mais
je ne considère pas cela comme une bonne solution. C’est sur l’épigénétique,
ce qui vient s’ajouter aux gênes, que nous pouvons agir. Les neurobiologistes
savent que la maturation du cerveau se produit dans les toutes premières années de la vie et qu’elle ne dépend pas de la génétique mais de l’éducation.
Ce sont les influences exercées sur les nouveau-nés, les enfants et les adolescents qui vont créer dans leur cerveau les connexions nécessaires pour affronter l’avenir. Donc il s’agit de les éduquer et, pour y parvenir, nous avons
besoin d’éducateurs. Il faut absolument que quelque part dans le monde
naisse un noyau de gens suffisamment sages et influents qui fassent boule de
neige et qui transmettent les bonnes instructions, la bonne éducation.
Journal du médecin :
La dernière solution dont vous parlez consiste à contrer l’expansion
de la population. Vous insistez particulièrement sur ce point…
Christian de Duve :
En effet, si nous continuons à nous multiplier à notre rythme actuel,
nous courrons à la catastrophe. Durant ma vie, la population du monde aura
quadruplé. C’est un train fou qui est lancé et cela ne peut que continuer de
manière exponentielle si nous ne prenons pas des mesures adéquates. Il vaut
mieux limiter les naissances plutôt que d’éliminer des gens par des guerres.
Mais je sais que le contrôle démographique pose des questions éthiques. Je
laisse ce type de discussion aux spécialistes, mais je leur dis quand même ;
faites le comme vous voulez, pourvu que vous le fassiez. C’est le résultat qui
compte.
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revue des questions scientifiques
isbn
978-2-7381-2622-1
isbn
052-1-841-5-x
isbn
978-2-2132-9560-3
isbn
978-2-7381-1629-1
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