« Comprendre la vie pour avancer » :

publicité
Revue des Questions Scientifiques, 2014, 185 (2) : 271-274
« Comprendre la vie pour avancer » :
une leçon de Christian de Duve
Jean Pestieau
Professeur émérite de Physique théorique à l’UCL
e-mail [email protected]
Dans un discours prononcé en 2005 à l’Académie royale de médecine de
Belgique, Christian de Duve pointait le défi futur de l’humanité : « L’apparition de l’Homme représente une étape clé, un tournant dans l’histoire de la
vie sur Terre. Pour la première fois, cette histoire a donné naissance à des êtres
suffisamment intelligents pour comprendre la nature de la vie, au point de
pouvoir la manipuler presque à volonté. (...) C’est une constatation en même
temps exaltante et inquiétante. Exaltante, car nous pouvons désormais détourner le cours aveugle de la sélection naturelle et l’orienter dans des directions que nous aurons choisies librement et consciemment. Inquiétante, car
on peut se demander si nous possédons suffisamment de sagesse pour exercer
cette redoutable responsabilité.
Un regard sur le monde d’aujourd’hui pourrait laisser craindre par les
plus pessimistes d’entre nous qu’en privilégiant notre intelligence, la sélection
naturelle ait négligé de privilégier en même temps la sagesse nécessaire pour
en gérer les produits. (...) On ne peut qu’espérer que les générations futures
deviennent conscientes de cette déficience mieux que leurs aînés, à temps
pour pouvoir encore en corriger les conséquences néfastes qui se profilent à
l’horizon».1
1.
Discours prononcé le 24-9-2005 à l’Académie royale de médecine de Belgique lors de la séance
scientifique d’ hommage au professeur A. de Scoville, manifestation rehaussée de la présence
de S. M. la reine Fabiola. Le discours a été publié d’abord sur www.armb.be/gene-12.htm et
272
revue des questions scientifiques
La science, l’homme, la société : des éléments indissociables pour Christian de Duve, qui a consacré d’importantes recherches au domaine médical,
et a également défendu la recherche contre les attaques nationalistes. En octobre 2007, Christian de Duve signait en effet avec plusieurs scientifiques
belges francophones et néerlandophones une lettre ouverte demandant aux
négociateurs, pour la formation d’un nouveau gouvernement, de renoncer au
projet de certaines formations nationalistes de régionaliser la politique scientifique belge. de Duve et ses cosignataires voulaient le maintien d’une politique scientifique fédérale « forte, cohérente et intégrée » et revendiquaient un
« refinancement significatif » de toutes les activités de ce secteur2. L’origine de la vie
Né en Angleterre en 1917, il fait ses études à Louvain et se passionne pour
la recherche. En particulier sur l’action de l’insuline, une substance dont le
manque est à la base du diabète. Il découvre des composantes essentielles de
la cellule vivante, le lysosome, en quelque sorte l’estomac de la cellule, et le
peroxysome. Cette découverte lui vaudra le prix Nobel de physiologie/médecine en 1974. Christian de Duve a dirigé longtemps deux laboratoires : l’un à
l’UCL, l’autre à New York (Rockefeller University). Le fruit de ses recherches
a permis des avancées significatives dans la recherche médicale.
Depuis un quart de siècle, Christian de Duve avait quitté la recherche en
biochimie pour s’intéresser à l’origine de la vie. Il s’était inscrit fermement
dans le cadre de la théorie de l’évolution des espèces de Darwin. Il a écrit
plusieurs livres sur la cellule, les origines de la vie et l’évolution de l’espèce
humaine.
En 2006, il déclarait à Solidaire : « Aujourd’hui, l’évolution n’est plus
une théorie, c’est un fait ! C’était une théorie quand elle a été proposée il y a
2.
peut-être téléchargé aussi sur http://www.marx.be/fr/content/%C3%A9tudes-marxistes?action=get_doc&id=81&doc_id=606
Le 13 octobre 2007, durant la crise gouvernementale dite « de l’orange bleue », de Duve
a signé avec plusieurs scientifiques belges francophones et néerlandophones une lettre
ouverte demandant aux négociateurs de l’orange bleue de renoncer au projet de certaines formations flamandes de régionaliser la politique scientifique belge. De Duve et
ses cosignataires voulaient le maintien d’une politique scientifique fédérale « forte, cohérente et intégrée » et revendiquent un « refinancement significatif » de toutes les activités de ce secteur.
comprendre la vie pour avancer
273
deux siècles. Une théorie qu’on a appelée l’hypothèse transformiste, selon laquelle les êtres vivants se sont transformés progressivement jusqu’à donner
naissance aux humains. Cette hypothèse était basée sur les fossiles. Depuis
lors, on a beaucoup plus de données sur les fossiles, sur leur âge, grâce aux
progrès de la géologie. Il est clair qu’il y a une relation entre la complexité des
êtres vivants qui ont laissé des fossiles et l’âge des terrains où ceux-ci ont été
trouvés. Plus un fossile est complexe, plus il est jeune. Mais ce qui prouve
véritablement cette théorie et l’étend à tout ce qui n’a pas laissé de restes fossiles, ce sont les similitudes qui existent entre les gènes qui exercent la même
fonction dans des êtres vivants différents. On retrouve les mêmes gènes chez
l’homme, chez le ver de terre, chez la méduse, chez la mouche, dans les arbres,
les microbes, parce que les fonctions chimiques sont les mêmes. Aujourd’hui,
on connaît des centaines de gènes qui exercent la même fonction chez des
êtres vivants différents. Et qui manifestement viennent d’un ancêtre commun ».
Dans son livre À l’ écoute du vivant (édition Odile Jacob), il expliquait le
lien entre activités humaines ordinaires et recherche scientifique : « Historiquement, la recherche de la connaissance a longtemps été précédée par des
préoccupations purement pratiques. De nombreux progrès techniques ont été
réalisés empiriquement, sans le bénéfice de connaissances préalables. Leurs
inventeurs étaient des bricoleurs de génie qui ont, par essai et erreur et en
profitant de l’expérience passée pour faire des améliorations, façonné des outils, fabriqué des armes, construit des machines, édifié des villes, bâti des
forteresses, trouvé des médicaments, exploité les sources naturelles d’énergie,
conquis les mers, bref créé les premières civilisations techniquement évoluées.
Souvent, le succès est venu avant la compréhension. Ainsi, la thermodynamique a été développée pour expliquer la transformation de la chaleur en
travail – d’où son nom – longtemps après que des machines à vapeur eurent
commencé à pomper de l’eau, propulser des bateaux et tirer des trains.
De ces racines empiriques, utilitaires, est née, avec le temps, une nouvelle
forme d’exploration de l’inconnu, qui est devenue la science moderne. Motivée, comme les philosophies du passé, par le seul désir de comprendre, la démarche scientifique s’est avérée immensément plus puissante, grâce à une
stratégie fondée uniquement sur l’observation et l’expérimentation, guidée
certes par la réflexion et le raisonnement mais libérée de tout dogme ou idée
préconçue (du moins en principe) ».
274
revue des questions scientifiques
En 2009 , Christian de Duve répondait dans la revue de l’UCL, « Louvain », à la question « Pour vous, il n’y a qu’une et seule réalité ? » : « Philosophiquement, je ne vois pas la nécessité de cette dualité créateur/créature, qui
me paraît plutôt une invention humaine très anthropomorphique (...) Pourquoi inventer un être différent [Dieu] pour expliquer ce que nous ne comprenons pas ? Pour moi, il n’y a qu’une seule et unique réalité. Je n’ai pas besoin
de la dissocier entre ce que je comprends et ce que je ne comprends pas. »
Christian de Duve a consacré sa vie à la science et au progrès de l’homme. À
nous de poursuivre sur cette voie.
Téléchargement