Acet égard, le séjour du
peintre Gentile Bellini à
Istanbul (1579-1580), envoyé
àla cour du sultan Mehmet II
pour y faire le portrait de
celui-ci, fournit l’un des
exemples les plus accomplis.
Mais, on pourrait, avec les
œuvres des peintres de Venise,
de cette époque, comme de
celles qui les ont
immédiatement précédées et
suivies, constituer un véritable
catalogue de sujets orientaux,
qu’il s’agisse de personnages
ou d’objets. Les plus grands
des maîtres se sont ainsi
employés à représenter des
dignitaires orientaux parés de
leurs habits de cour,
s’attachant à figurer les
costumes avec une précision
très grande.
Au-delà de cet intérêt
particulier pour les coutumes
vestimentaires, on peut relever
également, à l’occasion, dans
maints tableaux, les
représentations détaillées de
nombreux objets, produits de
l’artisanat et de l’art islamiques
– aiguières, boîtes, plats,
armes… Les tapis méritent, à ce
sujet, une mention à part.
En figurant sur de nombreux
tableaux de cette époque, ils ont
permis que soient conservés des
témoignages de productions
qui, par ailleurs, n’ont pu
défier le temps. C’est ainsi
même que le nom du peintre
Lorenzo Lotto s’est trouvé
attaché à un genre de tapis
(présent dans ses œuvres à
plusieurs reprises) au point que
ces pièces sont, depuis,
désignées par le nom de
l’artiste : on parle ainsi de tapis
ou de motifs « Lotto ».
On trouvera, dans l’exposition,
maintes illustrations de cet
intérêt particulier que ces
peintres, au travers de ces
représentations, ont porté à
l’esthétique islamique, qu’il
s’agisse de Gentile Bellini, bien
sûr, mais aussi de Vittore
Carpaccio, de Giovanni
Mansueti, de Cesare Vecellio,
d’autres encore.
Cette dialectique de la
fascination doit aussi être
perçue dans le contexte des
relations, très particulières, qui
firent souvent s’opposer, au
cours des siècles, la République
des doges aux puissances du
Proche-Orient. Ces relations,
d’Etat à Etat, ne sont pas non
plus exemptes d’ambiguïtés.
A commencer par le fait que les
échanges commerciaux entre
Venise et l’Orient ne sont
jamais plus denses que pendant
les périodes de conflit.
Comme si, en ces temps
troublés où s’accélèrent les
échanges diplomatiques
et la recherche d’informations,
devaient également s’amplifier
le volume des échanges
commerciaux et – aussi –
culturels.
Une autre de ces ambiguïtés est
constituée par le rôle qu’a pu
jouer Venise à certains des
moments les plus cruciaux de
l’histoire de ses relations avec
lesdites puissances. Partie
intégrante de la chrétienté
d’Europe, Venise se doit
d’afficher des solidarités qui
viennent, parfois, à heurter ses
intérêts. Elle se doit de tenir son
rang dans l’alliance qui la place
aux côtés des grands Etats
chrétiens, comme elle obéit
aussi aux injonctions du pape.
La porte est étroite par laquelle
elle parvient à passer pour
maintenir les bons rapports
qu’elle entretient avec les
puissances musulmanes et,
souvent, ses alliés, à l’affût de ses
moindres réticences, l’accusent
de tiédeur, voire de pratiquer le
double-jeu.
Venise participa aux Croisades.
Et notamment à la première
d’entre elles qui vit les chrétiens
d’Europe instaurer le royaume
de Jérusalem. Et créer maintes
principautés autour de celui-ci.
C’est dans ce contexte que
Venise fonde ensuite ses
premiers comptoirs au Levant.
En 1122, elle envoie plus de cent
navires porter secours aux
croisés et au roi de Jérusalem,
fait prisonnier par les
musulmans. En 1202-1204,
elle prend une part active
àla quatrième Croisade,
qui conquit et fit le sac
de Constantinople et aboutit
au démembrement de l’empire
byzantin. Trois ans plus tard,
Venise signe son premier traité
de commerce avec le sultanat
d’Alep…
Quand, au XIVesiècle, les
croisés perdent la Terre sainte
et leurs dernières possessions
du Levant, le pape décrète
une politique d’embargo (sur le
commerce avec les infidèles),
Venise est bien obligée de s’y
soumettre. Elle saura
néanmoins échapper à
la rigueur de cette interdiction;
et c’est dans ce contexte qu’en
1388 elle signe un traité de
commerce avec les Turcs.
A l’époque ottomane, ensuite,
Venise aimera se présenter, en
Europe, comme l’ultime
rempart devant
l’expansionnisme turc.
Il est vrai que l’effort de guerre
lui incombait en grande partie
et, qu’à tout le moins, elle
devait supporter, seule, le poids
des guerres navales.
Cela n’empêchait pas les Etats
chrétiens de la voir, souvent, en
complice des Turcs et de la
soupçonner, à l’occasion,
d’avoir partie liée avec eux
contre les Habsbourg.
Venise n’aimait pas trop la
guerre. Celle-ci risquait de
nuire au commerce et était
onéreuse. Il est vrai, on vient de
le voir, que Venise ne rechignait
àpayer... Mais elle préférait
bien plutôt dépenser son argent
pour garantir ses traités,
acquérir le droit de commercer
dans les villes, acquitter des
droits de douane. Au besoin,
Venise était prête à verser des
indemnités de guerre, parfois
considérables, pour se voir
reconnaître ces droits. A la
politique de la canonnière,
Venise préférait, et de
beaucoup, la diplomatie du
ducat. Dans le même ordre
d’esprit, Venise aimait à couvrir
les princes et les souverains
orientaux de cadeaux
somptueux. Il ne s’agissait-là
que de l’un des aspects de cette
diplomatie pionnièredont elle
peaufina, des siècles durant,
les mécanismes et les rouages.
Venise déléguait, en effet,
des plénipotentiaires
auprès de toutes les cours
du Proche-Orient.
Ces hommes, choisis parmi les
plus habiles dignitaires
vénitiens, étaient munis
d’instructions circonstanciées
etsusceptibles de négocier
traités de paix et de commerce.
Leur rôle ne se limitait pas à
cela ; ils entretenaient avec
Venise une correspondance
nourrie, constituée de
dépêches qui abordaient tous
les aspects de la situation et des
caractéristiques de la région
dans laquelle ils se trouvaient
en résidence : son histoire et sa
géographie étaient détaillées,
les sentiments du souverain à
l’égard de Venise pesés au
trébuchet, et passés en revue
les ressources du pays, l’état de
son armée, de sa marine, de
son commerce et de son
industrie.
Tous ces renseignements
étaient étudiés de fort près
ensuite à Venise, qui se trouvait
être, et de loin, le pouvoir le
mieux informé d’Europe.
Cette qualité exceptionnelle de
l’information dictait ensuite
leurs décisions aux sénateurs et
servait à la conduite de l’Etat.
Ce système, que Venise avait
tout d’abord mis en place
auprès des cours d’Orient, fut
ensuite étendu à celles
d’Occident. Venise avait, ce
faisant, inventé la diplomatie et
le renseignement modernes.
Ses ambassadeurs constituèrent
un véritable corps de
spécialistes, au nombre desquels
était souvent choisi le doge.
Aleur sortie de charge, les
ambassadeurs en Orient –
comme, plus tard aussi, en
Occident – rédigeaient une
relation détaillée, selon un
plan qui était devenu fort
précis au cours des ans, qui
était lue devant le Sénat.
Ces textes, très appréciés,
étaient fort demandés et
circulaient ensuite ; ils sont à
l’origine de l’image, ou plutôt,
des images de l’Orient qui sont
constituées en Europe
occidentale, pendant la longue
période qui va du XIVeau
XVIIIesiècle. Ainsi, des
hommes comme Machiavel ou
Montaigne n’ont pu penser
l’Orient qu’au travers de ces
représentations.
Mais les premiers à s’imprégner
de cette vision du monde ont à
l’évidence été les artistes et les
savants vénitiens qui puisaient
dans ces différents textes pour
développer une imagerie et un
imaginaire dont l’exposition
que l’Institut du monde arabe
présente aujourd’hui à son
public tente – au travers de
quelque deux cent pièces
extraites tant des collections
vénitiennes que des plus grands
musées du monde entier –
de magnifier la splendeur.
suite
Présentation générale
©Londres, The National Gallery
© Rainer Zietz
©Courtauld Institute of Art Gallery, Londres
Ce dossier de presse a bénéficié du conseil
de Monsieur Jean-Claude Hocquet,
directeur de recherche émérite au CNRS
et à l’Université de Lille 3.