Structuration, développement local, démarches intégrées…

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Introduction : Structuration, développement local, démarches intégrées… :
mode ou opportunité pour l’espace rural ?
L’heure des démarches globales, de la structuration, du développement par le bas…
Il existe actuellement, et environ depuis les années 1980, un engouement autour des
phénomènes d’organisation, en particulier d’organisation « souple », et locale, associée à une
stigmatisation de la « crise du fordisme et de la consommation de masse », ou de celle de
l’« Etat jacobin », au profit de l’initiative locale. Ce phénomène caractérise d’ailleurs
plusieurs politiques récentes, surtout celles qui visent le monde rural :
- Les initiatives communautaires LEADER (acronyme pour Liaisons entre actions de
développement de l’économie rurale) misent depuis 1991 sur l’organisation à la fois
économique, politique et sociale de territoires ruraux pour mettre en œuvre un projet de
développement basé sur les ressources locales. Le programme actuel, Leader +, insiste
encore plus fortement que les précédents sur le caractère innovant des projets et
l’association de porteurs de projets publics et privés.
- La politique de pays, initiée (après quelques timides et sporadiques précédents plus
anciens) par la loi d'orientation pour l'aménagement et le développement du territoire de
1995, a été reprise comme un axe central de la loi d'orientation pour l'aménagement et le
développement durable du territoire de 1999 (LOADDT).
- Les contrats territoriaux d’exploitation, issus de la loi d’orientation agricole de 1999, sont
censés promouvoir des démarches de développement agricole inscrites dans un cadre
territorial (même si cet objectif est encore peu développé en pratique, au profit de projets
de filière plus classiques).
De fait, la thématique du développement intégré basé sur une organisation efficace des
« forces vives » locales, est bien adaptée au rural, où l’on ressent qu’une « bonne
gouvernance » (sous-entendu : avec du partenariat, de la concertation, une cohésion et un
attachement au territoire, l’imbrication socio-culturo-éco…) est une condition nécessaire au
développement. L’organisation du territoire est souvent un argument invoqué pour expliquer
le maintien d’un niveau d’activité appréciable dans des zones a priori désavantagées.
Inversement, on le présente également comme une solution miracle au déclin, un moyen de
révéler des opportunités spécifiques au territoire.
L’origine de cette mode protéiforme est complexe, et son analyse sort du cadre de ce travail.
Il est toutefois utile de rappeler les quelques éléments suivants, susceptibles d’éclairer le
contexte de ce mémoire :
- Il y a tout d’abord sans aucun doute la résurgence régulière d’aspirations nostalgiques à un
retour à un mode de vie communautaire, dans un contexte de complexification des
techniques et de « dépersonnalisation » croissante des relations humaines. Cet aspect, très
connoté « contre-culture », n’a quasiment rien à voir avec l’économie. Il convient de noter
au passage que les défenseurs de ces aspirations méconnaissent en général largement les
conditions de vie réelles dans les communautés auxquelles ils se réfèrent.
- L’échec de certaines politiques centralisées visant à équilibrer l’activité sur le territoire a
conduit le législateur à laisser davantage d’initiative à des échelons plus proches du terrain
(ou a contrario a conduit des collectivités locales à prendre des libertés avec les
compétences accordées par la loi aux échelons locaux). En particulier, les lois de
décentralisation de 1982 ont doté les régions de compétences en aménagement du
territoire, tandis que la loi sur l’intercommunalité de 1999 précise les compétences des
établissements publics de coopération intercommunale en matière économique.
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- Suite à la réussite de plusieurs « territoires modèles » (dont certains seront présentés plus
en détail dans la suite), des tentatives de transposition dans des zones peu dynamiques
sont inévitables. Certains auteurs particulièrement critiques par rapport au modèle fordiste
y ont vu l’amorce d’un mouvement de fond (Piore et Sabel (1984) se sont ainsi faits les
hérauts de la « spécialisation flexible »).
- De façon générale, la recherche d’alternative au mode de production dominant se
cristallise souvent autour de ce type de vision du développement.
Ces démarches de développement initiées à un échelon territorial fin, misant sur la
coopération, et la mise en valeur des ressources locales sont regroupées sur le vocable
aujourd’hui populaire de « développement local ». Mais avant de définir cette approche du
développement, précisons d’abord ce que l’on peut entendre par développement en zone
rurale dans un pays industrialisé.
Qu’est ce que le développement rural ?
Un des buts principaux de ce mémoire est d’éclairer l’efficacité des démarches de
développement local à l’aide de la théorie économique, et il convient donc de préciser au
préalable ce que le terme développement recouvre. En effet, cette notion, empreinte d’une
forte connotation normative, peut être définie de façon différente selon le contexte considéré.
Derrière l’idée de développement, il y a à la fois l’idée d’accroissement de richesse, combinée
à celle de reproductibilité à long terme du système économique, mais aussi des structures
sociales qui permettent cette évolution. Même cette définition générale témoigne d’ailleurs
d’un parti-pris : après tout, une fois atteint un certain confort matériel, pourquoi d’autres
critères que la croissance ne devraient pas être prioritaires ?
Dans le cas des pays à faible revenu, il y a peu d’ambiguïté : la production par habitant est si
faible que la croissance du PIB est une condition majeure du développement et doit donc être
fixée comme objectif prioritaire, accompagné d’objectifs sanitaires, sociaux, etc… En
revanche, dans les pays industrialisés, la situation est beaucoup moins simple. Laissons de
côté, pour simplifier la discussion, le fait que le PIB pourrait se révéler un indicateur de
richesse de moins en moins pertinent à mesure que l’économie se « dématérialise » et se
« qualitativise ». Le problème fondamental envisagé ici est celui de l’inégalité géographique
au sein d’une société en moyenne riche. Inégalité géographique qui peut se traduire par une
inégalité sociale au moins temporaire. Or, comme le rappele Polèse (1994), ces inégalités
sont, au moins initialement, une condition nécessaire à la croissance. On retrouve donc le
traditionnel dilemme entre efficacité et équité, mais aussi entre équité présente ou équité
future : vaut-il mieux occasionner des migrations douloureuses socialement mais assurant un
gain de bien-être pour tous par la suite, ou bien ne pas exploiter tous les gains de productivité
possibles pour éviter ces coûts sociaux immédiats. Dans certaines conceptions du
développement, la question de l’équité ne porte pas seulement sur les individus, mais aussi sur
les territoires : un territoire vidé de ses habitants (donc pesant très peu dans le bien-être global
de la société) est perçu comme victime de l’iniquité des mécanismes économiques.
Ces questions et les jugements de valeur divers qui en découlent débouchent en pratique sur
des conceptions contrastées du développement rural (cf. par ex. Perrier-Cornet 2002) :
- Une conception dominée par l’efficacité : le développement est basé sur les ressources
caractérisant le rural, essentiellement l’agriculture et la forêt. Cette conception suppose
que l’agriculture et les autres activités liées à ces ressources spécifiques fournissent un
revenu satisfaisant, mais ne se préoccupe pas de savoir si l’espace se vide ou s’il
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s’uniformise sur le plan économique et du cadre de vie (sauf si les aménités rurales font
partie de la stratégie de recherche de valeur ajoutée).
- Une conception mêlant efficacité et équité : elle refuse de freiner les mécanismes de
polarisation, source de gains de productivité, mais en s’assurant que ce processus
s’effectue « à taille humaine », par exemple à l’échelle des régions administratives. Ainsi,
même s’il existe dans chaque région une périphérie plus ou moins exsangue, les habitants
bénéficient en moyenne de façon équilibrée des avantages de l’urbain et de l’attrait du
rural.
- Une conception centrée sur l’équité : elle prône la présence dans le rural d’activités
diversifiées assurant un cadre de vie satisfaisant aux habitants des zones rurales
périphériques : emploi, vie sociale, services.
A ces conceptions, volontairement stylisées, s’ajoute à présent celle de développement
durable. Elle peut se traduire pour le rural par des préconisations allant dans le sens d’une
réduction de la présence humaine : îlots et corridors de biodiversité, gestion durable des
ressources du sol, prévention des risques naturels (inondations, glissements de terrain…),
désagréments causés par les activités humaines (bruit des aéroports, lagunage…).
La question de savoir s’il faut limiter les inégalités entre zones géographiques, et de quelle
façon, est d’abord politique : la théorie économique n’a pas vocation à fournir des
prescriptions normatives. Toutefois, elle peut largement éclairer le débat d’idées en précisant
les trajectoires possibles et leur coût pour la société (Jayet, Puig & Thisse 1996), et
notamment si la trajectoire spontanée (en l’absence d’intervention publique) coïncide avec un
optimum social (certains modèles montrent en effet que l’agglomération, résultat des forces
du marché, peut être socialement inefficace1). Deux questions importantes se posent à la
puissance publique : une redistribution de l’activité économique au sein d’un pays risque-t-
elle de pénaliser la croissance de ce pays ? Va-t-elle imposer aux urbains une perte de bien-
être supérieure au gain des ruraux ? Certains économistes dénoncent clairement l’inefficaci
sociale des politiques volontaristes de distribution équilibrée de l’activité sur le territoire
(Gérard-Varret & Mougeot, 2001).
Les questions d’efficacité sociale et d’intervention publique ne seront pas traitées au cours de
ce mémoire, qui se concentre sur l’étude de la coexistence de mécanismes économiques
différents. Il est néanmoins important de garder à l’esprit les implications potentielles des
résultats de cette étude sur la façon de penser l’action publique en matière de développement
rural.
Notons que le terme de développement est en partie impropre dans la troisième conception
citée plus haut : l’objectif y est souvent statique et vise un état final bien défini. C’est pourtant
la conception qui est le plus souvent implicite dans les démarches initiées dans les territoires
ruraux, et en particulier par les artisans du développement local. Même s’il peut s’agir d’un
objectif tout à fait recevable sur le plan politique, il faut garder à l’esprit le fait que le rural ne
peut en aucune façon se considérer comme isolé du reste de l’économie. Toute démarche de
création d’activités implique des relations avec l’extérieur, et la vision statique idéalisée du
« pays où il fait bon vivre » doit être confrontée à la réalité des évolutions de l’économie.
1 Cf. par exemple Charlot & Gaigné (2001)
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Le « paradigme » du développement local
Nous pouvons maintenant présenter les principes du développement local, conception et
ensemble de méthodes de développement, qui prône la recherche de nouvelles ressources
spécifiques locales, et qui ajoute à cet aspect économique des aspects sociaux et culturels. Par
son objectif de recherche d’avantages comparatifs, il relève de la première conception du
développement citée plus haut. Mais son originalité réside dans le fait qu’il affirme avec force
que le développement inclut des aspects non économiques, et qu’en outre, ces aspects sont
essentiels pour découvrir et mettre en valeur ces nouvelles ressources. Enfin, comme l’adjectif
« local » l’indique, la source du développement est avant tout à chercher à l’intérieur du
territoire, et non par l’intervention d’un échelon de planification plus élevé.
Le développement local correspond donc davantage à un état d’esprit et à un ensemble de
méthodes ad hoc qu’à un véritable courant de recherche structuré, puisque par hypothèse
chaque situation particulière est susceptible de devoir mobiliser des pistes de développement
différentes (Polèse 1994). Considéré comme un nouveau paradigme de développement par les
tenants de l’approche « bottom-up » ou ascendante, inscrit en filigrane dans la LOADDT, il ne
possède pas de fondement théorique clair et unifié. Par exemple, les théories de la croissance
endogène ou du développement régional ne fournissent pas d’outils adaptés aux multiples
facettes de la démarche, dont les principes sont les suivants :
- Un territoire en déclin, notamment rural (en effet, la faible densité freine les échanges
d’idées) possède toujours (ou presque) des ressources latentes, qu’il convient de découvrir
et de mettre en valeur. Il est entendu qu’il ne s’agit aucunement de recréer une petite
économie autarcique et régressive, mais bien de découvrir de nouvelles possibilités de
création de richesses valorisables à l’extérieur, en d’autres termes d’élargir la base
économique locale (Greffe 1996).
- Les conditions requises pour que ce processus d’innovation prenne corps sont la volonté,
l’imagination, le partenariat, la capacité à s’informer (sur les débouchés possibles, les
agents économiques potentiellement concernés, les coûts…). En zone rurale, ces qualités
devront compenser les désavantages liés à l’éloignement des centres de décision et à la
faible densité (qui rend moins fréquentes les interactions avantageuses).
- Le développement doit intégrer les dimensions économique, sociale, et culturelle. En
particulier, le territoire doit disposer d’une bonne cohésion sociale, et une volonté de
coopération générale doit régner pour que la démarche porte ses fruits.
- L’intervention publique, conçue et gérée à l’échelon local, est parfois nécessaire pour
permettre aux projets de décoller : formation, information, animation, aide à
l’investissement initial.
Toutes ces caractéristiques sont reliées à la mise en place d’une organisation des acteurs
locaux – entreprises, travailleurs, consommateurs, institutions publiques… – permettant de
réaliser la « structuration du territoire », selon l’expression consacrée par les volets
territoriaux des contrats de plan Etat-région de la période 2000-2006. L’organisation est la
condition préliminaire du développement local.
Il convient d’insister sur la diversité que revêtent les démarches de développement local,
diversité d’ailleurs revendiquée2. Comme le dit Benko (1999) : « Chaque réussite régionale
est une sorte de miracle, une trouvaille difficilement transposable (…) les imitateurs ont
2 On trouvera de nombreux cas de démarches exemplaires sur les sites du réseau Leader Européen
(http://www.rural-europe.aeidl.be/rural-fr/action/), français (http://www.reseauleader.com/leader/htdocs/resdoc),
et de l’association Entreprises, territoires et développement (http://www.etd.asso.fr).
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échoué systématiquement ». De ce fait, leur analyse est particulièrement délicate, d’autant
plus qu’elle requiert en principe une approche pluridisciplinaire, intégrant des considérations
sociologiques et parfois politiques. D’autre part, le développement local doit être pensé de
manière dynamique et en tenant le plus grand compte de l’évolution des marchés extérieurs :
l’efficacité d’une stratégie dépend très largement des opportunités de débouchés en dehors du
territoire, et ces opportunités sont fluctuantes. Enfin, même indépendamment des aléas
extérieurs, la réussite n’est jamais définitivement gagnée : la coopération entre acteurs est
fragile, les hommes passent et n’ont pas tous les mêmes qualités.
Objectif général du mémoire
La question générale qui sous-tend ce travail est de comprendre dans quelle mesure
l’organisation des acteurs locaux peut effectivement contribuer au développement de l’activité
économique des zones rurales en déclin. Elle se situe donc plutôt dans la conception
« efficacité » du développement rural, mais élargie à d’autres ressources territoriales que le
sol (ou la main d’œuvre captive peu qualifiée), selon les principes du développement local.
Il est manifeste que certains systèmes productifs très spécifiques (et très rares) se caractérisent
par un système de relations marchandes et/ou non marchandes entre agents économiques,
particulièrement efficace. Il est aussi assez évident qu’un climat social favorable est
davantage propice à un développement économique qu’une ambiance tendue ou déprimée.
Mais en dehors de ces truismes, qu’est-il possible de dire sur le rôle de l’organisation des
agents économiques d’un territoire sur le développement de celui-ci ? Apporter un éclairage à
cette question, dans le cadre de l’espace rural, est l’objectif principal de ce mémoire. Cet
objectif est rendu difficile par plusieurs écueils :
- Le caractère flou de nombreuses notions utilisées, à commencer par celles d’organisation
et de territoire.
- L’impossibilité, martelée par les tenants du développement local, d’isoler les phénomènes
économiques des phénomènes sociaux et culturels, qu’il est pourtant nécessaire de
distinguer pour comprendre leur articulation, ainsi que l’originalité profonde de chaque
cas concret.
- Le fait que les défenseurs de ces approches s’opposent parfois vivement à l’économie
mainstream jugée non « politiquement correcte », scientiste, réductrice. Une vision
holiste, personnifiant les territoires, est souvent implicite dans leurs travaux.
Ici, au contraire, il est postulé que le formalisme de la microéconomie est susceptible de
prendre en compte, au moins en partie, les phénomènes évoqués dans cette introduction. Ce
mémoire est structuré en quatre chapitres. Le premier chapitre présente les principaux
programmes de recherche en économie qui s’intéressent à l’organisation des agents
économiques et identifie les mécanismes organisationnels potentiellement à l’œuvre au sein
des systèmes productifs. Le deuxième chapitre brosse un panorama des modèles développés
par la nouvelle économie géographique, et suggère des possibilités d’extensions prenant en
compte des effets organisationnels. Constituant le cœur du mémoire, le troisième chapitre
développe trois variantes de modèles d’économie géographique, en vue de représenter
quelques aspects de l’organisation en économie. Enfin, le dernier chapitre, conclusif, discute
la pertinence des travaux menés dans ce mémoire, et propose des développements ultérieurs,
en particulier empiriques.
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