Introduction à la Sociologie du langage I.

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I – Les Sciences de la Langue et du Langage
Introduction à la Sociologie du langage I.
Plan : 1. Généralités
2. Le statut des langues
3. Quelques disciplines consacrées à la langue
a.) L’étude des grammaires
b.) La linguistique
c.) La sémiologie
d.) la pragmatique
1. Généralités
a) Les définitions
La sociologie est l’étude des liens sociaux. Même si on parle de langue, on est toujours dans la
perspective de liens sociaux.
La première discipline qui avait comme objet d’études la langue avec ses règles fut la Grammaire.
Cette dernière se définit comme l’étude systématique des éléments constitutifs d‘une langue :
sons, formes, procédés. L’étude de la grammaire existait déjà dans l’Antiquité. Pour pouvoir
communiquer avec les habitants des autres régions, il fallait étudier leur langue, comprendre leurs
mots, apprendre les règles de combinaison leur permettant de lier les mots, etc.
Après la découverte de l’Amérique au 16ème siècle, l’activité grammairienne était encore plus
intensive. Les missionnaires devenaient souvent des spécialistes de grammaire. Certains
grammairiens pensaient que les différentes langues, en dépit des contraintes et des règles
différentes, ont des points communs : elles obéissent à des principes qui viennent un fondement
commun appelé « langage ».
Les premiers grammairiens qui ont affirmé l’existence de ce fondement commun étaient
probablement Cl. Lancelot et A. Arnaud. Ils faisaient partie de la petite École de Port Royal-desChamps. C’est pour cela que leur grammaire est appelée la Grammaire de Port Royal.
Ferdinand de Saussure, linguiste suisse au début du 20éme siècle, faisait la distinction entre
langue et parole.
 Pour lui, la langue est un système fermé, un ensemble de signes utilisés et de leur règles
d’usage.
 La parole, c’est l’utilisation de la langue par des individus qui s’expriment.
Selon lui, la linguistique doit s’intéresser à la langue et non pas à la parole. Cette dernière peut
être étudiée par les représentants des diverses sciences sociales, par les psychologues sociaux ou
par les sociologues. Pour Saussure la langue et la parole, ensemble, représentent le langage.
Les sémiologues disent que la langue est un système de signes indépendamment du fait d’être des
mots, des images ou des objets.
b) La diversité des langues
Il existe environ 6700 langues sur la Terre. (Selon un numéro hors série du Courrier
International : A la découverte des 6700 langues de la planète, mars-avril-mai 2003. La précision
du titre est impressionnante mais on peut affirmer que probablement il existe entre 6000 et 7000
langues sur la terre.) Et on peut noter une inégalité au niveau de leur répartition puisque 96% des
langues existantes sont parlées par seulement 4% de la population. Cl. Hagège, professeur du
Collège de France, affirme que tous les 15 jours une langue disparaît. (Cl. Hagège : Halte à la
mort des langues, Odile Jacob, 2000). Il s’agit bien des langues qui sont parlées par des tribus très
peu nombreuses, par des populations qui disparaissent elles-mêmes…
Pour expliquer l’origine de cette diversité, les réponses sont nombreuses, souvent fantaisistes et
les preuves sont rares. Lors de sa fondation en 1966, la Société Linguistique de Paris déclare dans
ses statut qu’elle n’admet aucune communication concernant origine des langues.
Malgré un tel avertissement, on peut évoquer au moins l’une des théories, celle qui figure dans la
Bible. Dans l’histoire de Babylone, les gens voulaient construire une tour dont le sommet pourrait
atteindre le ciel. Mais Dieu voulait empêcher la construction, il brouillait la langue des hommes
pour rendre impossible la communication entre eux. Pourquoi a-t-il procédé ainsi ? Selon la
réponse habituelle, il était indigné par cet orgueil démesuré des gens. Mais on peut avancer aussi
une autre explication : Dieu a compris mieux que n’importe qui d’autres que la langue n’est pas
seulement un moyen d’expression, elle est également un moyen d’action. La tour était le symbole
de l’unité et de la puissance des hommes, à travers de l’usage d’une seule et même langue qui
permettait d’éviter les dissensions et des conflits. (Géza Révész : Origine et préhistoire du
langage, Payot, 1950)
Certaines théories qui disent que la langue serve à la communication. Mais on observe que la
langue est souvent un obstacle dans la communication.
Les langues les plus parlées aujourd’hui sont dans l’ordre suivant :
1) Le chinois
2) L’anglais
3) Le hindi et l’ourdou
4) L’espagnol
5) Le russe
6) L’arabe
2. Le statut des langues
On a popularisé deux termes : les langues véhiculaires et les langues vernaculaires.


Les langues véhiculaires qui sont les langues de substitution et de commerce, utilisées entre
des gens et des cultures différentes. Un exemple de langue véhiculaire est la lingua franca. A
la base le créole était aussi une langue véhiculaire mais il est devenu aujourd’hui une langue
vernaculaire.
Les langues vernaculaires sont utilisées en famille ou dans le réseau amical. Le basque en est
un exemple, le breton aussi. Labov considère que l’anglais parlé dans les ghettos noirs au
cours des années 50 aux États-Unis, est aussi une langue vernaculaire.
Les sociolinguistes analysent les rapports entre les différentes langues utilisées sur un même
territoire. Certains d’entre eux considèrent que l’alternance des langues dans une population
donnée se réalise plutôt de manière harmonieuse. Et ils n’abordent pas la question de l’existence
de conflits derrière la pluralité linguistique.
Dans la plupart des cas, les différentes langues parlées au sein de la même population et dans les
mêmes cadres étatiques ont des statuts différents. Regardons ce qui se passe en Europe. Dans
l’Europe occidentale, en particulier en France et en Angleterre, on assiste relativement tôt à la
formation des États nationaux. En France à partir de 1539 le français est la langue obligatoire dans
l’administration et dans la justice. Les langues provinciales et les patois survivent encore pendant
quelques siècles mais le statut privilégié de la langue française n’est pas remis en question. En
revanche, dans l’Europe de l’Est, on voit la formation des empires multinationaux comme
l’empire danubien des Habsbourg, l’empire russe des tzars et l’empire ottomane. Ces empires
étaient moins centralisés que les Etats-Nations et il arrivait que dans leur sein plusieurs langues
remplissent le rôle de langue « officielle ».
Prenons l’exemple de l’empire danubien qu’on appelle parfois aussi Autriche-Hongrie et où on
parlait 17 langues. En première vue, il y avait deux langues « officielles » dans cet Etatmultinational, l’allemand dans la partie occidentale et le hongrois dans la partie orientale. Mais
dans chacun des parties, il existait des pays qui jouissaient une certaine autonomie avec des
parlements régionaux et avec des gouvernements locaux. Ainsi en Bohême, la langue dominante
était le tchèque, dans la Pologne autrichienne, le polonais et en Croatie, liée depuis plusieurs
siècles sur le plan politico-administratif au Royaume de Hongrie, le croate. Il y avait aussi des
populations, - comme par exemple les slovaques ou les roumaines, majoritaires sur un territoire
donné -, qui disposaient un mouvement politique (un mouvement national) revendiquant à leur
langue le même statut que celui des langues « officielles ».
La situation de la langue allemande dans les pays de l’Est mérite encore quelques mots.
L’Allemagne n’était pas un Etat-Nation, elle était composée d’une série d’Etats, environ 300
encore au XVIIIéme siècle, des Etats indépendants les uns des autres. (Napoléon a su les
organiser et a réduit leur nombre à 38.) Mais au cours des siècles, on assiste à l’installation
successive des colons allemands dans les pays de l’Est, dans les régions baltiques, dans les
confins slaves, en Transylvanie etc. Des minorités allemandes se sont émergées sur nombreuses
parties de l’Europe orientale, minorités qui ne coupaient pas tout leurs liens avec la mère patrie.
Elles servaient comme des repères ou des soutiens aux Allemands d’Allemagne qui affairaient en
Europe orientale. Dans ces conditions, la langue allemande était à la fois une langue véhiculaire et
une langue vernaculaire.
Dans certains pays on voit l’existence de langues qui n’ont qu’une réalité orale. Tel est le cas des
Ruthènes en Europe, les Nenets et les Vogouls en Sibérie.
3. Quelques disciplines consacrées à la langue
a.) L’étude des grammaires
On a déjà donné quelques éléments dessus. Les études grammairiennes visaient toujours
l’établissement d’un ensemble de règles (principes, contraintes) à suivre pour parler et écrire
correctement une langue. Les grammairiens avaient eu des divers arguments pour justifier des
règles mises en évidence : la tradition, l’étymologie, la logique, la soucie de clarté ou d’élégance,
etc.
b.) La linguistique
La linguistique est une science relativement récente. Pour certains, elle est née vers la fin du
18ème siècle ; c’est la linguistique dite historique qui étudie le langage par une lecture
diachronique (cd. en suivant l’évolution de la langue). Pour d’autres, la linguistique naît au début
du 20ème siècle avec sa lecture synchronique (qui s’intéresse à une langue à un moment précis de
son histoire).
La linguistique historique naît à la fin du 18ème siècle. La linguistique comparée (ou encore
linguistique historique ou grammaire comparée) est une discipline de la linguistique qui étudie
l'histoire et l'évolution des langues (prises individuellement) ou des familles de langues. C'est une
discipline éminemment diachronique. La linguistique comparée procède de la philologie, terme
qui, parfois, doit être compris comme un synonyme bien que les deux disciplines soient
différentes.
La principale méthode de travail repose sur la comparaison, entre les différents états d'une même
langue ou entre des langues différentes mais issues d'un même ancêtre. Elle permet, en relevant
des concordances régulières phonétiques, syntaxiques et, plus rarement, sémantiques, d'établir
des parentés entre les langues. Elle a donc comme premier objet d'étude les similarités formelles
révélées par ces comparaisons. C'est la linguistique comparée qui permet donc d'établir de
manière scientifique l'existence des familles de langues qu'on dit alors liées par des relations
génétiques.
Dans la naissance de la linguistique historique, la découverte de la parenté entre la plupart des
langues européennes d’une part et le sanscrit, langue sacrée de l’Inde d’autre part dans les années
80 du XVIIIème siècle par les colonisateurs britanniques a joué un rôle important. Certains
savants supposaient que les langues européennes (baptisées indo-germaniques ou indoeuropéennes à l’époque) sont les descendants du sanscrit. Des travaux comparatistes ont été lancés
pour démontrer des régularités dans le changement. Certains comparatistes pensaient que le
changement des langues est un processus régulier et naturel, dû aux « empruntes inévitables » et
aux « héritages » mais il respect l’organisation interne des langues. (Ces sont les éléments qui
changent, les règles grammaticales et phonétiques sont conservées, la structure reste la même.) En
revanche, d’autres comparatistes constataient que les langues déclinent avec les temps. Pour eux,
le comportement de l’homme par rapport à la langue est un comportement d’utilisateur. Ce
dernier considère la langue comme un instrument qui doit être économique, commode et aussi
efficace que possible. Et l’homme est capable de sacrifier la clarté d’une organisation
grammaticale pour posséder des moyens de communication plus efficaces. Sous un autre angle,
on peut noter que les changements phonétiques (c.-à-d. les changements qui concernent
l’articulation des sons) détruisent progressivement, par une sorte d’érosion, l’organisation
grammaticale des langues qui leur est soumis.
Certains comparatistes, partisans de la thèse du déclin des langues, supposaient que l’époque préhistorique fut particulièrement positive du point de vue du développement des langues. A cette
époque, l’homme cherchait de s’exprimer, de se représenter par la langue. La langue n’était pas un
moyen mais une fin. Ce fut une période de création ! Et par déduction, ils essayaient imaginer les
étapes de l’évolution des langues en les rangeant dans trois catégories :
- les langues isolantes : les mots sont des unités inanalysables, on ne peut pas faire la différence
entre les radicaux et les éléments grammaticaux. Exemple : le chinois.
- les langues agglutinantes : dans ces langues, on arrive à distinguer les radicaux et les éléments
grammaticaux ou, dire tout simplement, les différentes parties qui composent le mot (ex : toujours
= tout + jour) mais on ne peut pas identifier des règles précises qui déterminent les relations entre
les composantes. Exemple : le hongrois et le finnois en Europe, le vogoul, l’ostiak, le nenet en
Sibérie, nombreuses langues en Amérique du Sud.
- les langues flexionnelles : ce sont des langues où la construction du mot est très nette. Les règles
précises (de la morphologie) commandent l’organisation interne du mot dans la plupart des
langues européennes, donc dans le français.
La linguistique historique a hiérarchisé les langues. Les langues flexionnelles sont en haut de
l’échelle de l’évolution contre les langues isolantes. Mais aujourd’hui cette théorie de la hiérarchie
des langues au niveau de leur statut et de leur développement sera très critiquée.
La linguistique synchronique naît au début du 20ème siècle avec F. de Saussure.
Saussure (1857 – 1913) est issu d'une famille genevoise d'illustres savants. Après avoir achevé ses
études secondaires, il se rend en 1875 à Leipzig où se trouvait alors la plus célèbre université de
philologie de l'époque, puis à Berlin et à Paris. En 1877, Saussure communique à la Société de
linguistique de Paris son Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indoeuropéennes. Il travailla ensuite quelques années en France, où il enseigna la linguistique indoeuropéenne avant de retourner en Suisse.
Le Cours de linguistique générale (1916) constitue le document le plus important dont nous
disposons pour connaître la pensée de Saussure. Cependant ce texte ne fut pas rédigé par de
Saussure lui-même, mais par les deux linguistes Charles Bally et Albert Sechehaye : en se fondant
sur les notes de l'étudiant Albert Riedlinger, ils rédigèrent un texte censé rendre la pensée de
Saussure.
Ce n'est que dans les années cinquante que se développa une étude plus précise des sources du
Cours de linguistique générale qui tenta de cerner les idées appartenant authentiquement à
Saussure à partir des fragments qui nous restent aujourd'hui. (Certains spécialistes font la
différence entre Saussure et le saussurisme.)
Saussure fait la distinction entre langue et parole. Il définit la langue comme un ensemble de
signes utilisés et les règles de leur mise en œuvre. La parole est l’usage de la langue par un
individu qui s’exprime. La linguistique doit étudier seulement la langue, les sciences sociales
(psychologie, sociologie, psychologie sociale) peuvent étudier les paroles. (Mais le linguiste ne
peut pas ignorer complètement les paroles puisque il doit reconstruire les règles de mise en œuvre
à partir des mots prononcés par des interlocuteurs concrets.)
La langue est un système clos (une structure comme ses interprètes disaient plus tard), un
ensemble de signe en elle-même et pour elle-même, « un ensemble où tout se tient ». Les
éléments du système ne peut se définir que dans un rapport aux autres éléments : « les mots n’ont
pas de sens, ils n’ont que d’usage », un signe n’a pas de valeur absolue mais une valeur relative.
Les signes ont des valeurs parce qu’ils ont une position dans le système comme les pièces d’un
jeu d’échecs sur un échiquier.
Saussure propose aussi une théorie du signe.
Pour certains la langue est « une liste de termes correspondant à autant de choses ». Autrement
dit, pour beaucoup de gens, le mot signifie une chose. Donc pour eux, le signe est la relation entre
un mot est une chose. Mais d’après Saussure, cette conception est tout à fait critiquable :
 « elle suppose des idées toutes faites préexistant aux mots »
 « elle ne nous dit pas si le nom est de nature vocale ou psychique »
 enfin «elle laisse supposer que le lien qui unit un nom à une chose est une
opération toute simple ce qui est bien loin d’être vrai »
Pour Saussure « le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image
acoustique. Cette dernière n’est pas le son matériel, chose purement physique mais l’empreinte
psychique de ce son, la représentation que nous en donne le témoignage de nos sens ; »
Nous pouvons nous parler à nous-mêmes ou nous réciter mentalement une pièce de vers. C’est
parce que les mots de la langue sont pour nous des images acoustiques. L’action vocale n’est donc
que « la réalisation de l’image intérieure dans le discours ». Le signe linguistique est donc une
entité psychique à deux faces, qui peut être représentée par la figure :
Nous appelons donc signe « la combinaison du concept et de l’image acoustique ».
Saussure propose de conserver le mot signe pour désigner le total, et de remplacer
« concept » et « image acoustique » respectivement par « signifié » et « signifiant ».
Le signifié désigne le concept, le contenu, c'est-à-dire la représentation mentale d'une
chose. Contrairement à une idée répandue, la langue n'est pas un répertoire de mots qui
refléteraient les choses ou des concepts préexistants en y apposant des étiquettes. Si c'était
le cas, les mots d'une langue, mais aussi ses catégories grammaticales auraient toujours
leur correspondant exact dans une autre.
Le signifiant désigne l'image acoustique d'un mot. Ce qui importe dans un mot, ce n'est
pas sa sonorité en elle-même, mais les différences phoniques qui le distinguent des autres.
Sa valeur découle de ces différenciations.
La théorie de Saussure s’inscrit donc dans une logique dichotomique. Les sociolinguistes vont
critiquer Saussure parce qu’il ignore complètement la parole.
Antoine Meillet (1866-1936) Il est de 9 ans de cadet de Saussure. On le considère comme le
disciple de Saussure mais sa conception se distingue du celle du maître genevois sur deux points.
(1) D’abord, Meillet n’est pas d’accord sur la séparation de l’approche diachronique et
synchronique. Pour Meillet, les deux sont nécessaires et indispensables.
(2) Ensuite, il est en désaccord avec la définition de la linguistique. Meillet a une vision beaucoup
plus sociologique car il est aussi disciple de Durkheim. Meillet insiste sur le lien entre
changement social et changement linguistique. Cette idée sera reprise plus tard par Labov, un des
premiers représentants de la sociolinguistique naissante.
Saussure sera critiqué aussi à cause de sa logique dichotomique. Sa théorie du signe est basée sur
deux éléments (signifiant/signifié) mais il ignore la parole.
c.)La sémiologie (ou sémiotique)
Déf. : Etude des signes mais aussi leur interprétation. (Ce deuxième aspect de la sémiologie l’interprétation - a été quelquefois négligé !)
Dans le CLG Saussure soulève brièvement la possibilité de créer une science générale des signes
à partir du système de la langue. Il s’agit, pour lui, « d’une science qui étudie la vie des signes au
sein de la vie sociale ». C’est la sémiologie (du grec sémeîon = signe). Elle nous apprendrait en
quoi consistent les signes et quelles lois les régissent.
Mais à l’époque, un autre auteur, Charles Sanders Peirce (1839-1914) travaille déjà sur une
semblable discipline indépendante qu’il nomme sémiotique.
La différence entre Saussure et Peirce :
Saussure propose une analyse dichotomique : langue/parole, synchronie/diachronie,
signifiant/signifié, etc.
La conception de Peirce est basée sur une relation trichotomique (ou triadique) cd. pour lui, la
relation signifiante est une relation à trois termes.
- Le représentamen (le signe matériel)
- L’objet (un objet de pensée = le référant)
- L’interprétant (le sens du signe, une représentation mentale entre l’objet et le
représentamen)
L’oeuvre de Peirce est resté moins connue que celle de Saussure. Peirce a travaillé dans des
domaines très variés : mathématique, métaphysique, chimie, anatomie comparée, œnologie,
météorologie etc. Il n’a pas laissé un ouvrage qui résumerait les grandes lignes de sa doctrine,
c’est pourquoi il a été longtemps ignoré.
Roland Barthes (1915 – 1980), écrivain et sémiologue français. Il est l’un des principaux
personnages de l’époque structuraliste avec Foucault, Lévi-Strauss et Lacan. Il propose, comme
Peirce, une conception de trois éléments de signes :
- Le signifié (le concept)
- Le signifiant (le matériel)
- Le référant (la chose dont on parle)
(in : Barthes par lui-même, Seuil, 1975, p. 169)
d.) La pragmatique
Il y a différentes conceptions de la langue :



On dit souvent que la langue sert à la communication. Mais c’est une définition
trop vague.
Pour certains, la langue exprime des idées. Cette définition suppose une
existence préalable de la pensée. La langue devient donc la forme par laquelle
la pensée s’exprime.
Pour d’autres, la langue est une action, de la même manière qu’on fait d’autres
actions corporelles.
Mais on ne peut pas parler de la langue sans parler des conditions dans lesquelles elle est
exprimée (la situation, le contexte, la relation entre les interlocuteurs, la relation
passé/présent…). Il faut tenir compte de cet ensemble de facteurs.
Morris, sémioticien américain, dans un article de 1938, distingue trois domaines dans
l’étude de toute langue (qu’elle soit formelle ou naturelle) : la syntaxe, la sémantique et la
pragmatique.
 La syntaxe s’intéresse aux relations entre les signes.


La sémantique s’intéresse aux relations entre les signes et la réalité. C’est la
science de la signification.
La pragmatique s’intéresse aux relations entre les signes et les utilisateurs.
Mais la pragmatique se développe à partir des années 1960. Le philosophe anglais Austin
a fait une série de conférences en 1955 à Boston où il soulève un certain nombre de
problème relatifs aux actes de langage. (Austin meurt en1960 à l’âge de 48 ans mais ses
conférences seront éditées sous forme de livre en 1962.) Il considère que certains verbes
peuvent être envisagés comme des actes de langage (ex : promettre : je modifie la relation
entre moi et l’autre à qui je promets quelque chose). Et c’est à partir de ces conférences
que la pragmatique commence à prendre de l’ampleur.
Entre temps, on a découvert un auteur russe : Bakhtine. Il était historien et théoricien de la
littérature. Il a commencé son œuvre dans les années 20, mais il est resté inconnu
jusqu’aux années 60. C'est cependant pour ses travaux sur la littérature et plus
spécifiquement sur le roman qu'il est le mieux connu aujourd'hui. Intéressé par les travaux
des formalistes russes1, il souligne les limites de leurs méthodes (il ne faut pas oublier que
les formalistes russes sont directement inspirés par Saussure.) Il a notamment développé
les concepts de dialogisme et de polyphonie dans le champ littéraire avec son travail La
poétique de Dostoïevski.
Pour Bakhtine, ainsi que pour le cercle qui est autour de lui, le langage implique toujours
le contexte dans lequel il est utilisé.
Bakhtine, sans le savoir, est devenu le fondateur de la pragmatique selon son exégète en
France, Tzevtan Todorov (Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, Seuil, 1981).
La Position des Sciences Sociales face au Langage
Plan :
1. Généralités
2. La psychologie (et la psychanalyse)
3. L’anthropologie
4. La sociologie
1. Généralités
Parmi les sciences sociales, il existe deux disciplines qui s’intéressent depuis longtemps au
langage, la psychologie et l’anthropologie. Les psychologues devaient réaliser très tôt que l’une
des voies les plus naturelles pour accéder à la vie intérieure de l’homme ou à sa vie mentale, se
passe à travers le langage. Et les anthropologues se rendaient compte pratiquement au début de la
naissance de leur discipline que la connaissance des diverses cultures exige tout d’abord la
connaissance de leur langue.
En revanche la sociologie ne s’intéresse au langage que tardivement. Ceci s’explique peut-être en
une bonne part par le paradigme holiste qui fut pendant longtemps dominant en sociologie. Selon
ce paradigme, la société prime sur l’individu. Or la prise en considération du langage suppose
l’attribution d’une place plus importante à l’individu. Bien que le langage soit une « institution
sociale », un « phénomène collectif », son étude suppose de diriger l’attention sur le locuteur.
1
On désigne sous le nom de formalisme russe une école de linguistes et de théoriciens de la littérature qui, de 1914 à
1930, révolutionna le domaine de la critique littéraire en lui donnant un cadre et une méthodologie novatrice. On peut
distinguer le groupe de Moscou, mené par Roman Jakobson, et celui de Saint-Pétersbourg, l'OPOYAZ, conduit par Victor
Chklovski.
Les formalistes russes auront une influence considérable sur la sémiologie et la linguistique du XXe siècle, notamment par
le biais du structuralisme.
2. La psychologie et la psychanalyse
En psychologie, plusieurs courants s’intéressent au langage.
Dans certaines branches de la psychologie, les travaux centrés sur le langage font partie d’un
ensemble portant sur des objets d’études plus larges. Pour la psychologie de l’enfant, par exemple,
le langage est l’un des thèmes majeurs mais elle l’envisage dans les perspectives de son
apprentissage : l’acquisition du langage permet de suivre le développement de l’enfant. Dans la
psychologie cognitive centrée sur les processus mentaux, l’étude du langage s’associe souvent à
celle des processus cognitifs tel que la perception, la mémoire, le raisonnement, etc.
En revanche, d’autres branches de la psychologie (psycholinguistique, psychologie du langage),
soulèvent des problèmes qui sont traités prioritairement du point de vue des pratiques langagières.
Bien sûr, il n’est pas question ici de retracer l’histoire de la psychologie du point de vue du
traitement du langage, nous insistons seulement sur quelques éléments de cette histoire.
L’un des premiers auteurs qui a observé l’acquisition du langage chez l’enfant fut Darwin luimême. Il a tenu un journal du développement langagier de l’un de ses enfants.
En France, la psychologie de l’enfant débutait par la publication des notes d’observation dans la
Revue Philosophique à partir de 1876, à l’initiative de l’historien, H. Taine (qui fut, avec le
philosophe T. Ribot, l’un des fondateurs de la Société française de psychologie.) Nombre de ces
observations portaient sur l’acquisition du langage.
Plus tard les travaux de Jean Piaget, (l’un des psychologues les plus significatifs du XXéme
siècle), attribue une place importante à l’étude du langage. Piaget considère que le langage chez
l’enfant est l’un des indicateurs les plus pertinents pour suivre son développement intellectuel.
Pour lui, le stade entre 2 ans et 7/8 ans est celui de l’avènement de la fonction symbolique.
Pendant cette période, l’enfant acquiert non seulement un vocabulaire mais il apprend également à
construire des phrases. Il n’imite pas passivement les adultes, il réduit leurs phrases à des modèles
originaux enfantins obéissant à certaines exigences fonctionnelles, (garder un minimum
d’informations, puis avec le temps, majorer progressivement ce minimum). Piaget appelle cette
forme d’apprentissage « assimilation généralisatrice ».
Les psychologues calculent différemment le rythme d’apprentissage pendant cette période. Vers
l’âge de deux ans, l’enfant connaît environ une vingtaine de mots. Par la suite, il apprend 1 ou 2
mots par jours, selon certains, 1 mots tous les deux heures de veille, selon d’autres. En tous cas,
vers l’âge de 6 ans, l’enfant peut connaît environ 2500/3000 mots, parfois même plus. (Pour
comparaison, le vocabulaire d’un adulte cultivé peut aller de 20.000 à 40.000 mots.)
En ce qui concerne l’étude du traitement du langage chez l’adulte, il a été freiné pendant
longtemps par le behaviorisme (comportementalisme), une théorie dominante en psychologie.
Selon le behaviorisme, le seul objet qui peut être étudié en psychologie, c’est le comportement de
l’individu puisque c’est le seul que l’on peut observer objectivement. (Le langage n’est pas
observable directement.) Les études commencées après la seconde guerre mondiale, ont pris
souvent comme point de départ un modèle proposé par des ingénieurs de télécommunication,
Shanon et Weawer, basée sur la théorie de l’information. Ce model suggère que le langage est un
comportement permettant le traitement des informations que l’on peut saisir en étudiant des
processus de codage et de décodage.
Emetteur
codage
bruits
canaux
message
décodage
information en retour (feedback)
Récepteur
Ce modèle a été critiqué par Chomsky dans les années 60. Selon le célèbre linguiste, ce modèle
suppose un locuteur idéal qui se trouve toujours dans le même état psychologique, ayant toujours
les mêmes capacités et les mêmes possibilités pour s’exprimer. Chomsky propose le concept de la
« compétence linguistique » qui varie d’un individu à l’autre, d’une situation à l’autre.
Comme on le verra, dans les années 70, la proposition de Chomsky sera également critiquée.
Hymes, l’un des pionniers de la sociolinguistique propose de remplacer son concept par celui de
la « compétence de la communication ».
Pour donner un exemple présentant la complexité de l’approche cognitiviste du langage, nous
pouvons évoquer la théorie du psychologue américain, Tulving sur les rapports entre mémoire et
langage. Tulving fait une distinction entre mémoire épisodique et mémoire sémantique. Lorsqu’un
individu se souvient à son passé, il remémore en premier lieu, des événements plus ou moins
marquants ou plus ou moins importants d’un point de vue ou d’un autre, des personnes, des
rencontres, des lieux, des ombres et des odeurs, etc. Les épisodes se présentent dans les couleurs
de la réalité. Mais l’individu possède aussi des connaissances, d’une part sur son propre passé et
sur le passé en général, d’autre part sur les différentes choses de la vie, concrètes ou abstraites, il
peut connaître les noms des arbres et ceux des plantes en général, les capitales des différents pays
du monde et la classification périodique des éléments chimiques par le savant russe Mendeleïev,
etc. Ses connaissances sont liées au langage, c.-à-d. aux mots qui ont des significations, c’est
pourquoi la mémoire qui les retient peut être appelée mémoire sémantique. Mais souvent il est
difficile à faire la différence entre mémoire épisodique et mémoire sémantique. En effet, la
mémoire épisodique, elle aussi, est basée sur les mots ; d’une part, les épisodes ne peuvent être
citées que grâce au langage, d’autre part la source des épisodes peut être aussi bien le langage que
les souvenirs effectifs.
Pour montrer l’enchevêtrement de la mémoire épisodique et de la mémoire sémantique, voilà un
exemple. Un individu avait eu un accident à l’âge de 4 ans. Ceci l’a marqué beaucoup : la voiture
des sapeurs-pompiers, le brancard, l’hôpital, etc. Mais ses parents ont été marqués également par
l’événement et une fois l’enfant était hors danger, ils ont raconté souvent l’histoire à leurs amis.
Lorsque l’individu est devenu adulte, il avait eu des souvenirs très nets sur les circonstances de
son accident. Pourtant ce n’était pas évident. A cause de l’amnésie infantile, il est extrêmement
rares qu’une personne puisse avoir des souvenirs sur ce qui se passait avec lui avant l’âge de 5-6
ans. Dans le cas de notre individu, nous ne pouvons pas dire si ses souvenirs se nourrissaient de sa
propre expérience ou ils étaient des pures reconstructions à partir du récit de ses parents entendu
maintes fois lorsqu’il était déjà plus âgé. Autrement dit, nous ne pouvons pas savoir s’ils étaient
des produits de la mémoire épisodique ou de la mémoire sémantique.
En ce qui concerne la relation entre psychanalyse et langage, nous la verrons plus tard.
3. L’anthropologie
L’autre discipline qui soulève des questions concernant le langage relativement tôt est
l’anthropologie.
Les premiers anthropologues qui ont travaillé avec des matériaux de seconde main c.-à-d. à partir
des récits et d’autres informations reçues des voyageurs, des missionnaires, des colonisateurs etc.
comme par exemple l’Anglais, James George Frazer, ne considérait pas encore la question de la
langue comme centrale. Mais dès que l’anthropologue commence à travailler sur le terrain, son
intérêt pour la langue devient prioritaire. Pour pouvoir entrer en contact avec les représentants
d’une culture inconnue, il faut absolument parler leur langue.
Aux Etats-Unis, l’un des fondateurs de l’anthropologie fut Franz Boas (un savant d’origine
allemande, il est né en 1858 à Westphalie), spécialiste des Eskimos et des Kwakiutls.
(Aujourd’hui, on utilise plutôt le mot Inuits en parlant des Eskimos. Les Kwakiutls vivent au
Canada dans la partie appelée Colombie britannique et dans les régions de l’île Vancouver.) Pour
Boas, l’anthropologue doit devenir tout naturellement un linguiste. En plus, les langues
amérindiennes étaient déjà menacées d’extinction dans son époque. Nombreux anthropologues
américains considéraient comme sa tâche principale, la description des langues en voie de
disparition. Bois fut l’un des pionniers de ce courant et sous sa direction a été publié en 1911 le
Handbook of American Indian Language.
Il est intéressant de jeter un coup d’œil aussi sur les idées des anthropologues américains. Pour
aller vite, nous pouvons constater qu’ils considéraient le langage comme l’expression de la pensée
(et non pas comme une sorte d’action). Boas définissait l’anthropologie comme l’ « étude de la
vie mentale des peuples ». Dans ces perspectives, le langage présente un double d’intérêt. D’une
part, il est l’une des manifestations les plus importantes de ce que nous pouvons appeler « vie
mentale ». D’autre part, son analyse nous permet de connaître l’organisation cognitive (et
psychologique) de cet univers. En d’autres termes, l’étude du langage nous montre comment les
individus organisent leur monde dans leur tête. Finalement le langage implique une classification
(voire une catégorisation) conceptuelle de l’environnement physique et sociale de l’individu.
Un tel point de vue a conduit à la fameuse hypothèse de Benjamin Lee Whorf. Parfois on parle
plutôt de l’hypothèse Sapir- Whorf. Whorf fut le disciple de Sapir qui a déjà suggéré des idées
devenant plus explicites par la formulation de Whorf. En effet, pour ce dernier « nous disséquons
la nature selon les lignes tracées à l’avance par nos langues maternelles. » Il écrit ainsi (1956) :
« …le monde se présente à nous comme un flux kaléidoscopique d’impressions qui doit être
organisé dans notre esprit – et cela veut dire en grande partie par le système linguistique présent
dans notre esprit. Nous découpons la nature ; nous l’organisons en concept, nous lui attribuons du
sens […] parce que nous avons adhéré à un accord qui stipule qu’elle doit être organisée ainsi, un
accord qui vaut pour toute la communauté linguistique et qui se trouve codifié par l’arrangement
de notre langue ». (Cit. Mehler, Dupoux : Naître humain, Odile Jacob, 1990, p. 81.)
Pour Whorf, la langue ne détermine pas seulement l’organisation cognitive du monde mais la
perception elle-même.
A l’époque, certaines études expérimentales portant sur la perception des couleurs semblaient
confirmer cette hypothèse. En effet, le nombre de couleurs varie selon les communautés
linguistiques. Dans certaines cultures, on désigne huit couleurs, dans d’autres moins ou plus.
Les Dani (Nouvelle Guinée) ont deux mots pour parler des couleurs, « noir » et « blancs » (ou
« foncé » et « clair »), les Hanuoo quatre, etc.
Dans les années 50, certains anthropologues ont démontré que les Zuni (Indiens du Nouveau
Mexique) qui utilisent un seul mot pour le jaune et l’orange, ont des difficultés importantes
pour distinguer ces deux couleurs.
Cependant d’autres recherches ont démontré que l’absence des mots ne signifie pas forcement
que les couleurs ne soient pas perçues. Les Zuni perçoivent toute de même la différence entre
le jaune et le rouge, même si la reconnaissance est plus lente chez eux comme chez des
individus dont le langage utilise des mots différents pour ces deux couleurs. Et lorsque le
même mot désigne plusieurs couleurs, ces dernières doivent être proches sur le spectre des
couleurs. Par exemple, le même mot peut désigner le jaune, l’orange et le brun,
éventuellement aussi le rouge et le rose. Mais on n’a jamais observé que le même mot désigne
le jaune et le bleu ou le vert et le rose. Donc, la désignation des couleurs n’est pas entièrement
arbitraire, elle obéit à certaines contraintes. (Pour mémoire, le spectre :
Rouge/Jaune/Vert/Bleu ou avec les nuances : rouge/rouge jaune/jaune/jaune vert/ vert/ vert
bleu/ bleu/ bleu pourpre, pourpre/pourpre rouge.)
(Pour savoir plus sur ces recherches, voir Mehler, Dupoux, Naître humain, p.84-83 ou
Baddeley, La mémoire humaine, p. 344-346).
En fin de compte, on peut parler des corrélations entre structures cognitives et structures
linguistique mais pas de causalité !
La conception du langage en tant que l’expression de la pensée, voire le reflète de l’expérience
n’est pas la seule théorie proposée en anthropologie. Dans l’œuvre de B. Malinowski, on voit se
dessiner une autre conception du langage.
Malinovski était d’origine polonaise, il a fait ses études en Pologne, en Allemagne et en
Angleterre mais il a écrit ses ouvrages en anglais. Certain historiens de l’anthropologie le
considère comme le premier qui a pratiqué la méthode de l’observation participante, une approche
par excellence anthropologique. Pendant la première guerre mondiale, il a passé plusieurs fois une
période prolongée sur les îles Trobriand (du Pacifique) pour étudier la vie de leurs habitants. (Il
s’agit d’une trentaine de petites îles reparties sur 150 000 km2 d’océan au nord-est de la Nouvelle
Guinée.) Certes, d’autres anthropologues avant lui ont pratiqué également le terrain, par exemple
Boas. Mais Boas ne partageait pas vraiment la vie de ses sujets, il séjournait pour une période plus
courte chez eux et il était en contact surtout avec les érudits de la culture étudiée. En revanche,
Malinovski menait la même vie sur les îles que les habitants autochtones, il participait dans leurs
activités, il recueillait ses informations des diverses sources, pour ainsi dire, de la communauté
toute entière. Son ouvrage écrit à partir de cette expérience porte le titre « Les argonautes du
Pacifique occidentale ».
Pour Malinowski, le langage a « un rôle pragmatique actif » dans le comportement humain. Les
mots non seulement participent dans les actions mais eux-mêmes ils peuvent être considérés
comme des actions. Dans son ouvrage, il propose nombreuses illustrations pour soutenir cette
thèse. Les habitants des îles, avec des mots sans grande signification apparente, avec des phrases
anodines ou avec des récits répétés à l’infini contribuent à constituer le tissu social.
Malinowski était un anthropologue fonctionnaliste. Le point de départ du fonctionnalisme est une
comparaison entre la société et l’organisme humaine : dans les deux cas, les relations entre les
éléments constituants un Tout, la cohérence d’un ensemble s’expliquent par le rôle ou par la
fonction que ces éléments remplissent les uns par rapport aux autres. Mais le fonctionnalisme
suppose aussi que dans les deux cas (société/organisme humain) la satisfaction des besoins
fondamentaux d’ordre biologique est déterminante. C’est dans ces perspectives que Malinowski
pensait pouvoir attribuer une fonction au langage. Dans certaines situations sociales (navigation
aux temps d’un orage, conduite au cours d’une chasse ou d’un rituel, etc.) les mots prononcés
peuvent être considérés comme des comportements au même titre que l’exécution de certains
gestes ou le lancement d’une pierre.
Les observations de Malinowski sont souvent fascinantes mais il ne semble pas pouvoir
réellement expliquer les mécanismes qui lient le langage aux actions et aux interactions. (Selon
Lévi-Strauss, Malinowski fut un excellent observateur mais un théoricien médiocre.)
Toutefois, la problématique effleurée dans l’oeuvre de Malinowski (le langage comme action)
sera repris par la suite par d’autres, en particulier par les sociolinguistes interactionnistes (comme
par exemple Hymes) et par les inspirateurs de la pragmatique (comme Austin.)
4. La sociologie
Pendant longtemps, la sociologie semblait ignorer le langage en tant qu’objet possible à
étudier. Certes, « la langue est une institution sociale » comme Saussure lui-même l’a reconnu
mais ce sont les individus qui parlent. Or en sociologie, c’est l’approche holiste qui était
dominante pendant longtemps, au détriment d’une démarche centrée sur l’individu en
situation sociale.
(Déf. du holisme : désigne toute théorie selon laquelle le tout est plus grand que la somme des
parties qui le composent ; il s’agit d’une approche globale pour étudier les objets sociaux.
L’approche holiste favorise l’analyse de l’ordre social, la structure sociale ou l’organisation
sociale dans son ensemble au détriment de l’action sociale de l’individu. Le terme « holisme »
a été conçu d’un mot d’origine grecque, il est apparu dans la littérature anglo-saxonne après la
première guerre mondiale.)
En France, la démarche d’Auguste Comte, créateur du mot « sociologie » et précurseur des
études systématiques sur la société, peut être qualifiée d’holisme bien que le terme n’existait
pas encore à son époque. Comte insistait sur la priorité du collectif au détriment de
l’individuel. Influencé par le positivisme de Comte, le père fondateur, Emile Durkheim a
adopté également une approche globale de la société. En voulant séparer la psychologie et la
sociologie, il excluait non seulement les faits psychologiques mais aussi les faits individuels
de la classe des faits sociaux. Il considérait ces derniers comme des « choses »,
indépendantes des consciences individuelles, s’imposant aux individus comme des
contraintes extérieures.
Aux Etats-Unis, c’est la sociologie structuro-fonctionnaliste de Talcott Parsons (1902-1979)
qui pourrait représenter l’approche holiste. Parsons (University Harvard, Boston) reprend
certaines conceptions de la première génération des sociologues européens (Durkheim,
Weber) et se propose d’étudier l’ordre social en général d’une part, et les systèmes sociaux
(enseignement, santé) d’autre part.
Des courants « individualistes » existaient en sociologie mais ils s’affirmaient lentement.
Pionnier de la psychologie sociale en France, Gabriel Tarde avait eu un débat avec Emile
Durkheim sur l’approche possible des faits sociaux. Contrairement à Durkheim qui a
considéré que le fait social est contraignant, Tarde l’a envisagé comme imitatif. Et tandis que
pour Durkheim l’étude des faits devait partir obligatoirement de l’observation des processus
collectifs, Tarde a analysé la société à partir de la conduite de l’individu.
Dans la génération des pères fondateurs, on peut insister sur l’importance de l’Allemand,
George Simmel (1858-1918) qui a considéré que la réalité fondamentale de la vie sociale est
individuelle. Pour lui, la société n’est qu’une abstraction et ce sont seulement les individus qui
existent dans la réalité. Cependant, dès que les individus se trouvent en réciprocité d’action, il
est légitime de parler de société.
Simmel fut l’un des sociologues qui a influencé fortement l’Ecole de Chicago.
Nombreux chercheurs appartenant à cette Ecole associaient l’étude des faits sociaux à celle
des faits individuels voire se proposaient d’étudier les premiers au travers des seconds.
L’Université de Chicago et son département de sociologie ont été fondés en 1892 mais
l’Ecole sociologique proprement dit s’affirmait véritablement à partir de la première guerre
mondiale. Les historiens de l’Ecole considèrent la période entre 1915 et 1935 comme son
« âge d’or ». On peut mentionner de cette époque la publication de l’ouvrage de Thomas et
Znaniecki, Le paysan polonais en Europe et en Amérique. Dans leur recherche, ces auteurs
utilisaient systématiquement des documents non seulement individuels mais aussi personnels :
correspondances privées, archives familiales, journaux intimes, données biographiques, etc. A
l’époque, une bonne partie de la population de Chicago était d’origine polonaise. Les deux
auteurs mettaient une petite annonce dans un journal de langue polonaise de la ville pour
acheter des lettres personnelles à quelques centimes la pièce. Ils ont sollicité un ouvrier
boulanger au chômage pour écrire l’histoire de sa vie contre une rémunération. Thomas et
Znaniecki pensaient qu’une situation sociale ne se constitue pas uniquement grâce aux valeurs
et aux normes sociales, l’attitude et même le sentiment subjectif de l’individu par rapport aux
mécanismes de régulation sont aussi importants que les mécanismes eux-mêmes.
Un autre ouvrage important de l’Ecole de Chicago est celui de G. H. Mead (1863-1931),
L’esprit, le soi et la société, 1934, publié après la mort de l’auteur, par ses étudiants à partir
des notes de cours. Cet ouvrage analyse la vie sociale ainsi que la vie mentale de l’individu
comme des processus se fondant sur la communication avec autrui. Autrement dit, chez
Mead, la situation sociale apparaît déjà comme une situation de communication.
Après la seconde guerre mondiale certain auteurs appartenant au courant interactionniste ou
proches de ce courant soulèvent le problème du langage, celui des rapports entre le langage et
les interactions sociales.
Dans ces perspectives on peut mentionner E. Goffman (1922-82) qui se propose d’étudier
dans sa thèse les interactions conversationnelles (thèse parue sous le titre La mise en scène de
la vie quotidienne).
Harold Garfinkel et l’ethnométhodologie suggèrent que la vie sociale se constitue à travers le
langage. Les individus interprètent constamment la réalité sociale et construisent, inventent la
vie dans un bricolage permanent.
Garfinkel reprend un terme technique de la linguistique pour montrer comment le langage et
la société fonctionnent : l’indexicalité.
Les expressions indexicales sont des expressions telles que « cela », « je », « vous » etc. qui
tirent leur sens dans leur contexte.
Selon Garfinkel, ce n’est pas seulement certains mots mais l’ensemble du langage qui est
indexical : les mots ont une signification trans-situationnelle (c.-à-d. indépendant de la
situation dans laquelle ils sont employés) mais aussi une signification locale (c.-à-d. liés aux
facteurs contextuels tels que la biographie du locuteur, son intention immédiate, la relation
qu’il entretient avec son auditeur, leurs conversations passées, etc.)
La notion de l’indexicalité permet de comprendre aussi beaucoup de phénomènes dans la vie
sociale : les règles sociales, les actions etc. comportent toujours une « frange
d’incomplétude » qui ne disparaît que lorsqu’elles se produisent…
III. Psychanalyse et langage
Plan :
1) Généralités
2) Une cure par la parole
3) Structuralisme et psychanalyse
a. Éléments préhistoriques et historiques
b. Lacan, l’homme et son œuvre
c. Création et circulation des concepts :
Les rapports entre le symbolique et le symbolisé (Saussure et LéviStrauss),
L’inconscient et le Sujet de l’inconscient,
« L’inconscient est structuré comme un langage. »
1. Généralités
Dans ce cours, je me propose de parler des rapports entre psychanalyse et langage. Comme on le
sait, la psychanalyse est à la fois une théorie et une pratique psychothérapeutique. La relation
entre pratique psychanalytique et langage est bien connue : le premier est basé sur le second. Mais
on peut affirmer aussi que dans certaines de ses versions, la théorie psychanalytique est liée à une
théorie du langage, par exemple dans la conception de Jaques Lacan qui pouvait affirmer que
« l’inconscient est structuré comme un langage ». Le psychanalyste Lacan fut l’un des
personnages marquants de la vie intellectuelle parisienne dans les trois décennies qui suivaient la
seconde guerre mondiale. Son séminaire, tenu d’abord à l’Hôpital Sainte-Anne, puis à l’Ecole
Normale Supérieure (de la rue d’Ulm) a été suivi non seulement par des spécialistes mais aussi
par un public d’intellectuels et « d’intellectualisant » (?) très diversifié. Parallèlement, il a été
considéré, avec ou sans fondement, comme un des animateurs principaux du « phénomène
structuraliste » qui émerge à la fin des années 50 et surtout dans les années 60. Il a eu des relations
effectives et fécondes avec certains de ses contemporains qui apportaient un nouvel éclairage soit
sur l’intérêt de l’approche linguistique dans l’analyse sociologique comme par exemple
l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, soit sur le langage lui-même comme le linguiste Roman
Jakobson. Ainsi, la problématique de la liaison entre psychanalyse et langage nous suggère de
parler de l’oeuvre de Lacan, et l’examen de cette dernière nous donne l’occasion de discuter un
certain nombre d’idées circulant sur le langage dans la deuxième moitié du XXème siècle.
2. Une cure par la parole :
La psychanalyse est la science de l’inconscient, c.-à-d. celle d’une partie de l’âme humaine qui
semblait être inaccessible à ceux qui voulaient l’examiner par des moyens habituellement
employés en psychologie comme par exemple l’introspection. Mais les psychiatres du dixneuvième siècle ont découvert que cette partie inaccessible de la vie psychique se manifeste dans
certains états spécifiques, lorsque l’individu, pour ainsi dire, sort de lui-même. Avec l’hypnose,
considérée comme une technique de gestion du fluide magnétique circulant dans le corps, on peut
provoquer de tels états. En France l’hypnose a été employée dans certains établissements
psychiatriques tout au long du dix-neuvième siècle et à la fin de cette période, il existait déjà de
véritables écoles dans ce domaine, l’une à la Salpêtrière, celle du professeur Charcot, l’autre à
Nancy avec le professeur Bernheim. Lorsque Freud a commencé à s’intéresser à l’inconscient, il
est venu en France pour suivre des stages, d’abord à Paris chez Charcot, puis il a visité aussi
l’école de Nancy. Cependant, c’est à Vienne (capitale de l’Autriche), qu’il a, sur une autre
approche de l’inconscient, suivi une patiente dont le cas a attiré son attention.
Cette jeune fille sera baptisée Anna O. dans les Etudes sur l’hystérie, premier ouvrage à caractère
psychanalytique de Freud, écrit en collaboration avec le Dr. Breuer. (En effet, la fille était d’abord
la patiente de Breuer.) Issue d’une famille bourgeoise aisée, elle avait nombreux problèmes, des
hallucinations, des contractures et des quintes de toux. Elle avait également des troubles de vision,
de motricité et de langage. Elle ne pouvait plus parler dans sa langue maternelle qui était
l’allemand, et était obligée de communiquer avec ses médecins en anglais. Mais elle parlait sans
arrêt. Au fur et à mesure qu’elle réussissait à expliquer l’origine d’un de ses problèmes, le
symptôme disparaissait. Elle a réalisé les effets bénéfiques de la parole et elle a appelé sa
psychothérapie « talking cure », « cure par la parole ».
Le cas d’Anna O. n’était pas la seule raison qui poussait Freud à adopter la parole comme un
moyen thérapeutique. A l’époque, il existait un test – le test des mots – utilisés de plus en plus par
des psychologues et des médecins. Son inventeur était sir Francis Galton, demi-cousin de Darwin
qui l’a proposé d’abord pour étudier la mémoire. Le test consistait à présenter à l’individu
examiné une série de mots et à lui demander d’associer à chaque mot un autre mot ou un
événement de sa vie lié à la chose évoquée par le mot. (Les mots proposés étaient généralement
très ordinaires comme par exemple : fleuve, chien, etc.) Par la suite, le test a été employé aussi
pour repérer des traits ou des problèmes de personnalité. Lorsque l’individu interrogé montrait des
difficultés à trouver des associations, on pouvait supposer que le mot atteignait des régions
sensibles voire problématiques de son intériorité.
Nous pouvons proposer encore un troisième argument qui explique pourquoi Freud a abandonné
l’hypnose en faveur de la « cure par la parole ». Sous l’hypnose, le patient perd ses capacités de
résistance. Sa volonté est remplacée par celle de quelqu’un d’autre. En revanche, la cure de parole
permet au patient de rester dans ses cadres psychologiques habituels. Il cherche des mots, fait des
détours, perd le fil de son discours. Mais ses difficultés d’expression montrent que ses défenses
fonctionnent et celles-ci peuvent être interprétées comme les manifestations de l’inconscient.
La règle fondamentale de la séance psychanalytique - « …dites tout ce qui vous passe par
l’esprit » - renvoie sans ambiguïté au rôle primordial de la parole dans la thérapeutique.
Freud n’a pas élaboré une théorie du langage dans le cadre de sa théorie de l’inconscient. Mais il a
analysé un certain nombre de processus inconscients qui seront assimilés plus tard par d’autres
auteurs comme on le verra, aux procédés qui caractérisent l’usage de la langue.
Parmi ces processus, nous pouvons en souligner trois : la symbolisation, la condensation, et le
déplacement. Ces processus peuvent produire des signes dans certaines parties de la vie
psychique, par exemple dans le rêve ou dans les symptômes névrotiques, des témoignages sur le
fonctionnement de l’inconscient. La symbolisation par exemple montre que certains éléments dans
le rêve ou dans les symptômes névrotiques représentent autre chose que l’élément lui-même.
Ainsi un personnage anodin ou une scène toute banale peut représenter un désir ou un conflit ou
encore une certaine disposition envers un quelconque objet… Quant à la condensation et au
déplacement, ceux-ci concernent les énergies circulées et accumulées dans le champ pulsionnel de
l’inconscient. On parle de condensation lorsque certaines images dans le rêve laissent entendre un
investissement important de la part de l’individu. Dans ce cas-là, on peut supposer que les
énergies venant des diverses chaînes associatives se sont additionnées sur une représentation
unique. Le déplacement est considéré par Freud comme une forme de défense ; l’énergie liée à
une représentation peu confortable peut se détacher d’elle pour passer à d’autres représentations
plus acceptables mais reliées à la première par une chaîne associative.
On revient plus tard à ces processus qui seront repris et analysés du point de vue du langage par
Roman Jakobson, puis par Jaques Lacan.
3. Structuralisme et psychanalyse
a.) Eléments préhistoriques et historiques
L’histoire du structuralisme peut être évoquée dans deux perspectives différentes.
Au sens large du terme, le structuralisme est né vers la fin du XIXème ou plus précisément
vers le début du vingtième siècle bien que le terme lui-même (structure, structuralisme) n’était
pas encore employé à cette époque. Toutefois, une idée, venant des mathématiques et de la
logique, se répandait d’abord dans les sciences physiques et naturelles, puis aussi dans les
sciences sociales en voie de constitution. Selon cette idée, l’objet d’une étude est toujours
déterminé par ses relations avec les autres objets d’un environnement ou d’un contexte bien
précis, (appelé système, modèle, organisation, structure, etc.). Autrement dit, le Tout
l’emporte sur les parties. Avec différentes modalités, on peut retrouver cette idée dans des
théories aussi éloignées les unes des autres comme dans le gestaltisme des psychologues où la
Forme globale en tant que structure unitaire marque les relations entre les différentes
composantes de l’ensemble et dans la conception linguistique de Ferdinand de Saussure qui
considère la langue comme un système clos où chaque élément prend une valeur en fonction
de sa place et par rapport aux autres membres du système.
Certains philosophes avant la première guerre mondiale ont essayé d’esquisser dans ce sens
une théorie générale du système. Le plus connu de ces premiers travaux est sans doute la
tentative du Russe Alexandre Bogdanov qui proposait une science universelle de
l’organisation dans un ouvrage publié en 1913. (Bogdanov le menchevik, était d’ailleurs
connu aussi en tant qu’adversaire de Lénine le bolchevik, au sein du mouvement socialdémocrate russe.) Le moins connu de ces travaux est sans doute celui du Hongrois, Bela Zalai
qui a rédigé son ouvrage environ en même temps que Bogdanov mais il a été publié beaucoup
plus tard. (Zalai d’abord fait circuler son manuscrit, rédigé en allemand, dans un réseau de
philosophes, puis il est mort en 1915, tout au début de la grande guerre, au front russe en tant
que simple soldat d’une armée autrichienne d’un Etat austro-hongrois. Par la suite son
manuscrit s’est perdu. On l’a retrouvé environ 60 ans plus tard dans le coffre-fort d’une
banque de Heidelberg après le décès de son « ami », le philosophe marxiste, George Lukacs.)
Toutefois ces premiers travaux ne sont pas restés sans suite. Ainsi par exemple, après la
seconde guerre mondiale, un petit cercle d’éminents savants se sont réunis aux Etats-Unis à
partir de 1955, avec une régularité plus ou moins soutenue, à l’initiative du biologiste, Ludwig
von Bertalanffy pour discuter sur les convergences possibles de leurs disciplines respectives.
L’ouvrage de von Bertalanffy, le Théorie générale des systèmes a été publié en anglais en
1968, puis traduit en français et édité chez Dunod en 1973.
Au sens étroit du terme, l’histoire du structuralisme semble être beaucoup plus précise. C’est
une sorte de mouvement à la fois scientifique, culturel et idéologique, né dans les années 50
en France, connaissant son apogée dans les années 60 et sa déchéance pas toujours perceptible
à partir des années 70. Le mouvement, si on peut utiliser ce terme, débute par la publication
de la thèse d’Etat de Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, en 1949.
Dix ans plus tard, le mot « structure » se produit fréquemment dans les titres des colloques et
sur la couverture des diverses publications. Pour certains, le concept n’est pas seulement
interdisciplinaire mais véritablement transdisciplinaire. Parmi les auteurs les plus marquants
de l’époque, nombre d’entre eux peuvent être notés comme structuralistes : Foucault le
philosophe, Barthes l’homme des lettres, Lacan le psychanalyste et son patient, Althusser le
marxiste. Est-ce que ces auteurs eux-mêmes se sont considérés comme structuralistes ? La
réponse n’est pas forcement affirmative. Mais on peut imaginer aussi que leur protestation
contre l’étiquette aurait pu être moins virulente au milieu des années 60 que dix ou quinze ans
plus tard.
Compte tenu de cette version plus contournée du structuralisme, les éléments préhistoriques
sont également plus précis. La conception de Lévi-Strauss était indéniablement marquée par
certaines idées venant de la linguistique et en particulier de l’œuvre de Saussure. Pendant la
seconde guerre mondiale, Lévi-Strauss comme tant d’autres intellectuels européens s’est
réfugié à New York et y rencontre le linguiste d’origine russe, Roman Jakobson qui va
orienter son intérêt vers la linguistique et vers Saussure.
Dans sa jeunesse, Jakobson vivait en Russie, faisait ses études à Moscou pendant la guerre et
formait avec ses amis un cercle de linguistique. Il s’intéressait aussi à l’ethnographie slave, à
la philosophie du langage, à la poésie moderne et plus particulièrement au futurisme. A
l’époque, il existait également un autre cercle de linguistique en Russie, à St. Petersburg et les
membres de ces deux cercles réunis, étaient considérés comme des formalistes russes. Ils
étaient probablement les premiers qui ont réalisé l’importance de l’œuvre de Saussure et son
utilisé du point de vue de leur propre travail.
Comme on le sait, Saussure n’a pas publié son ouvrage, il est mort prématurément en 1913 et
le CLG (Cours de Linguistique Générale) a été publié en 1916 par les soins de quelques uns
de ses élèves. Mais les petits cercles des formalistes avaient eu l’occasion de connaître les
idées de Saussure avant la publication de ses cours, grâce à un de ses étudiants, Karcevski qui
a vécu à Genève de 1905 à 1917. Par la suite, Jakobson a quitté la Russie, s’installait d’abord
à Prague (où il animait avec Troubetzkoy et Karcevski le Cercle Linguistique de Prague),
puis après la détérioration de la situation politique en Europe, se réfugiait à New York où il
rencontre Lévi-Strauss, entre autres. Ce qui sortira de cette rencontre sera traité un peu plus
loin.
b.) Jaques Lacan, l’homme et son œuvre (1901 – 1981)
Né dans une famille bourgeoise et catholique, il rompt avec la religion à l’adolescence tandis que
son petit frère devient moine bénédictin.
Il fait des études de médecine et devient psychiatre. Sa thèse, soutenue en 1932, porte sur un cas
de paranoïa, le cas Aimée, histoire d’une jeune femme d’origine simple, mère d’un petit enfant.
Elle quitte sa famille pour devenir écrivain, fait une tentative d’assassinat sur une actrice célèbre
car elle soupçonne l’actrice de la persécuter et sera finalement internée en psychiatrie. La thèse de
Lacan sera saluée par les artistes et écrivains surréalistes comme un chef d’œuvre.
En 1933 il publie un article sur les sœurs Papin, deux domestiques qui tuent leurs patrons au
Mans. Lacan voit dans ce crime un délire à deux et une homosexualité latente. Cet article sera
également très bien accueilli par un public d’artistes et d’intellectuels. (L’écrivain, Genet, écrit
plus tard une pièce de théâtre sur cette affaire : Les Bonnes.)
Après une longue psychanalyse pas trop réussie, Lacan lui-même devient psychanalyste ; il est
admis à la Société Parisienne de Psychanalyse (SPP). Parallèlement, il s’intéresse aussi à la
philosophie et il fréquente les différents cercles d’intellectuels.
Après la deuxième guerre mondiale, l’histoire de la psychanalyse en France est marquée par une
série de scissions : en 1953, en 1963 et finalement en 1969. Peu avant sa mort, en 1980, Lacan
dissout sa propre association, l’Ecole freudienne de Paris, ce qui entraîne la dispersion de ses
fidèles en une vingtaine d’associations.
Les scissions successives avaient souvent comme cause la pratique et/ou la théorie
psychanalytique de Lacan. Il a changé les règles de la séance psychanalytique. En principe, une
séance psychanalytique devait durer 40 minutes mais Lacan se permettait parfois de tenir des
séances de courte durée. On lui reprochait également l’usage de concepts venant de la linguistique
et surtout sa conception de l’inconscient (« structuré comme un langage ») qui n’est pas
compatible avec la théorie que Freud a développé à propos de l’inconscient.
a.) Création et circulation des concepts
Pour Lacan, la vie humaine a trois registres : l’imaginaire, le réel et le symbolique.
L’imaginaire : c’est le registre des identifications avec les autres. (Exemple : la « première
identification », le stade du miroir, lorsque le jeune enfant identifie son image à celle du miroir.)
Le réel n’a rien à avoir avec la réalité, il représente plutôt la partie de la vie psychique qui nous
échappe, le domaine de l’inaccessible, le subjectif. Plus tard : ce registre est évoqué en tant que le
lieu de la folie !
Le symbolique est le registre qui concerne les paroles et le langage et bien évidemment, c’est le
registre qui nous intéresse.
D’abord quelques mots sur le symbole même. Finalement, tout peut devenir symbole, un mot, une
image, un son, un objet, un fait… qui par sa forme, par sa nature (ou par simple convention)
représente une autre chose que lui (en vertu d’une correspondance quelconque, en général,
analogique.) Nous avons vu plus haut que la symbolisation est chez Freud l’un des processus qui
caractérise l’inconscient. Dans l’analyse des rêves mais aussi dans l’interprétation des symptômes
névrotiques, on peut découvrir que certains éléments représentent autres choses qu’eux-mêmes,
très souvent des personnages, des événements ou des scènes qui existent ou se déroulent
réellement dans la vie de la personne dont les rêves ou les symptômes sont étudiés. Toutefois,
Freud n’a jamais lié le processus de symbolisation repéré au niveau de l’inconscient au langage,
ce pas sera franchi par Lacan, suite à sa rencontre d’abord avec l’oeuvre de Lévi-Strauss puis avec
les travaux de Jakobson.
L’évocation des relations personnelles n’est pas toujours le meilleur moyen pour présenter des
idées mais dans certains cas, elle semble être utile. (cf. Elisabeth Roudinesco : Jaques Lacan,
Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, Fayard, 1993)
Les rapports entre le symbolique et le symbolisé (Saussure et Lévi-Strauss)
Nous avons souligné que la conception de Saussure est dichotomique. Le linguiste suisse fait la
distinction entre la langue qui est un système de signes d’une part, et la parole, qui est l’usage de
la langue d’autre part. (Bien évidemment, la distinction ne représente pas une indépendance totale
puisque les règles de la langue ne peuvent être connues que par l’étude de la parole et la parole est
l’usage de la langue.)
La conception de Lévi-Strauss est également dichotomique. Cependant, l’anthropologue n’utilise
pas exactement les mêmes concepts que le linguiste. Saussure utilise le terme « signe » et il est
plutôt réservé à propos de l’utilisation du mot « symbole » comme équivalent du signe.
(L’avantage du signe qu’il est tout à fait arbitraire tandis que dans le cas du symbole « il y a un
rudiment de lien naturel entre le signifiant et le signifié » CLG 139) En revanche, Lévi-Strauss
emploie de préférence, les termes symbole, symbolique et symbolisation.
Dans les sociétés étudiées par l’anthropologie (mais aussi par la sociologie), il existe des lois ou
des normes mais aussi des idées et des représentations qui fonctionnent comme des lois d’une
part, et des relations et des pratiques sociales réglés par les lois ou par les représentations plus ou
moins normatives, d’autre part. La prohibition de l’inceste par exemple est une loi universelle,
elle existe dans toutes les sociétés avec des définitions, des exceptions et des extensions variées et
elle peut être considérée aussi comme une loi symbolique. En général, elle est accompagnée par
un certain nombre d’autres règles concernant les résidences, les filiations, les héritages, les
mariages et encore des différentes pratiques impliquant des actes d’inclusion et d’exclusion.
Finalement, la prohibition de l’inceste avec des règles secondaires complexes définit des relations
d’alliance (par échange et par réciprocité) et constitue ainsi le fondement du tissu social. Dans
cette perspective, les lois et les règles constituent le symbolique et les relations et les pratiques
peuvent être envisagées comme des choses symbolisées. Lévi-Strauss souhaite expliquer
l’expérience sociale par le symbolique et ainsi il procède différemment des sociologues des
générations précédentes qui se proposaient d’expliquer le symbolique par l’expérience sociale.
L’anthropologue postule aussi que dans la relation symbolique/symbolisé, c’est le symbolique qui
peut être considéré comme prioritaire, voire déterminante.
C’est dans un article sur le chamanisme (c.-à-d. sur une forme de médecine « primitive » existant
dans un certain nombre de sociétés asiatiques et amérindiennes) que Lévi-Strauss développe ses
idées sur l’efficacité du symbolique. Dans ce papier, il compare la médecine occidentale et la
médecine chamanistique. Dans la première, on sépare le monde subjectif (le sentiment du malade)
et le monde objectif (la cause) de la maladie. Dans la seconde, une telle disjonction n’existe pas.
La maladie est provoquée par exemple par le Monstre et celui-ci renvoie à la fois aux mondes
subjectif et objectif de la maladie. Le monstre représente à la fois le sentiment du malade et la
cause objective de la maladie. Le malade participe à la thérapeutique avec ses croyances, ce qui
peut favoriser la guérison le cas échéant.
C’est dans son « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » que Lévi-Strauss est plus explicite.
(M. Mauss fut un élève de Durkheim, Lévi-Strauss a occupé au Collège de France la chaire qui fut
jadis attribuée à Mauss.) Les sociologues voulaient toujours expliquer le symbolisme des
individus à partir des faits sociaux, constate-t-il, or, il faut plutôt démontrer « l’origine
symbolique de la société. » Et il remarque également : « Les symboles sont plus réels que ce
qu’ils symbolisent, le signifiant précède et détermine le signifié. » Cette dernière phrase prévoit
en quelque sorte le renversement du signe linguistique de Saussure et cette idée (la prévalence du
signifiant) sera reprise et réalisée par Lacan.
(Markos Zafiropoulos : Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud (1951-1957), PUF, 2003)
L’inconscient et le Sujet de l’inconscient
Les disciplines créent souvent des frontières. On l’a vu à propos de Saussure et de Lévi-Strauss.
Leur terrain pouvait être parcellé de la même manière, chacun possédait un domaine dichotomisé.
Mais les caractéristiques de la terre faisaient déjà la différence. Pour le linguiste, le mot « signe »
convenait mieux, il semblait être plus pur puisque il est arbitraire. (Saussure considère les
onomatopées comme des éléments non organiques du système linguistique, cf. CLG 142). En
revanche, pour l’anthropologue qui travaille sur la société, le terme « symbole » paraît être plus
approprié, précisément à cause de ce « rudiment de lien naturel entre signifiant et signifié » ou
plus précisément entre symbolique et symbolisé. En ce qui concerne Lacan, il est psychanalyste,
son objet est l’inconscient, c.-à-d. un terrain d’un seul bloc, difficilement « dichotomisable ». (La
première théorie de l’inconscient de Freud présentait encore un « topique » différencié,
l’inconscient a été composé de deux systèmes, Ics. et Pcs-Cs. Mais dans la deuxième et définitive
version de la théorie, le psychisme tout entier est dominé par le ça, nouvelle étiquette de
l’inconscient, le moi ainsi que le sur-moi ne seront qu’une partie du ça.)
Pour reprendre l’idée de Lévi-Strauss, Lacan devait innover. Il a crée un concept jusqu’alors
inconnu en psychanalyse, le Sujet de l’Inconscient. Ainsi, la psychanalyse, elle aussi, permet
d’esquisser une conception basée sur deux éléments, sur l’Inconscient et sur le Sujet de
l’Inconscient.
Le Sujet de l’Inconscient ne peut pas être identifié comme Pierre ou Paul, ce n’est pas un Sujet
réel et il n’est pas assimilable non plus au Moi, il n’a pas du tout de signification. Lacan pense que
le mot allemand « Ich » ne peut pas être traduit uniquement par le « Moi », il propose de faire une
distinction entre le « Moi imaginaire » qui est le Moi des identifications ou tout simplement cette
instance de l’inconscient appelée Moi d’une part, et le Je énonciatif, d’autre part. Pour préciser
comment comprendre le Je, Lacan reprend un terme technique de la linguistique, utilisé entre
autres par Jakobson : le Je est défini comme un shifter (en français : un embrayeur) qui est une
unité grammaticale dont la signification référenciée au message. En d’autres termes : lorsqu’on dit
que le Sujet de l’Inconscient est un shifter/embrayeur, on le désigne sans le signifier.
Lacan explique le rapport entre l’inconscient et le Sujet de l’inconscient au cours de son séminaire
1953/54 en commentant une nouvelle d’Edgar Poe, « La lettre volée ». Dans cette nouvelle, le
chevalier Auguste Dupin doit retrouver une lettre dérobée à la reine, une lettre compromettante et
cachée dans son bureau par le ministre. Les policiers n’ont pas pu résoudre cette enquête mais le
chevalier retrouve facilement la lettre qui était cachée dans les arceaux de la cheminée. Il la prend
et met à sa place une enveloppe identique. Le ministre continue à penser qu’il la possède toujours.
Sans entrer dans les détails de cette histoire, regardons le commentaire de Lacan. Le
psychanalyste pense qu’il y a quatre personnages importants en scène : le roi, la reine, le ministre
et la lettre. Parmi ces quatre, c’est la lettre qui est le personnage central, elle est pour chacun son
inconscient, quelque chose qui mobilise le Sujet de l’inconscient, le prend et l’entraîne dans un
mouvement.
Lacan radicalise la conception de Lévi-Strauss sur la prévalence du signifiant. Pour lui, le fait que
le signifiant a une position primordiale, suggère qu’il doit être isolé du signifié (comme une lettre
ou un mot-symbole). Le signifiant sera ainsi dénudé de toute signification, pourtant il est
déterminant du point de vue de la destinée de l’inconscient du Sujet.
« L’inconscient est structuré comme un langage. »
L’une des propositions les plus discutées de Lacan est cette phrase : l’inconscient est structuré
comme un langage.
Sans examiner la signification de cette phrase dans sa totalité, je me propose d’examiner un
parallélisme entre l’utilisation du langage et les processus inconscients, parallélisme remarqué par
le linguiste, R. Jakobson et repris avec certaines modifications par Lacan.
Jakobson met en évidence qu’en parlant, l’homme a deux types d’activités :
(1) Activité de sélection : pour exprimer quelque chose, on choisit un mot plutôt qu’un autre,
p.ex. on choisit le terme « bonnet » par opposition à « toque » ou « béret ».
(2) Activité de combinaison : on met en relation deux ou plusieurs mots pour décrire quelque
chose, par exemple, « jupe » et « blouse » pour décrire l’habillement d’une personne.
Jakobson démontre aussi que l’aphasie (les troubles de langage pathologiques) privent l’individu
tantôt de l’activité de sélection, tantôt de l’activité de combinaison.
Sur un tout autre plan, il constate que l’activité sélective se rapporte au procédé métaphorique,
tandis que l’activité combinatoire se rapporte au procédé métonymique.
[La métaphore et la métonymie sont des figures rhétoriques classiques. Dans les deux cas, il s’agit
de la substitution d’un terme par un autre mais sur une base différente.
Dans la métaphore la substitution est possible puisque il y a une relation analogique entre les
deux termes. Exemple : la vieillesse, c’est le soir de la vie. Cette métaphore suggère une analogie
entre la journée et la vie ; les deux se terminent par un état de fatigue où on va dormir bientôt,
pendant la nuit dans un cas, éternellement dans l’autre. Selon Perelman, spécialiste de
l’argumentation, la métaphore est une « comparaison condensée ».
Dans la métonymie, la substitution se justifie par une relation nécessaire (cause à effet,
contenu/contenant, etc.) Exemple : on va boire un verre ! Bien évidemment, on ne boit pas le
verre, le contenant mais le liquide qui est dans le verre, le contenu !]
Et Jakobson pense que les deux procédés se retrouvent également dans les processus inconscients
qui caractérisent le fonctionnement du rêve tel que Freud le décrit.
Selon lui, la symbolisation peut être considérée comme un processus métaphorique tandis que la
condensation et le déplacement sont des processus métonymiques. (Ces trois processus sont
définis dans la partie « Une cure de parole ».)
Jaques Lacan reprend les idées de Jakobson en les corrigeant un peu. Pour lui, la condensation est
un processus métaphorique (tout comme Perelman le constate dans son Traité de
l’argumentation), le déplacement est un processus métonymique.
IV – Wittgenstein et le « tournant linguistique »
Plan :
1) Généralités
2) Les limites du langage
3) Les jeux de langage
1. Généralités
Wittgenstein (1889-1951) fut un philosophe autrichien, issu d’une riche famille industrielle. Il
s’est tourné vers la philosophie après quelques études d’aérodynamique en Angleterre. Il va y
rencontrer le philosophe anglais, Bertrand Russel, qui après quelques échanges, va le
considérer comme un pair et comme un philosophe à part entière, bien qu’il n’ait suivi aucune
formation pour le devenir.
La 1ère guerre mondiale est déclenchée, Wittgenstein retourne dans son pays. Il sera appelé à
l’armée, il est d’abord au front russe, puis au front italien pour terminer dans un camp de
prisonniers. Pendant tout ce temps, il notera ses réflexions sur des carnets, puis à partir de ses
notes il composera le seul ouvrage édité de son vivant, le Tractatus logico-philosophicus dans
lequel il démontre que les philosophes posent des questions dépourvues de sens puisqu’ils ne
comprennent pas la logique de leur langage. A partir de cette idée, il se détourne de la
philosophie et fait des études d’instituteur puis il devient maître d’école dans un petit village
autrichien situé dans une région très pauvre.
Après six années d’activité professionnelle dans l’école primaire, il quitte l’enseignement, fait
quelques métiers pendant une période de transition (jardinier dans un monastère, architecte
occasionnel à Vienne, capitale de l’Autriche), puis il retourne à Cambridge.
Durant ces années cependant, son petit livre, le Tractatus faisait son chemin. Il est accepté
comme thèse et Wittgenstein devient enseignant-chercheur en philosophie jusqu’à sa retraite,
avec une interruption pendant la seconde guerre mondiale lors qu’il sert comme brancardier
dans un hôpital. Il meurt d’un cancer relativement jeune mais il avait encore eu le temps de
préparer l’édition d’un deuxième ouvrage, Les investigations philosophiques. Après sa mort,
ses disciples ont édité encore de nombreux autres ouvrages composés à partir des divers
manuscrits et des fiches trouvées dans ses affaires.
L’importance de Wittgenstein au cours de l’histoire des idées est souvent comparée à celle de
Kant.
Kant a constaté que les problèmes traditionnels de la métaphysique ne sont pas résolubles. Dieu
existe-t-il ? Oui ou non ? L’homme, est-il né libre ou sa destinée est-elle décidée à l’avance ? Estce que l’univers avait un début ? Et aura-t-il une fin ? Oui ou non ? Ces questions sont des
antinomies, les arguments développés en faveur d’un « oui » sont aussi acceptables que les
arguments contraires.
Ne pouvant pas répondre sans ambiguïté aux questions philosophiques classiques, Kant posait des
questions concernant les conditions de nos connaissances. Nos connaissances sont limitées, elles
sont subjectives dans le sens où elles sont toujours les connaissances d’un Sujet doté d’une
certaine sensibilité, basée sur des formes à priori et ayant une certaine faculté d’entendement
impliquant des concepts à priori.
Le Sujet de la Connaissance n’est pas identique au Sujet empirique. Il ne s’agit pas de Pierre ou
de Paul mais de la prise en compte du fait que les connaissances ne peuvent pas aller au delà de ce
qu’un Sujet peut connaître. Mais c’est le Sujet qui connaît. Avant Kant, on pensait que l’objet de
la connaissance existe indépendamment du Sujet et le penseur ne doit que retirer le voile qui le
recouvre. Après Kant, on doit réaliser que le penseur construit son objet, il construit ce qu’il
pense, ce qu’il peut penser à hauteur de ses propres possibilités et de ses propres facultés,
déterminées, c'est-à-dire à la fois aidé et limité par un certain type de sensibilité et d’entendement.
Wittgenstein reprend une problématique analogue à celle de Kant mais il l’envisage dans sa
dimension linguistique. Dans le Tractatus, il propose de tracer une frontière non pas entre ce que
nous pouvons penser et ce que nous ne pouvons pas penser mais entre ce qu’on peut exprimer et
ce qu’on ne peut pas exprimer. « Tout ce qui peut être proprement dit peut être dit clairement, et
sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence » - écrit-il dans l’avant-propos. Toutefois la
frontière entre le dicible et l’indicible ne veut pas dire qu’au-delà de la frontière rien n’existe.
Mais l’impensable ne se dit pas, il se montre seulement.
2. Les limites/frontières du langage
(sur le sujet)
Wittgenstein, lui aussi, pose la question du Sujet de la Connaissance. Et lui, est-il existe ?
L’examen du sujet empirique n’apporte pas de réponse à cette question. S’il devait écrire un livre
intitulé Le monde tel que je l’ai trouvé, il pourrait y parler de beaucoup de choses, sur son corps,
sur ses membres soumis ou non à sa volonté, etc., mais pas sur le Sujet. Mais après mûre
réflexion, il décide finalement: le sujet doit exister puisque « le monde est mon propre monde »
(Tractatus, 5.641). Alors, cette réponse l’amène vers d’autres questions. Est-ce que le monde est
uniquement mon propre monde ? Les autres, le perçoivent-il ? En répondant par le « oui », le
monde n’est pas mon propre monde. En répondant par le « non », on arrive au solipsisme.
Le solipsisme (du latin solus : seule et ipse : soi-même) représente une position selon laquelle le
monde extérieur n’a pas d’existence réelle, le sujet pensant ne reconnaissant d’autre réalité que
lui-même. Evidemment, un tel point de vue n’est pas acceptable pour Wittgenstein. Je serais le
seul qui perçoive le monde, les autres ne verraient rien ! Mais l’idée persiste. Finalement, il
adopte la solution suivante : « Ce que le solipsisme veut signifier est tout à fait correct, seulement,
cela ne peut se dire, mais se montre. » (5.62) Et avec ce raisonnement, on arrive à la
problématique du langage.
(sur les rapports Sujet/monde)
Avant de parler de la conception de Wittgenstein relative au langage, apportons quelques
précisions concernant les rapports entre le Sujet et le monde. (Par Sujet, on entend désormais le
Sujet de la Connaissance que Wittgenstein appelle aussi le « Je philosophique ».) D’une part, il
constate dans le Tractatus que « Je suis mon monde. » (5.63) D’autre part, il affirme que « le sujet
n’appartient pas au monde, mais qu’il est une frontière du monde ». (5.632) Dans le monde, on
trouve les faits (1.1.) et les objets, c.-à-d. la réalité empirique, l’ensemble des propositions
élémentaires (5.5561) c.-à-d. le langage avec des propositions pourvues de sens ainsi que la
logique puisque « la logique remplit le monde » (5 .61).
Mais ce qui semble importer le plus à Wittgenstein, c’est l’idée de frontière. Le sujet n’appartient
pas au monde mais il est une frontière du monde, répétons-nous et les frontières du monde sont
aussi les frontières du langage et de la logique. Être à la frontière semble être une position
privilégiée puisque le sujet peut avoir des connaissances venant des deux côtés de la frontière,
sauf que celles qui viennent de l’intérieur, sont exprimables, les autres non.
(sur le langage)
Dans le Tractatus, Wittgenstein envisage le langage comme l’expression de la pensée (ou celle
d’une image ou d’une représentation, d’une figure, etc.) et il considère la pensée à son tour
comme la représentation de la réalité.
Pour que la réalité puisse être représentée par la pensée et que celle-ci puisse être exprimée par
des propositions, il faut que quelque chose soit commun dans la réalité, dans la pensée et dans le
langage. Wittgenstein suppose que c’est la relation entre les éléments constitutifs respectifs qui est
commune aux trois niveaux, c'est-à-dire, on retrouve une structure identique dans la réalité, dans
la pensée et dans les propositions.
Bien sur, cette structure identique renvoie à une ressemblance mais celle-ci ne sort pas forcement
d’une répétition mécanique, elle n’est pas repérable inévitablement par des signes extérieurs. Il
s’agit plutôt d’une correspondance entre des systèmes de rapport appelés « formes logiques » dans
le Tractatus et permettant, à la pensée de représenter la réalité, et aux propositions d’exprimer la
pensée. (Cette ressemblance sans ressemblance externe, basée sur une similitude structurale
interne s’appelle isomorphisme.)
La plupart des questions et des propositions soulevées par les philosophes « ne sont pas fausses
mais sont dépourvues de sens ». (4.003) Elles découlent le plus souvent de « l’incompréhension
de la logique de la langue ». Par exemple la question suivante : « le Bien est-il plus ou moins
identique au Beau ? » Que pouvons-nous répondre à une telle question ?
Les philosophes produisent souvent des propositions compliquées en omettant de donner des
significations à certains des signes utilisés. (Cf. 6.53) Une question peut être posée lorsque nous
avons une réponse et nous pouvons répondre à une question lorsque nous avons quelque chose qui
est exprimable. (Cf. 6.51) Par exemple, les propositions des sciences de la nature se laissent dire
mais elles n’ont rien à voir avec la philosophie. (Cf. 6.53)
En effet, Wittgenstein suppose l’existence de deux types de connaissances, celles que nous
pouvons dire, c.-à-d. le « dicible » et celles qui sont ineffables. Et nous sentons que même si nous
avons dit tous ce que nous pouvons dire, « nos problèmes de vie n’ont même pas été effleurés. »
(6.52) Il va même encore plus loin : ce qui est « le Mystique », est également indicible. Mais
indicible ne signifie pas non existant (ou inexistant), il ne se dit pas mais il se montre. Ainsi
Wittgenstein fait la distinction non seulement entre dicible et indicible mais aussi entre « se dire »
et « se montrer ».
En revenant à la question de la langue, selon certains exégètes du Tractatus, Wittgenstein suppose
l’existence d’un langage idéal basé sur la logique. (Cf. Hadot, p. 85.)
Dans un certain sens, cette remarque est vraie. Cependant, la priorité de l’auteur du Tractatus
n’était pas l’esquisse d’une quelconque conception de la langue. Son but consiste à tracer une
frontière dans la langue entre ce que nous pouvons exprimer et ce que nous ne pouvons pas
exprimer. La langue a été traitée plutôt dans ces perspectives.
Quelques uns de ses paragraphes laissent entendre toutefois qu’il pourrait adopter aussi une
approche différente face à la langue. Il écrit par exemple : « Le langage quotidien est une partie de
l’organisme humaine et n’est pas moins compliqué que lui. (…) La langue déguise la pensée, de
telle manière que l’on ne peut, d’après la forme extérieure du vêtement, découvrir la forme de la
pensée qu’il habille ; » (4.002)
3. Les jeux de langage
D’abord quelques mots sur le »jeu de langage ».
L’utilisation du « jeu » comme métaphore vient de certains courants de recherche des sciences
sociales. En économie, par exemple, on éclaire l’activité de l’individu par les jeux stratégiques.
Plus tard, on voit en sociologie des organisations, l’apparition de l’analyse stratégique.
Wittgenstein compare d’abord le langage au jeu d’échec, puis à des jeux moins rigides tels que les
rondes enfantines. (Wittgenstein était un peu excentrique mais aussi une personnalité ouverte. A
Cambridge, il se liait d’amitié avec certains de ses collègues et ils est fort probable que l’idée du
« jeu » remonte à ses discussions avec l’économiste Keynes qui n’était pas encore la sommité
mondiale qu’il est devenu plus tard.)
Dans les Investigations Philosophiques, le langage lui-même apparaît comme un jeu :
Wittgensrein compare le langage à « une vieille cité », un labyrinthe de ruelles et de petites
places, de vieilles et de nouvelles maisons, et de maison agrandies à des différentes époques ; et
ceci est environné d’une quantité de nouveaux faubourgs… » (§18)
Pour comprendre cette comparaison, pensons à une personne qui a différents types de relations :
professionnelles, amicales, officielles, semi-officielles, familiales, de voisinage, etc. et dans
chaque situation, elle doit adopter un certain type de langage.
Cette comparaison attire l’attention sur la dimension non linguistique du langage : en utilisant le
langage, nous faisons une multitude de choses et pas seulement une seule et unique activité
consistant à l’expression de nos pensées.
Les Investigations philosophiques sont consacrées entièrement aux jeux de langage. Mais
Wittgenstein ne définit pas clairement ce qu’il entend par « jeu de langage », il ne propose pas une
théorie, ni une liste exhaustive qui permettrait d’identifier son objet. C’est seulement la non
systématisation qui est systématique dans l’ouvrage ! (Hadot) L’auteur suggère qu’il faut accepter
cette « inexactitude », la notion vague du « jeu de langage ». Dans la vie quotidienne, on s’entend
très bien sur la notion du jeu, sans pouvoir donner une définition exacte.
En étudiant les jeux de langage, nous pouvons découvrir des démarches irréductibles de la pensée
conceptuelle. « La compréhension d’une phrase de langage est plus proche que l’on ne pense de
ce que l’on nomme habituellement la compréhension d’un thème musical. » (§ 527)
Pourtant, on peut découvrir plusieurs tendances dans la structuration de l’ouvrage :
-
une partie des exemples montre qu’il peut y avoir une ressemblance entre les jeux sans
ressemblance apparente. (C’est le thème de l’isomorphisme qui apparaissait déjà dans le
Tractatus !)
Les jeux sont très différents : jeux de dames et d’échecs, de cartes, de balles, les compétitions
sportives. Qu’est-ce qui est commun à tous ? » Certes, il y a des analogies, des affinités, des
correspondances, etc. (§ 66)
Mais « Je ne puis mieux caractériser ces analogies que par le mot : ressemblance de famille »
« Les « jeux » constituent une famille. » (§ 67)
Cette idée – de la possibilité de classer des différents objets dans la même catégorie sans avoir des
critères précis pour pouvoir les ranger – sera reprise par des chercheurs s’intéressant aux
problèmes de conceptualisation et de catégorisation. (Catégorisation traditionnelle et
catégorisation prototypique.)
-
dans de nombreux jeux de langage, le langage est considéré non pas comme une traduction
de la pensée mais comme un moyen d’agir.
Exemple n° 1: le jeu de langage des bâtisseurs (§ 2 - 27). Joueurs : le bâtisseur (A) et son assistant
(B). A dit à B : « dalle », puis « colonne », ensuite « poutre », « cube », etc. Chaque fois que B
entend un mot, il le reconnaît grâce à la perception des sons, il va chercher l’objet et le ramène à
A.
Cette illustration du jeu de langage – Les investigations philosophiques s’ouvre pratiquement par
cet exemple – a été critiqué par nombreux lecteurs avec des arguments variés :
(1) Les joueurs ne prononcent pas des phrases mais uniquement des mots. (Cet argument
laisse entendre qu’un jeu de langage devrait se baser sur des phrases.)
(2) Il n’y a pas de conversation (interactions verbales) entre les joueurs.
(3) Les interactions ne permettent pas de distinguer l’usage sensé et l’usage insensé du
vocabulaire !
Ces critiques ne se rendent pas compte que dans ce jeu, les mots ne désignent pas prioritairement
les objets ; ce sont des ordres qui sont donnés par la prononciation des noms ; il s’agit des actes
de commandement et non pas de désignation des objets.
Exemple n°2 : dans plusieurs paragraphes, Wittgenstein aborde ce qui pour lui peut représenter
l’expression d’une sensation de souffrance (§ 244, § 255, § 246, § 243)
-
une sensation de douleur est une sensation intime, qu’il est impossible d’observer
objectivement, on l’a tout simplement, il est impossible de la communiquer…
-
Il a mal aux dents, j’ai mal aux dents. Dans la première phrase, le « il » signifie la
personne qui a mal aux dents, c’est lui et non pas quelqu’un d’autre qui a mal.... Mais
lorsque j’ai dit, que j’ai mal aux dents, le « Je » ne signifie rien. Dans ce cas-là, il faudrait
dire plutôt que « il y a des douleurs dentaires » comme les sujets répètent lorsque le roi a
mal aux dents.
-
Tout de même, lorsque j’ai dit que j’ai mal aux dents, je n’exprime pas une sensation de
douleur, je demande plutôt de l’aide aux personnes qui peuvent m’aider.
Exemple n° 3 : dans le célèbre § 23, nous avons une liste de paroles pour montrer que les jeux de
langage font partie d’une activité ou d’une forme de vie.
Première de la liste : « commandement et agir d’après des commandements. »
(jeu de langage et formes de vie)
Wittgenstein veux dire probablement que les jeux de langage s’intègrent dans un comportement
global de communication (Granger, p. 75)
Hadot : c’est la forme de vie qui donne un sens à notre parole ! (c.-à-d. le contexte dans lequel la
personne parle.)
Dans l’antiquité, les philosophes parlaient toujours à un public qui était devant eux. L’écriture fut
secondaire, une sorte d’aide mémoire, un substitut.
Le Moyen Age peut être considéré comme une période de transition de ce point de vue. Les
philosophes gardaient toujours le contact avec un auditoire concret mais avaient tendance à tenir
compte de plus en plus d’un auditoire universel (des « exigence d’une somme »).
Avec l’invention de l’imprimerie, une transformation radicale s’opère : l’écrit prend le pas sur la
parole : l’auditoire universel (« l’homme en soi ») remplace l’auditoire concret, particulier. (cf.
Perelman : Rhétorique et philosophie, PUF, 1952, préfacé par Bréhier)
Par les jeux de langage, Wittgenstein démontre l’importance de la prise en compte de l’auditoire
particulier.
Documentation complémentaire (proposé par George Campagne) :
La philosophie du Tractatus : la clarification logique de la langue et l’abolition de la
philosophie
Le Tractatus est un classique de la philosophie du XXe siècle. Il est très court, ne
comportant que 70 pages. Il consiste en une série de remarques portant sur l’essence du
langage (c’est-à-dire sur ce qui fait qu’un langage est un langage), la nature du monde, de
la logique, des mathématiques, de la science. Il se clôt par des commentaires portant sur
des questions touchant le mysticisme : la nature de la morale, de l’art et de la religion.
Son écriture est d’une grande exactitude logique combinée à une intensité poétique
remarquable. L’ouvrage est divisé en plusieurs parties grâce d’un système de numération
décimale allant de 1 à 7 qui permet aux pensées exprimées de s’emboîter les unes dans
les autres.
Le but du Tractatus est de tracer une limite claire à ce qui peut être dit par le langage. Ce
qui se trouve à l’extérieur des limites du langage ainsi tracées concerne tout ce qui a de
l’importance dans la vie: la valeur, le bien et le beau, ce qui nous dépasse, Dieu.
Wittgenstein considère que ce qui importe dans la vie ne peut être ni vrai ni faux. Tout ce
qui est vrai ou faux est de l’ordre des faits, et la totalité des faits c’est le monde (T. 1.11).
Or la valeur, ce qui est important, réside en dehors du monde (T. 6.41). Et puisque le
langage réfléchit le monde, il ne peut en parler. Tout ce que peut faire un langage bien
formé, dit Wittgenstein, c’est d’énoncer des faits : “ Le tableau est vert ”, “ Je demeure à
Montréal . À ce compte, seules les sciences sont habilitées à dire ce qui est vrai ou faux.
Il ne saurait donc y avoir, selon l’auteur du Tractatus, quelque chose comme des
“ sciences ” morales, esthétiques et religieuses, dont l’objet porterait sur les valeurs, le
bien, le beau, ou Dieu, etc. À strictement parler, ceci ne peut être dit par le langage,
cependant que le langage le montre.
Qu’en est-il de la philosophie ? Selon Wittgenstein, les philosophes avant lui essayaient
de dire ce que le langage ne peut pas dire; d’où les éternelles controverses des
philosophes. Platon par exemple s’est demandé si le Bien est (ou existe). Cette question
n’a pas de signification immédiate. Car comment doit-on comprendre le sens du verbe
“ être ” ici ? Ce mot important en philosophie peut par exemple prendre le sens de
l’identité, comme dans “ Platon est (identique) à l’auteur de l’allégorie de la caverne ”.
Ou encore, il peut prendre le sens de l’attribution, comme dans “ Platon est barbu ”; ou
celui de l’exemplification, comme dans “ Platon est (exemple de) un philosophe ”; ou
bien de la constitution, “ Platon est fait (constitué) de chair, de sang et d’os ”, etc. Bien
qu’être l’auteur de l’allégorie de la caverne, être barbu, être un philosophe et être fait de
chair et de sang, soient toutes des propriétés de Platon, il est clair que chacune est
différente et aucune n’a plus d’importance qu’une autre.
Dans un langage logiquement bien formé, comme par exemple le symbolisme logique
qu’ont mis au point Frege et Russell, les différents sens du mot “ est ” devraient
apparaître clairement, soutient Wittgenstein. Malheureusement, notre langue ne possède
pas la clarté que possède le langage logique, de sorte que les philosophes, comme Platon
qui se demande si le Bien est ou encore si le Bien est la même chose que le Beau,
deviennent facilement la proie des nombreux pièges que la langue leur tend. Remarquons
que dans la question de Platon, on peut se demander si le “ Bien ” est un nom désignant
un “ objet ” (le bien), comme le font habituellement les noms communs dans notre
langue. Une langue idéale, claire et précise, nous dit Wittgenstein dans le Tractatus,
devrait éviter aux philosophes de poser des questions dont le sens n’est pas bien clair. La
philosophie, justement, est cette activité dont le but essentiel est la clarification du
langage.
En dévoilant le la logique de la langue, Wittgenstein croyait dans le Tractatus avoir
résolu les problèmes philosophiques d’une manière décisive. Toutefois, qu’en est-il des
phrases elles-mêmes du Tractatus qui cherchent à dire ce qui ne peut être dit?
Wittgenstein affirme à la toute fin de son ouvrage que celui qui l’a parcouru reconnaîtra
qu’elles sont elles-mêmes frappées de non-sens : “ Sur ce dont on ne peut parler, il faut
garder le silence. ” (T. 6.54 et 7) Le Tractatus se clôt donc par l’abolition de la
philosophie.
La seconde philosophie de Wittgenstein : à la recherche de la sagesse du langage
ordinaire
Il est clair que le modèle idéal de la langue qui domine tout le Tractatus est celui de la
logique symbolique. Lorsque Wittgenstein revint à la philosophie après dix années
d’absence, il rejeta ce modèle en faveur d’un modèle de la langue proche de son usage
quotidien.
En logique formelle ou symbolique, on ne considère que les énoncés dits “ déclaratifs ” :
“ Aujourd’hui, il pleut. ”, “ Wittgenstein était autrichien. ”, “ Platon était l’élève de
Socrate. ”, etc. Qu’en est-il des phrases interrogatives ou des exclamations, exprimant des
commandements et des requêtes, telle “ Peux-tu me passer le sel ? ” ? Dans cet exemple,
je ne cherche pas à savoir si vous avez la force ou si vous êtes en mesure de me passer le
sel, mais que vous me le passiez ! Généralement, quelqu’un énonce cette phrase lorsqu’il
est à table avec d’autres personnes, et sa signification ne pose alors aucun problème. Si je
dis “ Robert a acheté La Presse. ”, cette phrase est ambiguë, car elle peut signifier au
moins deux choses : 1) Robert a acheté un exemplaire du journal La Presse; 2) Robert
acheté l’entreprise éditant La Presse. Pour désambiguïser la signification de cette phrase
banale, diverses informations concernant le contexte de son énonciation apparaissent
essentielles: qui l’énonce ? dans quelles circonstances ? quelles actions accompagnent
généralement l’énonciation de cette phrase, etc. On pourrait multiplier les exemples
montrant que le modèle logique ou déclaratif de la langue est un modèle étroit et limité,
inapte finalement à saisir la richesse et la variété de la signification des mots de la langue.
Wittgenstein a attiré l’attention des philosophes sur les dimensions non-linguistiques du
langage, en mettant en évidence le fait qu’en utilisant le langage nous faisons en réalité
une multitude de choses, et pas seulement une seule et unique chose : énoncer des faits.
Supposons que quelqu’un dise : “ Le tableau est vert. ” Pour un philosophe empiriste,
“ Le tableau est vert ”, signifie que le tableau est de la couleur correspondant à la
sensation de vert qu’il a présent dans son esprit et qu’évoque à chaque fois pour lui le mot
“vert”, sensation par ailleurs qui est la même pour quiconque comprend le mot.
L’explication de la signification que nous propose le philosophe empiriste -- ou de
quiconque croit que la signification d’un mot est une expérience ou une idée interne et
personnelle en principe incommunicable -- est de nature subjectiviste, au sens où elle
renvoi à l’expérience personnelle et privée de chacun. Et il faut admettre que cette
explication est plutôt étrange parce qu’elle fait appel à l’expérience de chacun qui est
strictement personnelle et privée. Aussi, une question se pose de façon aiguë: comment
pouvons savoir en toute certitude que nous avons bel et bien tous la même expérience
interne personnelle de “ vert ” lorsque nous regardons le tableau au mur de la classe; ou la
même expérience de “ douleur ”, quand, par exemple, nous sommes tenaillés par un
terrible mal de dents ? Bon nombre d’étudiants répondraient que nous n’avons en fait
aucun moyen de le savoir...
Nous sommes vraiment seuls et dans l’ignorance. L’explication subjectiviste conduit
ainsi tout droit au solipsisme selon qui je ne peux jamais savoir avec certitude ce que les
autres pensent ou expérimentent, et même qu’ils existent ! Pour tout ce que j’en sais, c’est
que je suis le seul à percevoir, expérimenter; bref, à exister. Le subjectivisme conduit
donc à cette position extraordinaire, à peine concevable : je suis le seul à exister; les
autres ne sont peut-être au fond qu’une projection de soi...! Cette position est bien
entendu absurde. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond en quelque part, et selon
Wittgenstein, ce qui ne va pas c’est la théorie subjectiviste de la signification elle-même :
croire que la signification des mots dans la langue soit “ insufflée ” pour ainsi dire par un
acte interne et personnelle du locuteur.
Les jeux de langage, comme tous les jeux, ont leurs propres règles. La tâche du
philosophe, nous dit Wittgenstein, est de nous rappeler des règles d’usage des mots qui
exercent sur les philosophes une grande fascination et qui sont à la source de graves
malentendus. Décrire la “ grammaire ” de nos jeux de langage, voilà, selon Wittgenstein,
la tâche du philosophe.
Conclusion
Wittgenstein a exercé une influence considérable dans le monde de la philosophie anglosaxonne, en Grande-Bretagne et aux États-Unis en particulier. C’est un monument de la
philosophie du XXe siècle. Avec Bertrand Russell et Gottlob Frege, il est à la source du
mouvement de la philosophie analytique. Le Tractatus a nourri le courant de l’analyse
dite “ logique ”, de même qu’il a été à l’origine du positivisme logique du Cercle de
Vienne. De leur côté, les Recherches philosophiques ont donné naissance au courant de
l’analyse dite du “ langage ordinaire ” et, également, plus près de nous, depuis les années
‘70, à la pragmatique et la logique informelle. Des philosophes américains importants se
réclament aujourd’hui de lui, Hilary Putnam et Richard Rorty entre autres. Il est vrai que
l’étoile de Wittgenstein a quelque peu décliné, car bien des philosophes contemporains
cherchent à expliquer les choses, alors que selon lui la philosophie ne peut rien faire
d’autre que décrire ce qui est devant nos yeux
V – Bakhtine, Structures Polyphoniques et Dialogisme
Plan :
1) Remarques préalables
2) Intertextualité et translinguistique
3) L’acte de création
4) Le sur-destinataire
1. Remarques préalables
Mikhaïl Bakhtine (1895-1975),
 Auteur russe, issu d’une famille aristocratique appauvrie,
 fait ses études universitaires à Odessa et à Petersburg, diplômé en 1918,
 puis il exerce comme instituteur dans différentes villes (Nevel, Vitebsk),
 à partir de 1924 à St. Petersburg.
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1921 : mariage et maladie. Cette année son ostéomyélite (inflammation des moelles
osseuses) est diagnostiquée. (Il sera amputé d’une de ses jambes en 1943).
1928 : il est arrêté et condamné à cinq ans de camp de travail. A cause de sa maladie (et
peut-être grâce à l’intervention de la femme de Gorki), la peine est commuée en exil dans
le Kazakhstan.
A partir de 1930, il travaille comme employé dans une petite bourgade à la frontière de la
Sibérie et du Kazakhstan.
1936, il est nommé à l’Institut Pédagogique de Saransk.
1937, il enseigne le russe et l’allemand dans un lycée de Kimr (centaine de km. de
Moscou)
1945, il revient à l’Institut Pédagogique de Saransk et il y reste jusqu’à sa retraite (1961)
1969, il s’installe à Moscou, dans les dernières années de sa vie, à Klimovsk (près de
Moscou) dans un asile pour vieillards.
Publications, activités de recherche et cercles de discussion :
Jusqu’à 1963, Bakhtine a publié peu : 2 livres (sur Dostoïevski et sur Rabelais) et trois articles.
1963 : c’est l’année du changement en Union Soviétique, de l’assouplissement du régime.
Bakhtine peut alors publier la deuxième version augmentée de son livre sur Dostoïevski (première
version : 1929).
Il sera découvert par de jeunes chercheurs et des artistes, des historiens et des écrivains russes.
Puis le livre sera traduit en plusieurs langues et Bakhtine devient alors mondialement connu (bien
sûr, surtout par les spécialistes). En 1965, on édite son livre sur Rabelais, il publie quelques uns de
ses textes inédits, prépare un recueil qui paraîtra après sa mort. Plusieurs autres ouvrages
retrouvés dans ses affaires seront également publiés après sa mort.
Les cercles de discussion et les pseudo-publications de Bakhtine :
Dans chacune des villes où Bakhtine a travaillé dans sa jeunesse (Nevel, Vitebsk, Petersburg),
Bakhtine fréquentait des cercles de discussion composés d’intellectuels et d’artistes. En 1970, un
historien de lettres russe, Ivanov a prétendu que certains livres publiés par les membres de ces
cercles, ont été écrit en réalité par Bakhtine. Il s’agissait des ouvrages de Volochinov (Le
freudisme, 1927 ; Marxisme et philosophie du langage, 1929) et de Medvedev (La méthode
formelle, 1928 ; Le formalisme et les formalistes, 1934). Les deux étaient des amis de Bakthtine.
Medvedev a été condamné au camp de travail forcé où il est mort. Bakhtine était encore vivant
lorsqu’Ivanov a proposé son hypothèse mais il n’a fait aucune déclaration sur ce sujet. Beaucoup
d’éditeurs publient les ouvrages de Volochinov et de Medvedev avec le nom de Bakhtine.
Pourtant il est peu probable que Bakhtine soit l’auteur de ces ouvrages. En revanche, il est
possible que ses amis aient utilisé certaines de ses idées ou certains de ses manuscrits avec ou non
son consentement implicite ou explicite.
Bakhtine est considéré parfois comme un critique du formalisme mais un critique interne (« un
critique immanent »). (Ou : un adversaire des formalistes mais un adversaire loyal qui reconnaît
leurs qualités.)
Qui étaient les formalistes ? Nous avons évoqué déjà brièvement ce courant à propos du
structuralisme et de Jakobson (dans le cours sur « la psychanalyse et le langage »). Mais pour
pouvoir parler des rapports entre Bakhtine et les formalistes, nous devons aborder aussi le
contexte intellectuel et culturel de l’époque.
La vie littéraire en Russie était très animée avant et après la révolution de 1917. En poésie par
exemple, on pouvait distinguer deux vagues de poètes. Les symbolistes ont dominé le terrain au
début du siècle mais encore un petit peu après 1910. Les futuristes sont apparus surtout à partir du
milieu des années 1910. Les deux courants se distinguaient l’un par rapport à l’autre sur leur
rapport à la réalité environnante. Chez les symbolistes, il existait une correspondance entre leur
poésie et la réalité. En revanche chez les futuristes, c’est la recherche des nouvelles formes qui
dominait, leur poésie ne reflétait pas la réalité, elle paraissait être plutôt une action sur la réalité.
Ils avaient une attitude critique vis-à-vis des symbolistes considérés comme un courant dépassé.
Les jeunes critiques littéraires et linguistes qui se sont regroupés dans des cercles de travail à
Moscou et à St. Petersburg partageaient la conception des futuristes sur de nombreux points. Ces
jeunes critiques et linguistes sont considérés maintenant comme des « formalistes ». Dans leur
analyse du langage poétique, ils se proposaient d’utiliser les mêmes principes que Saussure a
employés pour étudier la langue. Ils connaissaient les travaux de Saussure puisque l’un des leurs,
Karcewski vivait à Genève entre 1905 et 1917 et suivait le cours du linguiste suisse. Saussure a
considéré la langue comme un système clos et il a étudié les relations à l’intérieur du système. Les
jeunes formalistes russes, eux aussi, adoptaient une approche interne pour explorer des poèmes.
Dans l’étude du langage poétique, ils se sont centrés sur les différents procédés et sur des
différentes associations (parallélisme, hyperboles, comparaison, répétition, etc.), c'est-à-dire sur
les relations entre les différentes composantes du texte conduisant à des formes poétiques
complexes. Ils ont plutôt préféré étudier le langage poétique que le langage de tous les jours,
obéissant à la « loi de l’économie ». Ils voulaient ignorer tous ce qui se passait avant (dans le
temps) et en dehors (de l’espace) du langage poétique.
Connaissant les travaux de Bakhtine, il est évident qu’il ne pouvait pas être d’accord avec de
telles positions : il prenait toujours en considération le contexte dans lequel l’œuvre a été créée.
Mais il n’a jamais engagé la polémique avec les formalistes. Si nous voulions connaître son
opinion à leur sujet, les livres de Medvedev (La méthode formelle, 1928 ; Le formalisme et les
formalistes, 1934) peuvent certainement nous fournir quelques indications, tout en retenant que
ces livres n’ont pas été écrits par Bakhtine.
Actuellement, il existe deux points de vue antagonistes quant aux relations entre Bakhtine et les
formalistes :
(1) Bakhtine était lié aux formalistes. Il a adopté une position critique vis-à-vis d’eux mais ce
fut une critique interne. Il a toujours reconnu la qualité des travaux des formalistes, il les a
trouvés féconds et stimulants.
(2) Bakhtine n’a aucun lien avec les formalistes. (C’est la position défendue par Sergueï
Botcharov, actuel éditeur de Bakhtine en Russie.)
La découverte du roman polyphonique et le dialogisme
Bakhtine considère Dostoïevski comme le créateur du roman polyphonique. Dans le roman
traditionnel, l’auteur est tout-puissant, les personnages ne sont que de simples marionnettes ou des
porte-paroles de l’auteur. Pour Bakhtine, Dostoïevski a révolutionné le roman. Chez lui, l’auteur
et ses personnages se trouvent sur un même plan. Autrement dit, les personnages ne sont pas
l’objet du discours de l’auteur, ils sont le Sujet de leur propre discours. Bakthtine cite l’un des
exégètes de Dostoïevski (Meier-Gräfe) : « On n’a jamais eu l’idée de prendre part à l’une des
nombreuses conversations de l’Education sentimentale… Alors qu’avec Raskolnikov (personnage
principal du Crime et châtiment, A. A.) nous discutons continuellement ».
Dostoïevski insiste sur l’importance des idées de ses personnages, c’est pourquoi nous pouvons
discuter avec eux et ils peuvent dialoguer avec le lecteur.
Le roman à structure polyphonique représente un roman à plusieurs voies, basé sur le dialogue
entre l’auteur et ses personnages, entre les personnages mêmes, puis entre les personnages et le
lecteur.
Structure polyphonique et dialogue sont liés. Cette idée a été reprise par certains linguistes
(exemple : Oswald Ducrot) mais aussi par des psychologues sociaux tels que Hermann aux ÉtatsUnis et Laurens en France.
2. Intertextualité et Translinguistique
Pour parler du dialogisme (ou encore dialogicité), on a proposé en France le terme
« intertextualité ». (Ce fut la proposition de Julia Kristeva, qui a été reprise aussi par Zvetan
Todorov, l’auteur de l’ouvrage Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, Seuil, 1981)
Mais regardons d’abord le mot « dialogue ».
Définition du Petit Robert : entretien entre deux personnes.
Le Petit Robert utilise le mot entretien et non pas conversation. Pourquoi ? Voyons la
définition de ces deux termes, toujours selon le Petit Robert.
Entretien : action d’échanger des paroles avec une ou plusieurs personnes.
Conversation : échange de propos (naturels, spontanés) et ce qui se dit dans un tel échange.
Ces définitions suggèrent que le dialogue est un échange de paroles ou de propos qui peut aller au
delà des simples échanges verbaux, il peut être formalisé ou au moins réglé de manière implicite
et peut être lié à l’idée de l’intentionnalité (puisqu’il est une action).
(On utilise aussi le terme dans le même sens en politique internationale ; le dialogue ne représente
pas simplement l’expression mutuelle des opinions, c’est aussi une action puisqu’un contact a été
établi.)
Chez Bakhtine, le dialogue représente une relation entre deux personnes, deux textes, deux
consciences ou deux entités sociales.
Le dialogue renvoie à la nature sociale de l’homme et dans ce sens, Bakhtine a beaucoup de
précurseurs, surtout en philosophie : Hegel, Feuerbach et on pourrait continuer longuement avec
les noms…
Après (ou aux alentours de) la première guerre mondiale, plusieurs auteurs (des philosophes ou
des littéraires) proposent une interrogation sur le dialogisme : Ferdinand Ebner, Martin Buber, etc.
On peut considérer que Bakhtine, sans le vouloir, appartient à cette série d’auteurs.
Pourquoi vers la première guerre mondiale assiste-on à l’émergence du dialogisme ?
Voilà une tentative d’explication :
L’histoire est longue et se confond avec celle du concept « l’homme » (ou « l’individu »). Elle
commence avec la Renaissance, plus précisément avec la longue période qui mène de la
Renaissance au 17ème siècle et appelée parfois « désenchantement du monde ». (L’expression
vient de Max Weber.) Dans le monde médiéval, les sciences se sont développées dans le cadre de
la théologie. Les vérités scientifiques, tout comme les autres vérités en général, ont été garanties
par Dieu. Avec la Modernité, la théologie et les sciences se sont séparées. Désormais l’homme
lui-même devait se porter garant de la vérité. La Renaissance se caractérisait entre autres par la
construction du concept de l’homme : on a découvert non seulement la beauté du corps humain
mais aussi que l’être humain est doté de la Raison. Mais le début de la Modernité représentait
aussi les guerres de religions et on assistait à l’apparition d’une misère jusqu’alors inconnue (ou
invisible) des populations de plus en plus vastes. L’homme rationnel ne se montrait pas toujours
raisonnable, en tous cas, il n’était pas à l’hauteur de la tâche qui lui a été destinée ! Le
détrônement de Dieu a été succédé par le détrônement de l’homme. Un courant de pensée critique
s’est formé, de Hume à Nietzsche qui visait désormais l’homme. Il n’est qu’une « fiction
grammaticale » – écrivait par exemple Nietzsche.
Mais le philosophe danois Shören Kierkegaard (1813-1855) propose une troisième conception où
les deux, Dieu et l’homme, devaient trouver leur place. Le point de départ de sa réflexion était la
subjectivité, mais il a considéré que l’individu devait avoir une relation avec Dieu. En même
temps, sa pensée était farouchement anticléricale, il a adopté une attitude critique envers les
différentes formes institutionnelles de la religion. En son temps, Kierkegaard est resté inconnu. Il
sera découvert au début du 20ème siècle et sera considéré comme un des précurseurs d’un courant
philosophique caractéristique de ce siècle qui est l’existentialisme. A la suite de Kierkegaard,
certains auteurs insistent sur l’importance du dialogue pour l’individu et sur le fait que le dialogue
avec Dieu implique le dialogue avec les semblables.
Toutefois, il faut souligner que Bakhtine emploie le terme « dialogue » dans des perspectives bien
précises. Il découvre le dialogisme dans le roman polyphonique de Dostoïevski et il étudie le
phénomène en analysant des textes. « L’orientation dialogique est (…) un phénomène
caractéristique de tout discours » note-il. Ainsi le remplacement du terme dialogisme par
intertextualité ne semble pas être trop forcé.
Intertextualité
Dans les sciences humaines, on étudie l’homme.
La spécificité de cet « objet » est qu’il parle (« il a une voix », dit Bakhtine.)
Par opposition aux sciences naturelles et physiques où l’objet ne parle pas !
Un texte peut être :
écrit ou oral,
parfois : potentiel
(« L’acte humain est un texte potentiel », écrit Bakhtine.)
Un texte n’est pas seulement une suite de mots (langage)
mais un produit réalisé par une personne dans des circonstances bien précises…etc.
La compréhension d’un texte suppose la production d’un autre texte.
Un texte n’est accessible que par la compréhension dialogique.
Dans un texte, il y a toujours le donné et le créé.
Donné : un système de signes conventionnels,
compréhensibles pour tout le monde
Créé : quelque chose d’individuel, d’unique, non réitérable ;
en général, cette partie du texte a un rapport à la vérité, à la justesse, au beau,
à l’histoire… C’est dans cette partie du texte où les valeurs de l’auteur
sont révélées, c’est la partie axiologique du texte.
Translinguistique
Le langage est composé également de deux parties.
(1) D’une part, il y a des mots avec des relations entre eux, avec des combinaisons…
(2) D’autre part, il y a des circonstances, les personnalités (les tempéraments des locuteurs),
leur intention, l’intonation de leur acte, les gestes utilisés
et les divers épiphénomènes en général.
Tenant compte de la complexité du langage, Bakhtine postule
qu’il faudrait au moins deux disciplines pour étudier cet objet qu’est le langage :
= la linguistique et
= la métalinguistique
Etant donné que le mot « meta » est souvent utilisé pour indiquer des connaissances se situant au
dé là des connaissances du monde perçu (« métaphysique », « métapsychologie », etc.) Todorov
traduit (ou plutôt remplace) le mot « métalinguistique » par translinguistique !
En quoi consiste concrètement la translinguistique ?
Volochinov (ami de Bakhtine, membre des cercles de discussion que B. a fréquenté dans
sa jeunesse, l’auteur du Marxisme et philosophie du langage attribuée souvent à B.) pense
que cette discipline doit être la sociologie !
En revanche, selon Todorov, l’un des introducteurs de Bakhtine en France, Bakhtine est le
fondateur de la pragmatique.
Le terme « pragmatique » a été proposé par Charles Morris en 1938. Cet auteur américain
distingue trois disciplines qui étudient la langue :
(1) La syntaxe (grammaire, centrée sur les relations entre les mots)
(2) La sémantique (centrée sur la signification)
(3) La pragmatique (centrée sur les relations entre les signes/les mots d’une part, et leurs
utilisateurs d’autre part)
3. L’acte de création
Bakhtine suppose que l’interprétation d’un texte, (même sa simple lecture) est un véritable acte de
création.
(Par lecture, on entend une activité qui essaye de saisir le sens des mots ainsi que celui des
phrases et non pas une lecture « mécanique » témoignant seulement que le lecteur est capable de
faire la liaison entre les signes !)
Pour expliquer ses idées sur l’acte de création, Bakhtine propose trois théories : les théories de
l’altérité et de l’exotopie qui concernent la réception des textes et la théorie des transgrédients qui
concerne la personne elle-même, qui est en relation dialogique avec une autre personne.
La théorie de l’altérité
Elle postule que l’interprète (le récepteur) doit maintenir sa propre identité au cours de son
activité d’interprétation.
Par interprétation, on entend non seulement l’interprétation des textes mais aussi celle des faits
culturels en général ; on peut interpréter un tableau, une pièce de théâtre, un concert, etc.
Les interprètes des faits culturels devraient reconnaître et maintenir la dualité constitutive de leur
activité, c’est la seule source d’enrichissement.
Pour illustrer le concept de l’altérité, Todorov recourt à un texte de Maurice Blanchot, paru dans
L’entretien infini (Gallimard, 1969). (M. Blanchot, 1907-2003 fut critique littéraire, romancier,
philosophe). Selon Blanchot, il existe trois types d’interprétation :
(1) L’unification au nom du Soi ; pour certains critiques, l’œuvre interprétée permet d’illustrer
et d’exemplifier sa propre pensée.
(2) L’unification comme fusion dans l’extase avec l’auteur : le critique devient le porte-parole
de l’auteur.
(3) Dialogue avec l’auteur ; le critique maintient sa différence par rapport à l’auteur et son
activité devient une création ; C’est ce que Bakhtine préconise !
Si la production d’une œuvre est un événement et une création, l’interprétation d’une œuvre est
également un événement et une création. C’est pourquoi il y a un dialogue entre deux auteurs.
Dans ces perspectives, le lecteur est un auteur !
Bakhtine : ce qui est important dans la relation dialogique, ce n’est pas qu’à côté de moi il y a
encore un homme essentiellement semblable, mais qu’il soit pour moi un autre homme…
La non-fusion, la tension entre nous me donne une position privilégiée, unique, hors des autres
hommes !
La théorie de l’exotopie
Exotopie est un mot d’origine grecque et en apparence difficile. Exo veut dire « au dehors », topos
représente « lieu ». Exotopie renvoie à une position qui se trouve en dehors d’un lieu en question.
En russe, Bakhtine a créé un néologisme un peu lourd (« vnenaknodismost » qui signifie
littéralement « le fait de se trouver dehors ») et que ses interprètes français ont traduit par le terme
exotopie.
Bakhtine parle de l’exotopie à propos d’un processus à la fois esthétique, psychologique et
sociologique, processus désigné par le terme empathie et qui concerne la compréhension des
œuvres d’art mais aussi celle des faits culturels en général.
Le concept de l’empathie a été proposé par Theodore Lipps, historien d’art allemand, partisan
d’une esthétique subjectiviste vers la fin du XIXème siècle. Dans son sens le plus simple,
l’empathie renvoie à l’identification de l’interprète avec l’objet interprété. Cependant déjà chez
Lipps, le concept contenait des éléments qui rendaient cette définition moins évidente. Lipps
supposait que la compréhension est basée sur deux processus opposés : (1) extension de la
personnalité ; l’individu s’enrichit grâce à sa plongée dans l’univers de l’œuvre d’art et de son
créateur. (2) aliénation de la personnalité : en s’identifiant avec l’œuvre de quelqu’un d’autre,
l’interprète perd ses propres repères et son identité.
La proposition de Lipps a été reprise, critiquée, complétée, transformée, etc. par de nombreux
spécialistes travaillant dans des domaines variés. (L’empathie est devenue aussi un terme
technique dans les sciences sociales, en particulier en sociologie où elle est discutée régulièrement
lorsque l’on parle des techniques d’entretien mais aussi à d’autres occasions.)
Bakhtine a retenu surtout la conception d’un autre théoricien de l’art, Wilhelm Worringer (18811965) qui se démarque de Lipps. Pour lui, la compréhension ne concerne pas seulement
l’interprétation mais aussi l’activité créatrice. En effet, cette dernière est un dessaisissement de
soi, une perte de soi dans le monde extérieur avec deux modalités (ou deux variantes) de la
compréhension :
(1) empathie ou identification (tendance individuelle)
(2) abstraction (tendance universelle)
En d’autres termes, pour Worringer l’empathie est une sorte d’identification avec l’objet,
accompagnée par une perte de soi mais elle n’est pas la seule modalité de la compréhension.
L’ « abstraction » permet à l’individu de se soustraire du contexte étroit de l’identification et, pour
ainsi dire, en échange de la perte de soi, de retrouver un horizon plus large. (Malheureusement,
l’ouvrage de Worringer, traduit en français sous le titre « Abstraction et Einfüling », est
actuellement épuisé. Le mot einfüling signifie empathie en allemand.)
Bakhtine reprend et modifie les idées de Worringer. Chez lui aussi, l’acte de créativité proprement
dite (ou plutôt la créativité au sens traditionnel du terme) ainsi que l’interprétation (lecture ou
critique au sens traditionnel du terme) sont considérés comme une activité créatrice et sont
qualifiés comme des processus de compréhension. Cependant ce qui était les deux modalités de la
compréhension chez Worringer devient deux stades d’un même processus chez Bakhtine.
Cet unique processus de compréhension débute avec l’empathie ou l’identification. Prenons par
exemple le cas d’un romancier. Pour écrire son roman, il abandonne dans un premier temps ses
propres postes et il se met à la place de son personnage. Puis dans un mouvement inverse, il
réintègre sa position d’origine c'est-à-dire il se met dans une situation d’extériorité par rapport à
son personnage qui devient son égal dans une relation dialogique. Le dialogue devient alors
possible précisément grâce à cette situation d’extériorité à laquelle Bakhtine a attribué l’étiquette
« exotopie ».
Mais on pourrait évoquer aussi l’exemple d’un sociologue qui réalise un entretien biographique.
On peut s’entendre sur le fait qu’un bon entretien se base généralement sur un dialogue. Il est
conseillé que le sociologue adopte au début de l’entretien une conduite non directive. Il doit
mettre à l’aise le sujet interviewé en soulevant des questions que le sujet lui-même se pose ou
pourrait se poser. Avec des mots et des gestes, l’interviewer laisse entendre qu’il comprend
l’interviewé, de l’intérieur. C’est la phase d’identification. Les rôles semblent être inversés. Dans
un certain sens, le sujet devient non seulement l’auteur mais aussi le conducteur de l’entretien.
Mais après un certain temps, le sociologue doit réintégrer sa position d’origine. L’entretien
s’inscrit dans une activité de recherche planifiée et si le sujet interrogé domine la conversation
jusqu’au bout, certains thèmes prévus pourront être négligés. Mais ce n’est pas la seule raison
pour rétablir la constellation d’origine. C’est la qualité de l’entretien qui exige que la relation soit
équilibrée, dialogique, l’interviewer doit rester en « exotopie » par rapport à l’interviewé.
Les transgrédients
Pour comprendre un texte ou un discours en général, il faut tenir compte non seulement de ce qui
se trouve à l’intérieur mais aussi de ce qui se trouve à l’extérieur du texte. Les ingrédients sont
complétés par des « transgrédients ».
Bakhtine a repris l’idée d’un philosophe allemand (Jonas Cohen : Esthétique générale, Leipzig,
1901) qui, en employant le terme « transgrédient », a proposé une théorie de la conscience. Selon
cette théorie, certains éléments de la conscience lui sont extérieurs mais néanmoins indispensables
à son parachèvement.
En interprétant cette idée, Bakhtine remarque que les éléments transgrédients de la conscience
représentent l’Autre. La conscience se nourrit perpétuellement de l’extérieur parce que nous
sommes en relation constante avec les autres. Ainsi, il replace l’idée dans une perspective
dialogique et le dialogue désormais ne caractérise pas uniquement les textes ou le discours mais
l’être humain en général.
Pour expliquer les rapports entre les ingrédients et les transgrédients, Bakhtine se réfère à
l’exemple du fœtus ; celui-ci dans le ventre de la mère ne peut exister et se développer que grâce à
ce qui l’entoure, c'est-à-dire aux éléments transgrédients. Mais même après la naissance, la mère
et l’enfant restent liés. L’inachèvement organique de l’enfant humain est quelque chose de
spectaculaire ; rien n’est plus frappant que la condition misérable, l’impuissance catastrophique
du nouveau-né. Pendant une première période, l’enfant perçoit sa mère comme une partie de luimême, pourtant c’est une « étrangère » au sens propre du terme. Puis progressivement, il prend
conscience de lui-même grâce à sa relation avec sa mère (ou avec un substituts maternel).
Cependant son développement – son achèvement – dépende encore longtemps de son entourage.
Cette période de dépendance – appelée « foetalisation prolongée » - est beaucoup plus longue
chez l’être humaine que chez l’animal. Chez les lions, la croissance est achevée vers l’âge de 3-4
ans, chez les gorilles vers 12-15 ans, chez l’être humaine autour de 24-25 ans. En effet chez l’être
humaine, les dimensions affective et cognitive de la maturation supposent des processus beaucoup
plus complexes. Et ces dimensions montrent que le développement intérieur, celui des
« ingrédients » dépend de celui qui est à l’extérieur, de l’entourage, des personnes avec qui
l’individu entretient des relations, en un seul mot, des « transgrédients ».
Bakhtine critique ceux qui pensent que le miroir ou l’autoportrait puissent contribuer à la
connaissance de soi même. Dans les deux cas, l’individu essaye de se saisir de son portrait, sans
tenir compte de ses relations, de son entourage, etc. c'est-à-dire des « éléments transgrédients ».
Il considère également que le narcissisme, l’amour de soi est un sentiment impossible. Ce n’est
pas un sentiment pathologique mais un sentiment qui n’existe pas. Ce qui est pathologique dans le
narcissisme, ce n’est pas l’amour propre, c’est le fait qu’on attribue une certaine réalité à ce
sentiment. On ne peut s’aimer qu’à travers l’autrui.
En parlant des transgrédients nécessaires au parachèvement de l’homme, le dialogue est envisagé
non plus comme une relation intertextuelle mais comme un constituant de l’être humain.
4. Le sur-destinataire
Le langage suppose toujours le dialogue. Celui qui veut se parler à lui-même, n’a pas de langage.
A un moment donné, Bakhtine a envisagé de mettre en parallèle le roman dialogique (représenté
par Dostoïevski) et le roman monologique (représenté par Tolstoï). Finalement il a abandonné
cette idée. Le monologue n’existe pas, le langage est toujours dialogique.
Dans une relation dialogique, il y a une « source » et un « destinataire ». Lorsque je parle, je
m’adresse toujours à quelqu’un. Parfois j’ai plusieurs destinataires. Parfois le destinataire n’est
pas une personne concrète, je ne peux pas l’identifier avec un homme en os et en chair. Et dans
certaines occasions, je peux m’adresser à l’ensemble des personnes qui peuvent être
potentiellement mes destinataires. Dans ce cas, je dialogue avec un sur-destinataire.
Ce problème a déjà été évoqué à propos de Wittgenstein qui visait toujours un public concret,
semblablement aux penseurs d’autrefois, ceux de la Grèce antique.
L’invention de l’imprimerie a certainement révolutionné la communication sur la terre.
L’auditoire particulier a été remplacé progressivement par l’auditoire universel (pour utiliser les
expressions de Perelman, auteur de nombreux travaux sur l’argumentation.)
Contrairement à Wittgenstein, Bakhtine semble valoriser plutôt le sur-destinataire, l’auditoire
universel. Comment peut-on expliquer leur différence ? Nous pouvons risquer une hypothèse. Ils
ont envisagé les échanges de paroles dans des perspectives différentes. Wittgenstein se proposait
d’étudier les formes les plus simples des jeux de langage où le joueur (le locuteur, le sujet parlant)
devait avoir des images précises sur ses partenaires. Dans ces conditions, le destinataire particulier
convient mieux que le destinataire universel. En revanche, Bakhtine met l’accent sur le fait que la
parole est toujours dialogique. Dans sa conception polyphonique, il remet en question l’unicité
des partenaires qui dialoguent. Par exemple, dans le cas du roman polyphonique, il y a un écrivain
mais plusieurs voies. Les points de vue des personnages valent autant que celui de l’écrivain bien
que ce soit l’écrivain qui nous fasse connaître l’ensemble des positions exprimées. Le pôle de la
réception est également pluraliste. Même s’il n’y a qu’un seul lecteur, (ce qui peut se produire
lorsqu’un manuscrit ne trouve pas son éditeur), il existe toujours plusieurs lectures. Bakhtine
semble viser des jeux de langage complexes. Pour la situation de communication décrite par lui,
l’auditoire universel, le sur-destinataire correspond mieux.
VI – Éléments de Sociolinguistique
Plan :
1) Généralités
2) L’Analyse sociologique et le langage
3) La sociolinguistique variationiste
4) Du variationnisme à l’interactionnisme
1. Généralités
A propos de la sociolinguistique, une question se pose : est-elle plus proche de la linguistique ou
de la sociologie. La désignation semble suggérer plutôt une proximité de la linguistique. Mais en
même temps on peut insister que la nouvelle discipline se fût développée en contact étroit avec la
sociologie.
Revenons encore aux rapports sociologie/langage abordés déjà à la fin du CM n°2. Nous pouvons
constater que même l’Ecole de Chicago avec sa méthodologie centré sur l’individu ne parvenait
pas à poser le problème du langage. Le tournant sera réalisé seulement après la seconde guerre
mondiale. Parmi les premiers sociologues qui s’intéressaient au langage, on peut
mentionner/souligner le nom de Erwing Goffman et de Harold Garfinkel.
Après avoir fait le terrain sur les conduites de communication dans les trois petits villages d’une
île isolée en Angleterre, Goffman soutien sa thèse en 1953. Selon l’un de ses commentateurs
(Winkin), son travail préfigure déjà le mouvement sociolinguistique qui émergera au début des
années 60. En tous cas, Goffman évolue dans le même contexte et partiellement dans le même
réseau de relations où les futures ethnométhodologues et sociolinguistes oeuvrent. A la première
page de sa thèse, il définit son travail comme « une étude de l’interaction conversationnelle ». Le
chapitre qui porte comme titre, « Le comportement linguistique » montre ses bonnes
connaissances de l’œuvre de Sapir qui fut linguiste autant qu’anthropologue. (Cf. l’hypothèse de
Sapir-Whorf.) Et on peut remarquer également qu’au début de ses études sociologiques, il a eu
comme enseignant le jeune Birdwhistell, l’un des spécialistes les plus reconnus du langage nonverbal plus tard lors qu’il crée sa kinésique. Chez Goffman, les affinités et les références sont
variées ; il lie l’étude des relations sociales à celle du langage mais il parle de la communication.
Et selon son commentateur mentionné plus haut, il se propose dès 1950 de réaliser une
« ethnologie de la parole ».(Yves Winkin : « Erving Goffman, portrait du sociologue en jeune
homme », in : Erving Goffman : Les moments et leurs hommes, Seuil/Minuit, 1988)
Chez les ethnométhodologues, la relation entre l’approche sociologique et langage semble être
plus directe.
Rappelons d’abord en quelques mots à l’ethnométhodologie. Harold Garfinkel a travaillé en 1954
sur des enregistrements clandestins des discussions qu’avaient eues les jurés d’une Cour d’Assis
pendant leur délibération. Il a été surpris quant à la compétence des jurés qui n’avaient pourtant
aucune formation particulière pour accomplir leur tâche. Ils étaient capables d’argumenter avec
beaucoup de responsabilités sur la culpabilité ou sur l’innocence d’un accusé. Finalement
Garfinkel a compris que les jurés discutaient sur des affaires qui se produisaient dans leur propre
société qu’ils connaissaient bien. Dans une société donnée, les individus, les « membres » de la
société ont besoin d’un certain nombre de connaissances pour s’orienter ou tout simplement pour
vivre, des connaissances pratiques, des savoir-faire, des procédés, en une seule mot, des
« méthodes », plus précisément des « méthodes profanes » pour faire la différence entre les
méthodes employées dans la vie courante et les méthodes scientifiques. Sur le modèle d’une
terminologie utilisée en ethnologie (ethnobotanique, ethnomédecine, etc.) Garfinkel a donné le
nom « ethnométhodologie » à cet ensemble de connaissances ordinaires permettant aux membres
d’une communauté la gestion de leur vie.
La conception de l’ethnométhodologie implique une série d’idées sur le fonctionnement de la
société. Les faits sociaux par exemple ne sont plus considérés comme des contraintes extérieures à
l’homme mais comme des produits d’une activité continuelle des membres d’une société.
L’identification et l’interprétation des normes sociales ne sont plus le privilège des sociologues
professionnels mais elles sont des créations des hommes ordinaires au cours d’un bricolage
permanente. Et ainsi de suite. Mais ce qui est plus important de notre point de vue, c’est la
répercussion de l’approche ethnométhodologique sur la pris en compte du langage dans l’étude
des phénomènes et des processus sociaux. D’une part, l’étude des savoirs de sens commun ne peut
se réaliser que par le langage. D’autre part, l’ethnométhodologie suggère un parallélisme entre les
« accomplissements pratiques » et le langage.
A la fin du CM n°2, nous avons parlé de la notion de l’indexicalité, un terme technique de la
linguistique et repris par Garfinkel. Les expressions indexicales (« cela », « je », etc.) tire leur
sens toujours de leur contexte. Pour Garfinkel, c’est l’ensemble du langage qui est indexicale.
Même les mots qui ont une signification trans-situationnelle peuvent avoir aussi des significations
locales, c'est-à-dire liée à une situation particulière. Les règles, les normes et les valeurs dans la
société mais aussi la conduite des individus dans diverses situations, leurs actions, etc. peuvent
être analysés du point de vue de l’indexicalité : il s’agit des faits sociaux qui reçoivent leur sens au
cours de leur production, autrement dit au cours des « accomplissements pratiques ».
L’ethnométhodologie a certainement contribué à l’émergence des différents courants de la
sociolinguistique. Mais dans la même époque, certains sociologues adoptant une approche plus
traditionnelle, se proposaient également une interrogation impliquant simultanément des questions
sociologique et langagières.
2. L’analyse sociologique du langage
Basil Berstein fut l’un des premiers sociologues qui soulève une problématique où les
questions sociologiques sont envisagées en liaison étroite avec le langage. Il commence ses
recherches à la fin des années 50 au sein de l’Institute of Education à Londres. Il se propose
d’analyser les relations entre structure sociale (structure de classe) d’une part, l’usage de la
langue et le comportement qui en découle d’autre part,
Il pose les questions suivantes : Comment se fait-il que les enfants issus des classes populaires
connaissent autant d’échecs scolaires ? Pourquoi les conséquences sont plus graves chez eux
que chez leurs pairs issus des classes supérieures ?
Comme explication préalable, il postule que les enfants issus des milieux modestes ont des
expériences de vie (et aussi des socialisations) différentes de celles des enfants issus des
classes aisées. Les premiers sont plus marqués par leur appartenances à une classe sociale
inférieure et leurs différences se reflètent aussi bien dans l‘utilisation du langage que dans leur
vision du monde en général.
L’hypothèse de Bernstein montre quelques affinités avec l’hypothèse de Sapir-Whorf (Sur
l’hypothèse de Sapir-Whorf, voir le 2ème cours)
Bernstein met en évidence également l’existence de deux types de langage, l’un est plus
élaboré, l’autre l’est moins. En d’autres termes, les classes sociales supérieures se
caractérisent par un code linguistique élaboré tandis que les classes inférieures par un code
linguistique restreint. La différence entre les deux s’explique par le niveau d’explicitation.
Dans un langage élaboré, le référent est bien précis, il est clairement localisé dans l’espace et
dans le temps et ses caractéristiques sont également indiquées.
(La notion d’explicitation est empruntée à une étude de Schatzmann et Strauss, 1955. Ces
sociologues ont demandé aux habitants d’une ville américaine de raconter la catastrophe dont
ils avaient été les témoins. Les gens issus des couches populaires racontaient l’événement
sans localiser l’endroit, sans expliciter les circonstances et sans situer les personnes
concernées. En revanche, les membres des classes aisées construisaient leur récit de manière
explicite : ils ont donné des informations détaillées sur tous ce qui paraissait nécessaires pour
comprendre le récit.)
Bernstein a réalisé des expériences en laboratoire avec des groupes d’enfants de classe
maternelle. Il leur a présenté une série d’images, puis il leur a demandé de reconstruire
l’histoire représentée par les images.
Pour analyser les réponses, il a retenu les indicateurs linguistiques suivants : formation des
phrases (c.-à-d. structuration syntaxique), l’organisation logique du discours, le nombre de
pause et la nature des hésitations, le vocabulaire (c.-à-d. le lexique utilisé).
Ses résultats ont démontré des différences effectives entre les enfants issus des classes
populaires et ceux qui venaient des milieux aisés.
Dans ses explications, Bernstein se réfère à la théorie de Durkheim concernant l’existence de
deux types de société, celle qui fonctionne avec une solidarité mécanique (basée sur la
similitude entre ses membres) et celle qui se caractérise par une solidarité organique (basée
sur la différence entre ses membres). Pour Bernstein, les deux types de sociétés impliquent
également deux modes de socialisation différentes.
Dans la société à solidarité mécanique, le groupe d’appartenance - et tous ce qui est collectif est privilégié, valorisé au détriment de l’individu. En discutant avec les autres, l’individu (le
locuteur) n’a pas besoin de détailler certains aspects de la chose dont on parle puisque tout le
monde possède des informations suffisantes sur ces aspects. Les personnes qui se
ressemblent, n’ont pas besoin d’expliquer trop ce qu’ils souhaitent dire, parfois ils se
comprennent plus facilement sans les mots qu’avec.
En revanche, la socialisation à solidarité organique suppose une certaine distance entre le
groupe d’appartenance et l’individu. C’est un type de socialisation qui permet une certaine
indépendance et originalité. En parlant avec les autres, le locuteur peut y adopter un langage
plus personnel, ce qui exige l’utilisation des formes d’expression plus précises pour éviter des
malentendus.
La capacité d’expression des enfants issus des milieux populaires plus modestes que celle des
enfants des classes aisées, elle est influencée voire déterminée par leur type de socialisation
respectif.
Selon la conclusion de Bernstein, le système linguistique offre un grand nombre de
possibilités pour développer des stratégies verbales mais les membres des classes populaires
ne peuvent profiter que de quelques unes de ces possibilités. C’est l’hypothèse du « déficit
linguistique ».
3. La sociolinguistique variationiste
Le terme « sociolinguistique » est pratiquement inconnu au début des années 60, mais il sera
couramment utilisé dans les recherches et dans les études universitaires à la fin de cette
décennie.
En 1964, on organise un colloque à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA) et deux
ans plus tard, un ouvrage collectif présente cette discipline qui étudie le lien entre langage et
société (plus précisément, essaye de repérer la covariance entre structure linguistique et
structure sociale).
Un autre facteur contribue également à la rapide popularisation de la sociolinguistique.
Brusquement, on assiste à l’émergence d’un certain intérêt pour les minorités linguistiques. A
cette époque, les américains découvrent que la pauvreté existe au sein de leur société et les
pauvres ont souvent des paroles différentes de celles des moins pauvres.
(Le livre de M. Harrington, L’Autre Amérique, démontre que la pauvreté n’est pas
limitée à une couche marginale de la population dans ce pays « parfait », démocratique
et égalitaire : 1 américain sur 5 peut être qualifié de « pauvre », la majorité de ces
défavorisés est blanche, vit dans les villes, est née en Amérique et n’a pas dépassé 60
ans. En 1964, le gouvernement Kennedy lance « la guerre contre la pauvreté ». Jusque
là, peu de recherches ont été faites sur la pauvreté dans les sciences sociales, par
exemple en sociologie, on étudiait plutôt les classes moyennes et les « cols blanc ».
cf. : R. Castel, « ”La guerre à la pauvreté” aux Etats-Unis : le statut de l’indigence
dans une société d’abondance. » Actes de la Recherches, 19, 47-60.)
La première forme de la sociolinguistique sera la sociolinguistique variationiste. Ce courant se
propose d’étudier soit la variété à l’intérieur du même langage (dialectes sociaux), soit la
variété des langues à l’intérieur de la même société, puis la correspondance entre l’usage de la
langue (ou des langues) et les rapports sociaux (c’est-à-dire entre les variables linguistiques et
les variables sociales).
La notion de la variété fonctionnelle a été introduite dans l’étude du langage aux Etats-Unis
par J.S. KENYON, auteur d’un dictionnaire des prononciations régionales de l’anglais aux
Etats-Unis.
Kenyon classait les usages de la langue selon deux critères :
(1) niveaux sociaux (hiérarchisations sociales, classes sociales)
(2) usages sociaux (« variété fonctionnelle » : langues scientifiques, techniques, etc.)
(aussi selon les régions, les classes d’âges, etc.)
(Aujourd’hui, ce type de classification est considéré comme dépassé mais à l’époque il a
suscité beaucoup de recherches dans les travaux dialectologiques. Et même si la classification
elle-même est démodée, le concept de la variété fonctionnelle reste pertinent.)
Les travaux de J. F. FISCHER ont démontré que les différentes variétés dans un langage (p.
e., la prononciation « correcte », « standard », d’une part et la prononciation « relâchée »,
« cool », d’autre part) peut être mise en relation avec des déterminants sociaux tels que le
sexe, la classe sociale (pondérée par la personnalité du locuteur qui peut être agressive ou
coopérative), le mode d’interaction (détendu ou non), les « formalités » de la conversation
(caractéristiques de la situation) et l’interlocuteur lui-même.
Fischer a observé un groupe d’enfants composé de 24 sujets âgés de 3 ans à 10 ans (avec un
nombre égal de garçon et de fille). Il leur a raconté une histoire puis il leur a demandé de la
répéter. (Les enfants les plus âgés ont été interrogés également par un questionnaire.) En
écoutant leur reconstruction, leurs réponses aux questions et les paroles prononcées entre eux,
Fischer a noté les différences entre prononciation « correcte » et relâchée » (comme en
français entre « oui » et « ouais »).
Ses résultats ont démontré que les caractéristiques sociales du locuteur déterminent les
variations linguistiques.
- En effet, les filles avaient eu tendance à adopter la forme correcte et les garçons la
forme relâchée.
- Lorsque les enfants parlaient entre eux, la prononciation familière apparaissait plus
fréquemment que lorsqu’ils s’adressaient à l’enquêteur.
- Lorsqu’on discutait avec l’enfant sur les thèmes qu’il connaissait, il était moins
enclin à une prononciation formelle que lorsqu’on abordait avec lui des sujets qu’il
maîtrisait mal. (Autrement dit, le thème habituel suscitait plutôt la prononciation
relâchée, le thème inconnu ou moins connu la prononciation plus formelle.)
Parmi les sociolinguistes de la première période, l’un des plus connus est sans doute William
LABOV.
Il a réalisé une recherche souvent citée sur la prononciation du « r » à New York.
En effet, dans l’anglais des New-Yorkais, le « r » était à l’époque parfois prononcé, parfois
omis. Le phénomène datait des années 1940-45. Selon une opinion répandue, son omission
caractérisait les membres des classes populaires.
La recherche a été réalisée dans le quartier Lower East Side (107.000 habitants) considéré à
l’époque comme quartier socialement défavorisé. Pour constituer son corpus, Labov
s’appuyait sur une enquête sociale fait dans le cadre de l’Université Columbia (qui tentait de
déterminer les rapports entre délinquance juvénile et environnement). Labov a interrogé 195
personnes, originaires de New York et représentant 23.000 locuteurs. Il a observé les sujets à
la fois en laboratoire et sur le terrain et a essayé d’établir des corrélations entre variables
sociales et variables langagières.
Selon ses hypothèses, la prononciation du « r » dépend à la fois de la classe sociale et de
l’attitude de l’individu face au langage utilisé
Les études en laboratoire :
Tout d’abord Labov se proposait d’observer la prononciation du « r » dans différents
« styles contextuels » allant du formel à l’informel et/ou familier. Il a donné à ses
sujets une feuille avec une liste de mots à lire, puis il a demandé à lire un texte entier.
Il a observé leur prononciation aussi dans une situation d’interview. Il a créé des
situations qui suscitaient sous différentes formes, un discours familier : il interrompait
l’entretien, ou pendant l’entretien, une troisième personne que l’interviewé connaissait
bien lui adressait la parole. Il a demandé la récitation des textes, puis a pratiqué la
diversion sous diverses formes. Il a observé aussi la prononciation du « r » lorsque les
sujets répondaient à des questions provoquant une forte implication émotionnelle. Par
exemple, il a posé la question suivante : « Avez-vous déjà été en danger de mort ? »
Labov voulait évaluer également l’attitude des sujets interrogés par rapport à la langue.
Pour les tester dans ce but, il a présenté un échantillon linguistique, puis il a demandé
si avec le langage utilisé, la personne sera acceptable pour un des emplois suivants:
Présentateur de télévision, secrétaire de direction d’une grande entreprise,
réceptionniste à l’accueil, standardiste, vendeur, ouvrier, aucun de ces emplois.
Les observations sur le terrain :
Labov a étudié la prononciation du « r » dans les rues de Lower East Side mais aussi
sur les terrains de sport au cours des parties de ballon, en écoutant les encouragements,
les conseils, voire les instructions des supporteurs.
Il a fait des investigations dans plusieurs magasins socialement contrastés où il a
demandé aux vendeurs d’un article qui se trouve au quatrième étage : « fourth floor »
Les données obtenues ont été traitées par des méthodes statistiques.
Les résultats ne confirment pas la croyance que l’omission du « r » caractérise les classes
populaires. L’enquête démontre plutôt qu’en 1963-64 les locuteurs autour de 40 ans (qui
avaient 20 ans au début des années 40) ne prononcent pas le « r » (« ne valorisent pas la
prononciation du « r »). En revanche, les locuteurs entre 18 et 40 ans le prononcent, quelle
que soit leur position sociale (alors que ce n’est pas vrai pour 61 % des plus jeunes [8-17 ans]
et 62 % des plus âgés [plus de 40 ans]).
L’enquête a permit la mise en évidence de plusieurs autres phénomènes sociolinguistique :
-
« Insécurité linguistique » : les membres de la petite bourgeoisie reconnaissent les
formes soi-disant « convenables » du langage sans pouvoir les réaliser.
« hypercorrections » : ils réalisent ces formes de manière exagérée.
Par la suite, Labov étudie l’usage de la langue par des méthodes plus ethnographiques :
Il étudie le langage des groupes « naturels », (p. e. des groupes d’adolescents à Harlem) par le
biais des observateurs chargés de « pénétrer » ces groupes.
Enfin de compte, Labov critique l’hypothèse du « déficit linguistique » de Bernstein. Selon
lui, le langage des jeunes issus des milieux défavorisés n’est pas du tout approximatif et
moins élaboré que le langage « convenable » enseigné par l’école. Bien au contraire, il
constate que la culture des noirs américains est hautement verbale avec des « jeux de
langage » raffinés. La langue vernaculaire noire américaine est différente de l’anglais
standard mais n’est pas inférieure.
En 1968, Labov publie son rapport de recherche où il critique également les programmes
éducatifs basés sur l’hypothèse du « déficit linguistique ». Il propose de commencer
l’éducation des enfants noirs par l’usage de la « langue vernaculaire noire américaine » (Black
English Vernacular – B.E.V.), puis progressivement remplacer par l’Anglais standard
(Standard English – S.E.).
- En 1979 :
onze enfants noirs de l’école élémentaire Martin Luther King à Ann Arbor
(Michigan) furent à l’origine d’un procès contre l’administration, parce que les
enseignants, dans leur actions quotidiennes, n’ont pas tenu compte de la
spécificité de leur langage. Des linguistes furent cités comme des experts et à
l’automne 1979, le Juge a donné raison aux enfants.
4. Du variationnisme à l’interactionnisme
Le début de la sociolinguistique interactionniste remonte aux années 60. John Gumperz
(spécialiste des langues de l’Inde) et Dell Hymes (folkloriste) se proposent d’esquisser une
conception de la communication en tant que système culturel. Par communication, ils
entendent les paroles mais aussi tous les autres facteurs qui participent à la communication
(situation immédiate, contexte culturel, les gestes, etc.) Hymes considère leur nouvelle
discipline comme une « ethnologie de la parole » (1962), puis il utilise l’expression
« ethnologie de la communication » (1964). Hymes critique le concept de la « compétence
linguistique » proposé par Chomsky. Selon le linguiste, ce concept peut montrer les rapports
d’un individu au langage (par exemple la richesse du vocabulaire). En revanche, Hymes pense
que l’individu n’a pas besoin de connaître uniquement le langage mais l’ensemble de facteurs
qui déterminent les conditions dans lesquelles le langage est utilisé. Ainsi il propose le
concept de la « compétence de la communication ».
Dans une première période, les ethnologues de la communication se proposaient d’écrire de
manière systématique des pratiques langagières des divers groupes socioculturels, puis ils les
ont comparés pour montrer le fonctionnement de la parole dans la vie sociale à travers le
temps et l’espace. Mais cette entreprise s’avérait trop important par rapport aux résultats
obtenus. La réalisation du projet consistait surtout dans l’étude des vocabulaires et négligeait
la prise en compte du contexte. Or, dans leur conception les significations sont, en une bonne
part, les produits du contexte.
Les années 70 les orientent vers d’autres chemins. En 1972, ils publient encore un ouvrage
collectif (Gumperz, Hymes (éds) : Directions in Sociolinguistics, the Ethnographie of
communication), mais un colloque organisé à l’Université de Texas, puis le lancement de la
revue Language in Society, signalent déjà des nouveaux cercles d’intérêt : les interactions
verbales ou les activités langagières.
A l’origine, Dell Hymes était un folkloriste.
Les folkloristes s’intéressaient, entre d’autres, aux pratiques verbales ritualisées tels que les
insultes, les salutations, les énigmes, les prières chantées, les mélopées tenant lieu de discours,
etc. Ces paroles accompagnaient des rites et dans ces cadres, elles avaient valeurs d’actions.
(Même dans la vie quotidienne, certaines des paroles citées ont des valeurs d’actions. Par
exemple, dire une insulte à quelqu’un, c’est transgresser une limite et après l’insulte, la
relation entre les personnes concernées n’est plus la même.)
Les folkloristes constatent que les pratiques verbales ritualisées sont soumises à des règles
d’exécution spécifiques qui sont dictées en grande partie par le contexte socioculturel. Mais ils
remarquent également que parfois les pratiques verbales ordinaires (c.-à-d. non ritualisées)
peuvent aussi avoir des valeurs d’actions dans certaines conditions.
Exemple : en entendant la phrase suivante « Je te promet de t’appeler », il est possible de faire
deux remarques :
(1) La promesse ferme change la relation entre deux personnes.
(2) Mais une promesse peut aussi être exécutée ou pas ! L’effet de la promesse,
dépend en grande partie du contexte, c.-à-d. des conditions dans lesquelles elle a
été énoncée.
(La promesse est l’un des exemples les plus étudiés par les chercheurs qui se proposent
d’examiner la parole en tant qu’action.)
Les travaux des folkloristes suscitaient de nouvelles orientations de recherche dans les travaux
des sociolinguistes interactionnistes. Ces derniers se sont centrés désormais sur l’analyse de la
fonction, du but et des résultats des activités langagières dans un contexte naturel.
John Gumperz travaille sur les répertoires verbaux. A l’origine, il était un spécialiste des
langues de l’Inde mais à partir des années 60, il est devenu l’un des pionniers de la
sociolinguistique variationiste. Dans beaucoup d’endroits du monde, les gens parlent en
plusieurs langues au cours de leurs activités quotidienne. En Inde par exemple, on peut faire la
différence entre les langues suivantes :
-
langue vernaculaire (indigène), utilisée en famille ou entre amis.
langues standardisées, utilisées dans le commerce et dans l’administration.
les langues des « lettrés », parlées par les fidèles des différentes religions.
le hindi standard (courant), utilisé avec les étrangers.
Dans ces conditions, on peut affirmer qu’un individu possède un « répertoire verbal » (et non
pas une langue maternelle.)
La sociolinguistique étudie l’utilisation des différents langages et surtout le passage d’une
langue à l’autre (ou d’un mode d’expression à un autre mode d’expression ou de la langue
standardisée à la langue vernaculaire).
Le passage peut être déterminé :
-
-
par le type d’activité. Par exemple, on peut signaler la différence entre les interactions
personnelles (réunion d’amis où les stratégies individuelles sont dominantes) et les
interactions transactionnelles (un entretien professionnel ou un service religieux où
les interactions sont « prévisibles » à partir des statuts des acteurs sociaux.)
par le sujet abordé au cours de la conversation. Le sujet familier incite à utiliser la
langue vernaculaire, le sujet non-familier la langue standardisée.
par le type de contexte. Dans un réseau fermé (avec des amis, membres de la famille,
collègues, etc. au cours des discussions basées sur des consensus, le même système de
valeur, etc.) on utilise plutôt la langue vernaculaire. Dans un réseau ouvert (en contact
de locuteurs d’origines diverses avec qui on doit établir un consensus au cours de
l’interaction) on utilise plus facilement la langue véhiculaire.
Ces suppositions ont été vérifié dans une recherche dirigée par Gumperz en Norvège, à
Hemnesberget, petite ville de 1300 habitants, avec des activités de commerce et d’industrie.
Arrière-plan historique :
La Norvège, a été sous domination Danoise pendant trois siècles (du 16ème, au 18ème). En
1814, la Norvège se libère du Danemark et sera liée à la Suède mais avec une autonomie
assez large, avec son propre parlement et son propre gouvernement. En 1905, le parlement
norvégien déclare l’indépendance.
Sur le plan de la langue, la situation est assez compliquée. La langue de l’administration est le
danois. Les élites norvégiennes parlent le danois puisqu’elles étaient formées à Copenhague
(où la Cour parle l’allemand). Dans la capitale norvégienne, on parle le riksmaal qui est une
sorte de dano-norvégien. Dans les campagnes, les paysans parlent le landsmål. Plus tard les
deux langues seront rebaptisées, le riksmaal devient bokmål (c.-à-d. la langue des livres, elle
est enseignée dans les écoles) et le landsmål devient nynorsk. (Au milieu du XIXème siècle,
on construit une nouvelle langue à partir des dialectes régionaux.) En 1885, les deux langues
sont officialisées comme langues nationales. Par la suite, l’utilisation des différentes langues
reçoit une coloration politique : le landsmål est utilisé par les militants de gauche, le bokmål
par les conservateurs. (Cf. Daniel Baggioni : Langues et Nations en Europe, Payot, 1997)
Dans le cadre de la recherche de Blom et de Gumperz, les chercheurs ont enregistré les
conversations des habitants de Hemnesberget dans des circonstances variées. Les sujets
parlaient en deux langues, le bokmål et un dialecte hautement valorisé dans leur communauté,
le ranamaal. Au cours des conversations, ils passaient d’une langue à l’autre sans percevoir
les changements. Ils étaient surpris lorsque les chercheurs leur ont fait écouter les
enregistrements. Pourtant, les passages étaient chaque fois « logiques », ils découlaient de
facteurs bien identifiables : changement de thème, de lieu, des interlocuteurs, etc.
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