n’en furent pas les inventeurs, puisque tous les états du Moyen Orient (la Perse, l’Egypte pré-
ottomane) et de la Méditerranée musulmane importaient les esclaves Caucasiens dans le but
d’en faire des soldats ou des bureaucrates (les Mamlouks), ces derniers y ont eu recours de la
façon la plus intensive et le plus tardivement3. Ainsi, de nombreux Géorgiens et Circassiens
(Caucasiens du nord-ouest) sont devenus « Ottomans » – au sens de « club membership » –
en accèdent à des postes de responsabilité à caractère militaire (pachas, seraskers, janissaires)
ou administrativo-judiciaire (qadi, vizir), ou liés au service du Palais et au Harem. Après la
diminution relative du phénomène de devsirme dans les Balkans à la fin du XVIIème siècle,
les qouls issus du Caucase (Géorgie et Circassie) sont devenus numériquement encore plus
importants. Il faut souligner que chaque Mamlouk accédant à des postes de responsabilité
élevés recrutait ses fidèles parmi les Mamlouks plus jeunes, souvent en achetant les jeunes
garçons en très bas âge. Ce faisant, il perpétuait la reproduction de la caste. D’après G.
Mantrant, les Caucasiens occupaient le troisième rang après les Albanais et les Bosniaques au
regard du nombre de grands vizirs au XVIIème siècle, tandis qu’au XVIIIème et au début du
XIXème siècle, ils passèrent en seconde position.4
En aval, la vente des captifs ou des esclaves constitue un élément fondamental pour la
formation de l’Etat géorgien d’avant l’occupation russe. Le phénomène semble avoir existé
depuis l’antiquité, mais il prit une dimension sans précédent à partir du XVIIème siècle. Il
doit être analysé au même titre que la « théorie géopolitique princière », car il constitue à ce
niveau un élément précieux dans la compréhension de la défaite de l’absolutisme et de la
perpétuation du système seigneurial et de l’éclatement maximal du pays – et ceci jusqu’à la
conquête russe. Dans l’historiographie locale, la question de la vente des captifs n’est jamais
abordée en tant que sujet d’étude per se : il n’existe aucun travail scientifique montrant son
importance économique et politique pour la période allant du XVIème au XVIIIème siècle.
Pire, lorsque le problème est abordé, c’est pour le dénoncer selon des critères moraux. Ainsi,
de nombreux auteurs, ne pouvant pas éviter cette question éminemment gênante, tellement les
sources historiques de première main sont abondantes, la traitent à seule fin de mieux illustrer
« le déclin politique, économique et moral » sans précédent qui aurait frappé la Géorgie à
partir de l’occupation de Constantinople et de Trébizonde par les Ottomans. Le commerce des
esclaves est montré comme le signe ultime de la dégradation de la société après l’âge d’or des
3 Ceci a duré au moins jusqu’au milieu du 19ème siècle, puisque dans les années 1840 encore, le Pacha de Bagdad
était un mamlouk géorgien, Daoud Khan (Manvélichvili), qui entretenait des liens réguliers avec sa famille
restée en Géorgie.
4 G. Mantran (ed.), L’histoire de l’Empire Ottoman, Paris, Fayard, 1994.