LES CHAMPENOIS
ET LA
CROISADE
Actes des quatrièmes journées rémoises
27-28 novembre 1987
publiés
sous la direction de
Yvonne BELLENGER et Danielle QUÉRUEL
(Publication du Centre de Recherche
sur la Littérature du Moyen Age et de la Renaissance
de l'Université de Reims)
PARIS
AUX AMATEURS DE LIVRES
62, avenue de Suffren
MONUMENTA GERMANIAE
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HIST.ORICA
Françoise PERROT
(C.N.R.S., Paris)
LE VITRAIL, LA CRO]SADE
ET LA CHAMPAGNE: REFLEXION
SUR LES FENÊTRES HAUTES DU CHŒUR
A LA CATHÉDRALE DE CHARTRES
Comment établir un lien entre ces trois termes: le vitrail, la croi-
sade et la Champagne? Une tentative pour les redéfinir l'un par rap-
port à l'autre nous conduira
leur trouver un lieu commun: la cathé-
drale de Chartres, la concordance entre un ensemble de donations
princières et seigneuriales font ressortir le lien avec la croisade contre
les Albigeois et permet peut-être de resserrer la chronologie qui a pré-
sidé à la vitrerie du haut chœur - les travées droites, plus précisément -
et le transept.
Commençons par établir le lien entre la croisade et le vitrail.
Depuis la fin du
XIe
siècle et pendant les deux siècles qui suivirent, la
croisade a été une préoccupation constante du monde occidental.
Combattre l'infidèle venait au premier rang des devoirs du chrétien et
permettait d'assurer son salut. Apparaissant d'abord comme un pèleri-
nage armé, l'idée de croisade a évolué au cours du temps. Son aire géo-
graphique n'était pas limitée
à
la Terre sainte, mais avait trouvé un
point d'application en Espagne avec la reconquista,
à
laquelle partici-
pèrent des barons français jusqu'au coup d'arrêt donné en 1212. Le
terme de croisade fut également appliqué à la lutte contre les héréti-
ques. En effet, la montée des hérésies vers la fin du
XIIe
siècle remettait
en cause le rôle et le pouvoir de l'Église et ne pouvait qu'entraîner une
réaction de cette dernière. La réaction la plus violente fut la lutte dirigée
contre les Albigeois, qui prit les allures d'une guerre à outrance, les
enjeux politiques se mêlèrent de façon particulièrement équivoque aux
éléments religieux.
Il serait impensable que des événements de cette importance pour
la vie et la mentalité médiévales n'aient pas laissé de trace dans le vitrail,
l'image la plus
«
en vue» du moment étant donné sa situation dans le
lieu commun à tous, c'est-à-dire l'église, et par là, peut-être la plus signi-
ficative.
110 FRANÇOISE PERROT
Et pourtant, la croisade est peu présente dans le vitrail de façon
directe. A cette relative absence, plusieurs explications peuvent être
avancées. D'une part, il faut toujours rappeler qu'en France,
il
ne reste
pas de vitraux en place antérieurs au premier quart du XIIc siècle et que
le nombre de ceux des XIIc et XIIIe siècles conservés ne représente qu'une
partie réduite de ce qui a été réalisé - insistons sur le fait que la mesure
des destructions n'a pas encore été prise avec précision. Ensuite, la
«
mise en image
»
des faits historiques contemporains n'a pas été le
souci majeur de ceux qui avaient la charge d'établir les programmes
iconographiques des ensembles vitrés. Dans le vitrail, le phénomène
historique est lié le plus souvent
à
la narration biblique et,
à
travers elle,
aux événements contemporains.
La présence d'une verrière! relatant les principaux épisodes de la
première croisade dans le déambulatoire de l'abbatiale Saint-Denis,
sanctuaire de la monarchie capétienne, n'en prend que plus de relief,
car
il
s'agit en quelque sorte d'un manifeste. En effet, après la façade
occidentale dédicacée le 9 juin 1140, le chœur, également bâti sous la
direction de l'abbé Suger, fit l'objet d'une nouvelle cérémonie le 11juin
1144: la portée d'une relation de la croisade à ce moment précis
n'échappera à personne si l'on se souvient que Suger devint régent du
royaume en 1147, lorsque le roi Louis VII partit pour la deuxième croi-
sade. Cette verrière, malheureusement détruite, a été détaillée par Ber-
nard de Montfaucon dans ses Monumens de la monarchie française.
A la Sainte Chapelle du Palais
à
Paris, construite par Louis IX et
consacrée le 26 avri11248, la verrière dite
«
des reliques» est sans doute
la clé de tout le programme iconographique, et non comme on l'a dit
une
«
exception ou entorse
»2 :
elle est comme l'aboutissement de tout
le récit biblique. Mais ceci nous éloigne de notre sujet et fera l'objet
d'une autre étude.
Le plus souvent, le lien entre la croisade et le vitrail ne revêt pas ce
caractère narratif, mais il infléchit l'iconographie. Ainsi à la cathédrale
de Troyes en Champagne, les thèmes retenus pour les fenêtres du haut
chœur, vers 1230-1240 sont liés aux reliques rapportées d'Orient par
l'évêque Garnier de Trainel qui s'était croisé. Le donateur s'est fait
représenter dans un vitrail relatant la translation des reliques, tandis
qu'en vis-à-vis apparaît la hiérarchie du monde figurent les protago-
nistes de la croisade>.
Les notes, volontairement réduites, sont complétées par une bibliographie des principaux
ouvrages de référence utilisés que l'on trouvera ci-après, p. 129.
1. Voir
L.
Grodecki, Les vitraux de Saint-Denis, Paris, 1976, p. 115-121.
2. L. Grodecki dans M. Aubert, L. Grodecki, J. Lafond et J. Verrier, Les Vitraux de Notre-
Dame et de la Sainte-Chapelle, (C.V.M.A. France I), Paris, p. 81.
3. Jean Lafond, " Les vitraux de la cathédrale de Troyes ", dans Congrès archéologique de
France, Troyes, 1955, Paris, 1957, p. 46-48. .
LE VITRAIL, LA CROISADE ET LA CHAMPAGNE
111
L'extension du commerce des reliques qui accompagna la croisade
a donné lieu à un grand nombre d'œuvres d'art - des reliquaires, des
«
chambres au trésor », et, aussi des vitraux hagiographiques qui hono-
rent les saints dont l'église possède des reliques.
Au confluent de l'hagiographie, du récit historique et de la propa-
gande politique, les verrières consacrées àCharlemagne méritent une
mention particulière, car elles touchent de près
à
la croisade. Du reste à
Saint-Denis, un vitrail consacré au saint empereur voisinait avec celui
de la croisade, rapprochement significatif. Ce vitrail, en grande partie
perdu aujourd'hui, est moins bien connu que son voisin,
à
cause précisé-
ment de son caractère
«
mythologique
»
et non plus narratif. Les liber-
tés prises avec la chronologie ont rebuté les archéologues et historiens
du XVIIIe siècle; Bernard de Montfaucon n'en a reproduit que deux
épisodes et, commentant celui où l'on voit Charlemagne s'entretenir
avec les ambassadeurs de Constantin dans son palais,
il
ne peut s'empê-
cher de préciser que pareille rencontre n'a jamais eu lieu.
La même scène se retrouve dans le très célèbre vitrail traitant l'his-
toire de Charlemagne, au déambulatoire de la cathédrale de Chartres+,
Les deux termes de la croisade
y
figurent : la délivrance des lieux saints
à la
«
demande» de Constantin, puis la délivrance du tombeau de saint
Jacques à Compostelle, à la requête de l'apôtre lui-même.
Cette double évocation de la croisade ne saurait surprendre à Char-
tres, point de départ des croisés à plusieurs reprises et aussi but de pèle-
rinage réputé à cause de ses reliques. La plus célèbre était la tunique ou
chemise de la Vierge, don de l'empereur Charles le Chauve en 876 et
miraculeusement épargnée par le terrible incendie de 1194. Dans les
premières années du XIIIe siècle, Louis I, comte de Blois et de Chartres,
avait fait parvenir à la cathédrale, de Terre Sainte
il
mourut en 1205,
le chef de sainte Anne, autre relique exceptionnelle.
L'église de Chartres avait acquis très tôt un véritable rayonnement
lié à la réputation de ses écoles et à la qualité exceptionnelle de certains
de ses évêques, et que la bienveillance active des rois de France contri-
bua à renforcer. L'évêque Fulbert, qui entreprit la construction de la
première grande cathédrale, vers 1020, avait été nommé au siège de
Chartres en 1006par le roi Robert le Pieux, dont
il
avait été le condisci-
ple
à
l'école de Reims. Cet intérêt ne se démentit pas au cours des deux
siècles suivants, d'autant moins que la famille propriétaire du comté de
Chartres avait su augmenter son pouvoir par un jeu d'alliances matrimo-
niales bien mené qui allait donner naissance au puissant comté de
Champagne.
4. Isabelle Rolland,
«
Le mythe carolingien et l'art du vitrail: sur le choix et l'ordre des
épisodes dans le vitrail de Charlemagne à la cathédrale de Chartres
»,
dans Mélanges René Louis,
Paris, 1982, p. 255-278.
112 FRANÇOISE PERROT
En effet, vers le milieu du
x-
siècle, Thibaut (Thibaut le Tri-
cheur ?), comte de Blois, avait agrandi son domaine en s'emparant de
Chartres, auquel
il
avait ajouté en même temps la majeure partie de la
Champagne, grâce à la dot de sa femme. Entre 1029 et 1039, son petit-
fils Eudes II hérita du reste de la Champagne, qui fut
séparée
une pre-
mière fois des comtés de Blois et de Chartres à sa mort, en 1037. Ces
trois fiefs furent à nouveau réunis en 1125 par Thibaut, IVe du nom
pour les comtés de Blois et de Chartres, mais Ile du nom pour la Cham-
pagne - avant d'être définitivement séparés en 1151,
à
la mort de Thi-
baut IV (ou II). Les liens avec la Champagne n'en demeurèrent pas
moins étroits surtout par le jeu des alliances familiales. C'est ainsi que
Thibaut V, comte de Blois et de Chartres, épouse Alix, fille du roi Louis
VII et d'Aliénor d'Aquitaine, tandis que Louis VII épouse en troisièmes
noces Adèle de Champagne, sœur du même Thibaut V. De ce fait, le
comte est l'oncle de Philippe Auguste, qu'il accompagna à la troisième
croisade, il mourut. Au même moment, l'évêque de Chartres est
Guillaume aux Blanches Mains, frère du comte Thibaut, de la reine
Adèle (et donc beau-frère du roi Louis VII), l'oncle et le tuteur du
jeune Philippe II Auguste, auprès duquel iljouera sa vie durant, un rôle
de conseiller de premier plan. En 1176, il quitta le siège de Chartres
pour celui de Reims.
C'est encore un Champenois qu'un événement majeur pour l'église
de Chartres va projeter sur le devant de la scène. En 1194, en effet, un
grave incendie endommagea sérieusement la cathédrale de Fulbert,
dont ne fut conservée que la façade occidentale ajoutée vers le milieu
du
XII".
L'évêque d'alors se préoccupa immédiatement de la reconstruc-
tion. Or cet évêque était Renaud de Bar, dit de Mousson, fils de
Renaud II comte de Bar et la comtesse Agnès, elle-même fille du comte
de Champagne Thibaut: par sa mère, le nouvel évêque était
à
la fois le
neveu de Thibaut V comte de Blois et de Chartres et de l'évêque Guil-
laume aux Blanches Mains, en même temps que le neveu de la reine
Adèle et donc du roi Louis VII - ce qui faisait de lui le cousin germain
de Philippe Auguste.
Tout laisse penser que Renaud de Mousson mena les choses ronde-
ment. A l'instar de certains grands chantiers d'architecture militaire, la
construction des importants sanctuaires, lorsqu'elle ne rencontrait pas
de difficultés financières, était plus rapide que certaines dates de consé-
cration ne le feraient croire. Or, à Chartres, l'argent ne manqua pas: le
commerce et l'artisanat étaient prospères dans la ville, comme l'agricul-
ture dans la campagne environnante ; la piété populaire put se donner
libre cours et l'évêque Renaud sut également attirer les dons du roi et
de son entourage
à
la nouvelle œuvre. En 1210, Philippe Auguste donna
200 livres. On peut dire qu'en 1217, le gros œuvre jusques et ycompris
les voûtes était achevé. Cette date est fournie par Guillaume le Breton,
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