Les idées er les opinions exprimies dans ce livret sont celles des auteurs er ne reflètenr pas nécessairement les vues de I'UNESCO. Les appellarions employées dans cene publication et la présentation des données qui y figurent n'impliquent de la part de I'UNESCOaucune prise de position quant au starur juridique des pays, terriroires,villes ou zones ou de leurs aurorids,ni quanr à leurs frontières ou limites. Publié en 2005 par : Organisarion des Nations Unies pour i'éducarion,la science et la culrure 7,place de Fontenoy,75350 Paris O7 SP Sous la direcrion de Moufida Coucha,chefde Secrion de la philosophie et des sciences humaines,assistée de Mika Shino, Feriel Ait-ouyahia, Arnaud Drouet,Kristina Balalovska et Nadya Naydenova. O UNESCO fmprimém Francepar Dumas-Etoulet Inpimeurs IVd'inprmiun :43203A Sommaire I. Le Corps Physique L'alerte du corps (Soulier de Morant) Putriziu dlAiessio 5 Le corps vivant selon Nietzsche ou la mémoire en alerte 27 Barbara Stiegler Corps célestes et corps terrestres :foie et divination 51 Giuseppe Bezza II. Le Corps Symbolique Le corps créatif Stephen Wright Le corps et l'âme chez Platon Létitia Mouze Le corps dans la vision chinoise Hor Eng U n ton en-dasous :comment la pensée européenne nous a rendus sourds à notre corps Guy Samamd 73 91 111 123 L'alerte du corps Patrizia d'Aiessio Prénm bu Le La rnnlndie de Nntncha Dans La Guerre et Lnpnix,Tolstoï expose ses idées sur la médecine et les médecins. La jeune héroïne Natacha Rostova rompt avec son fiancé et tombe malade : Les médecins qui venaient la voir, tantôt séparément., tantôt à plusieurs, parlaient beaucoup en français,en allemand et en latin,se critiquaientl'un l'autre et prescrivaient les médicaments les plus divers contre toutes les maladies qu'ils connaissaient ; mais il ne leur venait pas à l'esprit cette idée si simple qu'ils ne pouvaient connaître la maladie dont souffrait Natacha, non plus que n'importe quelle maladie qui frappe les êtres humains,car chaque h o m m e présente ses particularités et souffre toujours de sa propre maladie, singulière,nouvelle,compliquée et ignorée de la médecine,et non pas d'une maladie des poumons,du foie,de la peau, du cceur,des nerfs,etc.,que la médecine a classée, 5 mais d'une maladie résultantd'une des innombrablescombinaisons des affections de ces organes. Cette simple idée ne pouvaitvenir à l'esprit des médecins (commeil ne peut venir à l'esprit d'un sorcier qu'ilest incapabled'ensorceler), parce que leur raison était précisément de soigner,parce qu'ils recevaientde l'argent pour cela et parce qu'ils avaient consacré à cela les meilleures années de leur vie, mais surtout parce qu'ils se considéraient comme indiscutablement utiles.Et ils l'étaient en effet à toute la famille Rostov,non lorsqu'ils obligeaient la malade à absorber des substances pour la plupart nocives (le tort qu'elles causaient était peu sensible, les doses étant infimes), mais ils étaient utiles, indispensables, irremplaçables (et c'est pourquoi il y eut toujours et il y aura toujours des soi-disantguérisseurs,des rebouteux,des homéopathes,des allopathes), parce qu'ils satisfaisaient un besoin moral,essentielde la maladie et de ceux qui aimaient la malade : le besoin de l'homme qui souffre que l'on s'occupe de lui,que l'on compatisse à sa souffrance,qu'on lui donne l'espoir de guérir'. L e chemin d'une émotion à l'intérieur du corps C o m m e n t une émotion peut-elle trouver son chemin à l'intérieur du corps de façon à induire un effet qui peut I. La Guerre et la paix ,) de Léon Tolstoï,livre III, 1" partie, début du chapitre XVI,édition Gallimard 2002,traduction Boris de Schloezer. (< 6 nous rendre malade ou bien nous guérir’ ? Dans le cas de Natacha, ce sont sa jeunesse et la découverte de la beauté de la prière qui vont finalement la guérir. Pour tenter de le comprendre, nous allons partir de la réflexion de Deleuze lisant Spinoza, ((chaque corps se définit par un certain pouvoir d’être affecté )) et ((ce qui compte c’est : de quoi un corps est-il capable ? ))3. En premier lieu, on pourrait invoquer la nécessité pour le sujet doué de réceptivité d’alerter le corps de l’apparition dans son environnement proche d‘éléments capables de l’affecter.Une infection microbienne qui s’installerait de manière sournoise dans nos tissus,mais aussi la perception d’un son,d’une voix provoquant une réaction ou m ê m e d‘une pensée qui s’imposeraità notre conscience. Notre raisonnement considère tous les éléments extérieurs ou intérieurs comme équivalents pour le corps. Cela revient à dire que,dans sa position en quelque sorte neutre, le corps ne fait qu’offrir des voies à parcourir. Pour essayer d‘imaginer comment cela fonctionne, une modification de perspective ou plutôt un agrandissement 2.Gollub RL,H u i KK,Stefano GB,((Acupuncrure :pain management coupled to i m m u n e srimulatioii ),, Zhonguo E o Li Xzie Ba0 1999, (9) : 769-777. 3.Tous les texres de Deleuze sur Spinoza sont issus de sa leçon du 24 janvier 1978,consulrable k l’adresse hrtp ://www.yrub.com/philo/spinozadeleuzel.htm 7 s’impose.À l’intérieur d u corps se trouvent des voies anatomiques (et nous les verrons telles qu’elles sont connues par la biologie cellulaire) capables de véhiculer ces messages d’alerte. Peu importe que ceux-ci aient pour source une émotion ou un traumatisme environnemental (physique, alimentaire, infectieux, climatique...).Dans la définition donnée par le Petit Robevt, le m o t émotion est associé à l’évocation d‘un état psychologique alerté par des altérations physiques : il s’agit d’un ((état de conscience complexe,généralement brusque et momentané accompagné de troubles physiologiques (pâleur ou rougissement,accélération du pouls, palpitations, sensation de malaise, tremblements, incapacité de bouger ou agitation) ». L‘architecturedu corps à partir de la cellule ( (La théorie cellulaire ce n’est pas l’affirmationque l’être se compose de cellules,mais d’abord que la cellule est le seul composant de tous les êtres vivants, et ensuite,que toute cellule provient dune cellule préexistante ))<. Nichés dans les grandes parties visibles de notre corps, c o m m e les groupes musculaires organisés autour d’un dais osseux, se trouvent des chemins dont les plus 4. Georges Canguilhem, La connaissance Hachetce, 1952 (part. p. 47-98). 8 de In vie, Paris, connus sont le système nerveux,le système circulatoire et lymphatique. Ces voies sont liées à un tissu, dit ( ( connectifD ~ , composé de fibres de collagène,d'élastine et d'autres protéines,qui s'entrecroisentpour constituer, elles aussi,un vaste réseau.A l'intérieur de ce réseau,de petites unités fonctionnelles constituées de cellules d'origine et de fonction diverses (comme les adipocytes,les cellules endothéliales de la vasculature,les fibroblastesdu tissu connectif, etc.) se développent, constituant un micro-environnement multipotent. L'organisation en ( (niche »6 permet un échange local et protégé des informations et une cohésion structurelle fonctionnellement nécessaires. A Dans la moelle osseuse,les cellules souches donnant lieu à une progéniture de cellules de plus en plus différenciées sont regroupées en niche.Le micro-environnement de la niche est déterminant pour la survie des cellules progénitrices,mais aussi pour leur capacité à se différencier.Dans le corps,d'autres cellules égaiement sont soumises aux stimulations complexes de leur environne- 5.Langevin HM,Churchill DL,Cipolla MJ, ( ( Mechanical signaling through connective tissue : a mechanism for che therapeucic effect of acupuncture >) FASEB]. 2001,(12) : 2275-2282. 6.Sur le concept de niche cellulaire voir R.Schofield, (< T h e relationship between the spleen colony-forming ceJl and Che haematopoietic stem cell D, Blood Cells 1978,4 (1-2): 7-25. 9 ment et organisent une réponse hautement spécifique pour une fonction hyper-spécialisée.En acupuncture,la stimulation de points précis pourrait bénéficier de cette organisation en niches fonctionnelles et multi-puissantes des cellules7.Favorisée par cette localisation stratégique, la réponse induite par la stimulation mécanique pourrait intéresser alors le corps tout entier.Acheminée le long de tous les axes du corps, la stimulation se propage grâce aux propriétés de semi-conductiondes protéines de la matrice, qui sont à la base de la conductance électrique du tissu connectiP. mechanoreceptor / nodceptor Figure 1. La dispositionen niches permet d'associer des élémencs structuraux (les fibres du tissu connectif) ec des cellules diverses (nerveuses,vasculaires...) pour rassembler er rransmectre des messagrs desrinés à exercer des fonctions précises. 7.Shang C.,(1 Eleccrophysiology of growth conrrol and acupuncture >), L$e Sci. 2001 68(12) : 1333-1342. 8.Imre Zs.-Nagy,'<Semiconduccion of proteins as an attrihuce of che living state : the ideas of Alberc Szenc-Gyorgyi revisiced in lighr of che recent knowledge regarding oxygen free radicals n, Experimental Gerotitolqy 1995,30 (314): 327-335. 10 Cette idée de ((niche )) est ancienne, elle dare au moins de l’époque de la formulation pat Rudolf Virchows de la Einrichtung territoriale,configurée pour rendre compte de l’autonomie de la cellule vis-à-vis d‘une instance centrale (par exemple, le cerveau). Organisés en Zellentevitorien, ces éléments constitutifs d’un organisme, nous semblent presque des Zellenrepubliken, vu le nombre infini de négociations, d’échanges et de processus locaux nécessaires pour donner lieu finalement à l’expressiondun choix pondéré. Nietzsche, probablement sous l’influencede Virchow et de Roux,était sensible à cette idée de re-hiérarchisation permanente du vivant, à la fois ((ordre )) et (( lutte )), en réalité ((une mise en ordre ))((hiérarchique ))pour sa ptopre Selbstgestaltung, c’est-à-direauto-réalisation’O: (( ... plein de médiateurs vivants dont l’interaction constitue ce que nous appelons corps, qui est quelque chose qui 9. Rudolf Virchow, Die CellukTathologie iti ihrei Begrundung azfphysiulugische undyathologischr Gewebelehre (1 858),Hildelsheim, O h s , 1966,parc. p. 256-257. 10.Friedrich Nietzsche,Gesammelte We&, éd. D e Gruyter, FP 1887,9 (98),1885,40 (21),40 (42), mais surtout 1885,37 (4): << Lauter lebendige Ermittler... von deren Zusammenwirken das, w a wir L i b ” nennen, das beste Glcichniss ist.. . als etwm Wachsendes, Kampfendes, Sich-Vrimehrendes und Wieder-Absteibendes. .. n. 11 pousse, qui lutte, qui se réplique et qui finalement meurt... )) (trad.de I’auteure). Chaque cellule,donc,est autonome et peut aller son propre chemin”.En ce sens,la maladie serait alors plutôt un déséquilibre dans cette capacité d’absorption et de résistance de structures individuelles ; celle-ci serait dépendante des interactions exercées en périphérie. Le tissu serait une constitution sociale d‘existencesisolées et vouées à une activité spécifique,résultant de la stimulation des autres entités du micro-environnement(cellules spécifiques,fibres du tissu connectif). Cette représentation constituée d’innombrables épicentres fonctionnels n’est pas sans rappeler les points énergétiques le long desquels se tisse le méridien d’un organe,en quelque sorte sa projection fonctionnelle.Cette conception de l’autarcielocale des parties, s’opposantau caractère unitaire des processus vitaux, résonne dans l’exclamationde Virchow” ((Qui est l’in- 1 1. R. Virchow Die Cellularpathologie, op. cit., p. 14) ; voir aussi l’ouvrage de Andrea Orsucci Dalla biologia celhlave alle scienze dello spirito, Bologna, I1 Mulino, 1992,en particulier le 2’ chapirre << Tra Virchow e Haeckel n (pp. 59-94). 12.R. Virchow, <( h o m e und Individuen )> conference donnée en 1859. 12 dividu? Qui est l'organe ? individus ? D. Les organes sont-ils des Pour I'ac~puncture'~, les points localisés le long de tracés appelés ((méridiens n correspondraient à des fonctions d'organes spécifiques. Figure 2.Les niches peuvent h e stimulées par le toucher ou, si l'on désire un &er plus puissant et de plus longue durée, par une aiguille. Récemment, en partant de la pratique de I'acupuncture, on a essayé d'expliquer comment il était possible d'obtenir la guérison d'une lésion en piquant un point précis et parfois très éloigné de celle-ci.Que se passe-t-il lorsque l'aiguille entre dans le tissu correspondant à un 13. Georges Soulier de Morant,Acupuncture chinuise, éditions du Mercure de France,1932 ; Acupuncture National InstitutesofHealth Consensus Development ConferenceStatement,November 3-5,1997 : http :/lodp.od.ni h .govlconsensus/cons/107/ 107-scatem enr.h trn 13 point spécifique sur le tracé d‘un méridien ? L‘entité sous-cutanée correspondant au point d’acupuncture, situé sur le méridien, peut être considérée comme une niche multi-potente à l’état quiescent. Lors de I’introduction de ïaiguille,il y a d’abord un effet de grdsping (accrochage:fig. 2),ce qui signifie que l’aiguilleest retenue par le tissu connectif, en particulier lorsque l’on impose une rotation. Cet effet mécanique met en communication la membrane des cellules avec les fibres du tissu connectif à travers une charnière, le ((focal adhesion complex )) (FAC, complexes d‘adhérencefocale).À un premier type de diffusion physique,liée aux propriétés de semi-conduction du tissu connectif,s’ajoute alors la signalisation biochimique de l’inflammation (chimiohnes,cytokines,hormones circulantes)qui permet d‘accélérer la diffusion du message à travers les tissus. Émotion, environnement,inflammation En biologie Lorsqu’un micro-organisme fait irruption dans un organisme et perturbe son homéostasie, mais aussi lors d’uneagression verbale,d’une atteinte mécanique,d’une stimulation chimique, d’un éclat lumineux ou encore d’un stress émotionnel, tel une déception, le système 14 Fig. 3. Représenrarion schhatique de la charnière entre cellules et tissu connectif grâce au complexe d’adhérence focal (FocalAdhesion Complex, FAC), qui permer à l’effer mécanique de l’aigtiille de déclencher de multiples voies de signalisation biochimique à l’inrérieur des cellules,correspondant à des foncrions différentes. nerveux coopère avec les cellules immunitaires de la circulation sanguine et avec les cellules du tissu connectif pour organiser une réponse. Notre environnement est une source permanente de stimulations qui alertent le corps et la conscience,engendrant différentes formes de stress. Les agents responsables de ces stimulations sont reconnus par les parties qu’ils exposent lors du contact avec nos tissus. Cette reconnaissance provoque l’intervention des cellules immunes qui les détruisent, grâce aux facteurs inflammatoires qu’elles produisent. Les 15 fonctions de défense assurent donc à la fois la détection de l’agentlésionnel et sa destruction. A la réaction inflammatoire s’associela réparation des tissus qui, tels des témoins innocents,ont subi toutes les conséquences de cette guerre éclair. L‘inflammation provoque ainsi un vieillissement accéléré, car toute réparation engendre un nouvel environnement,plus fragileI4. Cette double fonction de l’inflammation,sentinelle et tueuse,fait intervenir des cellules immunitaires,vasculaires, nerveuses,ainsi que leurs articulations moléculaires (le FAC,situé entre le cytosquelette cellulaire et les fibres de la matrice extracellulaire). Finalement,l’inflammation est tributaire de réseaux fonctionnels (nerfs,sang circulant, muscles...), eux-mêmes affectés par des processus mécaniques divers - tension du muscle,semi-conduction du tissu connectif, vagues oscillatoire^'^ au niveau des membranes des celIuleP,pression et débit du sang. 14.Sur le lien enrre répararion et dégénérescence dun tissu, par le biais du mécanisme de l’infidélité rranscriptionncllelors de la néo-synthèse d‘une procéine, voir de I? d’Alessi0 ec A. Marconi (< Oxidative stress and endorlieliai senescence )) in Proceedings of the 11th Biennial Meeting of the Free Radicals Res International,2003,pp. 125-128. 15.W i l l i a m A.W e l l s , ~Myrnorher, thewave»,/.GlBioL 2003,162:533. 16.Loewensrein Y,Yarom Y,Sompolinsky H., “The generacion of oscillarions in networks of eleccrically coupled cells”, Proc Nat AcadSci USA,2001,98(14) : 8095-8100. 16 En médecine L'inflammation est définie en séméiotique médicale par l'association de signes de rougeur,enflure,douleur et fonction lésée (( rubor, tumor,dolor, fiinctio laesa »I7. La réponse inflammatoire, quand elle correspond à une véritable réaction de nos tissus, nous débarrasse de l'agent lésionnel et nous sauve la vie. C'est cet aspect de célérité et de réversibilité d'une activation capable d'accélérer l'acheminement des signaux dans les tissus qui est exploité par l'acupuncture. En même temps,si elle perdure trop longtemps,l'inflammation entraîne aussi ((une diminution de la puissance d'agir », selon Deleuze qui ((ressent ))Spinoza :((la tristesse est assimilable à toute passion enveloppant une diminution de notre puissance d'agir )I8. En effet, la réaction inflammatoire,essentielle à la survie,est alors à craindre.C'est pourquoi le corps, conduit par la joie et le plaisir, connaît les chemins pour endiguer la réaction inflammatoire. -~ 17.E n 1859, R. Virchow définir,après C.Vogr (1842)er d'après A. C. Celsus, l'inflammation comme rubor, tumor, calor, ( ( hnctio laesa n. 18.Deleuze sur Spinoza, leçon du 24 janvier 1978, à l'adresse htrp ://www.yrub.corn/philo/spinozadeleuzel.hrm 17 Joie Réaction anti-inflammatoire TiiteSSe Réaction inflammotoire Diminution de la puissonce d'agir II s'agit de comprendre que,dans une certaine mesure, les émotions utilisent les mêmes articulations anatomiques que le système immunitaire (dont l'axe exécutifest la réaction inflammatoire) et qu'elles peuvent dors se révéler sous la forme d'un épisode inflammatoire ou anti-inflammatoire. O n peut dès lors se demander comment un émoi ou un stress choisit une localisation précise dans le corps pour se manifester.Le corps semble être capable de mémoriser les émotions du sujet autant que ses rencontres avec des microorganismes lésionnels. Pourquoi cette mémoire ? Parce que, c o m m e nous le dit Barbara Stiegler, ((seule la chair est capable de faire-entrer-l'autre-dans-sa-proprechair )); c'est ce que Nietzsche appelle Eiwerleibzmg". 19.Pour la notion d'Einverleibzing chez Nietzschc, voir Barbara Stiegler, Nietvche et Irt biologie, Paris, PUF,2000 ; de Nieruche, la Seconde considération inactuelle, 4 1, le Guisavoir 5 1 I 0,les Fragments posthumes 11[141],11[162],I 1 [197J(come V des Euuresphilosuphiques complètes, Paris,Gallimard, 1967 sq.), Par-delhbien el mal $5 230 et 259 et Généalogie de la molale, deuxième dissertation,5 1. 18 Cette capacité d' incorporation,c'est-à-direde mémorisation,est une découverte que Nietzsche doit sans doute à Haeckel, qui s'était passionné pour ce problème de la frontière entre le non-vivant et le vivant'" D. Ainsi, les niches,donc les points d'acupuncture, s'avèrent être des archives vivantes de l'histoire du sujet. Toujours à l'aide de Barbara Stiegler, nous verrons comment (( le corps vivant selon Nietzsche est mémoire incorporailteD. L'anatomie de la communication entre cellules Certaines structures macro- et microscopiques du corps se constituent en voies de circulation,selon les sollicitations environnementales. Elles peuvent servir i transporter des signaux mécaniques (oscillations) et/ou chimiques (médiateurs cellulaires) d'un point à un autre. Pour beaucoup de ces signaux, la membrane cellulaire permettra la transmission vers les entités anatomiques de la signalisation intra-cellulaire.L'articulation entre cellules et tissus qui permet la transduction du signal est fondée, d'une part sur I'existence du cytosquelette à I'intérieur des cellules, qui peut générer une force, grâce à sa capacité de changer d'état, passant du relâchement à la ~~ 20.Sur Nierzsche er Haeckel, voir B. Sriegler, Nietvche et la biologie, op. cit. ainsi qu'A. Orsucci, D& biohgia cellulare allc scicnze dello spirito, op. cit. tension. Ce changement provoque alors une altération des relations spatiales dans la cellule,ce qui peut entraîner des rapprochements entre structures cellulaires et membranaires, qui sont éloignées en situations de relâchement ; d‘autre part sur le complexe d’adhérence focale (FAC), charnière mécanique entre cellules”. Cet assemblage membranaire unit les filaments intra-cellulaires du cytosquelette aux éléments de la matrice extracellulaire,et permet aux cellules de répondre à une sollicitation mécanique comme la compression,mais aussi de devenir un vecteur d‘oscillations locales. FAC et cytosquelette sont étroitement associés aux changements de forme de la cellule. Récemment, ces articulations cellulaires ont pris un sens particulier dans le concept de (( tenségrité 1) (intégrité par la tension) emprunté à l’architecture”.Une structure de ((tenségrid )) 21.J.D. Kieffer, G. Plopper, D.E.Ingber, J.H. Hartwig, T.S. Kupper, “Direct binding of F actin to the cytoplasmic domain of the a2 integrin chain in uituo”,Biochem Biophys Res Commun 1995,217 : 466-474 ; M.Yoshida, W.F.Westlin, N.Wang, D.E.lngber, A. Rosenzweig, N.Resnick, M.A.Gimbrone, “Leucocyte adhesion CO vascular endothelium induces E-selectin linkage to the cytoskeleton”, J Cell Biol 1996 133 : 445-455. 22.D.E.Ingber 1, Architecture ofLife n, ScicntiJicArne~icnn278 (1998),pp. 48-57 ; I? d‘Alessi0 (( Le couple du vivant entre rnouvement et tension )) mémoire EHESS. 1999. 20 se définit comme un système comprenant des barres comprimées isolées au sein d’un réseau de câblesz3.La stabilité interne de la structure est déterminée par un état de tension préalable, dit de pré-contrainte,qui précède toute confrontation à une force externe. La cellule peut être décrite comme une structure capable de ((tenségrité », car les éléments du cytosquelette peuvent être assimilés à des barres résistant à la compression.L‘intégritéarchitecturale ainsi déployée est presque indépendante de la gravité, et elle est à la base de la ((mécanotransduction ))des signaux biologiques. À nos yeux,un lien apparaît entre d‘un côté les manifestations tangibles de l’inflammation (rubor, tumor, dolor,jûnctio laesa), et de l’autre la réalité invisible des signaux humoraux et nerveux circulant dans un environnement interne fait de tensions et d’oscillations.Cela nous renvoie aux effets du mouvement, lorsqu’unmouvement, une respiration, une pensée ont lieu, s’installe une tension entre cellules, soutenue par les fibres du cytosquelette au seuil de la charnière du complexe d’adhérence focal. Cette tension est ensuite diffusée grâce aux propriétés de semi-conductiondu tissu connectif. __ 23. S. Djouadi, R. Motro, J.C.Pons, B. Crosnier, “Active Control ofTensegrity Systems”,JournalofAerospace (1998),vol. 11, no 2. 21 Les alternatives du nerf vague La stimulation d’un point appartenant à un méridien implique la stimulation dune voie spécifique,qui produira des effets sur les organes, dont elle représente la fonction, tels le cœur, le poumon, l’intestin.Le même point (et donc la niche cellulaire correspondante) peut être situé sur plusieurs méridiens,impliquant la fonction d’organesdifférents. Figui-c4.Le p i n t en commun des méridiens du poumon ec de I’inresrin,localisé au niveau de i’épaulc cc inrégré clans cleux parcours (méridiens)différçnrs. 22 L‘effet obtenu par l’aiguille ou par la pression du doigt sur le point recelant la niche peut être également obtenu en se concentrant par la pensée sur ce m é m e point. C o m m e n t cela pourrait-il s’expliquer ? Tout d’abord la respiration prolongée s’accompagne d’une stimulationdes muscles du diaphragme.Avec leurs fibres parasympathiques, les branches thoraciques du nerf vague à la fois innervent l’îlot pulmonaire et contournent le centre solaire à la bouche de l’estomac.Le phrénos était considéré c o m m e le siège m ê m e de la vie par Homère24.La respiration reste cependant sans aucun effet,si elle n’est pas effectuée dans un état de tension de la colonne vertébrale. Celle-ci dépend de milliers de petits muscles intervertébraux qui permettent de libérer des branches du vague des structures environnantes,telles les pleuvres, le tissu connectif,les vaisseaux. La tension de la colonne permet alors aux nerfs de ((flotter n. Ainsi,la capacité du nerfvague de transporterses messages jusqu’au cerveau est liée à la posture recta. Cetre tension de la colonne vertébrale associée à la respiration constitue la position de base de la méditation. ~~~~ 24.R.B.Onians, The Origins o f E w u p m n Thought aboutthe Body, the Mind,the Soul,the Wodd,Erne, dndFktr (1951),Cambridge, NY, Cambridge UP, 1988, part I, chap. 1. 23 A u cours des siècles et jusqu'à nos jours,dans de multiples traditions, des pratiques rassemblant des corpus d'exercices précis, consistant en la stimulation directe ou indirecte de trajectoires spécifiques,énergétiques ou nerveuses, ont été conçues, formulées et transmises (I'acupuncture,le tai-chi,le chi-gong,le yoga,la méditation). Pour atteindre une disposition du corps qui permette de sentir le contact de l'air, l'énergiequi émane des êtres et des choses,une certaine posture est requise.L'assumer, pourrait être considéré comme un moyen d'exciter ces Zellenterritorien (les niches), en les préparant à recevoir un message qui peut favoriser la concentration de la pensée sur un point déterminé.Ainsi, l'envoi d'un message peut-il aboutir à la guérison d'une lésion résultant d'un rraumatisme physique émotionnel ou micro-biologique. C o m m e le suggère encore Deleuze lisant Spinoza : ( (Prendre un point de départ sur une joie et, là-dessus, essayer de gagner localement,d'étendre cette joie D * ~ . Deuxièmement cela pourrait s'expliquerpar la sensation du goût.D e manière réflexe,pour endiguer I'extension de la réponse inflammatoire, une réponse anti- 25.G. Deleuze, (( Leçon sur Spinoza ))du 24 janvier 1978 (hctp ://www.yrub.com/philo/spinozadeleuze 1.htm). 24 inflammatoire est possible. Sur les méridiens de chaque organe,tous présents dans leur tracé au niveau de la tête, plusieurs points représentent des accès pour moduler la virulence de la réponse inflammatoire. La perception d’un goût qui nous plaît (le vague innerve les papilles gustatives de la langue) est capable d’enclencher une intense réponse anti-inflammatoire du corps. La base moléculaire de cette communication entre le nerf vague et le système immunitaire est l’acétylcholine,le principal neurotransmetteur du système nerveux parasympathiqueXG. O n parle de signalisation cholinergique centrale à action anti-inflammatoire.Une stimulation électrique du nerf vague est capable d’affaiblirla réponse inflammatoire.J’aipris comme exemple le goût,c’est-à-direun rapport avec les aliments ; une description analogue pourrait être faite des rapports amoureux.C o m m e nous l’avons proposé au début, les voies du corps, tout en étant tributaires de notre vécu,sont neutres. 26.Borovikova LV,Ivaiiova S, Zhang M,Yang H,Botchkina GI, Wackins LR, W a n g H,Abumrad N,Earon Tracey KJ,((Vagus nerve srimulation attenuares rhe sysremic inflammatory response to endotoxin n, Nature, 2000,405(6785) : 458-62 ; Tracey KJ,Czura CJ, Ivanova S.,(( Mind over immuniry),, FASEB J. 2001, 15(9) : Jw, 1575-1576. 25 L e corps vivant selon Nietzsche ou la mémoire en alerte Barbara Stiegler Dualisme et corps vivant Pour des raisons fondamentales,dont nous ne ferons pas ici l’inventaire,la question du corps vivant est l’une des plus radicales (au sens où le (( radical N est ce qui renvoie aux racines) de la philosophie.Nous n’enretiendrons ici qu’uneseule : en perturbant le dualisme qui a fondé par trois fois la pensée occidentale - celui d’inspiration platonicienne, puis chrétienne,puis cartésienne -, la question du corps perturbe les fondements m ê m e s de notre mode de pensée.La pensée occidentale le sait,plus ou moins confusément,depuis le début. Que l‘on songe à Platon, qui perturbe lui-même le N platonisme D, et donc son propre dualisme,dès le départ. Que l’on songe 27 aussi au christianisme : si on lui impute, en s’appuyant sur Nietzsche et bien souvent de façon simplificatrice, une condamnation du corps et de la chair, saint Jean et saint Paul sont pourtant ceux qui,contre le dualisme hellénistique et le manichéisme oriental,posent que la surabondance de la ((Vie )) qui se donne ne peut se recevoir que dans la chair (théologiejohanniquede l’incarnation) et dans le corps en gloire (saintPaul et la résurrection des corps). Que l’on songe enfin à Descartes, pour qui la séparation dualiste de l’espritet du corps trouve sa limite dans le problème insondable de ((l’unionde l’âme et du corps.I) Bref, en choisissant le ((corps vivant )) (Leib) comme point de départ, Nietzsche sait qu’il choisit de partir de ce qui perturbe les fondements mêmes de notre mode de pensée. Le Leib perturbe notre pensée dans ses racines mêmes, parce qu’il est ce qui relève à la fois de la corporéité (en tant que phénomène spatio-temporel)et de l’esprit (parce qu’ily a en lui de la ((spontanéité )), de la ((communication )), de la (<prise de décision )) etc.)l. Ce qui arrive au corps vivant est indissolublement psychique-et-physique 1 . Voir Descartes,Médifmtions m/taphysiques, sixième Méditation. 2.Voir l’articleP. d’hlessio,dans le m ê m e volume, qui se donne pour (< axiome de base >) de ne pas distingua entre les événements physico-chimiques (une infection microbienne par exemple) et les mvknernents psychiques (perception,émo cion,stress etc.). 28 et il en va de m ê m e de ses réponses,exprimables à la fois en termes physico-chimiques et en termes d’esprit et de volonté (on prête à la cellule des ((décisions », de la ( (communication », de I’N activité n, etc.). Notre problèm e sera dès lors le suivant :parler,avec Nietzsche et avec tous ceux qui partagent son souci de surmonter le dualisme, de ce que veut la cellule,de ce qu’elle&& de ses signaux et de ses @onses, prêter à la communauté des cellules une communication, un pouvoir d‘interprétation et de décision,n’est-cepas leur donner le statut de sujet voulant et pensant,et du même coup ne rien changer à la position fondamentale de Descartes ? N’est-ce pas, finalement, se borner à miniaturiser l’ego,qui serait passé de l’esprit à la cellule et, partant, confirmer le point de départ de Descartes ? A cette objection forte et légitime, nous avons déjà tenté de répondre,dans une étude sur Nietzsche et la biologie de son temps,que les caractéristiques du corps vivant selon Nietzsche ne se contentaient pas d’inquiéterle dualisme, mais parvenaient, plus fondamentalement, à détruire l’interprétation cartésienne de la subjectivité, tout en renouvelant les notions de ((volonté )), de ((spontanéité )) et d’«activité D, les promettant du m ê m e coup à un destin non métaphysique3.S’ily a encore dans le corps selon 3.Voir Nietvche et kt biologie, Paris, Put 2001 29 Nietzsche une instance volontaire,sise dans la cellule ou dans la communauté cellulaire, celle-ci ne peut se comprendre qu'à partir de la mémoire,donc de l'articulation entre ce que la métaphysique et le christianisme ont eu, chacun à leur façon,le tort de séparer et d'opposer :I'activité spontanée d'une part et la passivité souffrante d'autre part. Telle est la thèse cencrale que nous voudrions défendre ici :conue la séparation métaphysique et chrétienne de ce qui relève de l'actif et du passif (avec un primat de l'activité dans le cas de la métaphysique, et un primat inverse de la passivité dans le cas du christianisme), Nietzsche comprend le corps vivant c o m m e la mémoire en ulerte, c'est-à-direc o m m e ce dans quoi la passivité (ou l'exposition passive au danger du nouveau) et l'activité (ou les mesures actives de réponse à ce danger) skrticulent originairement au lieu de s'opposer. Le propre du corps vivant :Einverleibung et mémoire Commençons par rappeler ce qui constitue le propre du corps vivant selon Nietzsche. La langue française ne fait aucune différence entre les corps inunimés que sont les tables ou les chaises, et nos corps à nous,qui sommes assis sur ces chaises. Dans tous les cas, elle ne voit ou ne dit que les mêmes corps D. Tel n'est pas le cas de la lan( ( gue allemande. Husserl, et Schopenhauer avant lui,ont attiré notre attention sur le fait que le corps au sens du 30 Kürper,corps inanimé qui s’étenddans le temps et dans l’espace,n’étaiten aucun cas la m é m e chose que le corps au sens du Leib, ((corps vivant », ((corps propre )) ou ( ( corps intime H, que certains phénoménologues français ont proposé de rendre par ((chair u4. Toute la question sera donc de rendre compte de la spécificité du Leib par rapport au monde des Korper.O n connaît la réponse de Schopenhaueret celle de Husserl :le Leib est ce qui m’est le plus intime (Schopenhauer) et ce qui m’est le plus propre (Husserl).Telle n’estpas la réponse de Nietzsche,qui développe une théorie absolument originale par rapport à ces philosophies du corps. Critiquant par avance toute notion de ((corps propre n, en disqualifiant l’immédiation charnelle fantasmée par Schopenhauer, Nietzsche est l’un des rares à affirmer clairement que le propre du corps vivant ou de la chair n’est autre que la mémoire. Pourquoi la mémoire ? Parce que seule la chair a la capacité de faire-entrer-l’autre-dans-sa-propre-chair, ou parce qu’elleseule est capable de ce que Nietzsche appelle I’Einverleibung.Une chaise ou une table, en tant que 4.Voir respecrivement Schopenhauer,Le moiide comme volonté et comme représentation, § 19,er Husserl, Méditations cartésiennes,cinquième Meditation. Pour la traducrion de (( Leib )> ec (< Kotper )) par ( ( chair D er: <( corps n, voir D.Franck, Chair et c o p - Sur l a phénoménologie de Husserl, Paris, Minuit, 198l. 31 Korper, en sont incapable?. Dans cette salle, en ce moment,seuls les Leib sont capables d’entendre, c’est-àdire de faire entrer dans leur propre chair mon propre flux de parole, parce que seules les chairs sont capables d’« incorporation». Les Korper,quant à eux, peuvent être certes abîmés et usés, et finalement détruits, par le flux de ce qui advient, mais ils sont incapables de I’intérioriser, ou de le faire entrer dans les replis internes de leur corps,pour la raison très simple qu’ilsn’ontpas d‘intériorité, ou qu’iln’ya rien en eux de ce que l’allemand appelle I’lnnere, intime )) ou I’N interne D. Que les corps vivants soient les seuls étant capables d’incorporer, c’est-à-direde mémoriser, c’est une découverte que Nietzsche doit à Haeckel, qui s’était passionné pour ce problème de la frontière entre le vivant et le nonvivantti. Tandis que certaines substances inorganiques (les cristaux) sont capables de croissance,seuls les êtres vivants, explique Haeckel,croissent par intzmzisception,c’est-à-dire 5. Pour la notion d‘Einverleibung chez Nietzsche,voir par exemple sa Secoiade considération inactuelle 5 1,le Gaisavoir 5 1 1 O, les fragments posthumes 11[141],11[162],11[197] (tome V des Ezwresphilosophiqzies complètes,Paris, Gallimard, 1967 sq.), Par-delà bien et mal §§ 230 et 259 e[ Ginialogie de la morale,deuxième dissertation,5 1, 6.Sur Nietzsche et Haeckel, voir A. Orsucci,Dalla biologia celMare alle scienze dell0 spirito, Bologne, I1 Mulino, 1992,et notre étude sur Nietzsche et la biologie citée supra. 32 qu'eux seuls sont doués de cette aptitude à croître en absorbant l'autreen soi,intussusception qui est le fondement même de la mémoire. Le fait que le vivant seul soit doué de mémoire, ou que l'intussusceptionsoit pour lui seul possible,s'expliquepar un principe chimique simple : l'endosmose.C e principe énonce qu'un liquide dense et concentré,séparé des autres par une membrane semi-perméable,se remplit nécessairementdes liquidesmoins denses qui l'entourent.Or,la vie n'a d'abord été rien de plus que cet agrégat,cette gelée semi-fluide,soumise pour des raisons strictement chimiques au processus d'intussusception,lui-mêmerendu possible par l'endosmose.Avec cette explication empruntée à la biologie cellulaire, Haeckel pose que le propre du vivant s'explique par ((la semifluidité [..I des composés carbonés albuminoïdes.')) Seuls les vivants sont doués de mémoire,car eux seuls croissent par intussusception,en absorbant l'altérité,en se l'incorporant et en s'efforçant de l'assimiler. C'est ce qui permet d'expliquer pourquoi, alors qu'aucun Korper n'est capable ni n'a besoin de se nourrir,tous les vivants ont la capacité commune de se nourrir (trophein)8,comme Aristote déjà ïavait souligné dans le Péri Aaichès. Pour ~~~ ~~L 7. Haeckel, Histoire de ia création des êtres organisés, mad. Letourneau, Paris,Reinwald, 1 884,pp. 243-244. 8.Aristote, Péri psuchès,415 a. 33 Nietzsche à son tour,la nutrition est le propre des vivants, et il faut l’entendreau sens général de l’incorporation,c’està-dire de la mémoire : faire entrer l’autre en soi en en conservant la trace, ce qui a lieu aussi bien dans I’alimentation et la digestion que dans la perception ou dans n’importe quel affect. Le corps vivant selon Nietzsche est une mémoire incorporante: il est ce qui passe son temps à se nourrir et à essayer de digérer ou d’assimiler ce qu’ilingère. Le corps vivant : une pluralité interne en lutte Voilà qui permet de comprendre pourquoi le corpsvivant selon Nietzsche est une pluralité interne.Puisque la chair absorbel’autreet le fait entrer en soi,elle ne peut jamais, contre ce que prétend Schopenhauer,être simple et immédiate. Elle ne peut être au contraire que corn-plexeet multi-pielittéralement :pleine de plis -, puisque faite de la pluralité de tout ce qu’ellea incorporé. D’oùl’immense intérêt de Nietzsche pour l’ouvragede l’embryologisteWilhelm Roux sur ((La lutte des parties dans l’organismeD’.Le corps vivant est une pluralité intime (ou interne) de parties en lutte, 9. W. Roux, Der Kampf der Zile im Organismus, Leipzig, Engelmann, 1881. Sur W.Roux, voir principalement W.MüllerLauter, Physiologie de 1a u d m t é de puissance, trad. Champeaux, Paris, Allia, 1938,l’étude d’A.Orsucci et iiotre écude sur Nietzsche ec la biologie cirées supra. 34 et ce aussi bien au niveau des organes qui tous luttent entre eux, que des tissus, des cellules,et à l'intérieur des cellules, des organes de la cellule elle-même.Tout le corps,pluriel,est en lutte avec lui-même,au double sens grec de la lutte,polémos et his, au sens où la lutte de la pluralité avec elle-même est moins ce qui la déchire et la détruit que ce qui peut aussi réaliser une unité tendue. Or,si notre corps est une pluralité interne,donc une tension interne,cela ne peut se comprendre que par le premier point, par sa capacité unique d'incorporation de l'autre à l'intérieur de soi. Chaque corps est une guerre où tous les autres que soi absorbés par le Soi sont en lutte les uns avec les autres. Voilà pourquoi Nietzsche oppose au mécanisme qui tend à confondre Leib et K'a'ryerque le Leib est une communauté interne dans laquelle les membres s'affectent les uns les autres en communiquant entre eux. Le texte le plus important sur la question reste sans conteste le fragment posthume de 1885 qui qualifie le corps vivant de ( (merveille des merveilles DI". Ce qui est merveilleux et étonnant,ce devant quoi la philosophie doit s'étonner et Nietzsche rappelle ici la philosophie à son premier devoir, celui du thaumazein -, ce n'est plus ni la cons-~ io. Fragmenc posthume 1885 37[4](tome XI des Euvresphilosophiques complètes, op. tit.). 35 cience, ou l’immédiat accès du Soi à lui-même par la conscience de penser (Descartes), ni la m ê m e immédiation transférée dans la chair (Schopenhauer,incarnant le cogito dans le corps vivant”), mais bien plutôt ïénorme complexité qui sous-tend toujours un corps vivant. Ce devant quoi Yon doit s’étonner,c’est que le corps multiple soit un corps qui tienne et consiste,jusqu’àla mort, donc tant qu’ilvit, comme un seul corps. Bref, c’est le problème de la communauté (ou de l’unitéde la pluralité), et de la communication qui la rend possible,qui est posé. La ((prodigieuse synthèse )) qu’estle corps humain ( (ne peut v ivre que du moment où a été créé ce système subtil de relations et de transmissions et par là l’entente extrêmement rapide entre tous ces êtres supérieurs et inférieurs- cela grâce à des intermédiaires tous vivants ». ( ( [. ..]mais », ajoute Nietzsche dans le même fragment, ( ( ce n’estpas là un problème de mécanique,c’est un problème moral )), puisque c’estle problème moral de savoir qui doit obéir et qui doit commander,le problème moral et politique des relations de pouvoir entre différents membres d’une méme communauté. O n le voit, il ne peut plus être question ici ni de partir des lois méca- 1 1 . Voir notre article, <! Refaire le cogito : Schopenhauer et le commencement cartésien 82 in Etudes srhopenhnuériennes, Vrin (à paraître). 36 niques du choc (contre le mécanisme), ni de partir du sim-ple,ou du pli unique de l’ego (Descartes), ni enfin de partir de la chair comme du milieu de I’immédiation (Schopenhauer). Le point de départ qu’estla chair,c’est nécessairement le problème de I’unité du com-plexe,le problème de l’unitédu divers,ou du plein de plis, question que les Grecs présocratiques, déjà, avaient posée,en termes depolémos et d’iris, au niveau de la cité :c’est le problème de l’unitéd’une communauté par I’éris,par la joute, par la lutte interne. O n verra plus loin que Nietzsche transfire ces découvertes d’une unité par la tension dans la mémoire organique,ou plus exactement, dans la mémoire qu’estle corps en vie. Le corps vivant s’auto-organisespontanément L‘étonnement de Nietzsche devant le corps vivant le conduit d’une part à le comprendre comme une communauté d‘esprits, d‘intelligenceet m ê m e deJepense (un fragment posthume dit que le ((Je-spirituel[. ..]est déjà donné avec la cellule »)”,et d’autrepart à le comprendre collectivement comme un Soi ayant une spontanéité propre.Le corps,répète Nietzsche après Roux, est ce qui s’auto-organise,ce qui se forme soi-même (Selbst- 12. Fragment posthume 1884 26[36](tomeX). 37 Gestdtung), ce qui s’auto-régule(SeLbst-ReguLiyung)‘3. Mais parce que, pour Nietzsche comme pour Roux, le corps vivant et ses parties internes ont toujours un Soi, c’est-à-direune spontanéité intelligente er voulante, ne doit-on pas dès lors leur reprocher d’intellectualiser le corps,c’est-à-direde i’anthropologiser? Lorsque l’un et l’autre disent que la cellule veut ceci ou cela, lorsqu’ils prêtent une spontanéité aux tissus et un pouvoir de décision aux communautés de cellules que sont les organes, Nietzsche et Roux ne se rendent-ilspas coupables d‘anthropomorphisme ? Bref : y a-t-il une volonté ou une activité du corps vivant et de ses parties internes ? Cette question ne rend pas seulement justice aux réserves que la biologie contemporaine,de tendance réductionniste, pourrait formuler contre Nietzsche et son concept de ( (volonté de puissance ) ), accusé par certains d‘anthropomorphisme. Derrière cette question,c’est aussi I’objection de notre introduction qui revient au premier plan. Si avec la cellule est donné unJi c’est-à-direun esprit qui pense et qui interprète, Heidegger n’a-t-ilpas eu raison d‘affirmer que (( mettre le corps vivant (Leib)à la place de l’âme et de la conscience [n’avait]rien changé à la posi13. Pour les notions de SèLbsgestahrig et Sdbstregulivung, voir notamment les fragments posthumes 1881 11[130], 11[182J, 1 1 [200],11[243](tomeV), 1883 7[190],1883-8424[36](tome IX) et I884 25[179J(tome X). 38 tion fondamentale de Descartes )I.’ ? Enveloppé dans les prestiges du Leib, l’ego, c’est-à-direla pensée comme activité spontanée, ne reste-t-il pas le point de départ de toute philosophie ? Au-delàde l’ego :le corps vivant comme mémoire en alerte C’est le retour à notre premier point - que le propre du corps vivant soit l’incorporation, c’est-à-dire la mémoire -, qui nous permet de répondre à cette objection.Que nous puissions dire ((Je D, que la cellule soit un ( (Je », cela ne va pas de soi,et en un sens,cela n’estjamais ( (donné », car selon ce qu’a dévoilé le concept d‘incorporation, toute partie vivante est d’abord une pluralité, un flux, une diversité pleine de plis. Comment la chair peut-elledès lors dire ((Je)), comment peut-onpasser de ce flux à quelque chose comme un Soi? Nietzsche répond,dans la langue des biologistes,que ce passage s’opère par le rendre-identique(ad-similare)qu’est ((l’assimilation D. Or,ce rendre-identique,Nietzsche le comprend (contre Kant) d’abord comme l’acte d’un corps vivant (et non comme celui d’un entendement sans corps) : ((les exigences et les facultés de l’esprit sont les mêmes que celles que les physiologistes relèvent dans 14. Heidegger, Nimxche, trad. Klossowski, Paris, 1971,come II, rrad. mod. p. 150. 39 Gallimard, tout ce qui vit [...I s'approprier l'étranger [..I rendresemblable le nouveau à l'ancien )I5. Le rendre-identique, Nietzsche le comprend comme un acte physiologique,et pas comme une proposition ou une fonction logique. O u plutôt : l'assimilation logique n'est qu'un cas particulier de i'assimilationphysiologique,au même titre que la digestion des aliments.Qu'est-ce que cela change fondamentalement ? La notion physiologique d'assimilation (cette activité de ramener au m ê m e que l'on retrouve dans le Jepense kantien) est en elle-mêmeun acte vide.La nutrition suppose une matière à assimiler, ou un autre à incorporer et à digérer : cette matière autre,c'est ce que les physiologistes appellent l'excitation (Reiz).Lisons la définition d'un autre grand biologiste du XIX' siècle, Rudolf Virchow : (< Toute activité vitale suppose [. ..]une irritation. L'irritation consiste en une altération passive (passio, pathos) que l'élément vivant éprouve par une influence étrangère suffisante pour troubler son arrangement interne.A la suite de cette modification passive se développe un processus act$'»''. De même Nietzsche, dans des textes où il analyse pour la première fois le cou- 15.Par-delà bien et mal $ 230. 16.R.Virchow,Pathologie cellulaire, crad. Picard, Paris, Baillère, p.326,ciri et commenté in Nietztche et Lu biologie, op. cit., p. 33 sq. 40 ple physiologique de l'assimilation et de l'excitation, pose que ((excitation et activité [sont]associées [..I. Tout souffrir appelle un agir »I7. L'excitation est un souffrir originaire (Leiden).Tout sujet vivant est dkbord un sujet afecté, et qui soufie de ses affections. Dans la cellule de Virchow, ((l'altération passive )) est la suite d'une ( (influence étrangère »IR. Pour Nietzsche de même, toutes les assimilations du sujet vivant, sensations ou jugements, ne sont jamais que (( i'appropriation d'une impression étrangère )) : ((le comprendre est originairement la souffrance de l'impression et la reconnaissance d'une puissance étrangère N. L'excitation est toujours du ( (jamais vu ) ) ou de I'« inouï D, que l'organismevivant cherche de toutes ses forces à rendre supportable,en le ramenant à du déjà-vu,à du déjà-connu,à du compris. Si le sujet vivant est toujours en train d'assimiler, c'est donc à la condition qu'il soit toujours exposé au danger du nouveau.C'est parce qu'il est toujours en alerte, que le vivant se souvient,et qu'il lance ces procédures sécuritaires de reconnaissance. Bref, c'est en tant qu'elle est exposée et alertée par le nouveau que la chair se souvient et s'organise,en temporalisant le flux par la mémoire.T el 17.Fragment posthume 1872-7319[2101 ( r o m JI*). 18.Fragments posthumes 1872-73 19[2271 (come II*) 18837[173] (tome IX). 41 er FP est le double sens,actif et passif, de ce qui constitue le propre du corps vivant,l’incorporation. Cherchant à saisir le lieu sensible où s’articulentle souffrir de l’excitation et l’agir de l’assimilation, Nietzsche découvre que ce lieu est la mémoire. Voilà pourquoi il l’interprètecomme un combat entre l’ancien (ce qui a été assimilé) et le nouveau, ou l’absolument autre (ce qu’ilfaut assimiler et qui résiste encore,en tant qu’il est nouveau,à l’assimilation).D e cette lutte naît une hiérarchie où,la plupart du temps,l’anciendomine le nouveau :c’est ce qui permet la durée,la conservation et la cohésion. L‘excitation venue du dehors, pourtant absolument nouvelle, est ingérée à condition d’être reconnue comme fondamentalement identique à du déjà-vu,à du déjà-connu,à de I’e ancien )): soumise aux catégories de la mémoire (à ses schèmes) et finalement méconnue dans son irréductible nouveauté. A m s i naît l’illusion de la durée : ce que le vivant reçoit n’estjamais pareil et pourtant il y voit la même chose.I1 y a ici une opération active de re-connaissance(ver-gleichen),où le passé se soumet sans condition toute excitation nouvelle, immédiatement convertie en re-présentation,où tout ce qui est nouveau s’accrochechaque fois à ((la colonne vertébrale )) du pas~é’~. Ici, c’est le biologiste Nageli qui 19.Fragment posthume 1885 39[12] (tome XI). 42 étaye l’interprétation nietzschéenne de l’activitécellulaire : ((ce que le plasma s’approprie,il le rend continuellement identique (gleicb) et l‘ordonne dans ses formes et ses séries »’’. Mais en m ê m e temps,et c’estlà le point capital de l’analyse de Nietzsche,le nouveau dominé n’est pas annulé dans sa nouveauté, il est refoulé, ce qui signifie qu’il continue,au fond de la mémoire du vivant, de résister à l’ancien et à ses formes dominantes.Ce qui fait le propre de la vie, on I’a dit,c’est qu’elle ingère l’extériorité en se l’assimilant.Or,pour Nietzsche, cette incorporation de l’altérité n’équivaut jamais à un anéantissement. Incorporé, absorbé, ingéré, l’autre n’est jamais anéanti mais ((refoulé )) (zurückgedriingt)au ceur de soi”. C’est aussi avec ce refoulement de l’autre en soi, avec cette poussée de tout ce qui blesse et résiste vers l’arrière,que commencent la mémoire et le rapport au passé, et avec eux,la vie. Car si Nietzsche comprend la mémoire organique c o m m e une lutte interne, c’est justement parce qu’elle ne se réduit pas à une assimilation réussie, c’est 20.Fragment posthume 1886-877[9](tome XII). Sur Nietzsche er l’ouvrage de Nageli, Mechanisch-physiologirche T h e o r i e der Abstnmmungslehre, M ü n c h e n I Leipzig, Oldenbourg, I 884, voir A.Orsucci, op. cit., et Nietzsche er la biologie, op. rit. 21.Fragment posthume 1886-877[53] (tome XII). 43 parce que la mémoire s'emplit aussi de tout ce qui résiste à l'assimilation.Pour le comprendre,il faut se souvenir que Nietzsche interprètela mémoire comme une hiérarchie (comme(( la hiérarchie de l'ancien et du nouveau ))2 - et qu'il interprète la hiérarchie comme une lutte où celui qui obéit est toujours aussi en train de résister : N il y a du résister même dans l'obéir[...I, commander,c'est admettre que la puissance absolue de l'opposantn'a pas été vaincue, incorporée,dissoute )P. Si l'ancien commande le nouveau,c'est d'abord parce qu'iln'd pas pu L'anéantir.Ce qui advient au sujet,le nouveau qui arrive de ïavenir et qui se soumet,continuera donc toujours aussi de résister, à l'intérieur même du vivant,à la domination de l'ancien. Plus encore,l'assimilationest non seulement menacée mais elle est m é m e renforcée, et dam tous les cas afectée, par le déferlement des excitations.Nietzsche y insiste :les excitationssur lesquelles le sujetvivant exerce sa force d'assimilation ne se confondent pas avec les objets que le sujet de la modernité maîtrise ou constitue, et qui le laissent indemne.II faut,au conrraire,les comprendre comme des blessures qui l'affectentau plus profond de lui-mêmeet qui lui donnent toute sa puissance d'assimilation : (( accroissement de la puissance là où a lieu une abondance de bles22.Fragment posrhume 1881 1 1 [320](romeV). 23.Fragment posrhume 1885 361221 (romeXI). 44 swes Lesplus subtiles, par laquelle augmente le besoin d'appropriation »'". La puissance de l'assimilation est fondamentalement proportionnelleaux blessures de l'excitation : (< l'excitation a un effet trophique qui éLève h capacité de nutrition Donc injluence des excitations sur Iassimikztion hpLus rapide ». L'activité subjective (la puissance d'assimilation) ne peut devenir active et puissante qu'à la condition de se laisser passivement blesser (et du m ê m e coup menacer) par les irruptions du dehors : ((Des processus apparaissent où l'excitation devient nécessaire, où elle devient Iéxcitation-qui-pousse-ri-kr-vie(Lebensreiz): faute de quoi s'installent la disparition et le déclin. Cesont les processus Les plus élevés ))25. [...I Ici, dans cette interprétation de la mémoire c o m m e scène commune où s'articulent l'agiret le souffrir,on est au plus près de ce que Kant a aperçu par-delà son dualisme de premier plan à propos de l'imagination,et que Heidegger a salué :parce que l'imaginationtemporaliseles catégories, elle serait la ((racine commune ))de la part sensible du sujet (le sens interne) et de sa part active (l'unification par l'entendement)". Mais tandis que Kant a laissé dans l'ombre ~. ~~~~ 24.Fragment posthume 1883 7[95](tomeIX). 25.Fragment posthume 1883 7[98](tome IX). 26.Voir Kant, Critique de In raison pure, D u schématisme des concepts purs de I'entendement B, et son commentairepar Hcidcgger, <( 45 cet ((art caché ))du schématisme,Nietzsche,lui,s’emploie à le décrire : cet art caché, c’est celui du corps vivant comme mémoire,hiérarchie toujours mobile du passé et de l’avenir,qui agit au lieu même où elle souffre,et qui surtout se répare d’autantmieux (assimile d‘autantplus) qu’elle sait endurer plus de blessures et qu’elleaccepte d’exposer sa force assimilatrice au danger de ce qui lui arrive, En reprenant la question kantienne de la synthèse entre l’activité spontanée du lepense et la réception passive du flux,et en la replaçant dans son domaine d’origine,celui du corps vivant,Nietzsche ne peut donc jamais entendre les termes de ((volonté )) et de ((spontanéité)) comme les avait entendus jusque là la métaphysique : l’activitéen question ici ne peut en aucun cas renvoyer à un sujet dont la spontanéité serait inconditionnée,première et auto-fondée,puisqu’elle suppose au contraire l’exposition passive la plus large aux blessures du nouveau. A cette auto-fondationdu sujet moderne, il n’est pas plus question d’opposer une passivité absolue et sans condition de la chair, qui,elle, serait d‘origine chrétienne cette fois (c’est l’interprétation nietzschéenne des sources johanniques du christianisme, en partie confirmées par le dogme paulinien et luthérien de la justificaKnnt et le problème de La métaphysique,trad.Waelhens I Biemel, Paris, Gallimard, 1953. 46 tion des corps par la foi,c’est-à-direpar un s’en-remettre passif à Dieu). Contre les racines de notre propre mode de pensée qui tantôt absolutise l’activité pensante au détriment de la passivité souffrante,tantôt absolutise cette dernière au détriment de toute activité de la chair, Nietzsche pose que tout se joue, bien plutôt,dans I’articulation de l’activitéde la chair et de sa passivité,c’est-àdire dans la mémoire comprise c o m m e l’ensemble des procédures d’alerte propres au vivant. Car l’essenceet la fonction de la mémoire,c’estjustement l‘alerte, puisqu’elle est à la fois ce qui s’expose en premier au danger de ce qui arrive - ce qui se tient ((sur la crête )), à la ((hauteur )) (allérta)de ce qui advient -, et en m ê m e temps ce qui s’emploie,aussi originairement, à prendre activement des mesures pour y faire face”. Si l’alerte est bien, selon la définition du dictionnaire, un ( (signal prévenant d’un danger et appelant à prendre toutes les mesures de sécurité utiles »ZR, alors la mémoire 27.Voir le Dictionnaire historique de la languefrançaise,A. Rey (éd.), Paris, Dictionnaires Le Robert, 1998, tome I, p. 80 : (< Alerte[. ..]est u n emprunt [. ..]à l’italien all‘erta,(( sur ses gardes n, pris c o m m e interjectiondans un sens voisin de alarme. L e mot iralien signifie proprement ((sur la crête, sur la hauteur U , erta étant le n o m dérivé de I’adjecrif erto (( escarpé n, participe passé du verbe ergere N dresser n qui représente le latin erigerm. 28. Dictionnaire Le Petit Robert. 47 est bien un système d’alerte, et le corps vivant lui-même n’est rien d’autre,y compris en tant que volonté, ou instance quipense, qui décide et qui veut,qu’unemémoire en alerte,toujours en train d’aviser et de se ré-organiser devant le déferlement du nouveau. Parce que les pensées de la cellule,ses volontés et ses décisions se jouent dans la mémoire, c’est-à-diredans la façon toujours originale dont s’articulent passivité et activité charnelles,il ne nous paraît pas possible de faire à Nietzsche et à tous ceux qui,après lui,osent parler des ( (décisions ) ) du corps vivant,le double procès que nous avons évoqué plus haut. Parce que la ((volonté)) et la ( (penséen,au sens où les entend Nietzsche,ne commencent en aucun cas avec la conscience de l’homme,parce que la volonté et la pensée conscientes ne sont que des efflorescences tardivse de la volonté et de la pensée charnelle,déjà à l’œuvredans les plus modestes organismes, l’objection selon laquelle une anthropologisation du vivant sous-tendrait nécessairement l’emploide ces termes ne paraît pas recevable.Ensuite et surtout,parce que la volonté et la spontanéité ici n’ont plus rien d’autofondé,parce qu’ellesse déploient,au contraire,en raison de leur articulation à une exposition passive à l‘excèsde ce qui arrive à la chair,il ne parait plus possible de dire, avec Heidegger,que (( [mettre] le corps vivant à la place de l’âme er de la conscience [ne change rien] la position 48 métaphysique établie par Descartes )). Cela nous semble, au contraire,avoir changé quelque chose d’essentiel : au lieu d’absolutiser la spontanéité active (métaphysique) ou la réceptivité passive de la chair (christianisme), c’est le problème de leur synthèse qui doit s’imposer dorénavant c o m m e le point de départ de la philosophie, étant entendu que I’absolutisation d’unedes deux conditions au décriment de l’autre est justement ce qui est accusé par Nietzsche de menacer notre chair, métaphysicienne et chrétienne,de se vider de sa propre vie, en perdant Les fonctions dalette de sa mémoire,c’est-à-direce qui dans notre chair la pousse à s’exposer à l’excèsou (< à la hauteur >) (dL’e~ta) de ce qui arrive. 49 Corps célestes et corps terrestres : foie et divination Giuseppe Bezza L'opinion la plus répandue,à propos de l'origine de la croyance dans les influencesdes corps célestes sur les corps terrestres, renvoie à la notion de sympathie. Le ciel et la terre sont l'un et l'autre en syntonie,puisqu'ils subissent les mêmes affections. L'origine de cette notion est très ancienne. O n la trouve énoncée formellement dans un texte babylonien appelé Manzid de divination et qui remonte au début du premier millénaire avant notre ère : Ciel et terre : l'un et ïautre envoient des signes univoques, chacun pour son compte,mais non indépendamment, car ciel et terre sont liés ensemble : un mauvais signe dans le ciel esc mauvais sur la terre un mauvais signe sur la terre est mauvais dans le ciel 51 Qu'il s'agisse d'un système de correspondances,voire d'homologies, ou d'un processus d'actions et de réactions entre le monde éthéré et le monde sublunaire, cette notion de sympathie traverse toute l'histoire de cette croyance.O n aimerait connaltre l'acception première de cette notion. Cependant, pour difficile que soit de s'aventurer sur ce terrain, il est important de remarquer que certains traits étroitement liés à cette notion de sympathie, dans son acception originaire d'affinité physique et morale, se sont perpétués dans le lexique de la science des cieux,aussi bien dans l'astronomie que dans l'astrologie. Les textes du Moyen Âge emploient souvent le mot passio,qui est propre au bas-latin,pour exprimer les mouvements changeants des planètes : leurs progressions et leurs rétrogradations, leurs apparitions et disparitions, leurs changements d'kclat, etc. Les planetamm prtssioizes constitueront un topique de toutes les iiirroductions astronomiques qui, du Moyen Âge jusqu'au ,WII' siècle, doivent rendre compte des anomalies dans les mouvements des astres.Passio dénonce le fait de subir,d'éprouver des affections : les corps célestes éprouvent donc toute une série de passions et, grâce à la cohésion du cosmos, touchent i leur tour les êtres terrestres par une action sur l'organisme ou par une impression sur le psychisme. Les astrologues grecs parlent souvent de mouvements selon la nature et contre-nature,de planètes qui rendent 52 témoignage et d’autres qui se refusent de le rendre,de planètes qui apparaissent et qui disparaissent, qui s’approchent et qui s’éloignent,ainsi que de maintes conditions semblables et qui semblent contredire la régularité des mouvements célestes.Cependant,la compréhension de la mécanique céleste a été considérée c o m m e un but que l’homme pouvait raisonnablement atteindre, contrairement à la mécanique biologique,jugée incertaine et changeante. D e plus, l’axiome était posé de la possibilité de déduire Ja deuxième de la première ou, du moins, le fait de comparer l’uneà l’autre aurait coiiduit à des résultats féconds pour la connaissance du corps vivant. Les corps célestes sont donc directement reliés aux corps terrestres. C e lien peut être de type causal,ce que semblent avoir pensé l’Antiquité tardive et surtout le Moyen Âge,ou bien il peut s’agir d’un système de correspondances,Line sorte de symptomatologie des signes dépourvue de rapporcs de cause. Cette dernière conception semble caractériser les civilisations mésopotamiennes, qui ont procédé à un catalogage minutiem de tout ce qui se passe dans le ciel et sur la terre.Pour donner un exemple de cette conception, on pourrait dire que la coloration jaune de la peau n’est pas la cause de la jaunisse,mais qu’elleen constitue un signe.D e plus,le rapport entre les astres et les hommes est parfois posé c o m m e un fait qui concerne les états de conscience. Si 53 l’hommeéprouve une sensation de peur,mais n’enaperçoit pas la cause,est-il dit dans la Mishnu,sa planete s’en aperçoit.Dans une pareille relation,la planète semble se présenter comme une sorte de surmoi freudien,quoiqu’il serait préférable d’affirmerqu’elleapparaît comme une â m e qui, tout en vivant en nous une existence séparée, partage avec nous un même espace. L‘idée que les corps célestes ont une âme et vivent une vie qui, loin d‘être régulière et impassible, est plongée dans l’anomalie,riche en sentiments et en émotions dont les corps célestes eux-mêmes sont les auteurs,ne s’accorde pas avec l’astrologiedu Moyen Âge,qui s’est voulue chrétienne et qui reposait sur la pensée aristotélicienne. En fait,ce sont là des traits archaïques,qui nous renvoient à une conceptiondu monde comme corps de Dieu.Selon cette conception,tout ce qui existe dans le monde est un organe du corps divin :Dieu est le grand monde,I’homme le monde petit. I1 n’est pas question de s’attarder ici sur les nombreuses implications que les différentes conceptions du microcosme comportent. Il convient cependant d’en considérer quelques aspects qui touchent à l’idée du corps dans sa relation,directe ou indirecte, avec le ciel et les corps célestes.C’est en Inde et en Perse que l’idée d‘un homme primitif donnant naissance au monde a été pleinement développée.C’est par le sacrifice du premier homme que les substances composant son 54 corps et les facultés de ses sens vont se transformer en éléments cosmiques. Par conséquent, on peut affirmer que l’homme se compose des mêmes éléments que le cosmos ; aussi, si l’on veut connaître l’homme, il faut d’abord avoir une connaissance du cosmos. Mais la relation de l’homme au cosmos ne saurait se donner à défaut de proportions définies.Ainsi, lorsque le Bundahishn (ch.28)affirme que le corps de l’hommeest analogue au monde terrestre, cela signifie que l’homme, la terre et le ciel ont les mêmes dimensions ; il est dit,en réalité, que le corps de Gayômart, tout démesuré qu‘il était, avait une hauteur égale à sa largeur. Cependant, l’analogie ne se borne pas à l’étendue du corps dans l’espace :le sacrifice de l’homme primitif se déroule dans le temps.Dans la tradition indienne,le corps de Purusha fond par éléments successifs, en se transformant dans l’alternance des saisons ; ainsi, le printemps est son beurre fondu,ïété son combustible.Il s’agit d’un sacrifice qui marque l’instauration du temps, auparavant absent, la séparation de la lumière d’avec l’obscurité,la naissance du monde physique et matériel. Voilà donc Gayômart qui, sorti d’un sommeil d’origine divine,assiste à la marche première des corps célestes.Dans la tradition iranienne, ce moment marque le commencement du monde dans son état sensible,et le Bundahishn célèbre cet instant en nous notifiant soit les lieux occupés par les 55 planètes,soit la portion du zodiaque qui montait à i’horizon. C’estlà le thema mzindi, une représentation astronomique et néanmoins mythique de la naissance du monde sensible.Naissance caractérisée par l’alternance de lumière et d’obscurité,de générations et de corruptions ainsi que par les vicissitudes auxquelles sont habituellement soumis les corps physiques. Or,puisque ces alternances s’inscriventdans le cycle de l’année et que l’annéeest décrite par la marche apparente du Soleil dans le zodiaque,cette représentation a donné naissance au concept astrologique de la mélothésie zodiacale,c’est-;-dire i’attributionde chaque signe du zodiaque à une partie du corps humain. En réalité, Ptolémée appelle le zodiaque ((une créature animte )) quad^. I, IO), tandis que pour Varâhamihira (B~ihajjataha I, 4) les douze signes du zodiaque représentent autant de parties du corps de Purusha,qui est à l’occasionnommé Kalapurusha,].etemps personnifit,ou Kâlanara,l’homme-temps.Le corps de l’hommeprimordial se déroule donc, pour ainsi dire, sur le cercle du zodiaque. Les astrologues de langue grecque nous ont transmis une représentation formelle de cette image.ils ont placé le premier signe du printemps, le Bélier, à la culmination,les autres signes suivant selon l’ordre du mouvement diurne. Une fois cela établi, ].e Cancer devient le signe qui se lève à J’horizonoriental,le m C m e qui se lève dans la représentation du thema mundi dans le Bundahishn.Ces astrologues ont donc appelé le Bélier la tête du monde et le Cancer sa poitrine, le Taureau étant le cou,les Gémeaux les bras, le Lion le dos et ainsi de suite,jusqu’auxPoissons qui en sont les pieds. Cette mélothésie trouve sa raison d’être dans la natiire m e m e que les signes du zodiaque sont censés avoir,car les signes ont une nature élémentaire et donnée : ceux qui correspondent aux éléments moins mobiles, l’eau et la terre, sont lourds et féminins ; légers, en revanche, ceux qui correspondent au feu et à l’air. Or,dans la disposition d u tbemn rnzindi, les signes qui se placent à l’horizon,au lever et au couchant,sont lourds : Cancer et Capricorne, qui correspondent aux déments de l’eau et de la terre, tandis que ceux qui se situent aux culminations supérieure et inférieure sont légers : Bélier et Balance, qui correspondent respectivement au feu et à l’air.C’estune disposition qui convient aux mouvements journaliers d’oscillationde la mer,car le niveau de la m e r monte lorsque la Lune se porte vers la culmination supérieure ou inférieure et baisse lorsque la Lune s’approche de l’horizonoriental ou occidental.Cette analogie entre les mouvements des corps célestes et ceux des éléments sublunaires a été posée dès l’origine des spéculations astrologiques. Elle peut être conçue c o m m e une réalité physique, elle est alors une relation nécessitante,tel le 57 mouvement de la scie dans les mains d‘un menuisier’,ou comme une vertu, alors occulte car son action échappe aux sens.Mais on peut encore considérer cette analogie dans son aspect purement dynamique :les mouvements des corps célesces et des corps terrestres sont alors censés suivre les m ê m e s proportions, à l’instardes rapport harmoniques entre les sons,allant des graves aux aigus. En réalité, dit Ptolémée dans son Manuel d’havnonie (111, IO), les parties orientales et occidentales de l’horizonrenferment le début et la fin des apparitions des astres : les orientales ce qui commence à naître de l’invisible,les occidentales ce qui commence à devenir invisible ; les premières, donc,ce qui apparaît du silence,les deuxièm e s ce qui se porte vers le silence. D e même,ceux qui exercent la voix commencent et terminent avec les sons les plus graves,en passant,au milieu de leur exercice,par les sons les plus aigus.Ptolémée donc conclut que les culminations, qui sont les plus éloignées des occultations, doivent correspondre,dans leur ordonnance,aux sons les plus aigus, qui sont les plus éloignés du silence. D’ailleurs,les sons les plus graves sont produits dans les lieux les plus bas du corps,les flancs,et les plus aigus dans les lieux les plus hauts,les tempes.Cette disposition des éléments, écrit l'alchimiste Zosime au III' siècle de notre ère, est celle de l'Adam charnel (sarkinos anthr6pos), lui aussi h o m m e primordial,dont le n o m exprime le corps dans la sphère :A = anatolê,D = dusis,A = arktos, M = mesembria.Voilà donc la figure du macranthropos déployée sur la voûte céleste : on le voit surgir de l'horizon oriental par la poitrine et par les flancs, tandis que sa tête se trouve au sommet du ciel. Cette disposition s'accorde avec les représentations macromicrocosmiques les plus anciennes. Les astres qui se portent vers le haut, lit-on dans la Collection hippacratique, indiquent des flux de la tête, ceux qui se portent vers la mer ou la terre, des maladies du ventre, des tumeurs qui croissent dans la chair (DuRégime IV,11). 59 Une m ê m e conception macro-microcosmiqueapparaît dans plusieurs lieux du Corpus Hippocraiicum.Nous lisons encore dans Du Régime : puisque l’homme a la m k m e nature que le cosmos,il doit,pour garder sa santé, ressemblerle plus possible au cosmos. Le Soleil,la Lune, IC cicl,les étoiles sont des signes de santé ou de maladie, et ces signes apparaissent dans les rêves par lesquels l’âme annonce les affections du corps.Voir le Soleil,la Lune,le ciel et les étoiles clairs et en mouvement, cela signifie qu’onest en bonne santé. Mais si la vision est troublée, anormale, si les corps célestes sont obscurs, cela révèle une affection corporelle ; les étoiles dont l’orbite est extérieure indiqueront des affections dans le circuit extérieur du corps ; la Lune, qui tourne près de la concavité de la sphère intérieure, montrera des affections aux cavités intérieures, alors que si le Soleil est troublé c’est la partie moyenne du corps qui est affectée. Ainsi, il est possible de déduire I’ttat de santé du corps humain à partir des signes de santé des corps célestes. Un corps sain est une imitation (aponzimêsis) du cosmos, car la notion originaire de krasis, c’est-à-direle tempérament bien proportionné, est avant tout cosmologique, et ne s’appliqueau corps humain que par la suite.II faut donc connaître d’abord la nature du cosmos et de ses parties, puis la nature de l’homme et des parties de son corps. Mais cette nature,fusis, est cachée : on doit connaître d'abord la fonction,dunamis,des organes du corps,pour en chercher la&sis par la suite. Cette recherche comporte nécessairement une analyse et une division :le chemin qui conduit à connaître une nature particulière consiste à décomposer ce qui est complexe en réalités simples et a déterminer les relations qui subsistent entre celles-ci. TI s'agit d'un procédé,dit l'auteurdu Du Régime (I, 12), qui s'apparente de l'art divinatoire : connaître l'invisible par ce qui est visible et le visible par l'invisible,le futur par le présent,le vivaiit par ce qui est mort. Valentin Nabod, dans son commentaire à la Tétmbible de Ptolémée', reprend ce passage hippocratique pour expliquer quels sont les principes sur lesquels repose l'art ptolémaïque de la prévision. C'est là une parenté entre l'astrologie et la médecine, car le médecin aussi doit prononcer des ominn, faire des déclarations de vérité.La construction des oniina ne peut se faire que par la recherche de laJiiris d'une réalité donnée, considérée indépendamment des autres réalités. En réalité, l'amen ne décrit jamais un ensemble,mais une partie de l'ensemble.Ainsi,les médecins hippocratiques n'auraient jamais pu donner aux éléments, aux saisons, aux parties du monde une qualité quelconque s’ils n’avaientpas séparé l’objeti qualifier de l’ensembledes accidents qui habituellement I’accompagnent. Enfin, la &sis implique toujours des relations,et ces relations doivent être déclarées d‘une façon ordonnée et eu égard à la nature du tout. Un exemple de ce procédé nous est offert par Galien qui,au début de son commentaire sur le livre hippocratique des humeurs,écrit : (( Ce que l’élémentest dans le monde, l’humeur l’est dans les vivants, la saison dans l’annéed.Le corps de l’hommeest ici placé dans sa relation au cosmos,aux parties qui forment ces dernier, les éléments,ainsi qu’auxalternances auxquelles ces mêmes éléments sont soumis au fil du temps : la saison dans l’annéeou,plus précisément, une époque donnée (kni70s) de l’année(chonos). Le premier texte médical où ces relations sont posées est Ln nature de L’homme (ch.7).I1 est possible de mettre en relation entre eux les éléments du inonde, les époques de l’année et les humeurs des vivants, puisque tous tirent leur substance des qualjtés premières :le chaud et le froid,le sec et l’humide.II s’ensuit que, pour connaître les changements auxquels les corps sont assujettis,il faut connaître la nature du tout et la qualité du temps, qui en constituent la cause première et1 3. hôspeî en kosmo“ stoicbeion, tout0 en z6ois chumos,hôspeî dE kai rhoti6 kairos. 62 et éloignée. Le premier pas dans la connaissance de la santé et de la maladie est donc extérieur à l’homme. I1 faudraits’interrogersur cette extériorité.Si certains philosophes se demandent aujourd’hui s’il n’y aurait pas une pensée mathématique en dehors du cerveau humain, ou bien si la structure mathématiquedu cosmos ne serait pas par elle-même le signe de la présence dune intelligence macrocosmique, Hippocrate,ou quiconque serait l’auteurde La maladie sacrée,affirme que c’est l’air qui nous entoure qui donne au cerveau la faculté de penser : ( (II y a de la pensée dans tout le corps,dans la mesure où le corps participe de l’air, si bien que le cerveau est le messager de la connaissance )) (16,3). Le cerveau est donc censé être I’instrumenc permettant de passer du signifiant au signifié,il est ((l’interprète de la faculté de connaître D. Mais il y a plus : l’auteurde La maladie sacrée définit la conscience comme un processus physique,puisque le fait de connaître dépend de la qualité physique du cerveau. Quand il dit : ((on devient maniaques à cause de l’humide,car, lorsque le cerveau est plus humide que la iiormale, il est nécessairement troublé )), il veut signifier que la constitution physique du cerveau, sa proportion de pituite, bile, chaleur et froid s’oppose,en tant que qualité du récepteur,au phénomène d’irruption et de sédimentation des qualités de l‘air. 63 Dans la Grèce de l’époqued’Homère,on estimait que l’homme pensait ses pensées et qu’il éprouvait ses émotions et ses impulsions dans son cœur, et encore,plus communément, dans ses phrenes. Par ce mot, qui est à l’originede plusieurs termes composés du lexique de la psychiatrie,jadis désignée par le terme désormais désuet de phrénologie,récole hippocratique,au Y siècle avant notre &re, de m ê m e que Piaton dans le Enz& (70a),désignait le diaphragme. Le diaphragme est cette membrane en forme de coupole, convexe au centre, qui sépare le thorax de l’abdomen et qui se contracte et se dilate durant la respiration.Or,bien que I’6tymologiede phrenes ne soit pas assurée,phrên, au singulier, indiquait à I’origineIC frisson,le sursaut mais aussi le lieu du corps où ces phénomènes se produisaient,le diaphragme,ainsi que les émotions qui en résultaient. Chez Pindare, Théognis,les Tragiques,les qualités et les conditions des phrenes sont des qualités et des conditions de l’âme.Les phrenes,donc,se meuvent et, pour ainsi dire,ressentent, avant que le flux des émotions,véhiculé par le sang,n’arrive à altérer les traits du visage. Nous pouvons ainsi comprendre pourquoi les poètes donnent auxphreizesdes colorations variées,qui tendent tantôt au blanc et tantôt au noir :des colorations qui précèdent les teintes du visage et qui révèlent les passions de l’Arne,comme le stimulus précède la sensation et la pensée l’action. 64 L‘affection des phrenes est laphrenilis, qu’on peut traduire par délire. I1 s’agit d‘une maladie interne,qui ressort à la médecine générale. Celius Aurelianus, au V’ siècle après J.C., la décrit de la façon suivante : ((O n l’appelle phrenitis parce qu’elle trouble la pensée, de m ê m e que la dysenterie et la dysurie sont appelées ainsi parce qu’elles provoquent une gêne au ventre ou à la micrion. E n fait, poursuit-il, les Grecs ont appelé phrenes les pensées (mentes),qui peuvent justement être oppressées par la phrenitis )) (Maladiesaiguës, 4).Or,bien que le siège du délire puisse être situé indifféremment clans la région du cœur ou dans le cerveau,il s’agit toujours d’une affection qui provoque une altération des sensationset qui affecte, en dernier lieu, l’âme.C’est là une deuxième acception de phi&z-phrenes (au singulier ou au pluriel), attestée dès l’époque d’Homère et remémorée par Cælius Arelianus : cceur, srne, intellect. O n peut donc dire que le lieu du corps où laphrenitis se manifeste est le siège m ê m e de l’âme. Toutefois,après que le cerveau devint,dans les écrits de la Collection Hippocratique, le siège hégémonique de l’âme,les médecins ne considérèrent plus le cœur c o m m e le siège de la pensée. Par la suite,Platon proposa une tripartition céphalocentrique de l’âme qui eut une importance capitale dans la psychologie classique. Galien essaya de la justifier du point de vue anatomique, et 65 Ptolémée en fit une adaptation pour son schéma diagnostique dans un contexte philosophique (deiudicnndi fdcultnte et nnimiprincipatu) et astrologique (qundripnrtitzun opus). Mais on peut remarquer,dans la psychologie platonicienne, une conception qui, dans ses traits essentiels, peut bien être définie comme une iatromathématique primitive.O n entend par iatromathématique une conception médicale qui se modèle sur une structure astronomique.Dans le Timée,Platon recherche l’essence de l’âmeindividuelle,ainsi que celle du cosmos, dans les proportions harmoniques. À cet égard, il lie entre eux des concepts différents,à savoir : - un concept religieux,théologique :l’âmedu monde ; - un concept physique : la régulation du cosmos ; - un concept musical :l’harmoniedu monde ; - un concept psychologique : l’$me de l’homme. Or,puisque l’âmedu monde est le principe des mouvements ordonnés de l’univers,car elle assure,pour ainsi dire, l’ordredu cosmos,le concept théologique est aussi mathématico-astronomique.L‘âme du monde se répand dans l’universet l’embrasse,elle est un principe général qui ne diffère pas, dans sa substance, du concept de periechorz, terme par lequel Ptolémée signifie, dans la Tétmbible,le ciel qui comprend tout,la voûte céleste qui vit une vie sans pauses ni césures et qui apparalt aux yeux 66 de l’homme mortel c o m m e impérissable, donc c o m m e forme et perfection de la vie humaine. O n sait que, pour Platon, l’âme,avant son incarnation, demeure dans l’étoile à laquelle elle s’apparente. Après sa chute dans un corps, cette âme, à l’origine une et immortelle,subit une différenciation : face à l’espèce immortelle, qui est rationnelle, en apparaît une autre, mortelle, divisée en deux parties, l’irascibleet l’appétitive. Si la première est logée dans la tête, les dernières se trouvent dans le cœur et dans le foie. Les stimuli qui viennent de l’extérieur traversent le corps d’une façon analogue aux successions harmonieuses d’une corde qui vibre, en établissant des rapports harmoniques définis dans les différents organes,sièges des différentes espèces d’âmes. Dans cette traversée,les sons se divisent,se fragmentent; ainsi, l’organe récepteur du cerveau est à même de saisir la mélodie dans sa totalité (c’estle diapason), mais le cœur saisit par l’intervalle de quinte,le foie par l’intervalle de quarte. C’est donc une harmonie qui relie les trois parties de l’âmeet, en m ê m e temps,les différencie pour ce qui est de leurs facultés propres. Cette vision platonicienne de l’harmonie de l’âme et de ses différences est reprise d’une façon suggestive par Ptolémée dans son Manuel d’harmonie (III, 5), lorsqu’il dit que l’intervallede l’octave s’accordeà la faculcé intellective,celui de la quinte à la faculté sensitive et celui de 67 la quarte à la faculté végétative. Ces trois facultés de l’iîme sont égales en nombre aux accords consonants, codifiés par les lois de l’harmonie,de sorte que les facultés des fonctions inférieures,étant partielles, correspondent aux espèces des accords partiels, c’est-à-dire de quarte et de quinte. Si les facultés de ! ’ h e rationnelle appartiennent à l’être humain, celles de l’;me sensitive à l’animal et celles de l’âme végétative & la plante, il n’est pas surprenant de voir que le siège destiné à accueillir l’âmesensitive soit le foie,qui a la faculté de croître et de se régénérer. En réalité,nous dit Ptolémée,ses fonctions sont celles de croître, d’exercer force et vigueur, de décroître et de décliner. Dans la littérature grecque, le foie est généralement décrit c o m m e le viscère qui est, plus que les autres, lisse et poli, tel un miroir : c o m m e le miroir, il peut refléter fantômes et images qui troublent ou apaisent, car, pour ce qui est de sa composition,il y a en lui,en égale proportion,le doux et l’amer.Dans un lieu du Em& (71b3d4), Platon décrit l’influence puissante que les pensées, qui proviennent de la raison,exercent sur le foie : tant& elles se servent de l’amer qui est en lui et, c n le comblant d’acidité, y font apparaitre les couleurs de la bile, le contractent et le rendent ainsi âpre et ridé ; tantôt, en excitant le doux qui est eii lui,elles le rendent lisse et pai- 68 sible. Or,il semblerait que la divination ne soit possible qu’à condition d’êtrelibre des troubles de la raison. Il importe de remarquer que,dans I’hépatoscopie,on observe des conditions semblables. Hkphéstion de Thèbes écrit : A partir d’un priiicipe donné,tel par exeinple I’exarnen des ent-railles,il est possible de connaître la forme de coute technique et science.La Lune, qui,de tous les corps célestes, est la ~ I U Sproche de la [erre, modifie rapidement les choses de ce monde inférieur lorsqu’ellese crouve, 5 son apparicion (epiphmeûs), avec l’étoile de Mercure lors de la dissection de l’animal.Car les entrailles prennent tantot une forme, tantôr Line aucre selon la nature des ames qui reg7rdenr la Lune. Les entrailles apparaissent saines ec claires lorsque la Lune augmente sa course et sa luinière et se porte vers les étoiles bienfaisantes ; par contre,elles apparaissent livides et pâles, se remplissent d’eau,de façon qu’il n’estpossible de rien prévoir de leur inspection,si la Lune, dans son dtcours, se porce vers Saturne. Par la suite, si, dans sa croissance,elle se dirige vers l’étoile de Mars, elle comble les viscères de marques rougeâtres & cause du sang. Mais si, dans son augmentation,elle est avec Saturne ou encore, dans son décours, avec Mars, au-dessus de l’horizon,les viscères ont une bonne constitution,ils sont clairs, bien discincts, et il est aisé d e n [irer une prédiction (ApotelesmnticnIII, 6 : l’ingree I,253). 69 C’est là un des nombreux lieux techniques de I’apotélesrnatique qui évoquent un rituel hiératique,tel que la fondation des temples ou la fusion des statues,et qui attestent la fonction théurgique de l’astrologie dans le monde hellénistique. La pâleur de Saturne, les tâches rougeâtres de Mars ne sont que les effets de la bile, noire et jaune,que l’amer du foie suscite par sa qualité astringente,et qui empêchent la divination. En revanche,les astres de Jupiter et de Vénus sont censés agir, dans ce monde, avec une proportion d’humidité bienfaisante. C’est à ces planètes que Platon, dans la République (GlGc), attribue la couleur blanche : Jupiter est le plus blanc, Leukoterns, Vénus est blanche et vaporeuse ; et Ptolémée,dans la TétmbibLe,place le foie sous la tutelle de Vénus. D’ailleurs,si les maladies du corps et les ttoubles de l’âme ont leur cause dans la disproportion de nature entre Saturne et Mars, le soin des souffrances ne peut que résider dans le tempérament de Jupiter et de Vénus. Cependant Ptolémée précise que, dans le théâtre du monde,Jupiterjoue le rôle du médecin prudent,des médicaments opportuns,tandis que Vénus évoque I‘intervention divine. Une relation s’établit donc entre le foie,Vénus et la divination. O n lit chez Ibn Khaldfin qu’il y a des hommes doués par nature,qui passent du monde de la perception des sens au monde de l’esprit. Les astrologues les appellent zzthnr;, vénusiens,parce que ( ( 70 leur faculté est montrée par la position de Vénus, alZuhara, dans leur nativité )) (al-Mugaddima,éd. V.Monteil,I, p. 230). O n pourrait conclure du passage du Timée susmentionné que l’amer et le doux se trouvent en proportion égale dans le foie,les anomalies de ce dernier étant dues à la prépondérance de l’un ou de l’autre.Mais c’estbien la prédominance du doux qui rend le foie lisse et poli comme un miroir.D e s images,des fantômes,des impressions vont apparaître sur cette surface polie et brillante. Elles proviennent directement de l’âme rationnelle,donc de la divinité, sans l’entremisede l’âme sensitive. Dans cette représentation,il semble pourtant y avoir une lacune : Platon nous transmet l’image d’un foie qui,par sa nature, ne demeure pas toujours dans le même érar, mais est mû, tel un organe qui respire,par des contractions et des dilatarions successives et de différentes intensités.Or,s’il est vrai que le foie,lisse et poli, se fait le miroir des dieux lorsqu’il se trouve dans son état de dilatation et, on dirait,de repos,encore faut-il,pour extérioriser les représentations sensibles qu’envoie la partie rationnelle de l’âme,que la conscience soit,de quelque façon,entravée. C’est le cas, dit Platon dans le Phèdre (244b-c), de la prophétesse de Delphes,des prêtresses de Dodone ou de la Sibille,les trois tout prises d’enthousiasme. 71 Dans le lieu d’Héphéstion susmentionné,on retrouve une déclaration qui constitue l’aphorisme introductif aux prononciations astrologiques sur la divination : ( (Lorsque la Lune se trouve, à son apparition (epiphnse&), avec l’étoilede Mercure N. Lune et Mercure sont les deux astres qui représentent, dans toute la littérature astrologique,les indicateurs premiers de l’âme :la Lune l’est de la partie irrationnelle ou sensible,Mercure de la parti rationnelle ou,si l’on veut, de la faculté imaginative. Ce que dit Héphéstion : ((la Lune à son apparition )), signifie une position proche de la nouvelle ou de la pleine lune. Dans la littérature apotélesmatique grecque,on rencontre de nombreux aphorismes sur la Lune nouvelle ou pleine, renvoyant aux enthousiastes ou hommes inspirés par un dieu.Mais si Mars porte son témoignage, ils deviennent maniaques et furieux ; si le témoignage vient de Saturne, ils sont épileptiques et déprimés. il se produit une condition analogue aux défauts qui entravent l’inspection correcte des entrailles. Et d’ailleurs, observe Ibn Ridwân dans son commentaire i la TétrabibLe de Ptolémée, il n’y a pas de divination sans Vénus et Jupiter.En revanche,les astres de Saturne et de Mars entraînent les maladies de l’âme,meuvent la bile, tantôt plus chaude, tantôt plus épaisse, et augmentent l’amer du foie, en contractant la surface et en troublant les images. 72 Le corps créatif Stephen Wright C o m m e n ç o n s par ce passage de la Pbi~zoménologiede laperception, où Maurice Merleau-Ponty écrit ceci : La conscience est l’être :J. la chose par I’intermédiaire du corps. Un mouvement csc appris lorsque le corps l’a compris, c’est-à-direlorsqu’il l’a incorporé à son << monde », et mouvoir son corps c’estviser à travers lui les choses,c’est le laisser répondre à leur sollicitation qui s’exerce sur lui sans aucune représentation.La motrické n’est donc pas c o m m e une servante de la conscience, qui transporte le corps au point de l’espace que nous nous sommes d’abord représenté. Pour que nous puissioiis mouvoir notre corps vers un objet,il faut d’abord que I’objeLexiste pour lui ; il faut donc que notre corps n’appartienne pas à la région de I’M eii-soi)). (...I En tant qu’il est devant moi et offre à l’observationses variations systématiques,l’objetexLérieur se prête à un parcours mental de ses éléments et il peu, au moins en première approximation, être défini c o m m e la loi de leurs 73 variations. Mais je ne suis pas devant mon corps, je suis dans mon corps, ou plutot, je suis mon corps. (compléter réf. ci tation) La dernière phrase m e semble particulièrement emblématique d’une phrase proprement philosophique, car elle semble ((incarner )), jusque dans la moelle de sa syntaxe et de sa scansion,la démarche philosophante du penser actif de Merleau-Ponty,avant que ce penser ne devienne pensée. ((Je ne suis pas devant m o n corps », commence-t-ilpar dire :c’est-à-dire, je n’nipas un corps, dont je serais propriétaire et qui constituerait pour moi, sujet, un objet de contemplation ; autrement dit,je ne peux pas me désincarner pour m’observer,m e contempler et produire des énoncés. ((Jesuis dnm mon corps », poursuit-il, en écho à Descartes qui affirmait notoirement que je suis dans mon corps c o m m e un pilote dans un bateau. Or,reconnaissant aussitôt le cartésjanisme implicite dans cette reconnaissance de son incarnation, Merleau-Ponty se corrige, non pas en supprimant la phrase, mais en la contredisant. Car bien qu’inexacte, cette phrase enregistre le mouvement de son penser, et lui permet d’atteindre sa conclusion : je suis m o n corps )). ( ( 74 Que penser de la grammaire de cette ultime affirmation ? Suis-je mon corps au point de n’être que mon corps ? La part de vérité implicite aux deux moments précédents de cette phrase auto-correctricelaisse entendre que mon corps est également (mais non seulement)un objet dans le monde, au m ê m e titre que d’autres objets, y compris pour moi-même,et que le verbe (( être )) n’assure aucune identité entre le ((je )) que je suis et mon corps.Cette phrase nous place devant un paradoxe grammatical soulevé par le corps propre, devant la double impropriété des affirmations : (( j’ai un corps ii ec (< je suis mon corps ).I Cette double impropriété et les interrogations qu’ellesuscite seront au cceur de nos réflexions sur la notion du corps créatzf 1. Merleau-Ponty revient sur ce paradoxe i de nombreuses reprises, norarnmentdans son essai L‘&let l’esprit. ((L‘énigmerient en ceci, écrir-il,que m o n corps est i la fois voyant et visible. Lui qui regarde toures choses,il peut aussi se regarder,er recomaitre dans ce qu’ilvoic alors (< l’autrecoté 11 de sa puissance voyance. TI se voit voyant, il se couche rouchanr,il est visible et sensible pour soi-même.C’est un soi, non par rransparence,comme la pensée,qui ne pense quoi que ce soir qu’en l’assimilant,en le consrituant,en le transformant en pensée mais un soi par confusion,narcissisme,inhérence de celui qui voit à ce qu’ilvoir,de celui qui touche à ce qu’iltouche,du sentanr au senci - un soi donc qui esc pris entre des choses,qui a une face et un dos, un passé et un avenir... )I. 75 L’autre texte sous-jacent à nos réflexions est l’extraordinaire récit de Kafka intitulé La Colonie pénitentiaire, dont voici un extrait : (< C’estu n appareil tout à fait particulier D, dit l’officier à la personne venue là en voyage d’étude ; en m ê m e cemps, il contemplait d’un regard quasiment admiratifcet appareil qu’il devait pourtant bien connaître. (<Notre verdict n’est pas sévère.Au moyen de la herse, on inscrit sur le corps du condamné le commandement qu’il a enfreint. E n ce qui concerne par exemple ce condamné-là )) - l’officier désigna l’homme du doigt (< on va l ui &rire sur le corps : Respecte ton supérieur !)) Le voyageur jeta sur l’homme un rapide regard ; lorsque l’officier l’avait montré du doigt, il tenait la tête baissée et semblait de toutes ses forces tendre l’oreillepour apprendre quelque chose. Mais les mouvements de ses grosses lkvres boursouflées,qu‘il scrrait l’unecontre l’autre, montraient à l’évidence qu’ilne pouvait rien comprendre. Le voyageur s’appretajr i poser différentes questions,mais, i la vue de l’homme, il se contenta de dire : (( Connaît4 son verdict I Non U , répondit l’officier... (( I1 serait inutile de le lui faire connaître, puisqu’il va l’apprendre dans sa propre chair.)) >) 76 Et c’est bien ainsi que nous apprenons : par corps. E n effet, c o m m e l’écrit Pierre Bourdieu dans ses Méditatians pascaliennes : L’ordre social s’inscrit dans les corps à travers cette confrontation permanente,plus ou moins dramatique,mais qui fait toujours une grande place à l’affectivitéet, plus précisément, aux transactions affectives avec l’environnement social.O n pensera évidemment,surtout après les travaux de Michel Foucault,à la normalisation exercée par la discipline des institutions. Mais il faut se garder de sous-estimer la pression ou l’oppression,continues et souvent inaperçues, de l’ordreordinaire des choses,les conditionnements imposés par les conditions matérielles d’existence,par les sourdes injonctions et la ((violence inerte )) (comme dit Sartre) des structures économiques et sociales et des mécanismes à travers lesquels elles se reproduisent. (...) Aussi bien dans l’action pédagogique quotidienne ((( Tiens-toi droit !)), (< Tiens ton couteau de la main droite ! n) que dans les rites d’institutions, cette action psychosomatique s’exerce souvent au travers de l’émotion et de la souffrance, psychologique ou même physique, celle notammen[ que l’on inflige en inscrivant des signes distinctifs,mutilations, scarificarions ou tatouages,à la surface même des corps. Qu’est-cedonc que le corps créatif? Le (( corps créatif )) est un corps vibratile, à la fois réceptif et productif, un corps autonome x au sens propre du terme : qui se ( ( 77 donne sa propre loi.Mesurer !a créativité du corps, c’est prendre la mesure de l’espacequi lui reste après les processus d’inscription de la loi dans la chair ; c’est prendre la mesure des contraintes pesantes sur la créativité.Je vais parler des divers modes d’habitus, qui circonscrivent et limitent cette créativité corporelle,par laquelle la société - l’environnement social,culturel - marque par sa loi le corps de chacun. Le corps créatif,autrement dit,se définit pat rapport à ce qu’iln’est pas, c o m m e le corps événement s’opposeau corps objet,et le corps autonome au corps véhicule. Au plus loin du corps créatif - car il s’agit moins d’uneopposition que d’une différenciation par degrés d‘intensité- se situe le corps en douleur. Le corps en douleur - et il s’agitici de la douleur au sens physiologique du terme, de la douleur provoquée, c o m m e le rappelle Kafka, par l’inscription de la loi dans la chair est ïanéantissement du corps créatif: le corps tu, muet, réduit à des cris et à des gestes inarticulés. Corps habituel, corps actuel Implicitedans la quasi-totalitédes théories de l’action est le postulat selon lequel les sujets agissants sont capables d’exercer un contrôle sur leur corps. Mais peut-on légitimement faire de la corporéité un simple présupposé, et du corps un simple instrument soumis la pure intentionnalité? Le sujet agissant a toujours une appré78 hension subjective de son corps,qui est à la fois présent dans le monde au m ê m e titre que les choses (ce qui dans la terminologie de Kant signifie que le corps est une ( (représentation ) )), mais en tant que corps propre appréhendé tout autrement. Or c’est Schopenhauer qui découvre dans le corps une possibilité - seule et unique - d’accéder 5 la (( chose en soi D, en ce sens que nous éprouvons les mouvements de notre corps non comme la résultante de notre volonté,mais comme étant inséparables de cette volonté.Schopenhauer pose ainsi un jalon dans la mise en place de l’idée du coips ciéatzf Avoir conscience de son corps, c’est reconnaître, comme le dir Georges Bataille dans L7?iotisme,que nous sommes des étyes discontiizzis ; seulement nous ressentons tous le même vertige devant cet abîme qui nous sépare et que nulle communication ne pourra supprimer.Le désir, s’il nous rappelle cette rupture,quand bien m ê m e il l’intensifie, constitue en même temps une tentative d’atteindre la continuité de l'être. Mais les formes spécifiques de nos désirs comme de nos humeurs relèvent d’unesubjectivité socialisée ; pour instinctuel qu’ilpuisse sembler, rien n’estplus imprégné de mémoire acquise que le c o p dhirant. Mais parler du corps désirant,sexué,souffrant, remémorant,c’estpenser le corps comme support de différentessignifications,alors que le corps lui-mêmeest en deçà de toute signification.Le corps est aussi, et peut79 être surtout,cette étendue par laquelle je touche à tout, tout me touche ; c’estl’intersticequi me relie et me sépare de tout. Si le corps est inséparable de ses représentations,et si le corps est partout représenté dans l’imagerie contemporaine - constituant un matériau de base et de prédilection pour de nombreux artistes contemporains - le corps propre est toujours dans un autre sens en deçà de toute représentation : le corps ne montre pas sa mémoire, il l’agit puisqu‘il l’incarne.Et dans la mesure où elle n’emmagasine aucune image ou représentation, la mémoire du corps ne peut s’« effacer )) que par la destruction du corps lui-même. L‘immédiateté de m o n expérience de la corporalité est indicative de la perspective intérieure que j’occupeà l’égard de (< m o n corps >) et de (( m a mémoire )) : je ne suis ni dans m o n corps ni rattaché 2 lui; il ne m’appartient pas plus qu’il ne m’accompagne : je suis mon coi-ps,au m k m e titre que je suis m a mémoire. Je suis inséré dans le monde corporellement et m o n expérience du monde m e parvient 5 travers mon corps. Mais non seulement m o n corps absorbe de l’informationSUI le monde, il est aussi un objet dans le monde : par rapport à m o n oeil, m o n corps est un objet, m a propriété autant que m o n être. D’oùla tendance à considérer l’objectivitéde m o n corps c o m m e sa condition primaire,et à supposer que sa subjectivité est sécré8O tée invisiblement à l'intérieur2.Dans L'Êtw et le Néant, Sartre a défini le corps comme point de vue contingent sur le monde. Il a cependant précisé que la notion m ê m e de point de vue suppose (< un double rapport : un rapport avec les choses SLW lesquelles il est point de vue et un rapport avec l'observateurpour lequel il est point de vue >>, distinction capitale car si, de manière générale,l'observaceur peut reculer pour prendre du champ )) et adopter, sur son point de vue comme sur la vue,un point de vue, moi1 corps est (c le poinr:de vue sur lequel je ne puis plus prendre de point de vue ». ( ( Mais revenons à Merleau-Ponty.Venant de la tradition phénoménologique qu'il voulait purger de ses relents carrésicns, Mdeau-Ihry propose une nouvelle conception incarnée >) ec anti-dualistede l'intentionnalité,qu'il fonde sur sa célèbre analyse du membre fantôme )). Pour expliquer le phénomène du bras fantôme, Merleau-Ponty parle non pas d'une dichotomie entre l'esprit et le corps,mais plutôt de deux modes de corporéité :un mode habituel et un mode actuel.U n bras fan( ( ( ( 2.Voir la remarquable étude de K.Young, coiisacrée i la phhoinénologie des examens médicaux : (( Disembodiment. The Phenomenology of the Body in Medical Examinations », Semioticn, no 73,1989,p. 43 : M o n corps s'approprie,porte ec habite sa propte subjectivité.Dès le debut,il est gravé par des traces de m o n kcre dans le monde,de mon langage,de ma culture, de mon expérience...». ( ( 81 tôme n’est pas l’effer d’une causalité physiologique, qui ferait que les conducteurs sensitifs continuent à exister, par exemple,m ê m e après que le membre a disparu. Un bras fantôme ne doit pas non plus être conçu c o m m e un phénomène psychiqiie, c o m m e si l’absence du bras n’avait pas été enregistrée par la conscience de l’amputé.II s’agit,selon Merleau-Ponty, d’une ignorance active, très active, d‘un non savoir fondé sur un savoir latent. c Le bras fantOme n’estpas une représentation du bras, mais la présence ambivalente d’un bras... Avoir un bras fantôme, c’estrester ouvert à toutes les actions dont le bras seul est capable, c’estgarder le champ pratique que l’on avait avant la mutilation ... Le malade sait donc sa déchéance justement en tant qu’ill’ignoreet l’ignorejustement en tant qu’il la sait )). Il ne s’agitdonc pas du tout d’une dichotomie de l’esprit et du corps, mais de deux modes de la corporéité. Spontanéité et habitus La terminologie de Merleau-Ponty - relative aux deux modes de corporéité: un mode habituel et un m o d e actuel - n’est pas sans rappeler la sociologie de Pierre Bourdieu, notamment en ce qui concerne son analyse du corps socialisé, muré dans son hnhitus. Nous sommes, pour reprendre les termes crus de l’artiste Michel Journiac,de la ((viande socialisée n. O u c o m m e 82 l’adit l’artisteperformeuse Gina Pane :((Vivre son corps est aussi découvrir sa faiblesse, la servitude tragique et impitoyable de sa temporalité,de son usure et précarité, prendre conscience de ses fantasmes, qui ne sont euxmêmes que le reflet des mythes créés par la société )). C’estparadoxalement cette pensée qui,en délimitant l’étendue de la spontanéité corporelle effective,permet de circonscrire le champ d’une véritable créativité corporelle, aussi bien dans l’agir artistique et chorégraphique que dans l’agir gestuel quotidien. Sur le plan conceptuel, la notion d’habitz~~ - que Bourdieu développe à partir notamment du travail de Marcel Mauss sur (( Les Techniques du corps )? - permet 3.Le cexce mtrirr qu’on le citr ici : c( Nous ne savons plus nous accroupir.J’aivécu au fioiit avec les Australiens (blancs). ils avaient sur moi une supériorité considérable.Quand nous faisons halte dans les boues ou dans l’eau,ils pouvaient s’asseoirsur leurs talons, SC reposer,et la “flotte”,comme on disait,restait au-dessousde leurs talons. J’étaisobligé de rester dans mes bottes, tout le pied dans l’eau. La position accroupie est,a m o n avis,~ineposition intéressante que l’on peur faire conserver à un enfant. La plus grosse erreur est de la lui enlever.Toute l’humanité,excepcées nos sociétés,l’a conservée.(...) Les techniques du corps peuvent se classer par rapporr à leur rendement, par rapport aux rtsultats de dressage. Le dressage,comme le montage d‘une machine, esc la recherche, l’acquisition d’un rendement. Ces techniques sont donc les normes humaines du dressage humain. Ces procédés que nous appliquonsa m aiiimaux,les hommes 83 avant tout de rompre avec la philosophie cartésienne de la conscience et de surmonter les insuffisances aussi bien des diverses théories mécanistes, qui tieniient que I’action est i’effet mécanique de causes externes, que des théories finalistes,qui tiennent que les sujets agissent de manière libre. Contre l’une et l’autre théorie,il est plus juste de poser que les êtres sociaux sont dotés d’hahitus, inscrits dans les corps par les expériences passées, constituant des schèmes de perception,d’appréciation et d’action - bref, tout un système de connaissances pratiques permettant de s’adaptersans cesse et spontanémentà des contextes partiellement modifiés. L >habitus, c’est m a connaissance spontanée et pratique de l’espacesocial qui rn’eiiglobe. Par habitus, on entend donc les innombrables manit.res par lesquelles le corps reste fidèle à son passé, I’inté- se les soiir volontaii-emenrappliqués i e u x - m h e s çt 2 leurs enfants. Je pourrais par conséquent les comparer dans une cçrmine mrsure, elles-mêmes et leur transmission,à des dressages,les ranger par ordre d’efficacité. Ici se place la notion, très imporcanre en psychologie c o m m e en sociologie,d’adresse. Mais en français iious n’avonsqu‘un mauvais trrme, “habile”. qui tr;lduiC mal le mot latin habilis bim meilleur poLir disigner les gais qui ont IC sais de l’adaptationde tous leurs mouvements bien coordonnés aux burs, qui oil t dcî habitudes, qui “savciic y fait-c”>,- Marccl Mauss, /.es Gchzig~terd i i c o p (1934). 84 grant et l’exprimantdans ses gestes apparemment les plus spontanés.I1 suffit de penser à quel point le corps refuse de désavouer ses propres circonstances primitives, intégrant obstinément dans ses accents, ses rythmes et ses poscures les signes d’appartenance à un temps et un espace spécifiques.Le corps est dans le monde social,mais le monde social est dans tout le corps.Le tragi-comiquede la mémoire des corps se laisse observer en toute clarté dans les situations où sa provenance diffère du contexte de son actualisation : lorsque l’étranger se heurte, désarmé,à l’arbitrairedes gestes,des coutumes et des accents locaux. O u encore lorsque quelqu’un,en ascension ou en déclin dans la hiérarchie sociale (le parvenu, le déclassé), cherche en vain à adapter ses inanières - expression directe de la mémoire du corps - en dissonance légère mais criance avec la position qu’il occupe. O u enfin, lorsque des personnes âgées perpétuent, à la Don Quichotte, des gestes à contre-cemps- ce qui montre le caracttre relativement durable,sinon tout à fait immuable, de la mémoire d u corps. Cet habitus est également immanent au champ proprement artistique : chez i’artiste, I’hahitzLsest l’écran introduit entre le stimulus et la réaction, la connaissance pré-réflexive, c’est-à-dire la pontanéité conditionnée, qui lui permet de (( savoir >) réagir face à telle ou telle configuration d’éléments,d’anticiper l’à-venirde son œuvre. Elle est à ce titre compa85 rable avec la mémoire musculaire dont parlent les athlètes de haut niveau. Faire et défaire le monde Si l’art d’avant-gardedu XX‘ siècle a surtout contesté le primat du sensible,une bonne partie de la littérature de la modernité,d’Artaudà Beckett,s’estfondée sur une familiarité et une fidélité à soi primordiales,garanties par une réalité que le doute le plus corrosif ne saurait reinettre en cause : l’expériencede la douleur. Le primat du concept est contesté par i’autoritédu corps - plus précisément,par Inutoïité incontournable du c o p e n douleur. C’estcet apriori de la douleur qui a conduitWittgenstein à observer que la douleur du corps propre constitue une évidence inébranlable : avoir de la douleur,disait-il,c’est avoir une certitude ; en entendre parler, c’est avoir des doutes.Le triomphe de la douleur,en somme,c’est d’ouvrir une rupture absolue entre la réalité d’une personne et celle de tous les autres. C’est l’absence de la douleur,affirme la philosophe américaine Elaine Scary dans un ouvrage remarquable qui s’appelleprécisement Le Coïps en douleur (TheBody in Pain), qui permet la présence du monde ; inversement,c’est la présence de la douleur qui entraînele rétrécissement du monde. Le corps en douleur n’a plus de point de vue ; sa situation est réduite à ce point de vue qu’ilest sur lui-même.À l’ironiede l’esprit,la gravité du corps fait contrepoids : sa preuve irréfurable d’être, son incontestableautorité,c’est la douleur physique qu’ilressent. Or,le corps en douleur pend cette autorité pour l’investirexclusivement de sa propre évidence :tel est son pouvoir dans des moments de sa plus grande faiblesse.Je cite Scarry : La douleur intense est destructrice, et d u moi, et du monde ; cette destruction est éprouvée en termes d’espace,soit c o m m e l’universqui se contyacte jusque dans La proximiti immédiate du corps, soic c o m m e k c o p qui sénfle pour ~einplir/‘univers entiel-. Mais la douleur intense est également destructrice du langage : le contenu du m o n d e se désintègre en m ê m e temps que le contenu du langage ; ainsi,ce qui pourrait permettre l’expressionet la projection du moi est du coup privé et de sa source et de son sujet. Au fur et à mesure que le corps s’effondre,il devient i’objet de plus en plus d’attention, usurpant la place de tout autre objet,jusqu’àce que le monde finisse par n’exister que dans u n cercle 5 moins d’un mètre autour... C e qui de l’intérieur est vécu c o m m e la perte de substance du monde, apparait de l’extérieur c o m m e si le monde restait intact tandis que la personne perd progressivement toute substance ; cette expérience est donc souvent représentée c o m m e si sur le sol solide du monde, la personne cessait d’avoir sa place. Au fur et à mesure que 87 son monde se récracte,son être extériorisé, et donc son coefficientde visibilité, s’oblikrent. En lisant ce passage sur la destruction du langage par la douleur, on ne peut s’empêcherde penser au passage du récit de Kaflta,où le condamné,dit le narrateur,(( serrait )) ses lèvres l’une contre l’autre,rendant effectivement et physiquement impossible toute expression articulée et toute extériorisation par le langage.Chacun vit ses expériences de façon absolument unique ; pour autant qu’un état de conscience renvoie à un objet référentiel,I’objectivation de cet état ne pose pas de problèmes insurmontables :l’amour,la peur, etc.,sont toujours l’amour, la peur de quelqu’un ou de quelque chose. Or, il en va autrement en ce qui concerne la douleur,un état de conscience qui n’a pas d’objet référentiel du tout ; c’est un phénomkne dont l’expérienceest si radicalement subjective qu’elle ne saura être éprouvée inter-subjectivement : la douleur n’estpas, et ne peut jamais étre,douleur de quoi que ce soit. Cctte absence de tout contenu référentiel rend la traduction verbale de la douleur extrêmement difficile : précisément parce qu’ellen’apas d’objet,la douleur,plus que tout autre phénomène, résiste à l’objectivationpar le langage. En tant qu’elle constitue la force qui défait progressivement le monde qu’afait le sujet,la douleur est le contraire absolu de la création (au m ê m e titre que la mort... inais de manière moins irrévocable). L‘agir créatif - l’imagination en général - est donc en relation inverse par rapport à la douleur ; alors que cette dernière est sans objet,l’imaginationn’estautre que ses objets :j’imagine ceci ou cela ; on ne peut imaginer sans imaginer quelque chose. La douleur, en s’abîmant en ellemême, et l’imagination,qui n’est rien d’autre que ses propres projections dans le monde, constituent les deux pôles qui marquent les extrémités du processus de la créacion.C o m m e l’écrit Scarry : ( (l a douleur physique... est un état intentionnel sans objet intentionnel ; l’imaginationest un objet inteiitionne1 sans é n t intentionnel dont on peut faire I’exptrience. Ainsi il se peuc, curieusement, qu’il convient de considérer la douleur c o m m e I’écac intentionnel de l’imagination, et d’identifier l’imagination c o m m e l’objet intentionnel de la douleur. Pour .&:re plus précis, on peuc dire que la douleur ne devient un état intentionnel qu’une fois qu‘elle est mise en relation avec le pouvoir objectivant de l’imaginationN. [..I 89 L e corps et l’âme chez Platon Létitia Mouze II est bien connu que la philosophie platonicieiiiie repose sur un dualisme fondateur,celui de l’âme et du corps.Toutes les grandes oppositions de la pensée Platonicienne peuvent en effet lui être rapportées,ainsi celle du sensible et de l’intelligible,celle de l’opinionet de la connaissance, celle de l’orateur et du philosophe, etc. C’est donc une opposition qui structure rrès profondément l’ensemblede la pensée de Platon.Si l’onpeut dire qu’elleest première et fondatrice des autres oppositions, c’est parce que ce qui prime dans les dialogues, c’est la présentation de persoiinages : ainsi, ce sont moins la tyrannie,la rhétorique,la sophistique,la législation ou la philosophie qui occupent Platon que les individus dans lesquelselles s’incarnent,le tyran,l’orateur,le sophiste,le législateur,le philosophe.Dès lors qu’ils’intéresseavant tout à des individus,Platon s’intéresse à la manière dont ils vivent le rapport en eux de l’âmeet du corps,car c’est 91 précisément cela, cette manière-là,qui les caractérise,et fait qu’ils sont ce qu‘ils sont.Autrement dit, il y a chez Platon ceux qui sont du coté du corps,et ceux qui sont du c6té de l’âme,ces derniers,fort peu nombreux,étant les philosophes. L‘opposition du corps et de l’âme Le rapport du corps et de l’âme est avant tout et au premier abord,chez Platon,un rapport d’opposition.Le corps,maintenu dans une position subordonnée,est ce que l’âmedoit maitriser,voire ce dont elle doit se débarrasser,si du moins elle veut être pleinement elle-même. C’est ce qui ressort de ce que l’on peut appeler (< la profession de foi du philosophe )) que l’ontrouve au début du Pbédon, au moment où Socrate doit se justifier de ne pas craindre la mort et expliquer en quel sens l’on peut dire qu’un authentique philosophe recherche la mort. Car telle est bien là l’opinioncommune,à savoir que les philosophes sont des gens qui ne savent pas vivre,mais c’est une opinion commune que Socrate réinterprète et à laquelle il donne un sens précis qui est aussi un sens philosophique.En effet, le philosophe est celui qui ne saurait prendre au sérieux les plaisirs du corps,comme la boisson, ou la copulation, ni les soins que Yon est conduit i lui donner,comme le fait de le couvrir de vêtements : (( La préoccupation d’un tel homme [;.e. : le 92 philosophe] n’estpas de se soucier du corps,mais de s’en éloigner autant qu‘il en est capable,et de se tournei-vers l’âme )) (64e,trad. M.Dixsaut). Et si peu importe au philosophe des plaisirs propres au corps,c’est parce qu’il n’a cure que de ceux qui sont propres à l’âme, en l’occurrence les plaisirs du savoir et de la connaissance. C’est ce qui ressort d’un texte du livre IX de la Républipe,dans lequel Socrate oppose trois types d‘âmes, qui se différencient par l’orientation de leur désir. Une â m e est, en effet,définie par ce vers quoi elle tend,et ce, en fonction de la partie d’elle-méme qu‘elle fait prédominer en elle.Ainsi,une â m e qui met au pouvoii-en ellemême la partie inférieure,dite appétitive,désire les plaisirs du corps ; une âme qui fait prédominer en elle ce qu‘on appelle le cœur désire les honneurs sociaux ; enfin, l’âme philosophe,qui met au pouvoir en elle-mêmela raison,désire le savoir et la vbrité. Or,fait observer Platon, il n’est pas possible de désirer plusieurs choses : chaque âine est caractérisée par un désir fondamentaldans lequel elle met toute son énergie. Dans ces conditions, l’âme philosophe, en tant qu’amiedu savoir,ne peut en méme temps désirer les plaisirs du corps. Mais du coup, ce désir de savoir qui la définit implique qu’ellese décourne du corps pour une autre raison, que Socrate indique dans le Phédon: c’est que le corps fair obstacle à la recherche de la vérité. Les sens, en 93 effet,sont,comme on sait,trompeurs,ou du moins ils ne sont pas fiables : on ne peut que constater qu’ils nous donnent des indications contraires,variables. Notre perception d’uneméme chose change.De sorte que (< l’âme raisonne le plus parfaitement quand ne viennent la perturber ni audition,ni vision,ni douleur,ni plaisir aucun ; quand,au contraire,elle se concentre le plus possible en elle-même et envoie poliment promener le corps; quand,rompant autant qu‘elle en est capable toute association comme tout contact avec lui,elle aspire à ce qui est (65c). Autrement dit,la condition de possibilité de la pensée,de l’entreprisephilosophique au sens où celleci est une entreprise de recherche de la vérité, c’est pour l’âmede se concentrer en elle-même et de se débarrasser du corps autant que possible. Or,le corps est ce qui prend du temps :il est (( source pour nous de mille affairements N (GGb), et ((c’est encore lui qui fait que nous n’avonsjamais assez de temps libre pour la philosophie, à cause de toutes ces affaires )) (66d).Cette thématique du temps est essentielle si l’onsonge qu’àl’inversece qui caractérise pour Platon la pratique philosophique,c’estle loisir : le philosophe,c’est celui qui discute,dialogue et recherche à loisir,parce que seule lui importe la vérité,et qu’ily met le temps qu’ilfaut ; c’estce qu’il montre dans le Théétète,lorsqu’iloppose l’orateuret le philosophe : le premier est soumis,lorsqu’ildéveloppe son discours au >) 94 tribunal,à la contrainte temporelle du sablier (son temps de parole est en effet limité), tandis que le second parle au contraire à loisir,sans être soumis à une autre nécessité que celle du logos lui-même (Théétète 172c sqq.). La philosophie est du coup interprétée dans le Pbédon c o m m e une entreprise de déliaison de l’âmeet du corps,c’est-à-direune entreprise,si l’onveut, mortifère, au sens où la mort n’est rien d’autre précisément que cette déliaison, cette séparation de l’%me et du corps. Ce qui donc caractérise le philosophe,c’estqu’ilentreprend, dès cette vie terrestre et incarnée,de réaliser,autant que faire se peut bien sûr,cette séparation que seule la mort viendra véritablement achever. Mais s’il en est ainsi, on voit qu’apparemment tout au moins le corps est pour le philosophe c o m m e un ennemi : il s’agitde se soucier de lui le moins possible, de s’endébarrasser autant que possible,de s’enséparer.Le corps est avant tout pensé en termes d’obstacle :il est ce qui fait obstacle à la pensée et à la philosophie. II ne nous donne accès qu’ausensible,par le biais des cinq sens, alors que la vérité que recherche l’âme est forcément du domaine de l’intelligible,de ce qui n’estpas accessible par les sens,c’est-à-direde ce qui, contrairement à ce qui est sensible, ne varie pas, reste immuable et éternellement stable et identique à luimême. C’est pourquoi Platon peut affirmer,en une for- 95 mule célèbre, que le corps est le tombeau de l’âme (CE Gùrgias 49%). Pourtant,il serait rapide d‘en conclure qu’onne trouve pas chez Platon de pensée positive du corps,que celuici n’estconsidéré que dans une opposition irréductjbleà ce qui est le plus important,c’est-à-direl’âme,ec que celle-cin’esten définitive dans le corps que O comme un pilote en son navire n. D u reste, qu’ilfaille nuancer cette opposition âmdcorps,on le voit dès le texte du Phédon, puisqu’aumoment même où Socrate déclare que le philosophe est celui qui,par nature,cherche à se débarrasser du corps,il fait observer que s‘en débarrasser ne signifie nullement ne pas s’en occuper du tout : il est nécessaire de le nourrir )) (66b-c; je souligne), et il y a des cas ci’(( absolue nécessité ))(672)dans lesquelson ne peut éviter le commerce avec le corps.D’autrepart, il faut aussi relativiser le propos du Phédon,car la fameuse profession de foi du philosophe a pour but de montrer que ce dernier s’exercenécessairement à séparer l’âme et le corps, étant donné que ce n’est qu’unefois leur &liaison opérée qu’ilpourra atteindre ce à quoi il aspire,le vrai. Mais il reste que le corps a, dans la philosophie platonicienne, un autre statut et un autre rapport à l’âme,et qu’iln’est pas purement et simplement l’objet d’une condamnation. Cet autre rapport est indiqué, sans être explicité, dans une étymologie du Gzztyle. Le passage vaut la peine ( ( 96 d’être cité en entier,dans la mesure où l’étymologiequi m’intéresse ici se trouve associée à deux autres qui vont dans le même sens et qui paraissent s’opposerradicalement à elle : Voilà un nom,sômn,dont je juge grande la diversité,et même considérable,si peu qu’on le déforme.Certains disent en effet du corps qu’il est le (( sépulcre )), sèma, de l’âme,attendu que,dans la vie présente,il en est la sépulture. Ec encore,puisque c’est au moyen du corps que l’âme ( ( signifie jj, sèmaïnei,ce qu’ellepeut avoir à signifier,pour cette nouvelle raison c’està bon droit que le corps est appelé sèma. Ce sont toutefois,à m o n avis,principalemem les Orphiques qui on[ établi ce nom,dans la pensée que l’âme paie la peine des fautes qui o m précisément motivé cetce peine ; que le corps est pour elle une enceinte,image de la prison destinée à le (( cenir en garde », sôzètai’; qu’ilest en conséquence cela à l’égard de l’âme,en conformité avec le nom qu’ilporte, son sôma,jusqu’àce qu’elle ait achevé de payer sa dette (400b-c,trad. L.Robin). C e qui m’intéresse ici,c’est la seconde interprétation. Selon elle, le corps est donc signe de l’âme,il fait signe vers l’âme. En ce sens,il est moyen,vecteur pour l’âme, il est un instrument.Mais du coup,dans la mesure où il renvoie à elle,il n’estplus pris dans un pur et simple rap97 port d’opposition avec elle. Cette étymologie est I’indice d’unepensée,chez Platon,de l‘union de l’âmeet du corps,ou du moins d’un rapport plus complexe qu’iln’y paraît au premier abord. C’est ce rapport-làque je me propose ici d‘explorer : en quel sens peut-on dire que le corps fait signe vers l’âme? Le corps comme signe de l’âme II faut tout d’abord éliminer une manière que pourrait avoir le corps de faire signe vers l’âme.Si en effet le corps signifie l’âme,ce ne peut être que de manière indirecte comme le montre la laideur de Socrate,sur laquelle porte la première partie du discours d’Alcibiade au sujet de son amoureux dans le Banquet.Très clairement, Alcibiade oppose la laideur du corps de Socrate,qui est du reste un motif récurrentdans les dialogues,à la beauté de son $me. Plus exactement,le but de ce propos,qui porte sur la séduction, est de montrer que celle de Socrate est fondée,non pas sur le charme physique,mais sur le charme de ses discours.Ici,le corps est ce qui dissimule l’âmeet, dans cette perspective,il ne semble nullement faire signe vers elle, au contraire, puisqu’il faut passer la barrière du corps pour avoir accès au véritable Socrate,lequel est concentré dans son âme. Et du reste, toute l’analyse du Banquet tend à montrer que l’amour 98 véritable est celui qui s’adresse, non pas au corps,mais bien à l‘âme,qui sont de ce fait opposés‘. Cette thématique du corps qui dissimule l’âme est reprise à la fin du Goyim,dans le mythe eschatologique qui achève le dialogue,et dans lequel Socrate évoque les châtiments qui attendent ï â m e de ceux qui ont mené mauvaise vie. Le but de ce mythe est d’instaurer une réflexion sur le problème du jugement et de ses conditions.En effet, Socrate vient de s’opposerlonguement à son interlocuteur Calliclès, lequel affirme que la vie la meilleure est la vie de l’homme injusce,qui fait ce qu’il veut et en particulier recherche les plaisirs du corps. Or Socrate a échoué à le convaincre de la fausseté de sa position.Cet échec signale que c’est seulement si l’on adopte le point de vue du philosophe que l’onpeut effectivement considérer que seule une vie juste peut être heu- I. O n remarquera néanmoins, pour nuancer cette opposition, que lorsque Socrate évoque l’ascension amoureuse,la faculté qu’al’amour de nous initier en nous menant graduellement i la contemplation du Beau en soi,cette ascension se fait progressivement des beaux corps aux belles âmes, puis aux bclles occupations,ecc.,jusqu’àcc qu’un saut qualitatif se produise, marqué dans le texte par l’adverbe ((soudain », au moment où l’âme accède enfin au Beau en soi. Autrement dit,le saut qualitatifne s’opèrepas au moment du passage de ce sensible qu’estle corps à cet intelligible qu’est l’âme : on est au contraire à ce momenr dans une continuiti. 99 reuse. Or adopter le point de vue du philosophe,c’estse détacher du corps,c’est faire primer l’âme et faire primer en l’âme la raison. C’est dire que Calliclès a, d’une certaine façon,raison : si Yon n’estpas philosophe, il n’est pas possible de considérer que la vie juste est la plus heureuse.La raison en est que la réalité sensible ne cesse de démentir cette thèse, de telle sorte que,si l’on ne considère pas qu’ilexiste autre chose que le monde sensible,et que ce quelque chose est plus réel que lui,il n’estpas possible de la soutenir.II faut,en d’autrestermes, poser l’intelligible, sa réalité, c’est-à-dire être philosophe, pour penser que bonheur et justice vont nécessairement de pair.Tant que l’âme est liée au corps et que le plaisir est identifiéau plaisir du corps,il ne sera pas possible de voir la vérité de cette thèse philosophique. Autrement dit encore,pour la soutenir,il faut changer de point de vue, et quitter le monde sensible, qui occulte cette vérité. C’est précisément tout l’objet du début du mythe du Gorgias que de mettre cela en lumière. Socrate oppose en effet une ancienne manière de juger les hommes et de les rétribuer,manière source d’injustices,er:une nouvelle manière, qui résout les problèmes posés par la première. Anciennement, selon ce mythe,(( les juges étaient des vivants qui jugeaient d’autres vivants, et ils prononçaient leur jugement le jour m ê m e où les hommes devaient mourir >) (523b,trad.M. 1 O0 Canto). La conséquence de ce procédé est que les jugements sont mal rendus : La raison en est que les hommes qu’on doit juger se présentent tout enveloppés de leurs vêtements, piiisqu’ils sont jugés alors qu’ils sont encore vivancs. Or,nombreux sont les hommes dont l’âme est mauvaise, mais qui viennent au juge tout enveloppés de la beauté de leurs corps, des hommes qui font voir la noblesse de leur origine,leurs richesses (. ..). Donc, rout cela impressionne les juges, d’autantqu’ils sont eux aussi enveloppés des mêmes choses lorsqu’ils prononcent leurs jugements. Entre leur â m e et celle de l’homme qu’ilsjugent,ils ont des yeux,des oreilles et tout un corps,dont ils sont enveloppés.Or c’est justement cela, tout ce qui enveloppe les juges et enveloppe les hommes qu’ilsjugent,c’est cela qui fait obstacle (523c-d). Le corps autrement dit, c’est-à-direle sensible en générai,est ce qui fait écran à la vérité et à la justice. I1 obscurcit.Il empêche un accès immédiat à ce à quoi l’on veut justement accéder. Le corps réintroduit des médiations, et oblige précisément à des médiations. S’il est besoin,comme on le voit dans le Phédon (99e),du logos, du raisonnement,pour tenter d’accéder à la vérité,c’est aussi parce que le logos est un instrument, donc une médiation, dont l’usage est rendu nécessaire du fait de 101 notre incarnation et précisément pour y échapper. En d’autres termes,si l’âme n’a pas accès immédiatement à ce qu’elle cherche, c’est à cause du corps, qui l’obligeà utiliser des médiations, en l’occurrencecelle du raisonnement, pour atteindre le vrai. Dès lors,le corps ne peut donner accès immédiatement à l’âme. ici, il paraît plutôt ce qui empêche d‘y accéder, puisqu’il faut se débarrasser de lui pour l’atteindre. Mais en m ê m e temps, il est aussi signe de l’âme, c o m m e l’affirme le Cratyle.Dès lors,on peut considérer qu’ily a peut-étre un accès médiat à l’âmeet à l’intelligible via le corps. En réalité,c’estdans ce m ê m e mythe du Gorgias qu’il semble que l’âme injuste est punie de son injustice par le moyen de châtiments corporels :il s’agit en effet de lui infliger des souffrances qui la débarrasseront de ce mal qu’est l’injustice.Ainsi,lorsque Socrate évoque les châtiments de l’Hadès, il le fait en établissant un parallèle entre ces châtiments et ceux qu‘on inflige dans le monde sensible, parallèle destiné à établir l’efficacitéde ces châtiments.La souffrance apparaît ici c o m m e une condition de la possibilité pour l’âme de s’améliorer: ((Les souffrances qu’ilssubissent, ici et dans l’Hadès,leur sont utiles,car il n’estpas possible de les débarrasser de l’injustice autrement que par la souffrance )) (525b). Parler de souffrance,c’est d’emblée se situer du côté du corps,c o m m e I02 l’attestele parallèle fait entre le monde sensible (N ici D) et l’Hadès, et comme l’atteste aussi, apparemment du moins,la description qui suit,peu après : (( Ces hommes qu’on voit là-bas,dans l‘Hadès,accrochés aux murs de leur prison,sont,pour tout homme injustequi arrive,un effroyable exemple,à la fois un horrible spectacle et un avertissement )) (525~). En outre, et du reste curieusement (du moins au premier abord), Socrate fait appel, concernant ces punitions, au témoignage d’Homère : ( (C et illustre poète a représenté des rois et des chefs qui sont,dans l’Hadès,éternellementpunis :ce sontTantale, Sisyphe,Tityos ))(525d-e).Or les punitions représentées par Homère sont corporelles. De même,la punition, dont Socrate fait l’éloge paradoxal au cours du dialogue, et qui est une punition corporelle,a pour effet recherché de guérir l’âme de cette maladie qu’estl’injustice.O n observe la m ê m e chose dans le mythe final de la Républiqzre, qui évoque lui aussi des châtiments (et des récompenses) qui semblent corporels (cf. X,614c sqq.). Cela est corroboré par la description,dans les Lois, des châtiments qui doivent être infligés à ceux qui n’obéissent pas a u lois de la cité : là encore,il s’agitde châtiments corporels,pour une âme injuste. Le corps, du coup, semble être un moyen d’atteindre l’âme, ce qui peut paraître étrange si Yon reste dans la perspective d’une stricte dichotomie entre les deux.Autrement dit, 103 comment comprendre des châtiments qui s’adressentau corps, alors que c’est l’âme qu’il s’agit d’améliorer,que c’est sur l’âme qu’il s’agitd’agir ? Cela ne peut avoir de sens que si précisément il faut penser le lien entre le corps et l’âme d’une autre manière que comme une simple opposition. C’est Anne Merker qui,dans un article intitulé ((Le châtiment entre corps et â m e N (publié dans un ouvrage collectif,Le Gorgias,sous la direction de Guy Samama, éditions Ellipses,ZOOZ),a proposé une solution intéressante et convaincante tout à la fois de ce problème.Elle s’appuie,en effet, sur la distinction platonicienne entre deux types de crainte, une crainte honteuse, la lâcheté face à la douleur, et une (( bonne crainte », qui n’est autre que la honte ou la pudeur, en grec aid& qui est la crainte de perdre sa réputation (cf.Lois I, 646e sqq.) ; elle fait remarquer, en s’appuyantsur tout un ensemble de passages du corpus,et notamment du Gorgias et des Lois,que châtier le corps c’est faire éprouver de la honte à l’âme.C’est la raison pour laquelle le châtiment corporel peut l’atteindre.Or cela n’est possible, à mon sens, qu’àla condition qu’ilexiste un lien effectifentre le corps et rame, plus exactement qu’à la condition que l’âme considère que c’est,dans le monde sensible,par le biais du corps qu’elle devient ((sensible », qu’elle peut se manifester. C’est parce que le corps fait signe vers elle 104 qu’elle peut se sentir atteinte par le châtiment physique et en éprouver de la honte. Car un tel châtiment n’est efficace que si l’amene se désolidarise pas du corps,mais se reconnaît dans une union intime avec lui. Cette manifestation de ce qui appartient à l’ordre intelligible (l’âme) par le sensible (le corps) est, paradoxalement en apparence si l’on songe au dualisme qui s’y fait jour,un thème central du Phédon. C’est, en effet, au travers de la théorie de la réminiscence qu’unlien est construit entre le sensible et l’intelligible. Cette théorie est introduite par Socrate comme une nouvelle preuve de l’immortalitéde l’âme,et pour montrer comment le fait de postuler qu’il y a bien quelque chose comme de la réminiscence atteste I’immortalité de l’âme.D u coup,Socrate précise ce qu’estla réminiscence.I1 y a réminiscence lorsque quelque chose nous évoque quelque chose d’autreà quoi il est lié d’une manière ou d’une autre (que ce soit par une relation de ressemblance ou par tout autre type de relation) : ainsi, on parlera de réminiscence lorsque le portrait d’un homme nous évoque cet homme ou un autre, ou lorsqu’un objet appartenant à une personne nous évoque cette personne. Autrement dit, il y a réminiscence lorsque quelque chose fait signe vers autre chose : la 105 réminiscence est pensée en foiiction de la problématique du signe.Or Socrate analyse tout notre rapport au sensible c o m m e un rapport de réminiscence.Si,en effet,nous sommes capables de percevoir l’imperfectiondu sensible, le fait, par exemple, que deux bouts de bois égaux ne sont qu’imparfaitement égaux, c’est parce que nous avons une idée de l’égalité en elle-même, l’égalité authentique,qu’aucuneexpérience sensible n’a pu nous donner,et à l’aune de laquelle nous évaluons ce que nous percevons. Autrement dit,la manière même dont nous percevons le sensible atteste que nous avons pu autrefois avoir eu accès à autre chose qu’àdu sensible,c’est-à-dire à de l’intelligible: ( (Toutes les f ois que,voyant une chose,on se fait cette réflexion : “ce qu’ellesouhaite,cette chose que moi je vois maintenant, c’est être semblable à une autre réalité, mais elle reste en défaut et elle est impuissante à être égale de la m ê m e façon que l’autre, en vérité elle e x plus imparfaite” - celui qui réfléchit à cela doit nécessairement,je pense, se trouver avoir eu auparavant un savoir de la réalité à laquelle, c o m m e il l’affirme,la chose tend à ressembler tout en restant passablement déficience )) (Phhédon74e). Et plus encore, <( c’est à partir des sensations ellesmêmes qu’on doit réfléchir à ce fait :toutes les propriétés sensibles à la fois aspirent à une réalité du genre de celle de l’égal en soi, et restent pourtant passablement I O6 déficientes par rapport à cette réalité )) (Phédon 75a-b). Autrement dit,le sensible fait signe vers l’intelligible,et c’est par conséquent à partir de nos sensations,donc de notre corps,que nous pouvons aller vers lui.S’il est effectivement nécessaire de se détacher du corps pour aller vers l’intelligible,il reste que c’est bien à partir de notre expérience sensible que nous accédons à l’intelligible. Car si le sensible occulte l’intelligible,il le révèle en m é m e temps, précisément du fait même qu’il l’occulte, c’est-à-diredu fait méme de son imperfection qui nous voile le vrai. C’est en prenant conscience de cette imperfection propre au sensible que nous nous rendons compte qu’il y a autre chose que lui.L‘intelligible est inscrit dans I’imperfection même du sensible. D e ce point de vue, le corps est certes obstacle,mais en même temps medium vers l’intelligible,de telle sorte que son rapport d’opposition à l’âme doit être fortement nuancé.Le corps n’est plus ici obstacle à la pensée,ou,en tout cas, il n’est plus seulement obstacle à la pensée,il joue également un rôle positif. Le corps fait signe de quelque chose, fait signe vers quelque chose qui le dépasse. Dans ces conditions,il n’estpas étonnant que le corps soit pris comme un instrument pour penser l’âme. O n remarquera,en effet, que pour faire comprendre ce qu’il veut dire ou ce qu’ilsoutient sur l’âme,Platon ne cesse 1 O7 d'user d'une analogie avec le corps.Ainsi,lorsqu'aulivre IV de la République,après avoir défini la justice comme le fait,pour une âme, d'être correctement ordonnée (la raison commandantaux deux autres parties, et non l'inverse), il veut montrer qu'une â m e juste est aussi une â m e heureuse, il compare l'âmejuste à un corps en bonne santé. D e même,dans le mythe du Gorgias, l'âme injuste est pensée sur le modèle d'un corps bourré de cicatrices : (< Les signes distinctifs qui caractérisaient le corps vivant sont tous, ou presque tous,manifestes pendant un certain temps sur le corps mort. Eh bien,à mon avis, c'est le même phénomène qui se produit aussi sur l'âme. Dès qu'elle est dépouillée du corps,on peut voir tous ses traits naturels ainsi que les impressions qu'elle a reçues,impressions qui sont telles ou telles selon le mode de vie qu'a eu l'homme qui la possède et qu'en chaque circonstance il a éprouvées en son â m e (524d). ) ) De manière plus générale,on peut dire que le sensible chez Platon,dont le corps est le symbole,est ce qui permet de penser l'intelligible. D e celui-ci,on ne peut rien dire avec les mots du langage humain que de manière négative. C'est ce qui ressort du Phèdre,au moment où Socrate tente la description du lieu intelligible : (< Ce lieu qui se trouve au-dessusdu ciel,aucun poète,parmi ceux dici-bas,n'a encore chanté d'hymne en son honneur, et aucun ne chantera en son honneur un hymne I ox qui en soit digne. Or voici ce qui en est :car,s’il se présente une occasion où l’ondoive dire la vérité, c’est bien lorsqu’onparle de la vérité. Eh bien, l’être qui est sans couleur,sans figure,intangible,qui est réellement (. ..), c’est lui qui occupe ce lieu )) (247c-d,trad. L. Brisson). Dès lors, il n’est possible que d’en parler de manière métaphorique, par le biais d‘images sensibles : tel est le rôle du mythe chez Platon. C’est de cette manière que l’on peut interpréter la question que soulèvent les châtiments apparemment corporels destinés aux âmes injustes dans l’Hadès :il ne s’agitlà que d’une image,car il serait dificile de décrire les souffrances que l’onpourrait infliger à ces âmes. S’en prendre au corps, autrement dit, c’ests’enprendre symboliquement à l’âme. Dès lors,le corps en particulier,et le sensible en général, sont dans la philosophie platonicienne ce qui permet de penser l’âmeen particulier, et l’intelligibleen général, et ce, parce que le sensible fait signe vers l’intelligible.Le corps,du coup,ne s’opposepas nécessairement à la pensée, mais, d’une certaine manière, il en est condition. C’est pourquoi son rapport à l’âme est plus complexe que celui d’une simple opposition. Ce n’est pas par hasard, en effet, que telle â m e vient s’incarner dans tel corps, comme le montrent les mythes platoniciens du Phèdre ou de République,X sur la réincarnation, de telle 109 sorte que l’âme ne peut pas être considérée c o m m e un simple pilote en son navire. C e qui va d’ailleursdans ce sens,c’estla notion de (( mélange )) que l’on trouve dans le Phédon pour penser l’union de l’âme et du corps (cf. 66b).Si le corps est mêlé à l’âme,cela signifie que le lien qui les lie n’est malgré tout pas complètement extérieur. L‘âme, autrement dit, n’estpas une chose pure à l’intérieur de cette chose impure qu’estle corps,mais elle doit être purifiée, ce qui signifie que le corps déteint sur elle. C’est la raison pour laquelle celui-cipeut être pensé à la fois c o m m e signe d’un côté et c o m m e prison ou tombeau de l’autre,c o m m e le montrait le texte du Cnztyle cité ci-dessus :du fait de ce mélange,le corps emprisonne l’âme,l’empêche d’être pleinement elle-même,mais du coup il est aussi apte,par son union intime avec elle, à faire signe vers elle. 110 Le corps dans la vision chinoise Hor Ting Bien que les ((chinoiseries )) soient à la mode en Occident actuellement,il semble difficile de les intégrer à notre journée consacrée à I'ALerte du corps, surtout dans le cadre d'un discours philosophique. Néanmoins, l'attention que les occidentaux portent aux questions de sand a entraîné un véritable enthousiasme du grand public pour la médecine chinoise.Outre les techniques insolites qu'elle emploie,sa description étrange du corps humain entraîne de fortes polémiques et offre aussi,malheureusement, un abri au charlatanisme, déclenchant des alertes culturelles,sociales,voire politiques. La solution, croyons-nous,ne peut être trouvée que grâce à la philosophie.Mais,voyons d'abord quel est ce corps ((à la chinoise n. La connaissance des anciens Chinois concernant le corps a été fortement influencée par la philosophie taoïste, plus précisément par la [héorie des Qi Selon celle-ci,le 111 Figure 1. Gravure dans le Temple taoïste Bniyurzguan i Pékin 112 corps n’est qu’une partie du Qi qui compose l‘univers tout entier.Ainsi le corps doit-ilbeaucoup ressembler à la nature,aussi bien dans sa forme que dans sa fonction. La tête de l’hommeest ronde comme le ciel, et ses pieds sont carrés comme la terre, les douze méridiens font circuler le Qi comme les fleuves,les organes sont caractérisés par cinq éléments qui structurent également I’existence quotidienne (le bois, le feu, la terre, etc.) et qui sont reliés aux émotions,aux saisons,aux saveurs, aux couleurs. (cf.tableau) Bien sûr,le corps humain est avant tout divisé en yin et yang,lui-mêmedouble à l’imagede l’alternancedu jour et de la nuit.Le dessin conservé dans un temple taoïste Baiyztnguang à Pékin a clairement montré cette tentative d’interpréterle corps par les phénomènes naturels (figure I). Certes, les médecins chinois ne s’ensont pas tenus à cette image poétique. Leur connaissance du corps humain est également fonctionnelle (figure2). Mais elle reste très différente de la connaissance contemporaine : - au niveau anatomique, certaines parties peuvent être négligées comme,par exemple,le pancréas,qui n’appartient pas aux ((Cinq Organes )) principaux. D’autres ont été inventées,comme le ((Triple Réchauffeur ))ou la ( (Couche Défensive n. La localisation des organes peut 113 114 Figure 2.L e corps humain présenté dans un ouvrage classique d'acupuncture ({ Zhenjiudacheng », 1601. être inversée : on considère,par exemple,que le foie est situé à gauche. - au niveau physiologique,l'importance de certaines parties est exagérée - ainsi la rate est-elle devenue la source du Qi. Celle d'autres parties est diminuée : le cerveau n'est défini que c o m m e la demeure de l'esprit. Beaucoup de liens entre les différences parties du corps ainsi qu'entre le corps et son environnement semblent difficiles à croire : on considère que le foie est relié aux yeux,au printemps, à l'acidité, à la couleur verte. - au niveau psychologique, les émotions sont régies par les différents organes : la joie dépend du cœur, la colère du foie,la tristesse des poumons, etc. (cf. tableau) U n contemporain peut s’amuser de ce corps (( à la chinoise )), aussi naïf que celui qui fut imaginé par les anciens, Grecs ou Romains. U n médecin occidental, quant à lui,peut aller jusqu’à se sentir insulté par ces superstitions,et conduit à condamner les praticiens de la médecine chinoise comme charlatans. Ces derniers, encouragés par les résultats positifs de leurs traitements, défendent ce corps étrange soit en essayant de le rendre ( (normal ) )à l’aide de données scientifiques,s oit en I’inscrivant dans l’hypothèsed‘un système énergétique que nos techniques modernes n’auraient pas encore réussi à dévoiler. Mais ces arguments n’apportent aucune solution :les découvertes éclaircissant le corps ((à la chinoise )) sont à leur début et, loin de la calmer,suscitent davantage la polémique. Le (( corps énergétique D, lui, glisse vite dans l’espritésotérique et profite ainsi aux vrais charlatans,qu’ilssoient praticiens ou enseignants. Le nœud de la question semble plus profond. En effet, les attaquants et les défenseurs ont tous la même croyance philosophique : une médecine vraie et efficace dépendrait d’uneconnaissancesolide et absolue du corps humain. C’est pour cela que les attaquants disqualifient systématiquement la médecine chinoise à cause de ses descriptions insolites du corps humain ; et c’est aussi pour cela que les défenseurs essayent ii tout prix de prouver l’existence de ce ((corps à la chinoise )) - scientifi116 quement ou sur un plan ésotérique, et afin d‘établir la légitimité de cette médecine lointaine. Une recherche anthropologique nous permettra de construire un avis pertinent sur cette croyance.L‘histoire de la médecine montre que l’applicationde la méthodologie scientifique positiviste est une exception. Cette méthodologie découle en effet d’une tradition philosophique grecque qui pense que le monde est composé d’atomes et que les interactions entre ces atomes provoquent des phénomènes variés. En conséquence, la connaissance précise du corps humain, au niveau des organes, des molécules et des gènes,favoriserait la pratique médicale. Cela est prouvé par la médecine occidentale qui est aujourd‘huila médecine dominante dans le monde entier. Cependant,les autres médecines ne sont pas fondées sur cette philosophie des atomes. Par exemple,dans la médecine chinoise,c’est le Qi, une substance invisible et continue,qui est à l’originede l’univers.Dès lors,pour un praticien de cette médecine, la priorité n’est pas de connaître le corps par les méthodes positivistes, puisque le Qi est invisible.I1 s’agit plutôt d’établir à l’aide de la méthode spéculative des liens directs entre les manifestations cliniques - les seuls aspects qu’unpraticien puisse mesurer - et les traitements correspondants.C’est selon 117 ces données cliniques que s’organiseun modèle du corps qui n’estqu’unoutil servant à faciliterl’exercice clinique. II existe donc deux corps : ïun doué d‘une existence absolue, indépendant de la pratique médicale ; l’autre que l’on définirait comme une image fonctionnelle qui ne tire son sens que de la pratique, ainsi que l’illustrela médecine chinoise.Dans le domaine de la pratique de la médecine, l‘appréciation de ces deux corps ne doit pas s’appuyersur la question de ((vrai ))ou (( faux D, mais sur celle de (( mieux ))ou (( pire ». Pour la médecine occidentale,le premier corps est primordial,car la méthodologie positiviste a besoin d’une fondation solide et objective ; or,les raisonnements faisant appel à des instances imaginaires - comme cela se fait dans le deuxième corps seraient disqualifiés immédiatement. Pour la médecine chinoise qui reste empirique,il est préférable d’avoir un système dans lequel toutes les découvertes cliniques se rangent d’une façon logique.En effet, c’est le deuxième corps qui répond mieux à cette exigence : tout simplement,comme nous l’avonsvu, ce corps a été construit selon une seule référence - les découvertes cliniques. Dans ce sens, que ce corps corresponde ou non à l’objectivitéprouvée par la méthode scientifique positiviste ne change en rien sa valeur, et encore moins celle de la médecine qu’il sert. O n comprend ainsi le point de controverse : on a généralisé la 118 logique d’une médecine - en l’occurrence,la médecine occidentale - à une autre médecine,la médecine chinoise, qui n’utilise pas la m ê m e méthodologie. Une approche pragmatique doit donc remplacer la vision objective pour apprécier les ((corps )) interprétés dans d’autres médecines que la médecine occidentale. Par exemple, dans le corps ((à la chinoise D, le foie se trouvant à gauche ne doit pas être considéré c o m m e une simple erreur. E n fait,pour un médecin chinois I’important est de respecter la tendance ((montante )) (exprimée par un groupe de manifestations cliniques précises) de cet organe.Or, dans la tradition, c’est la gauche qui est reliée à l’orientationmontante. C o m m e , dans aucun cas, le praticien ne traitera chirurgicalement le foie, cette connaissance ((anatomique )), bien qu’évidemmentfausse, n’entraîne aucun risque clinique. En revanche, elle aidera le praticien à mieux choisir les recettes pour traiter les symptômes des parties supérieures du corps, conséquence de l’affectiondufoie. Ainsi, dans la pratique de la médecine chinoise,il est mieux que lefoie soit rangé à gauche,m ê m e si c’est anatomiquement faux. D e m ê m e , la croyance en un lien entre lefoie et les yeux permettra au praticien de confirmer son diagnostic d’une affection du foie par les manifestations liées aux yeux ; ou de prescrire des remèdes traitant le foie pour soigner les affections des yeux. C e 119 lien, qu’ilsoit prouvé par ïobjectivité ou non, est toujours utile en clinique, aussi bien qu’il le fut dans le passé, qu’ille sera à l’avenir. Le corps ((à la chinoise n, que son existence soit prouvée ou infirmée par la science, conserve une valeur pragmatique dans l’exercice de la médecine chinoise. Non seulement il peut être très différent du corps physique réel, mais il peut aussi être incohérent dans son propre système,selon les différentes circonstances de la pratique,comme, par exemple,le sens du courant d’un méridien peut être à la fois centripète et centrifuge. II doit même se transformer pour s’adapter aux nouvelles pratiques cliniques ; c’est le cas de la nouvelle notion anatomique qui divise le corps en quatre profondeurs (lacouche défensive, la couche de Qi, la couche nourricière et la couche de sang). Inventées par des praticiens,à la fin de la dynastie Ming, ces classifications permettaient le diagnostic et le traitement des maladies épidémiques dites ((tièdes )), les plus menaçantes de l’époque. Sur la base de ces réflexions,il semble possible de calmer les polémiques entre les attaquants et les défenseurs de la médecine chinoise. Aussi on pourrait maintenant considérer le Qi dans sa dimension métaphorique sans mépriser sa valeur clinique dans la pratique 120 de la médecine chinoise.Tous les maitres ))qui prétendent manipuler Qi ou (( l'énergie )), mais qui sont incapables de saisir et d'interpréter les symptômes d'un patient, ont de fortes chances d'être des charlatans. ( ( 121 U n ton en dessous : comment la pensée européenne nous a rendu sourds à notre corps Guy Samama Si notre sociétéest de plus en plus une société de mise en alerte généralisée (l'étymologiedu mot ((sur la hauteur )) est ironique quand on sait qu'un grand nombre d'alertes surviennent à l'occasion de déplacements internationaux en avion !),nous oublions trop souvent que le corps humain est notre premier système d'alerte. Alel-te,écrivait, dans les années 1950,Henri Piéron dans le VacabzilaiLire de la psychologie : ((état de l'organism e animal où s'exprime une anticipation,une attente de la situation à venir. L'état d'alerte accompagne presque toujours l'annonce ou l'émission d'une consigne, d'un pré-stimulus)). 123 Or,si nos sociétés sont malades de ne pas savoir anticiper, non plus que de savoir déchiffrer des coiisiçnes (comme celle d‘une vigilance accrue face au réchauffement planétaire), c’estpeut-être parce que le corps est ce qui n’a jamais vraiment pris corps dans notre pensée européenne. Telle est du moins notre hypothèse de départ. Vers la fin du XX’siècle, Hippolyte Bernheim, le médecin de l’école de Nancy, reprochait )) à JeanMartin Charcot, le grand anatomopathologiste de la Salpêtrière,d‘avoir sugéré chez ses patientes ces grandes crises hystériformes auxquelles leur corps se pretait en se tordant. Dans ces attaques convulsives spectaculaires,il voyait une ((hystérie de culture H construite - et non constatée - par un pouvoir de simulation d u n corps m i s en mouvement par 1 ’idéed’un état morbide. Car l’autosuggestion ne serait rien d’autre qu’uneidée transformée en sensation, et traduite en mouvement. Lorsque le corps est ainsi en crise,c’estque nos idées nous font mal. Et si ces idées nous font mal, c’estque nous allons mal. De l’idée au corps,il y a plus que communication ; il y a circulation d‘effluves et contagion d‘affects. Cette dynamique des flux est exemplaire dans la mélancolie,cette circulation de ].abile noire se dirigeant vers l’orifice de l’estomacet résidant dans l’âmeselon un médecin d u IX siècle dans l’ancienneAfrica.Romana, Ishâk ibn ‘imrân. ( ( 124 Malgré des évidences cliniques,et au-delàde données séméiologiques trompeuses - même lorsque le symptôme alerie,il trompe plus qu’ilne renseigne :le cardiaque ne souffre pas de son cocur,pas plus que celui qui souffre du ccur n’estpour autant cardiaque -, nous sommes encore attachts 2~ (par ?)un dualisme corps/he, au point que celui-cicunstituerait un préjugé efficace, bloquant notre pensée européenne ; c o m m e si nous avions besoin de concevoir notre pensée c o m m e chimiquement pure,pule en tom cas de tout lien avec le corps, rejetant celui-ci du côté de la matière. Ce geste iiiaugui.al,on I’imagine i l’oeuvre dans la philosophie,qui est Line entreprise de distinction et de séparation (ce que veut dire cTitique), et qui n’aurai[ cessé d’installerun dialogue,tan[ôt serein tantot polémique, entre deux entités séparées, le corps et l’esprit, l’idée et le réel )). ( ( Ce dialogue, tournant trop rapidement ii l’affroncement,trouverait son assise,et rencontrerait ses lettres de noblesse,chez Platon, chez Descartes,mais on en trouverait encore des traces jusque chez Kant (le p h é n o m è n e et la chose e n soi) ; il se poursuivrait et se prolongerait dans le judéo-christianisme,encore vivace dans ses effets décalés malgré son effondrement institutionnel ; il serait présent dans la médecine atomisante et anatomisante Michel Foucault,dans un cours au Collège de France du 6 février 1974 publié dans Le pouvoir psychiatrique, 125 déclare : (( ... le corps neurologique,c’est encore,c’est toujours le corps de la localisation anatomo-pathologique )), on constate combien le triomphe de l’esprit de localisation au MX.siècle repose sur le postulat du séparatisme - ; on pourrait apercevoir des traces de ce dualism e dans l’activitédu sport,où un corps artificiel,démultiplié et sans organes, hypertrophié ou hypergonflé, désossé ou tout osseux, acéphale, constituerait une unique substance absorbant en elle toutes les qualités d’un esprit devenu insignifiant ; on pourrait le repérer dans l’astrologie- dès lors qu’on cherche à établir des correspondances entre le mouvement des planètes et les cycles d’uncorps,c’est qu’on a pratiqué une scission préalable - ; on pourrait le soupçonner derrière certaines pratiques qui,par un travail sur le corps,visent à en faire le reflet parfait d‘une personnalité (l’essorde la chirurgie esthétjque,la thanatopraxie - chercher à faire se ressembler le mort et le vivant,en redonnant au corps après la mort une apparence familière, c’est reconnaître une autonomie au corps,etc.). Or,ce corps déchiré, trituré,malaxé, analysé,disséqué,difforme (comme dans les tableaux de Bacon ou de Soutine) n’est peut-être rien d’autre que ce que nous voudrions ne pas voir :un (( lieu-tenant)), un tenant lieu, de ce que nous n’oserionsplus appeler âme. La mort ellem ê m e surviendraitlorsque les liens qui rattachent l’âme 126 au corps se détendent et se relâchent. Le dualisme fondateur ne serait plus alors, au pire qu’une paresse de l’esprit, au mieux une commodité classificatoire, pour une pensée mécaniste et substantialiste.Or,ce dualisme n’est peut-être pas aussi agissant, et d‘abord aux lieux mêmes où il aurait pris naissance,et où nous l’aurions le plus clairemeiit débusqué : dans des dialogues de Platon c o m m e le Channide,le Phédon,le Gorgias,la République, le Cratyle, ou dans les Méditations métaphysiques de Descartes, notamment la seconde, au moment stratégique de l’expérience du morceau de cire. Cette expérience a presque toujours été interprétée,et commentée, c o m m e celle d‘une scission entre le corps et l’esprit,au motif qu’elle doit prouver que l’esprit est plus facile à connaître que le corps puisque nous ne concevons les corps que par la pensée. La cire de Descartes ( ( C e qui y restait de saveur s’exhale,l’odeur s’évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s’échauffe,à peine le peut-on toucher (c’est nous qui soulignons), et quoiqu‘on le frappe, il n e rendra plus aucun son. La m ê m e cire demeure-t-elle après ce changement ? I1 faut avouer qu‘elle demeure... )> (Descartes, Ezivres et Lettres, Pléiade, p. 280). 127 Dans le récit qu’en fait Descartes, deux petits mots méritent qu’on leur prête attention. La cire que nous apercevons,après qu‘elle eut fondu au feu,n’est le produit ni d’unevision ni d’un attouchement de nos sens ni de notre imagination,mais d‘une (< inspection de i’esprit )). Si nous connaissonsla cire,c’estpar un jugement,et non par des sensations. Si la cire demeure, en revanche,ce qui ne demeure pas après ce changement,c’est le dualisme qu’onattribue à Descartes. I1 suffit de relever les deux mots dans ((c’est à peine si on la touche)) : à peine. Un philosophe contemporain,au moins,les a lus,et en a tiré les conclusions qui s’imposent. C’est Jean-Luc Nancy. Voici ce qu’ilécrit dans Corpus (p. 120-121): ( ( Dans 1 3 Sccunde Méditation,lorsque Descartes fait la célèbre expérience imaginaire du morceau de cire, il écrit qu’un morceau de cire a une figure,une couleur, qu’il rend un son ; er.puis lorsqu’on le chauffe, il s’écoule,il perd toutes ses qualités et dès lors il ne reste plus, xu regard de Yesprit,i 1 i’nspectio mentis,que l’étendue.Dans cer.telecture, on semble avoir tout à fait clairement,d’une part l’étendue pure, et d‘autre part la cogitation pure, le hors de soi complètement pur et Yen-soi complkcement pur. O n pourrait déjà se demander tout simplement : comment ont-ils rapport l’un avec l’autre ? C o m m e n t l’un touche à l’autre ? Et justement : ils se touchent. C’est dans It: texte 128 de Descartes. La cire qui s’écoule perd sa couleur, son odeur,elle ne rend plus de son,et là l’auteura comme une hésication : “c’està- peiize si 011 la couche”,d peirze parce qu’il ne peut pas dire qu’onne la touche plus.Bien entendu que l’ontouche toujours la cire. C o m m e c’estaprès 1’6chauffement,on peut avoir l’impression qu’onne peut pas la toucher parce qu‘elleest brûlante - mais on peut se brGler, il faut Toujours se brûler pour coucher ». Nancy en conclut que, chez Descartes,la pensée est seiltante,et que,sentante,elle touche i la chose écenduc, elle esc toucher de l’étendue.Donc, si notre pensée est sentante,il n’y a pas d’un côté la pensée,de l’autrele sentir, d’un côté le corps,de l’autre l’esprit.Mais,pendant que nous sommes en vie,notre corps seraitla présence de l‘esprit au monde, son vrai contact avec le m o n d e (connexion,traduisent les biologistes) ; l’esprit s’y brûlerait. La dualité des substances @ensante et étendue) n’mueLapp p m wn dualisme.C’est l‘union substantielle, plus que leur disrinction réelle, qui préoccupe Descartes, c o m m e le démontrent à la fois son Paité despassiom de L2me et ses écrits physiologiques et médicaux. (( II faut que je vous décrive, premièrement,le corps à part, puis après, l’âmeaussi à part ; et enfin, que je vous montre comment ces deux natures doivent être jointes et unies, pour composer des hommes qui nous ressemblentD , 129 écrit-ilen ouverture au traité de L’Homme. Leibniz,après et contre Descartes, se demandait ce qui permet de désigner du nom de substances l’âme et le corps dans la mesure où,si l’activitéest essentielle à la substance,seule l’âme,qui se définit par un développement interne et un enchaînement de perceptions, mériterait ce nom, le corps n’étantqu’unélément de médiation dans la structuration des phénomènes.À l’inverse,s’il y a passivité, c’est pour autant que les perceptions seraient confuses. Car,pour Leibniz,la vie est partout,le réel n’est composé que de monades et de leurs perceptions,tout le reste étant phénomène et accord entre apparences. Mais il faut d’abord rompre avec un préjugé : celui selon lequel,si l’âme et le corps sont séparés,ils doivent nécessairement être pensés l’uncontre l’autre. Tonus et réflexe Jean-Luc Nancy, dans le m ê m e ouvrage Corpus (p. 124-126),appelle ce préjugé un certain reyexe. NOLIS pensons spontanément corps contre âme. Le corps est considéré comme la réalité physique,matérielle, charnelle. Et je suis gêné par certains discours du corps qui ou bien tournent au “bodybuilding”,et le réduisent à Schwarzenegger,ou bien, très subtileinent, très sournoiseinent,font du corps une $me, au sens tra( ( 130 ditionnel : le corps signifiant,le corps expressif,le corps jouissant,le corps souffrant,etc. Mais en disant cela,on met le corps à la place de l’âme OLIde l’esprit n. Le vilain dualisme cartésien, d’origine platonicochrétienne et qui oppose l’âme au corps,doit céder la place à une pensée de l’unité du venir à soi comme un ( ( se sentir )), un ( (se toucher ) ) qui nécessairement passe par le dehors,de telle sorte que je ne peux pas nie sentir sans sentir de l’autreet sans être senti par l’autre.Si l’âme est l’extension,ou l’étendue,du corps, on a peut-être trop insisté sur le ex d’extension,et pas assez sur la tension comme telle. Or,qu’est-cequi fait une extension ? Nancy répond : Un corps, cést donc une tension.Et c’est une tension. l’originegrecque du mot es1 tonos, le ton. U n corps est un ton. Cela rejoint ce qu’un anatomiste appelle tonus. Quand un corps n’est plus vivant, il perd son tonus. II passe alors soit dans la ~igormo~tis,qui est la rigidité cadavérique,soit dans l’inconsistance de la pourriture. tre un corps,c’est être dans un certain ton,dans une certaine tension. Or,une tension est aussi une tenue. Cette parenté recèle des possibilités de développements &biques insoupçonnées.Lorsqu’un corps s’adonneà la violence, en perdant toute retenue, il perd aussi toute tenue.O n pourrait penser, parmi d’autres,à Lévinas.Un corps s’offre toujoursface à l’autre (on connaît le rôle 131 éthique du visage) c o m m e incarnation d’une Loi morale intangible :tu ne tueras point. Un c o v s pi skffkissepbysiyuemen t skbaisse rn o ralernent, Donc,il existe une lignée : ton,knsion,intensité, i d grité, to72us, tenue. C’est sur cette lignée que nous rencontrons le corps. Le célèbre neurologiste et psychologue russe Vladimir Bechterev,alors m ê m e qu’ilcherchait à expliquer le fonctionnement du comportement humain par une psychologie objective fondée sur une étude de la totalité de l’arc réflexe, reconnaissair dans Ln psychologie objective (en 1913) que les émotions pouvaient etre favorables, ou bien, au contraire,défavorables à la nutrition.et i I’activité du cerveau. I1 tcrivait : <( Nous avons tout lieu de penser que les variations favorables, correspondant ;til tonzis positif, produisent le renforcement que nous avons constaté, candis que les variations défavorables, corrcspondant au tomis &gatif, abaissenr. I’accivicécérébrale (chap. IX - c’est nous qui soulignons). jJ Des variations qualitatives, et fonctionnelles, du tonus. MC-mePavlov, ce célèbre physiologiste russe peu soupcolinable de ((spiritualisme )) et plus connu pour avoir étudié l’activiténerveuse supérieure et la formation de ce qu’il;I n o m m é les i$?exes conditionnels chez les aniI32 maux (les chiens) et chez les hommes, déclarait en 1904 dans un discours à Stockholm i l’occasion de la remise du Prix Nobel : ‘( La psychologie prend place i côté de la physiologie dans le travail des glandes salivaires. Bien plus : le côté psychique de ce travail parait, au premier abord,moins contestable que le coté physiologique N. La m ê m e loi s’appliqueraitsans doute au placebo, examiné par François Dagognet en 1964 dans La raison et les remèdes, qui est une Critique d e la Raison médicale dénonçant le préjugé d’un substantialisme e n médecine. Leplacebo, par sa dématérialisation chimique,permet de mesurer l’efficacitéde la croyance. II n’estpas Lin rnédicament imaginaire, il est une imagination de ce que devraient être les pouvoirs d’un médicament ; il est un fantôme à effet suggestif réel, le premier des placebos étant le médecin lui-même.Cette modeste épreuve autorise François Dagognet à écrire : (( O n aurait tort de définir le remède par une substance,de le confondre avec un élément de la pharmacopée,alors qu’ildéborde de toutes parts ce matérialisme étroit )) (ibid.,p. 142).M erne ” analyse pour l’allergie,dont Dagognet explique qu’ilserait vain de chercher à son sujet un agent actif à supprimer ou une influence à dissiper. ((L’organisme se trouble luim ê m e . .. Une irritabilité subjectiverelaie et supplée l’empoisonnement objectif et fatal )) (ibid.,p. 190). 133 La médecine et la biologie contemporaines ne cessent d’explorer,à leur tour,moins une réactivité de I’organisme à des influences ou à des substances étrangères qu’une activitépropre mettant en jeu un pouvoir d’intention, et même de décision. Mais une certaine forme de sociologie et danthropologie ne demeure pas non plus étrangère à ce déploiement foisonnant de comportements dont on pourraitcroire qu’ilsobéissent & des cycles fermés,alors qu’ilssont une manifestation stdimentée,et immobile,d‘une conscience mobile et inventive. O n pourrait m ê m e imaginer que l’hnbitus est peut-être une extension sociologisée d’un tonu1 contrarié,dont la (< respiration intérieure ))se serait comme figée. La tenue du corps, c’est sa tension,c’est son tonus. Quand un corps se relache,il perd son Conus en ga,Onant du volume, mais il perd aussi sa tenue. En devenant flasque et mou, il devient laid et comme immoral.C’est qu’uncorps n’estjamais que transition,alternance continue entre deux mouvements d’expansion (l’expnîzsioîz n’est justement pas l’extension) et de rétractation - le premier définissant la santé, le second la maladie -, oscillation entre tension et relâchement. S’iln’est ainsi jamais stable,il ne peut étre interprété comme une structure,mais comme un champ de forces d’attractionet de répulsion e n équilibre précaire. Sa stabilité relative est 134 celle d‘une fluidité adaptative des contraintes,intérieures c o m m e extérieures.De l’universà la cellule,de celleci à ses micro-composants, la variabilité est signe de bonne tension. À l’inverse, lorsque notre corps est sous tension,c’est un signe de distorsion et de stress,signalant que la variabilité,se crispant, nous fige en nous privant d’autres avènements possibles. Concluons notre commencement d’analyse :le corps serait quelque chose c o m m e un continuum d’énergie, envoyant et recevant continuellement des messages, une puissance d’assimilation (I’incorpomtion)proportionnelle aux blessures de l’excitation,qui se sépare d’autant moins de ce dont il souffre qu’ils’expose aux dangers en décidant de les mémoriser dans sa chair,si l’on accepte ce que Barbara Stiegler décèle dans le corps vivant selon Nietzsche.U n e cohérence se dessine peu à peu :le corps chez Platon,chez Descartes, chez Spinoza,dans le christianisme, chez Nietzsche, dans la biologie contemporaine,n’estpresque jamais une surface d’expositionpassive à ce qui lui arrive du dehors. Il agit IL même o& il pAtit, ilse répare 2autant mieux qu’ilne se sépare pas de ce qui lefdit soufiir, il signale les peurs et les dangers avant qu’il en soit accablé, il se punit lui-même des injustices commises par l’âme.C’estpeu dire que le dualisme fondateur de notre pensée est battu en brèche. Avec son inévitable cortège de dédoubleinenrs et de hiérarchisa135 tions, accompagnantl’entreprisede globalisation c o m m e de modélisation dont il relève (l’idéesurplombant le réel, et se donnant en modèle unifiant), ce dualisme laisse échapper ce qu’ily a peut-être d e plus vivant dans la pensée c o m m e dans la vie : le devenir, les mouvements, I’eiitredeux, les transitions, ce qui ne s’aperçoit pas aisément parce qu’iln’ya ni état initial ni état final,ni présence ni absence, et donc ce qui ne peut ni être enfermé dans un travail de conceptualisation qui durcit (Bergson), ni être identifié par la perception ; car celle-ci a besoin, pour agir, de formes stables et identifiables,et d’abord de la séparation entre un objet et un sujet. Les trois médecines de Descartes Claude Romano fait entendre qu’ily a trois nzédecines de Descartes : une médecine démonstrative et mécanique obéissant aux principes de la physique, une médecine psycho-somatiquequi la complète sans la contredire,une médecine naturelle ou instinctive,reposant sur I’existence supposée d’unmédecin iztéyiezir qui serait préférable et supérieur au médecin extérieur, car l’innocence de la nature dépasse toutes les compétences humaines. La médecine scientifique (la prem ière) reconduirait vers la médecine enzpirigzie (latroisième) relevant d’unesignalétique naturelle constitutive de l’insrinct si la filiation ciitre Descartes et Hippocrate (la vis medicdtrix naturae) 136 pouvait être assurée.Mais, si le médecin soigne,laphysis guérit. Malgré la différence radicale entre l'idée de nntu~nrnedicntrix et celle d'inteerrzus medicus,Descartes aurait été le premier à avoir étendu le mécanisme au-delà de la nature mécanique elle-même. II a formulé i'idée d'une causalité de l'âme SUI le corps où prennent leur source les maladies. Dans une lettre à la Princesse Élisabeth (du 18 mai 1645),il écrit : ( ( La cause la plus ordinaire de l a fiévre lente est la cristesçe ; et I'opiniât-recéde la Fortune à pcrsécuter votre maison,vous donne continuellementdes sujets de fâcherie,qui sont si publics et si éclacants,qu'il n'est pas besoin d'user de beaucoup de conjectures,ni étre fort dans les affaires,pour juger que c'est e n cela que consiste la principale cause de votre indisposition)>. Une autre lettre à Élisabeth (de juillet 1647)explicite cette causalité que l'âme exerce sur le corps : ( ( Car la construction de notre corps esc celle, que certains mouvements suivenc en lui naturellement de certaines pensées ; c o m m e on voit que la rougeur du visage suit de la honte, les larmes de la compassion,et les ris de la joie... il en va ainsi pour cercaines gens,qui sur le rapporc d'un asmologue ou d'un médecin, se font accroire qu'ils doivent mourir en cercain temps, et par cela seul deviennent inalades,et m ê m e en meurent assez souvent,ainsi que j'ai vu arriver i certaines personnes n. 137 Non seulement nos passions et nos émotions, donc nos pensées, agiraient directement sur notre machine corporelle,mais Descartes, en associant l’astrologueet le médecin,attribuerait une causalité psychique aux signes, puisque leur art est fondé sur l’interprétation,tout le contraire d’unescience exacte.Cette causalité psychique, relevant d’un art d’interprétation,n’invalidepas la causalité mécanique dans l’explication des maladies : elle la complète. D’une manière analogue, si on lit attentivement Platon,il n’y a chez lui ni condamnation absolue d’un devenir s’opposant radicalement à l’Êtreet à l’Idée,ni instruction d’un dualisme opposant le sensible à l’intelligible,le corps à l’âme.Celle-ci,étant ce qui se meut soimême comme il est énoncé dans les Lois (X, S96a) ou dans le Phèdre (245d-e),est ce qui donne au corps de se mouvoir. Elle est donc ce qui donne au corps d’être un corps vivant.Et ce corps vivant ne peut étre pensé sans la compréhension de l’âme du tout. O n ne peut comprendre la nature de l’âme sans la nature du tout, est-il rappelé dans le Phèdre au moment où Socrate établit un parallèle entre l’artoratoire et l’artmédical. C m il est cles discours qui guérissent.Si la vraie rhétorique, comme la vraie thérapeutique, sont philosophiques, c’est parce qu’elles se donnent pour tâche de rendre l’homme meilleur. Le Cbnrmide recommande aux médecins de 138 recourir à des incantations,à des discours contenant des pensées destinées à enchanter l’âme. ((O n ne doit pas chercher à guérir le corps sans chercher à guérir l’âme)), est-il encore conseillé dans ce dialogue. La participation du malade Qu’en est-il alors du dualisme si des discours ont un effet thérapeutique direct sur des maladies du corps ? Que les atteintes organiques soient quelquefois des effets de morsures de l’âme,nous le savons depuis les années I960 à la suite notamment des travaux du psychanalyste anglais Michaël Balint,de Georg Groddeck,et de bien d’autres.Mais,aujourd’hui,savons-noussoigner les maladies de l’âme mieux qu’en1803,date de naissance de la psychiatrie chez le médecin allemand Reil, et m ê m e mieux que vers 1896,année d‘apparition chez Freud de la psychanalyse, dont on connaît les ((développements depuis (pour ne pas dire plus) ? Sommes-nousseulement capables d’entendre ces discours intérieurs que l’âme se tient à elle-même par-delà tous les brouillages et tous les bruitages émis par les tuyauteries de notre machine corporelle ? Ce qu’on appelle ainsi santé physique ne serait jamais séparable d‘une santé ((éthique )), donc d’une juste proportion entre l’âme et le corps,ainsi que dune écoute réciproque. Mais, si la pathologie est souvent silencieusede telle sorte que l’onpeut être malade sans se 139 savoir malade,premier acte d'un drame souterrain,selon le chirurgien René Leriche, la maladie, même quand la cause est un microbe ou un accident,comporte toujours une collaboration active, quoique involontaire, du malade. Cette collaboration est la part agissante de l'âme, celle par laquelle se produisent nos pensées. Le rapport analogique entre l'$meet le corps peut aussi être aperçu c o m m e un rapport séméiologique. Ainsi, dans le dialogue Cratyle sur la justesse des noms, Socrate aperçoit-il trois sens au mot sôma (corps) : Certains disent en effet du corps qu'il est le s ~ d c r e (sèmn),de l'âme, attendu que,dans la vie présente,il en est la sépulture. Et encore, puisque c'est au moyen du corps que l'âme signifîe (simniizei),ce qu'elle peut avoir i signifier, pour cette nouvelle raison, c'est à bon droit que le corps est appelé sèma.C e sont toutefois,i m o n avis, principalement les Orphiques qui ont établi ce nom, dans la pensée que l'ime paie la peine des fautes qui ont préciçémenr motivé cette peine ; que le corps est pour elle une enceinte, image de la prison destinée à le teizii en pide (sôzetni) ; qu'ilest en conskquence cela i l'égard de l'âme, en conformitg avec le min qu'il porte,son sôma,jusqu'à ce qu'elle ait achevé de payer sa dette (400bc, trad. Louis Robin). Selon la seconde acception du mot, le corps serait donc ce qui fait signe vers l'âme, une voie d'accès vers elle. Et,selon la troisième acception, l'âme aurait une dette à payer (est-cesa vie ?), et le corps serait le gardien de cette dette, ce qui explique qu'il ploie, se plie et se tord sous la douleur des coups dès lors que i'âme ne s'est pas encore amendée. C o m m e l'a démontré Anne Merker dans son texte sur le Gorgias,revisité par Letitia Mouze, le châtiment est une cure de l'âme, un traitement destiné à graver sur la surface du corps la marque visible d'une indignité,et à provoquer la honte. Si le corps se n o m m e sôma,c'est parce qu'il sigaz$e (sèmainez]ce que l'âme veut dire. Les châtiments de l'âme se traduiraient donc immédiatement dans des postures du corps. Platon avait indiqué la voie. Plus tard, Kafka (les lettres de la Loi se gravant sur la peau dans La Colonie pénitentiaire), Beckett (par exemple dans Le Déjezqdeur - qui commence par ( (Séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur ))), Michel Foucault avec le biopouvoir et les disciplines corporelles,sans signifier la m ê m e chose ni viser le m ê m e but, s'inscrivent dans ce sillage.Aujourd'hui, l'artiste espagnol David Nebreda fait du corps sacrificiel l'espace tourmenté, déchiqueté et dénudé, d'une impitoyable vacuité. Or,par préjugé, nous avons cru que la pensée et la philosophie européenne ne pouvaient prendre corps 141 qu’ens‘instituanten déni du corps,soit en le subordonnant à une instance supérieure soit en l’assimilantà de la matière. II faudrait faire ici une place particulière à la psychanalyse qui a déplacé la question en inscrivant Le déni à L’intérieur du corps (et pas seulement sous la modalité du refoulement).Celui-ciest décrit comme un champ de bataille dans les deux topiques caractérisant le fonctionnementde l’appareilpsychique (l’inconscient,le préconscient,le conscienc ; puis,le çà, le moi,le surmoi) ; et certaines notions stratégiques,comme celle de pulsian, nous invitent à comprendre que le corps, c’est ce qui échappe à toute causalité biologique ou psychologique exclusive ; mais qu’ilest à la jointure des deux. Le corps en transition Dans ((L‘équilibreentre l’esthétiqueet l’éthiquedans l’élaborationde la personnalité )) (in Ou bien... Ou bien, p. 488, éd. Gallimard), le philosophe danois Soren Kierkegaard écrivait : ( ( Les personnes dont l’;me ne connaît pas du tout l a mélancolie sont celles dont l’âme n’a pas L‘idée d’une métamorphose... je suppose que tu ne penses guère, c o m m e le font beaucoup de médecins, que la cause de la mélancolie réside dans l’état physique,et que les médecins, ce qui est assez curieux,ne peuvent pas malgré cela la maîtriser ; il n’y a que l’esprit qui puisse le faire, car elle repose dans 142 l’esprit,et lorsque celui-cise trouve lui-meme,tous les petits chagrins disparaissent... D. Au lieu de conclure à un échec de la médecine, Kierkegaard avait compris en philosophe que, la mélancolie étant à la jointure de l’âme et du corps,il fallait agir sur l’esprit, et par l’esprit, pour conduire le corps à son point de gravité ; la mélancolie ne serait pas seulement à la jointure,elle serait cette mixture d’âme et de corps, dont on ne saurait dire si c’est l’iîmequi pèse sur un corps quiploie ou bien une âme quiploie dans un corps quipèse. Mais la pensée européenne, s’accrochantau rationalisme,a voulu faire du corps au mieux un instrument,au pire un obstacle au libre déploiement de la pensée. C’est pourquoi elle a tenté d’en faire un corps signifiant, ne s’intéressanten lui qu’à ce qui le traversait,le dépassait, le débordait, en y injectant de l’intentionnalité ou du pré-signifié.C’est ce que la phénoménologie a plus spécialement développé. Pensant le corps, elle a pensé le corps c o m m e sens, c o m m e orientation dans l’espace et dans le temps, c o m m e coordonnant l’espace et le temps (par exemple, c’est ce qu’a fait Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de La perception). En pensant le corps, elle a pensé le sens incorporé et incarné. Mais elle l’a pensé sur fond d’unpréjugé métaphysique,reliant le sens à l’être. 143 Pour sortir de ces difficultés, il faudrait sans doute sortir de la philosophie en tant qu’elles’est constituée en Europe en pensée de l’être, en pensée du sens de l’être. Car le corps,ce n’estni l’être ni le non-étre.Il est entre ( (il y a >) et ( (il n’y a pas D. Transition et oscillation,il échappe à toute saisie ontologique comme à toute visée phénoménologique. I1 faudrait ici déployer toutes les ressources d‘une autre logique, de l’immanence,du déroulement continu,de la trans-formation,de la respiration, de l’interdépendanceentre des pôles opposés et complémentaires, telle qu’on la rencontre par exemple côté chinois. Mais,en demeurant à l’intérieurdes limites de la pensée européenne,essayons de mieux sonder le corps. Pour comprendre un peu plus ce qu’ilest, il faut peutétre apercevoir comment il fonctionne. Partons dun exemple pour démontrer que le corps n’estpas seulement un réseau d’affects, mais qu’il agit comme un insigne d u n insondable ailleurs (qu’onl’appelle 5me, ou d‘un autre nom) : c’est la découverte par une équipe de I’Institut des sciences cognitives de Lyon qu’unesimple illusion visuelle pourrait alléger une douleur fantôme. Grâce à un système vidéo et à un logiciel adapté, une image de ce bras lésé en mouvement a été projetée à des accidentés de la route ayant perdu l’usage d’un bras. Cette image était la projection inversée de mouvements 144 de la main saine,enregistrés préalablement. Les patients en retiraient le sentiment que leur main malade pouvait bouger.L‘hypothèseformulée d’après cette expérienceest que le fait de voir la main en mouvement induit une réorganisation de l’activité cérébrale, et une nouvelle image que le patient a de son corps. Car c’est la dissonance entre l’image de soi, ce modèle interne des mouvements à effectuer,en amont des cortex pré-moteuret moteur,et le corps lésé, qui serait à l’originede ces douleuisfuntômes,au coeur de l’analysede Stephen Wright. Donc,la vision du membre fonctionnant à nouveau réduirait cette discordance,alors même que le sujet serait conscient de la supercherie.O n pourrait presque en inférer que le cerveau est comparable à une machine à produire une (< mémoire du futur )).Alors que l’émotionest une réaction corporelle instantanée et disruptive, pouvant étre mesurée par des paramètres scientifiques, le sentiment est une intériorisationréélaborée,et continue, de l’émotion,la traduisant en processus mental unique. Il est un phénomène créatif, au contraire de l’émotion, machinerie automatique. O n observe ainsi combien la perception du corps,même fausse,produit des modifications cérébrales induites, indépendantes de la conscience. I1 est intéressant de remarquer, dans cet exemple, qu’uneillusion peut servir de contrepoint à une autre,et 145 que ce contrepoint tient sa force de la croyance.À I‘inverse, l’imageperceptive d’une disillusion (par exemple, amoureuse) peut entraîner une réorganisation du cerveau telle que le corps en soit douloureusementaffecté et envoie des sensations de disparition de facultés perceptives stratégiques,comme l’audition. C’est la réalité de l’idée qui confère à la réalité une causalité effective, de telle sorte qu’il n’y aurait plus de raison d’introduiredes différences entre des sympathies, ou des antipathies,spirituelles et des relations corporelles. Observation peut-êtrebanale, mais dont les effets ne le sont pas. Se percevoir comme sourd,ce n’est pas seulement le devenir. C’est se déconnecter du monde en relâchant tous nos points d’attache. En quittant les autres, nous nous quittons nous-mêmes. Se percevoir comme sourd,c’est interrompre toute connexion moins avec ce qui nous entoure qu’avecnos propres organes.Ne plus entendre ce que disent les autres,c’estne plus entendre ce qu’onvoudrait se dire. Et ne plus s’entendre,c’est ne plus s’entendreavec soi-même.C’est être entré en dissidence,en discord et en dissonance avec soi.Ce barrage que soudain le corps oppose à l’ennemiinvisible cherche à signifier une cassure de l’âme. Celle-ci serait blessée dans sa fonction intérieure de cornet acoustique du corps. 146 Nos corps sont comme des sémaphores dans la nuit... qui indiquent un ailleurs comme destinataire et comme destin. Cet ailleurs vers lequel nos corps se tendent comme un arc peut être celui d’une origine,ou bien celui d’un terme ultime.Une origine : la médecine chinoise met l’accent sur une substance invisible - le Qi. Selon Hor Ting,cette substance est responsable de la formation, de l’entretien et de la disparition du corps humain. N i objectivité absolue, ni croyance superstitieuse en des pouvoirs surnaturels, l’image du corps humain construite par le Qi provient d’unepratique clinique.Lorsque nous tombons malades, nous pensons à nos parents parce que nous retournons au corps que ceux-ci nous ont transmis. NOLIS nous tournons donc vers ïorigine. Cette origine peut aussi être une culture dominante, nous imposant des habitus que nous croyons naturels. Marcel Mauss, dans un texte de 1936,((Les techniques du corps >), publié dans Sociologie et anthropologie,nous explique que la marche, la course,la nage,la position de nos mains sont un produit sédimenté d’une culture se cristallisant en habitus. Ces habitus n’ont rien de comm u n avec des habitudes ni avec une mystérieuse ((mémoire ))du corps.Marcel Mauss écrit que ((le premier et le plus naturel objet technique,et en même temps moyen technique de i’homme,c’estson corps D. I1 faudrait enviI47 sager celui-ci comme un système de montages symboliques.Nous retrouvonsle ((faire signe vers )>,que Platon avait évoqué. Nous attribuerons ainsi des valeurs différentes au fait de regarder fixement : symbole de politesse à l’armée,et d’impolitesse dans la vie courante.Autre exemple : celui que Virchow considérait comme un malheureux dégénéré, et qui n’est rien moins que i’homme appelé de Néandertal, avait les jambes arquées. C’est qu’il vivait normalement accroupi, position que nous n’avonspas conservée.11 ne faudrait cependant pas FOUSser cette logique jusqu’à l’absurde (jusqu’au nez de Cyrano). Mais on n’apas prêté une attention suffisante,dans le texte de Marcel Mauss,à quelques mots.Évoquant ((ces façons fondamentales que l’onpeut appeler le mode de vie )), et qui ont pour support des montages psychosociologiques,Marcel Mauss parle de modus et de tonus, de matière et de manières.L‘anthropologieet la sociologie rejoignent la biologie cellulaire et la médecine : le modus, le tonus. C e serait donc sur le mode d‘un ton, d’une tonalité,d‘unetension - car le m ê m e mot tonos en grec signifie à la fois muscle, tendon,corde,force,rythme, bref tout ligament tendu - qu’ilfaudrait envisager le corps. Or,parmi les philosophes européens, sans doute les premiers, et peut-être les seuls, à avoir pensé le corps 148 comme tonos furent les Stoïciens, le tonos devant, pour eux,entrer en harmonie avec le cosmos, ce tout de I‘univers. ( (D e même que la force du corps est une tension suffisante dans les nerfs, de même la force de l’âme est une tension suffisantede l’âme dans le jugement ou dans l’action D, peut-on lire chez Stobée.Ajoutons que le cosmos est une tension suffisantepour que tiennent ensemble les parties, et que l’âme est conçue comme un pneuma inné en continuité avec la respiration.Chez les Stoïciens,tout est corps,sauf le langage,qui est un incorporel. Gilles Deleuze,dans Logique du sens, fait une analyse très fine de cette désidéalisation de l‘actionreliée à une corporéisation du sens. Voici comment il le présente dans la deuxième série de paradoxes,qu‘il appelle (( des effets de surface D. ( (Que veulent dire les Stoïciens lorsqu’ilsopposent à l’épaisseurdes corps ces événements incorporels qui se joueraient à la surface,comme grandir,diminuer,rougir, verdoyer,trancher,être tranché,etc. ? Ce qu’ils opèrent, c’est un nouveau clivage de la relation causale. Ils renvoient les causes aux causes,et affirment une liaison de ces causes entre elles (ce qu’ils appellent le destin). Parallèlement,ils renvoient les effets aux effets, mais ces effets ne sont jamais causes les uns des autres.Cette dua- 149 lité nouvelle entre les corps et les événements incorporels entraîne un bouleversement de la philosophie. Car l’une des conséquencesest que l’idéel,l’incorporel,se retrouve du côté de l’effet. Les effets et l’illimitéremontent à la surface,enfermant toute l’idéalitépossible,et produisant des effets de surface. Donc,ce qui se joue chez les Stoïciens,c’est la disparition de la métaphysique entendue comme arrièremonde. Il n’y aurait plus ni profondeur ni hauteur,mais mélange des corps, une physique des mélanges engeiidrant tous les désordres locaux. La profondeur est une illusion digestive (on peut aussi penser à Gaston Bachelard dans Laformation de L’espritscientlfiqzie))complétant l’illusionoptique idéale. La goinfrerie,l’inceste, le cannibalisme seraient:des désordres locaux relevant d’un m ê m e plan : celui de la confusion des surfaces. Diogène le Cynique n’était pas si loin de Chrysippe le Stoïcien en déclarant d’après Diogène Laërce :(( TI y a de la chair dans le pain et du pain dans les herbes ; ces corps et tant d’autresentrent dans tous les corps par des conduits cachés, et s’évaporentensemble, comme il le montre dans sa pièce intitulée Thyeste,si toutefois les tragédies qu’onlui attribue sont de lui... )). Avec les Stoïciensse seraient donc mis en place simultanément un art des surfaces et une physique des mélanges. À partir d’eux,on comprend mieux pourquoi le 150 corps est ce qui résiste au sens, mais aussi pourquoi le sens est ce qui échappe au corps et à toute corporéité. Le corps n k pas d e sens, et inversement Le sens n a pus d e corps. Cet énoncé chiasmatique est aussi au fondement de la plupart des paradoxes que nous rencontrons dans la logique de Lewis Carroll.Avec l'incarnation,la résurrection, le ((Ceci est m o n corps )), etc., le judéochristianisme s'est attaché non seulement à donner sens au corps,mais à faire du corps un don,un don du sens divin.Le sens est corps si le corps est Dieu,en scindant le corps en deux : un corps glorieux, divin, intangible ( N o l i m e tangere), et un corps terrestre,putrescible et corruptible. L'ailleurs vers lequel le corps fait signe peut être celui d'une destination inconnue,dans l'expérience de L'intrus que raconte Jean-LucNancy. L'implantation d'un cœur étranger fait de moi un corps étranger.((I1 y a l'intrus en moi, et je deviens étranger A moi-même... mais devenir étranger à moi ne me rapproche pas de l'intrus », écrit-il (L'intrus, p. 31). D e telle sorte que ((je )) m'éloigne de moi sans savoir jusqu'où je vais m'éloigner ni m ê m e si, du lieu où je serai égaré,je pourrai encore reconnaître ce corps comme mien. ((En quel point fuyant d'où proférer encore que ceci serait m o n corps ? )) (ibid., p. 42).La ( (niche ) ) inexpugnable d'où je diraisje serait aussi béante qu'une poitrine ouverte sur un vide ou que le glisse151 ment dans l‘inconscience morphinique de la douleur et de la peur mêlées dans l’abandon.Si bien que l’intrus, c’estcelui qui m’exposeexcessivement.((II m’extrude,il m’exporte,il m’exproprie.Je suis La maladie et La médecine, je suis la cellule cancéreuse et ïorgane greffé,je suis les agents immuno-dépresseurset leurs palliatifs, je suis les bouts de fil de fer qui tiennent mon sternum et je suis ce site d‘injection cousu en permanence sous m a clavicule, tout c o m m e j’étais déjà, d’ailleurs, ces vis dans m a hanche et cette plaque dans m o n aine.Je deviens c o m m e un androïde de science-fiction... )) (ibid., p. 42-43). Le devenir osseux Souvenons-nous,pour finir,de la vision de la ((résurrection des morts )) dans Ézéchiel 37, Les ossements desséchés. D e s os se rassemblent,puis la chair les recouvre.L‘os et la chair sont la mort et la vie. L‘os, c’est l’invisible,il est au-dedans.Lorsqu’ilse rend visible, c’estc o m m e si le sang apparaissait : c’est le signe d‘un très grand désordre. Si le corps est un indice de la loi,l’os en est le principe, la colonne vertébrale. De telle sorte que garder les os de ses ancêtres voudrait dire rendre vivants leurs projets. Dans le récit de l’Exode,lorsque les Hébreux quittent l’Égypte,ils emportent les os de Joseph mort deux siècles auparavant. (( Les Hébreux sortirent d‘Égypte en bon 152 ordre. Moïse prit avec lui les ossements de Joseph,car Joseph avait fait jurer aux enfants d’Israël : “Quand Dieu vous visitera, vous emporterez d‘ici m e s ossements avec vous” )) (Exode 13). L’os garantit la permanence du projet humain. Nettoyé de la chair animale consumée par les sacrifices,ïos peut se couvrir de chair humaine.Il faut d’abord devenir osseux.Devenir osseux,c’est ((être mort dès cette vie ))selon une expression de Platon dans le Pbédon,donc être mort à tout ce que la sensibilité peut avoir de dégoûtant et de dégradant eu égard à l’affirmation humaine. Ensuite,vient la chair humaine : c’est ce que l’histoire doit produire. Les Hébreux quittent au désert une chair pervertie puis,munis du sens osseux de la Loi,quêtent une chair sociale nouvelle,une Terre promise. Telle est l’interprétation,à laquelle nous nous rallions,que Claude Birman a présentée de ces épisodes lors de la conclusion des Journéesphilosophiques de Vouillé consacrées aux Powvoirs du corps en octobre 2000. Mais, à l’inverse,l’ossificationde notre projet humain doit éviter le piège tendu par le rusé Prométhée,fils de Japet et rival de Zeus,et dont la Théogonie d’Hésiodefait le récit. Pour opérer la répartition entre les dieux Olympiens et les hommes, Prométhée abattit et découpa devant les dieux et les hommes un grand bœuf.Des morceaux,il fit exactement deux parts. Or,chacune des deux parts pré153 parée par le Titan est un leurre. La première dissimule sous une apparence appétissante les os de la bête entièrement dénudés,la seconde camoufle sous la peau et l’estomac d‘aspect rebutant tous les bons morceaux comestibles. C’està Zeus de choisir.II choisit la portion extérieurement alléchante, celle qui cache sous une mince couche de graisse les os immangeables.Telle est la raison pour laquelle, sur les autels odorants du sacrifice, les hommes brûlent pour les dieux les os blancs de la bête dont ils vont manger. Ils gardent pour eux la portion que Zeus n’a pas choisie : celle de la viande. Mais le jeu se renverse : la bonne part aux yeux de Prométhée est, en réalité,la mauvaise. Les os calcinés sur l’autelforment la seule portion bonne. Car,en mangeant la viande, les hommes se comportent c o m m e des ((ventres n. S’ils ont besoin de se repaître de la chair d‘une bête morte, c’est que leur faim incessante implique l’usuredes forces,la fatigue,le vieillissement et la mort. À l’inverse,en se contentant de la fumée des os, en vivant d’odeurs et de parfums, les dieux se révèlent c o m m e des Immortels.Ils sont toujours vivants, éternellement jeunes,et leur existence ne comporte aucune cellule cancéreuse ni périssable, aucun contact avec ce qui est corruptible. 154 II nous faut donc choisir à notre tour : la chair ou bien les os,la faim ou les parfums. Entre un humanisme prométhéen, aveugle à la vie nue,et un naturalisme aveugle aux degrés de l’âme dans le vivant, donc à son humanité,n’y aurait-ilpas d’alternative ? Des histoires du corps,il en existe une infinité. Mais aucune n’estvéritable si elle ne cherche pas à traduire une histoire de l’âme.Or,l’âme,c’est ce qui ne se raconte pas. Sauf à y voir en miroir la naissance de l’humanité de l’homme dans le cadre de la science moderne en Occident. C’est ce qu’aentrepris avec talent Laura Bossi dans Histoire naturelle de l2me. Voici ce qu’elleécrit en conclusion : ( ( ...dans notre songe d’a-mortalité, nous sommes peut-être atteints d’une maladie morcelle de I’âine. Cette folie qui nous donne le seiitiment que le monde réel est mort est de m ê m e nature que celle qui nous fait croire aujourd’hui que nous sommes immortels. U n tel syndrom e a été décric en 1882 par le psychiatre français Jules Cotard, et analysé par Jean Scarobinski (1982). Les malades atteints de l’immortalité mélancolique imaginent qu’ils n’ontplus de n o m , plus de famille,plus de pays, que le monde n’existe plus. Ils n’ont pas d’âme... Cette idée d’immortalité est un délire Triste : ils gémissent de leur immortalité et supplient qu’on les en délivre. Ces “néga- 155 teurs” sont dominés par des idées de damnation. Le syndrome de Cotard exprime le statut ontologique de I’homm e d’occident. II est l’écho du cri : Dieu est mort,... Y‘ombre portée d’une grande disparition” ». Laura Bossi, en établissant une équivalence entre la folie de l’illimitéet l’aveuglevolonté de vivre en nous faisant mourir à notre propre mort, qui n’est pas un événement corporel,nous reconduit aux Stoïciens. Mais, par son analyse de la mélancolie, elle nous rappelle notre désir de vivre notre mort du désir. La mélancolie, telle que la décrit aussi de son côté Marie-Claude Lambotte, serait-elle la dernière réponse faustienne - damnée - que nous aurions inventée pour nous protéger de nous-mêmes en nous réconciliant avec un improbable statut ontologique ? L‘ulerte du cops,cette idée proposée au départ par Patrizia d’Aiessio, s’est transformée : elle est devenue notre état d’alerte concernant un corps dont le système d‘alertes nous échappe. Mais cette impuissance est, en réalité, un pouvoir. C’est qu’un corps est toujours plus, et autre chose,que ce que nous percevons de lui et m ê m e p m lui.Ainsi nos organes sensorielssont-ilsouverts à des stimuli si faibles que nous ne les percevons pas, mais qu’ils nous alertent sur ce qui pourrait nous arriver. 156 L'alerte est bien un signal émis sans nécessité extérieure, indiquant que notre corps fonctionne comme un systèm e d'anticipation défensive contre toute agression supposée,qu'elle vienne du dedans ou du dehors. Cet appel à la vigilance brouille les frontières entre le passé, le présent et le futur,comme entre le dedans et le dehors. Claude Lévi-Strauss,vers la fin de Tristes tropiques,en ouvrant deux voies alternatives à nos sociétés,les refermait aussitôt l'une sur l'autre comme se renvoyant en miroir, interdisant ainsi l'idée même de progrès : d'un côté,l'anthropophagie,pratique barbare d'ingestion de corps étrangers que nous attribuons aux sociétés dites primitives ; de l'autre,l'anthropoémie,rassemblant des pratiques judiciaires et pénitentiaires d'éjection hors du corps social d'êtres indésirables.Celle-ci serait propre à nos sociétés dites civilisées,et serait une autre barbarie, inversée. Lévi-Strauss,en nous rendant sensibles à la porosité, et aux renversements,de cette logique sociale du dedans et du dehors,du rejet et de l'assimilation,du déchet et de l'incorporation, de l'étranger et de la reconnaissance, retrouverait ainsi certains des enseignements les plus forts de la biologie contemporaine : la société serait comme un grand corps affecté par ce qu'il reçoit parce qu'il ne serait pas capable de prévoir les effets de ce qu'il envoie.Mais rien ne nous condamne,sinon notre aveu157 glement, à transformer cette logique en un choix entre immortalité et mortalité. D’un côté, les maladies, la dégénérescence et la vieillesse, attachées à l’usagede nos sens et à une mauvaise interprétation de notre corps.De l’autre,une jeunesse éternelle à l’abri de tout accident, attachée à une bonne interprétation de notre corps, entendu comme tendu dans une succession harmonieuse d’actionset de réactions.Cette jeunesse est placée d‘instinct sous la juridiction du degré de sensibilité de nos organes du fùtur. D e telle sorte que la mémoire individuelle du passé pourrait donner lieu à une mémoire collective du futur.Tous ceux qui, à l’occasion des catastrophes naturelles,nous alertent ainsi sur la sauvegarde de la vie sur terre pour les générations futures,en faisant les fondements d’une nouvelle éthique,sont soucieux des conditions causalement suffisantes pour expliquer la mécanique d‘un changement global.Mais ils ne sont pas assez éclairés sur certaines prédispositions d’un comportement biologique n’excluantpas la (( prise de décision D. Cette conscience augmentée d’une spécificité des cellules de notre corps,selon une expression de Patrizia d‘Alessio, qui ne soit pas réductible au comportement de microéléments inertes,serait pourtant dans le ton. I58 Présentation des auteurs Patrizia d'Alessi0 (France) Médecin, hématologiste et biologiste, Patrizia d'Alessi0 est actuellement Professeur Associé à l'université Paris i 1 où elle enseigne la biologie cellulaire. Elle a obtenu son doctorat de médecine à l'université de Milan en 1984 et soutenu sa thèse de sciences en 1989 à l'université d'Utrecht. Spécialiste vasculaire, Patrizia d'Alessi0 mène des recherches en physiopathologie cellulaire sur le stress inflammatoire et en thérapie cellulaire consistant à l'emploi de cellules progénitrices pour la régénération des tissus dans les maladies inflammatoires chroniques.Professeur d'Alessi0 proineut également des initiatives transdisciplinaires de philosophie et sciences humaines ((( Platon et la tenségrité ))en 2000 au Collège International de Philosophie à Paris et ((Niches et strangulation ))en 2005,colloque international (( Stress,douleur et souffrance )), à Bruxelles) et dans le domaine de la 159 recherche fondamentale et des biotechnologies européennes. Giuseppe Bezza (France) Philosophe et historien de l'astrologie,le professeur Bezza a participé à de nombreuses conférences mêlant l'astrologie et la philosophie. II a d'ailleurs consacré sa thèse de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales à l'historiographie de l'astrologiesous la direction de Jean Dhombres. I1 est également l'auteur de nombreux textes tels que D u calendrier nnturelà Mstrologie :quelques observations sur la prévision du temps dans In littérature arabe du Moyen-Âge et Précis d'historiographie de ldstrologie : Babylone, Égypte, Grèce. I1 a également participé à des conférences telles que la conférence de Paris en 2002 sur les notions d'astrologie ancienne et d'astrologie moderne et en 2001 à Malaga lors du Congrès international sur ïhistoire des Astrologies grecques et romaines.I1 est l'auteur d'un livre intitulé Arcana Mundi.Antologia delpensiero astrologico antico (Rizzoli,1995). Létitia Mouze (France) Ancienne élève de l'École normale Supérieure (Fontenay/St.Cloud),agrégée de philosophie, Docteur en Philosophie de l'universitéde Lille III,Létitia Mouze est Maître de conférences à I'UTM depuis 2002. 160 Historienne de la philosophie ancienne, spécialiste de philosophie grecque (sa thèse de doctorat a porté sur Éducation et politique chez PLaton.Etude des livres II et VI1 des Lois), elle a publié de nombreuses études sur ces domaines. Guy Samama (France) D e 1995 à 2003, Guy Samama a été conseiller au Collège international de philosophie. Professeur agrégé de philosophie, il a enseigné dans le secondaire, à l'université d'Amiens et en classes préparatoires (19671994,puis 2003-2005).Professeur Samama a été chargé de mission au sein des ministères des Affaires étrangères et de l'Éducation nationale, ainsi que conseiller technique au Cabinet du Ministre de la Culture et de la Communication (1 978 - 198 1). II a participé à de nombreux ouvrages de philosophie et encyclopédies (dont I'EncycLopaedia Universalis, Universalia, Thema, Le Dictionnaire des philosophes). II est coauteur du Dictionnaire des mille œuvres-clé de La philosophie (Nathan) et a dirigé aux éditions Ellipses, des ouvrages collectifs sur L'Iliade d'Homère, I'I?tbigzie ci Nicomaque d'Aiistote,le Gorgias de Platon,laJustice,La connnissance des choses. Professeur Samama est l'auteur dune édition de poche bilingue aux Belles Lettres du Phèdre de Platon.I1 a contribué au livre de dialogues avec François 161 Jullien Dépayser Lapensée (éd. Les empêcheurs de penser en rond, février 2003). I1 collabore notamment aux revues Le Débat, Critique, Esprit, Sigh, la Nouvelle Revue française, La Revue philosophique de La France et de l‘étranger, Kent de purattre. Fondateur de la revue l‘Avant-scèneOpéra (1976),le professeur Samama a été également directeur de collection aux PUF,chez Fayard et Hachette. Guy Samama est Chevalier des Palmes académiques et dans l’ordre du Mérite agricole. Barbara Stiegler (France) Docteur et agrégée de philosophie,ancienne élève de I‘ENSde Fontenay St Cloud et auteur de Nietzsche et La biologie (PUF,2001)et Nietzsche et la critique de la chair -Dionysos, Ariane, Le Christ (PUF,2005),Barbara Stiegler a enseigné successivement à l’université de Poitiers, Nancy II et Paris I-Panthéon-Sorbonne,ainsi qu’à Institut catholique de Paris. Elle a publié de nombreux articles dans le domaine de la philosophie allemande (Kant,Schopenhauer,Nietzsche) et de la philosophie du vivant,s’intéressantnotamment à ses sources biologiques (théorie de l’évolution, biologie cellulaire, médecine), métaphysiques (Descartes, Schopenhauer, Husserl) et religieuses (Grèce ancienne et christianisme). 162 Hor Ting (France) Médecin, et docteur en anthropologie à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales. Spécialiste de la médicine chinoise en France,Docteur Hor a participé à de nombreuses conférencessur le sujet.Il est l'auteurde plusieurs articles et d'ouvrages, notamment (( Le Guide Compréhensif de la Médecine Chinoise ». I1 enseigne à la faculté de Nice ainsi qu'à l'université de Hong Kong. Stephen Wright (Royaume Uni) Professeur à l'Universitéde Londres,les domaines de prédilection de professeur Wright sont la recherche théorique et empirique des clés de la macroéconomie et des relations financières, avec un accent particulier sur la politique monétaire,l'inflation et le marché financier (en particulier la valeur du marché des changes). Professeur Wright est l'auteur de multiples ouvrages dont :Measures of Stock Market klue and Returns for the US NonJinancial Corporate Sector, 1900-2002,Review of Income and Wealth, 2004,Monetary Stabilisation with Nominal Asymmetries Economic Journal, 2004,Monetary I'oLicy, Nominal Interest Rates and Long-Horizon Injlation Uncertainty, Scottish journal of Political Economj 2002, Stock Markets and Central Bankers: The Economic Consequences of Alan Greenspan (with Andrew Smithers) World Economics Vol 3, N o 1, 2002, The Efects of 163 Uncertainty on Optimul Consumption, (with Robin Mason) Journal of Economic Dynamics und Control 25 (2OO1), Valuing Wall Street (avec Andrew Smithers). 164