y a-t-il une vérité de l`amour ? - merleau

publicité
 1 Y A-T-IL UNE VÉRITÉ DE L’AMOUR ?
- MERLEAU-PONTY LECTEUR DE PROUST-
On s’accorde à voir en Proust, sinon un romancier philosophe, du moins
un romancier pour les philosophes. De fait, si l’on voulait dresser la liste des
études à caractère philosophique portant sur l’auteur de la Recherche, on
risquerait, si j’ose dire, d’y perdre beaucoup de temps.
Parallèlement, Merleau-Ponty est considéré par beaucoup comme le plus
« littéraire » des philosophes français contemporains, sans doute à cause de
son style, que ses détracteurs qualifient de « métaphorique » - comprenez :
« où la rigueur conceptuelle fait défaut ». On le soupçonne même d’avoir
commis, à l’âge de 20 ans, un roman intitulé Nord (Récit de l’Arctique),
publié en 1928 chez Grasset (le 1er éditeur de Proust) sous le pseudonyme de
Jacques Heller (article du Monde en octobre 2014). En novembre 1946, lors
d’un débat à la Société Française de Philosophie, Emile Bréhier, le grand
historien de la philosophie, faisait à Merleau-Ponty cette objection : « Je
vois vos idées s’exprimant par le roman, par la peinture, plutôt que par la
philosophie. Votre philosophie aboutit au roman. Ce n’est pas un défaut,
mais je crois vraiment qu’elle aboutit à cette suggestion immédiate des
réalités telle qu’on la voit dans les œuvres de romanciers. » (Primat de la
Perception, p.78). Merleau-Ponty, c’est dommage pour nous, ne répondit pas
à cette objection. Peut-être ne l’a-t-il pas reçue comme une critique ?
Toujours est-il que MP est resté, jusqu’à sa disparition précoce en 1961,
purement philosophe - si tant est que cette expression ait un sens, puisqu’il
appartient justement à la philosophie d’être impure et de produire ses
concepts au contact de toutes les formes d’expériences et de tous les autres
genres de discours. Mais il reste que l’œuvre de MP, malgré la diversité des
thèmes abordés, présente une unité de ton et de style qui l’éloigne
beaucoup, à cet égard, de l’œuvre protéiforme de Sartre par exemple.
Précisons tout de même que Proust n’est pas le seul romancier que MP
ait lu et travaillé. Outre de nombreuses références aux romans de Sartre, de
S. de Beauvoir, de Saint-Exupéry, on peut signaler que l’un des premiers
cours professés par MP au Collège de France avait pour titre : « Recherches
2 sur l’Usage Littéraire du Langage », et que dans ce cours il interrogeait
longuement les œuvres de Stendhal et de Paul Valéry.
Ajoutons encore que, dans la dernière année de sa vie, MP avait
découvert avec bonheur les premiers romans de Claude Simon, qu’il a
entamé avec cet écrivain le début d’une correspondance et qu’il lui a même
consacré quelques séances de son dernier cours au Collège de France. Claude
Simon rapporte que, lorsqu’il s’excusait devant MP de ne pas être assez
philosophe pour bien répondre à ses questions, celui-ci lui avait répondu
qu’il ne devait pas s’excuser mais plutôt se réjouir : « si vous étiez
philosophe, vous seriez bien incapable d’écrire vos romans ».
Cette phrase adressée à Claude Simon peut éventuellement être
entendue comme une réponse indirecte de MP à l’objection d’Emile Bréhier.
A qui voudrait s’intéresser à la philosophie de M. Merleau-Ponty, je
conseillerais de commencer par lire l’Avant-Propos de la
Phénoménologie de la Perception (1945). MP y expose sa conception de
la phénoménologie, c-à-d qu’il explicite son interprétation de la
méthode philosophique inventée par Husserl au tournant du XXè S.
Dans les dernières lignes de cet avant-propos, MP revendique le
caractère « inachevé », l’« allure inchoative » de la phénoménologie.
Loin d’être, comme d’autres philosophies, une doctrine systématique,
elle se présente plutôt comme « un style » de pensée.
« Si la phénoménologie a été un mouvement avant d’être une doctrine ou un système, ce n’est ni hasard, ni imposture. Elle est laborieuse comme l’œuvre de Balzac, celle de Proust, celle de Valéry ou celle de Cézanne, -­‐ par le même genre d’attention ou d’étonnement, par la même exigence de conscience, par la même volonté de saisir le sens du monde ou de l’histoire à l’état naissant. Elle se confond sous ce rapport avec l’effort de la pensée moderne » (PhP, p.XVI).
L’allusion faite à Proust (entre autres écrivains et artistes) est ici
directement associée à ce que je considère comme l’intention principale qui
gouverne tout le travail philosophique de MP : chercher à saisir, et à dire,
« le sens du monde ou de l’histoire à l’état naissant ». Nous allons donc
essayer de comprendre ce que signifie cet énoncé : rendre compte du sens
« à l’état naissant ».
3 Pour commencer, on peut noter que MP ne présente pas cette intention
comme lui étant propre : il inscrit, modestement, sa recherche dans une
tradition qui est celle de « la pensée moderne », une pensée qui déborde
donc les limites de la philosophie « pure », puisqu’elle est à l’œuvre aussi
dans la littérature ou même, avec Cézanne, dans la peinture.
Demandons nous donc d’abord ce que MP entend ici par « modernité ».
1) La pensée « moderne » : vers un dépassement de la philosophie de
la conscience
Ce qui est moderne, c’est de ne pas postuler un sens qui soit achevé ou
figé, que l’on pourrait appréhender à l’aide de catégories univoques. La
modernité coïncide, pour la pensée, avec la reconnaissance d’une ambiguïté
irréductible dans l’être (dans le monde, dans la subjectivité et
l’intersubjectivité). Le moderne se définit par opposition au classique. Ce
qui caractérise la pensée classique, c’est la recherche de l’idée claire et
distincte, c’est donc d’abord la claire distinction du sujet connaissant et de
l’objet connu. Dans cette pensée classique, la conscience découvre qu’elle
ne peut connaître objectivement que ce qu’elle a elle-même constitué
comme objet. Ce qui est à connaître, l’objet, est le résultat d’un acte de
pensée, il est constitué par le sujet pensant.
Ce que MP appelle « l’effort de la pensée moderne » est donc une
tentative pour se défaire de cet idéal de la conscience constituante pour
laquelle le réel serait sans mystère parce qu’il se réduirait à l’ensemble des
objets qu’elle constitue et pose en face d’elle. Cet effort est lent et pénible,
« laborieux », parce qu’il consiste pour la conscience à prendre conscience
d’elle-même comme étant mise en présence des choses, comme étant prise
dans un monde qu’elle ne constitue pas, mais au sein duquel elle advient, et
qui ne lui est donc jamais immédiatement ni intégralement donné. C’est
pourquoi le premier acte de la pensée doit être de s’étonner de la simple
présence des choses autour de nous, c’est-à-dire de notre co-présence (de
nous au monde et du monde à nous). Il s’agit, comme dit Husserl, de
« revenir aux choses mêmes », ou encore, comme dit MP, de « rapprendre à
voir le monde ». Ce n’est plus notre conscience qui constitue les objets pour
s’en donner une connaissance. Il y a plutôt une co-naissance (une naissance
commune et simultanée) de la conscience (qui advient comme conscience de
4 quelque chose) et des choses qui apparaissent (mais qui ne peuvent
apparaître qu’à une conscience). Ces choses qui nous imposent leur présence
ne nous sont pourtant jamais données tout entières, elles ne se donnent que
par esquisses, suivant le mouvement de la perception, qui est inséparable
des mouvements de notre corps et de notre manière d’habiter le monde.
Voilà pourquoi le sens n’est jamais achevé et pourquoi notre existence,
notre rapport au monde et aux autres est toujours plein d’équivoque,
d’ambiguïté. Celle-ci est certes inconfortable pour l’esprit, inquiétante,
mais elle est aussi la condition ou la promesse d’une plus grande richesse de
sens, et donc l’incitation faite à la pensée d’aller toujours plus loin.
Voyons comment cette démarche phénoménologique peut s’éclairer en
appliquant l’analyse à un phénomène : celui du sentiment amoureux.
Si l’on considère les sentiments dans la perspective d’une psychologie
classique ou d’une philosophie de la conscience constituante, on dira que
l’amour, par exemple, est un état affectif ou une activité du sujet chez qui
le désir suscité par une personne va exciter l’imagination de telle manière
que le sentiment éprouvé aura pour effet de réinventer l’objet désiré, de le
façonner en lui attribuant des qualités et une valeur qu’il ne possède pas
réellement. Une bonne illustration de cette conception se trouve dans la
fameuse théorie de la « cristallisation ». Vous connaissez ce texte où
Stendhal compare les effets de la passion amoureuse à la transfiguration
d’un mince rameau d’arbre effeuillé par l’hiver plongé dans les mines de sel
de Salzbourg :
« deux ou trois mois après, on le retire couvert de cristallisations brillantes. Les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grandes que la patte d’une mésange, sont garnies d’une infinité de diamants mobiles et éblouissants. On ne peut plus reconnaître le rameau primitif. Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit qui tire de tout ce qui se présente, la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections. (…) » (De
l’Amour).
Stendhal dit bien qu’il s’agit d’une « opération de l’esprit » : c’est le
sujet qui, par sa conscience et son imagination, construit l’être aimé. Dans
ces conditions, on peut comprendre en quoi l’amour peut nous éloigner du
réel et être trompeur. Il peut y avoir de l’illusion dans l’amour en ce sens
qu’il se trompe sur la valeur de son objet. Mais, en toute rigueur, il ne peut
5 pas y avoir d’illusion de l’amour lui-même : le sentiment éprouvé n’est
jamais illusoire dans la mesure où, étant une opération de l’esprit, il ne
saurait échapper à la conscience. Un être conscient, dès lors qu’il aime, ne
saurait se tromper sur la nature de son sentiment, quand bien même il se
tromperait sur la nature de l’objet qui est visé par ce sentiment. Dès lors
que je ressens de l’amour, ou de la joie, ou de la tristesse, il est
nécessairement vrai que j’aime, ou que je suis triste, ou joyeux. Il ne saurait
donc jamais y avoir de faux amour, ni même d’incertitude de l’amant quant
à la sincérité de son amour.
Dans ce type de psychologie, dont le principe est le sujet constituant,
aimer signifie exactement avoir conscience d’un objet comme aimable. Et
puisque la conscience enveloppe par définition un savoir d’elle-même, aimer
et savoir qu’on aime sont un seul et même acte. Il n’y a donc pas de
mystère, d’opacité ni d’ambiguïté du sentiment amoureux.
Or, cette espèce d’évidence de la conscience amoureuse n’est-elle pas
radicalement mise en question chez Proust ? Qu’il s’agisse de l’amour de
Swann pour Odette de Crécy, ou de l’amour du Narrateur pour Albertine, on
ne peut s’empêcher d’avoir un doute, et ce doute touche non seulement à la
nature de l’objet visé (c’est-à-dire de l’être aimé qui peut, en effet, être
factice ou imaginaire), mais à l’existence même du sentiment éprouvé par le
personnage.
Voici comment MP, dans un passage des Causeries de 1948,
explique l’opposition entre la pensée classique et la pensée moderne :
« Dans Andromaque, on sait qu'Hermione aime Pyrrhus, et, au moment même où elle envoie Oreste le tuer, aucun spectateur ne se méprend : cette ambiguïté de l'amour et de la haine qui fait que l'amant aime mieux perdre l'aimé que de le laisser à un autre, n'est pas une ambiguïté fondamentale : il est immédiatement évident que, si Pyrrhus se détournait d'Andromaque et se tournait vers Hermione, Hermione ne serait que douceur à ses pieds. Au contraire, qui peut dire si le narrateur, dans l'œuvre de Proust, aime vraiment Albertine ? Il constate qu'il ne souhaite être près d'elle que quand elle s'éloigne de lui, il en conclut qu'il ne l'aime pas. Mais quand elle a disparu, quand il apprend sa mort, alors, dans l'évidence de cet éloignement sans retour, il pense qu'il avait besoin d'elle et qu'il l'aimait. Mais le lecteur continue : si Albertine lui était rendue – comme il le rêve quelquefois -­‐, le narrateur de Proust l'aimerait-­‐il encore ? Faut-­‐il dire que l'amour est ce besoin jaloux, ou qu'il n'y a jamais d'amour, mais seulement de la jalousie et le sentiment d'être exclu ? Ces questions ne naissent pas d'une exégèse minutieuse, c'est Proust même qui les pose, elles sont pour lui constitutives de ce qu'on appelle l'amour. Le 6 cœur des modernes est donc un cœur intermittent et qui ne réussit pas même à se connaître. Ce ne sont pas seulement, chez les modernes, les œuvres qui sont inachevées, mais le monde même tel qu'elles l'expriment est comme un ouvrage sans conclusion et dont on ne sait pas s'il en comportera jamais une. » M. Merleau-­‐Ponty, Causeries, 1948, éd. du Seuil, coll. « Traces écrites », p.63-­‐65.
NB : Les question relatives à la vérité et au sens de l’amour sont
constitutives de l’amour même. L’être de l’amour est un être ambigu ou
interrogatif. Les « intermittences du cœur » (titre que Proust avait d’abord
imaginé pour son roman), c’est une alternance de questions et de réponses,
un dialogue de soi avec soi ou une dialectique, mais une dialectique sans
dépassement vers une synthèse qui réconcilierait définitivement les
contraires. Le sens de l’amour est, par principe, inachevé. Autrement dit, il
n’y a pas d’essence immuable du sentiment amoureux qui subsisterait
derrière les péripéties de la relation entre les personnages. L’amour, chez
Proust, est un phénomène qui n’a pas d’autre réalité que son mode
d’apparition dans une temporalité contingente qui est celle des rencontres,
des échanges, des incertitudes, des soupçons, des scènes de ménage… On
pourrait dire, si vous voulez, que nous avons à faire, dans cette lecture de
Proust, à une conception « existentielle » de l’amour.
En employant cet adjectif pour qualifier l’analyse merleau-pontienne de
l’amour chez Proust, en parlant d’une conception « existentielle » des
sentiments, je prends le risque de rapprocher la pensée de MP de celle de
Sartre. Ce rapprochement n’a rien de surprenant, quand on sait l’amitié qui
liait les deux philosophes et l’admiration réciproque qui existait entre eux.
Mais ce rapprochement me semble intéressant surtout dans la mesure où,
dans les textes – très nombreux - où MP évoque la pensée de Sartre, se
manifeste toujours le souci de s’en démarquer. Aux yeux de MP, en effet,
l’existentialisme sartrien n’est pas encore assez radical, en ce sens qu’il ne
va pas assez loin dans la remise en question de la conscience constituante. A
mon sens, on peut même aller plus loin et dire que Sartre est l’un des
philosophes qui va le plus loin dans la logique de la conscience constituante.
Le mérite de Sartre réside peut-être dans le fait qu’il a su tirer toutes les
conséquences d’une philosophie de la conscience.
7 2) l’existentialisme sartrien comme philosophie de la conscience
Que la philosophie de Sartre se situe dans l’héritage des théories
classiques de la conscience constituante, cela apparaît notamment dans la
façon dont il traite le problème de l’intersubjectivité, la relation à autrui.
On connaît les célèbres analyses de la IIIè partie de l’Être et le Néant, où
Sartre décrit la rencontre d’autrui comme une rencontre au fond impossible,
comme donnant lieu inévitablement à un conflit des consciences ou des
subjectivités. Pour Sartre, en effet, je découvre que j’ai à faire à autrui
quand je vois qu’il me regarde et que je me retrouve donc objectivé, et
comme englué dans mon être par ce regard posé sur moi. J’éprouve mon
être-pour-autrui sur le mode de la réification ou de l’aliénation, au sens où
en me retrouvant possédé par ce regard, je suis du même coup dépossédé de
moi-même comme liberté. Ce que je suis sous le regard d’autrui, cela
m’échappe essentiellement car cela appartient à la liberté de l’autre.
Sartre : « Autrui détient un secret : le secret de ce que je suis. Il me fait
être et, par cela même, me possède, et cette possession n’est rien autre que
la conscience de me posséder. (…) A titre de conscience, autrui est pour moi
à la fois ce qui m’a volé mon être et ce qui fait qu’il y a un être qui est mon
être » (E&N, TEL, p.413). On comprend alors pourquoi les relations avec
autrui sont décrites par Sartre comme l’ensemble des stratégies que le sujet
doit mettre en œuvre pour récupérer ce qu’autrui lui a « volé », ou pour
préserver sa liberté, en cherchant à son tour à captiver ce regard ou cette
conscience d’autrui dont il est d’abord lui-même captif.
Pour illustrer cette dialectique de l’être-pour-autrui, on peut se référer
aux pages de l’Être et le Néant où Sartre analyse la relation amoureuse, et
où il évoque justement le roman de Proust. Selon Sartre, la relation
amoureuse est parfaitement révélatrice du sens originel de l’être-pourautrui, puisqu’il s’agit toujours, pour chaque sujet, à la fois de tenter de se
libérer de l’emprise d’autrui et de chercher à l’asservir. Si la relation à
autrui m’engage, comme dit Sartre, dans un « projet de récupération de mon
être », ce projet « ne peut se réaliser que si je m’empare de cette liberté et
que je la réduis à être liberté soumise à ma liberté ». L’amour doit donc
être envisagé comme une des nombreuses modalités du conflit des
consciences. C’est pourquoi il ne peut pas se réduire à un simple désir de
possession physique de l’être aimé. L’amant ne veut pas simplement que
l’autre lui appartienne comme un objet, mais il veut que l’autre lui
8 appartienne comme liberté. Tel est « l’idéal irréalisable » de l’amour, dont
Sartre trouve une illustration dans la relation du narrateur de la Recherche
avec Albertine.
« Pourquoi l’amant veut-­‐il être aimé ? Si l’amour, en effet, était pur désir de possession physique, il pourrait être, en bien des cas, facilement satisfait. Le héros de Proust, par exemple, qui installe chez lui sa maîtresse, peut la voir et la posséder à toute heure du jour et a su la mettre dans une totale dépendance matérielle, devrait être tiré d’inquiétude. On sait pourtant qu’il est, au contraire, rongé de souci. C’est par sa conscience qu’Albertine échappe à Marcel, lors même qu’il est à côté d’elle et c’est pourquoi il ne connaît de répit que s’il la contemple pendant son sommeil. Il est donc certain que l’amour veut captiver la "conscience". Mais pourquoi le veut-­‐il ? Et comment ? » Jean-­‐Paul SARTRE, L’Être et le Néant, IIIè partie, chap. III, §1, Gallimard, 1943, coll. TEL, p.415 On voit nettement, ici, comment l’interprétation de l’amour se déploie
dans les termes d’une philosophie de la conscience. Sartre évoque le beau
passage de La Prisonnière où le narrateur (Marcel) décrit Albertine endormie
sur son lit. Il l’imagine d’abord comme une plante, puis comme une sorte de
paysage marin qu’il peut à la fois contempler et posséder à loisir. Proust
écrit notamment ceci :
« En fermant les yeux, en perdant la conscience, Albertine avait dépouillé, l’un
après l’autre, ses différents caractères d’humanité qui m’avaient déçu depuis le jour où
j’avais fait sa connaissance. Elle n’était plus animée que de la vie inconsciente des
végétaux, des arbres, vie plus différente de la mienne, plus étrange et qui cependant
m’appartenait davantage »
(La Prisonnière, Pléiade, III, p.578).
Dans la suite de son analyse, Sartre va expliciter ce mode de possession
ou d’appropriation qui définit l’amour, en essayant de montrer qu’il ne s’agit
pas, pour l’amant, de posséder l’être aimé comme on possède une chose, en
l’asservissant, mais qu’il ne s’agit pas non plus d’être aimé par une liberté
souveraine, sur laquelle il n’aurait aucune prise. Celui qui aime veut être
aimé par une liberté captive. On connaît la conclusion de cette brillante
analyse : « Ce n’est pas le déterminisme passionnel que nous désirons chez
autrui, dans l’amour, ni une liberté hors d’atteinte : mais c’est une liberté
qui joue le déterminisme passionnel et qui se prend à son jeu. »
Il est évident que cette analyse de l’amour doit beaucoup à la célèbre
dialectique du maître et de l’esclave de Hegel, dans la mesure où elle met
9 en lumière une logique qui est celle de la lutte pour la reconnaissance, tout
en montrant que cette lutte aboutit à un échec, à une impossibilité de
l’amour. On peut souligner que l’amant n’est pas défini par Sartre comme
celui qui aime, mais comme celui qui « veut être aimé ». Cette volonté
d’être aimé ne peut être satisfaite qu’à la condition que l’autre renonce à sa
liberté ou la soumette à son amour. Mais en se soumettant, même librement,
à cette captivité, l’être aimé cesserait d’intéresser l’amant. C’est pourquoi
il me semble bien que, dans la perspective d’une philosophie de la
conscience comme celle de Sartre, le sentiment amoureux ne saurait être
qu’un sentiment imaginaire, autrement dit une illusion de la conscience.
Je voudrais essayer de montrer que Merleau-Ponty cherche à dépasser
cette thèse, et que sa critique s’appuie précisément sur une autre lecture de
Proust.
Mais avant d’en arriver à la critique de MP, il me semble intéressant de
mettre en lumière la convergence de la philosophie de Sartre et du roman de
Proust, en insistant d’abord sur ce qui, chez Proust lui-même, semble
confirmer la thèse selon laquelle l’amour est un sentiment imaginaire ou une
illusion de la conscience.
3) La critique de l’amour chez Proust
Si l’analyse de Sartre doit beaucoup à Hegel, elle doit certainement
encore plus à Proust. La Recherche du Temps Perdu contient en effet une
critique apparemment sans appel de l’amour. Qu’est-ce que l’amour selon
Proust ? C’est un sentiment infernal. Proust le décrit le plus souvent comme
un mal, une maladie. Parfois aussi comme un remède, mais un remède qui
ne soulage momentanément la souffrance qu’en l’aggravant et en la rendant
plus durable. L’amour n’est jamais associé au bonheur. Il se définit comme
un besoin de l’autre, mais ce besoin n’est pas motivé positivement par le
charme de la personne ni par le plaisir qu’elle nous procure, il est motivé
négativement par l’angoisse que nous inspire son absence et la possibilité
qu’elle nous trompe.
10 Comme l’a très bien montré Nicolas Grimaldi dans son Essai sur la
Jalousie (sous-titré « l’enfer proustien », PUF, 2010), l’une des grandes
inventions de Proust est d’avoir inversé le rapport classique de l’amour et de
la jalousie. Chez Proust on n’est pas jaloux par amour, on est au contraire
amoureux par jalousie. Lorsqu’il rencontre Odette de Crécy, Swann, qui est
un séducteur blasé, n’est d’abord pas du tout attiré par cette cocotte qu’il
trouve disgracieuse et vulgaire. Seulement, il est flatté qu’on s’intéresse à
lui, et les soirées chez les Verdurin en compagnie d’Odette le divertissent.
Mais un soir, arrivant en retard au salon des Verdurin, il constate l’absence
d’Odette et, alors qu’il n’avait jamais désiré la posséder, voilà qu’il se met à
craindre de la perdre. C’est donc une angoisse qui a fait naître son
attachement passionné pour cette femme qui pourtant n’était « pas son
genre ».
Il en va de même pour le narrateur à l’égard d’Albertine. Pendant une
période assez longue, le narrateur ne voit en Albertine qu’un moyen
d’apaiser ses besoins sexuels. Il en use comme d’une fille qu’on paie, pour
assouvir une excitation que provoquent en lui d’autres femmes qui ne se
donnent pas aussi facilement. C’est parce qu’un soir Albertine n’est pas
présente à leur rendez-vous que le narrateur va commencer à soupçonner
qu’elle aussi va chercher avec d’autres des plaisirs charnels. De ce soupçon
va naître une volonté de s’approprier la vie d’Albertine.
Cette volonté de possession comporte deux aspects complémentaires. 1)
Elle est d’abord une volonté d’investir totalement la conscience et la vie de
l’autre, de l’annexer en occupant entièrement ses pensées, pour que l’autre
ne désire rien qui soit étranger à son amant. Mais 2) la volonté de posséder
se manifeste aussi sous la forme d’une volonté de connaître toute la vie de
l’autre, de faire disparaître toute zone d’ombre de son passé comme de son
présent, de débusquer le moindre secret. La jalousie est une passion de la
connaissance qui, en tant que telle, aspire à supprimer l’altérité de l’autre,
en lui ôtant toute indépendance et en le réduisant à n’exister que pour nous.
Mais, par là-même, la jalousie inspire à l’autre un besoin de se dérober, de
fuir. Cette passion de la vérité fait naître chez celui qui en est l’objet le
besoin de mentir. Et le mensonge, en retour, va entretenir et exacerber la
jalousie, qui devient alors une passion investigatrice, toujours à l’affût du
moindre petit fait auquel elle accorde aussitôt une valeur de signe à
interpréter. Un simple regard, une rougeur, un vague changement
d’intonation dans la voix d’Albertine mettent en alerte la conscience du
11 narrateur, et cette conscience soupçonneuse se met dès lors à élaborer
toutes sortes de scénarios qui pourraient confirmer ses intuitions. De plus,
les soupçons du narrateur à l’égard d’Albertine sont encore alimentés par la
conscience qu’il a de sa propre duplicité. On ne connaît d’autrui que ce
qu’on y projette de soi-même. Aussi le narrateur soupçonne-t-il en Albertine
son propre désir de la tromper. Il en résulte que l’être aimé devient une
construction imaginaire, un être fantasmatique engendré par les soupçons de
l’amant jaloux. C’est pourquoi la plus grande hantise du jaloux, au fur et à
mesure que ses investigations progressent, est de découvrir que sa vie était
fondée sur un quiproquo, et qu’il était amoureux d’une personne qui
n’existait pas, d’une création chimérique de son imagination maladive.
L’expérience amoureuse, chez Proust, semble donc confirmer
pleinement les enseignements d’une philosophie de la conscience
constituante sur ce sentiment. Non seulement l’être aimé est une
construction imaginaire, mais l’amour lui-même est une illusion de la
conscience. Il n’y a pas de réalité de l’amour.
La lecture que MP fait de Proust vise pourtant à dépasser cette
interprétation.
4) La lecture de Merleau-Ponty : l’amour comme « institution »
L’année 1954-1955, MP donne au Collège de France un cours intitulé
« L’institution dans l’histoire personnelle et publique ». (Notes publiées aux
éditions Belin en 2002. Les cours de MP ne sont pas rédigés : il s’agit
vraiment de notes, à caractère + ou - aphoristique, sur lesquelles le
philosophe s’appuyait pour déployer oralement sa réflexion. Si bien qu’il est
très difficile, voire impossible, de reconstituer parfaitement cette réflexion
et d’imaginer ce que pouvait être le discours de MP au moment où il était
prononcé.)
Il ne s’agit pas d’un cours sur Proust ni sur l’amour, mais d’une réflexion
beaucoup plus large visant à mettre en lumière les ressources contenues
dans le concept d’institution pour remédier, dit MP, « aux difficultés de la
philosophie de la conscience ». Il emploie donc ce concept d’institution
comme un concept critique, en l’opposant à la constitution ; il propose de
penser le sujet comme institué et instituant, et non plus comme
constituant. MP donne donc au mot « institution » un sens beaucoup plus
12 large que celui qu’on entend habituellement : il ne s’agit pas seulement d’un
état de chose établi, d’une structure sociale ou juridique par exemple.
Stiftung = établissement. Il s’agit plus généralement d’un commencement
qui contient en lui-même la possibilité de sa propre continuation. Ou encore,
d’une chose établie qui est susceptible de se renouveler ou de se réformer
en réactivant la force qui est à l’origine de son établissement.
Un bon exemple de l’usage de ce concept serait l’éducation. Montaigne
parle de « l’institution des enfants » (Essais, I, 26), et nous avons vu lors
d’un précédent exposé que l’effort des humanistes de la Renaissance pour
promouvoir une « nouvelle manière » d’éduquer, supposait précisément de
réactiver le geste des Anciens, de remettre à l’ordre du jour l’inventivité de
la maïeutique socratique par exemple, non pas pour imiter les anciens
pédagogues, mais en s’inspirant de leur exemple pour donner un nouveau
sens à l’acte d’enseigner.
MP définit le concept d’institution dans le résumé du cours, rédigé pour
les archives du Collège de France :
« On entendait donc ici par institution ces événements d’une expérience qui la dotent de dimensions durables, par rapport auxquelles toute une série d’autres expériences auront sens, formeront une suite pensable ou une histoire, -­‐ ou encore les événements qui déposent en moi un sens, non pas à titre de survivance et de résidu, mais comme appel à une suite, exigence d’un avenir. » M. MERLEAU-­‐PONTY, Résumés de Cours, Collège de France, 1952-­‐1960, Ed. Gallimard, 1968, p.61-­‐62. Dans la 2è partie de son cours (une quinzaine de pages particulièrement
denses et difficiles), MP essaie, en commentant de nombreux passages de la
Recherche, de penser le sentiment amoureux comme institution.
Les premières pages résument la critique de l’amour telle qu’on peut la
trouver aussi bien chez Proust que chez Sartre.
« Proust : toute une critique de l’amour comme subjectif, fortuit, folie ou maladie envahissante, come fondé sur le mirage d’autrui, précieux en tant qu’inaccessible, imaginaire, car si j’habitais cette autre vie je la trouverais banale et sans valeur : illusion répétée des visages. L’amour satisfait meurt et ne renaît que de la privation ou de la jalousie. L’amour comme impossible : ou souffrance sans remède, ou dégoût – et pas de réalité de l’amour. D’où La Prisonnière. » L’Institution, La Passivité, notes de cours au Collège de France (1954-­‐1955), éd. Belin, 2003, p.64. 13 Mais, ajoute aussitôt MP : « Proust entrevoit que ceci n’est que la moitié
du vrai ».
Je m’arrête un instant sur cette phrase, qui me semble tout-à-fait
caractéristique de la façon dont Merleau-Ponty lit les autres auteurs. Il y a
une lecture philosophique de Proust qui va bien au-delà d’un simple
commentaire de Proust. Il y a un usage philosophique de la littérature qui
réclame que l’on ne s’en tienne pas à la lettre du texte, mais que l’on
cherche dans le texte une vérité qui, tout en appartenant de plein droit au
romancier, lui appartient pourtant comme quelque chose d’impensé, comme
une idée latente, simplement « entrevue », et qui reste donc à expliciter. En
lisant Proust, MP cherche une vérité sur l’amour, une façon de rendre
compte de la réalité de l’amour, que Proust n’a pas dite, mais qu’il nous
permet de penser parce qu’elle est en quelque sorte la doublure, ou l’autre
versant, de ce qu’il a pensé.
Il y a donc une première moitié de la vérité, concernant l’amour, qui
consiste dans son caractère illusoire. On n’a pas entièrement tort d’y voir un
sentiment faux ou factice, puisqu’il n’est éprouvé pour l’autre qu’en son
absence, attestant le fait que l’être aimé est une construction imaginaire.
Mais quelle est, alors, cette autre « moitié du vrai » que, selon MP,
Proust aurait « entrevue » sans l’expliciter ?
Prenons l’exemple le plus célèbre : Un Amour de Swann. En première
lecture, le récit de l’amour de Swann pour Odette peut en effet apparaître
comme une critique assez féroce du sentiment amoureux.
(En attestent les célèbres dernières lignes du récit, qui sonnent vraiment comme
une désillusion : c’est en se réveillant que Swann s’écrie en lui-même : « Dire que j’ai
gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour,
pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! » (p.375).)
Mais pour MP, la vérité de cet amour consiste moins dans son caractère
illusoire que dans son caractère à la fois institué et instituant, c-à-d dans le
fait que les circonstances fortuites qui ont fait naître le désir de Swann pour
cette femme qui ne lui plaisait pas, qui n’était pas son genre, ont créé un
dépôt de sens à partir duquel vont pouvoir s’enchaîner de façon contingente
toute une série d’autres expériences qui prendront sens par rapport à cette
expérience initiale, pour former une histoire cohérente.
L’épisode décisif est celui où Swann, qui avait pris l’habitude de
raccompagner Odette chez elle après les soirées chez les Verdurin, arrive
une fois plus tard que de coutume et ne trouve pas Odette, qui est repartie
14 sans lui. Il va alors passer le reste de la soirée à la chercher dans Paris, pris
d’une agitation qui se transforme progressivement en un besoin anxieux de
la posséder.
« De tous les modes de production de l’amour, de tous les agents de dissémination du mal sacré, il est bien l’un des plus efficaces, ce grand souffle d’agitation qui parfois passe sur nous. Alors, l’être avec qui nous nous plaisions à ce moment-­‐là, le sort en est jeté, c’est lui que nous aimerons. Il n’est même pas besoin qu’il nous plût jusque-­‐là plus ou même autant que d’autres. Ce qu’il fallait, c’est que notre goût pour lui devînt exclusif. Et cette condition-­‐là est réalisée quand – à ce moment où il nous fait défaut – à la recherche des plaisirs que son agrément nous donnait, s’est brusquement substitué en nous un besoin anxieux, qui a pour objet cet être même, un besoin absurde, que les lois de ce monde rendent impossible à satisfaire et difficile à guérir – le besoin insensé et douloureux de le posséder. » (Pléiade I, p.227).
C’est au moment où Swann, au comble de l’angoisse, est sur le point
d’abandonner ses recherches effrénées, qu’il finit par tomber littéralement
sur Odette, laquelle s’apprêtait à rentrer chez elle après avoir soupé seule
au restaurant. On connaît la suite : Swann monte avec Odette dans sa
voiture et, sur le chemin du retour, ils vont (pour la première fois) « faire
catleya » (p.228-230).
A propos de cette expression, « faire catleya », Proust indique quelques
pages plus loin que si elle a d’abord désigné les caresses qui précèdent l’acte
d’amour, cette expression a longtemps survécu au rituel des préliminaires
pour désigner l’acte lui-même.
« Et bien plus tard, quand l’arrangement (ou le simulacre rituel d’arrangement) des catleyas fut depuis longtemps tombé en désuétude, la métaphore « faire catleya », devenue un simple vocable qu’ils employaient sans y penser quand ils voulaient signifier l’acte de la possession physique – où d’ailleurs l’on ne possède rien -­‐, survécut dans leur langage, où elle le commémorait, à cet usage oublié. » (Pléiade, I, p.230).
On a ici un bel exemple de ce que MP entend par « institution » : c’est ce
qui survit sous forme de tradition à l’oubli de ses origines. Ou encore c’est ce
qui demeure d’une première fois, d’un commencement qui, bien qu’il a cessé
d’exister, continue à résonner dans notre vie présente du fait d’un écart de
sens qui lui permet de transcender son immédiateté.
On peut donc dire que c’est cet épisode contingent de la « soirée
catleya » qui institue l’amour de Swann pour Odette, c’est-à-dire que c’est
par rapport à cette expérience de manque et d’angoisse suivi d’un
apaisement voluptueux que toute la suite de l’histoire de Swann va prendre
15 sens. Il y a une productivité de l’expérience initiale qui est structurante pour
l’avenir qui s’ouvre à partir d’elle. Dès lors, si l’on peut bien considérer
l’amour de Swann comme impossible et voué à l’échec, cela n’en fait pas
pour autant un amour irréel. Sa réalité va consister dans son intermittence,
elle va être, comme le dit MP, « alternance d’aliénation pure et de
possession un peu ennuyée » (Instit°, p.66).
En ce qui concerne l’amour du narrateur pour Albertine, il est frappant
de constater qu’il s’institue dans des circonstances à peu près semblable à
celui de Swann pour Odette. L’épisode se trouve dans Sodome et Gomorrhe,
au moment où le narrateur ne retrouve pas Albertine au rendez-vous qu’ils
avaient convenu, après la soirée chez la princesse de Guermantes. Et cet
amour va avoir des caractéristiques tout-à-fait semblables, puisqu’on y
retrouvera ces « intermittences du cœur », cette dualité entre une jalousie
aliénante et des moments d’apaisement un peu morne suscités par la
présence docile de l’être aimé.
On a ainsi l’impression d’une sorte de passage de relai entre Swann et le
narrateur. Tout se passe comme si ce qui avait été inauguré par l’expérience
amoureuse du premier devait non pas se répéter, mais recommencer sous
une autre forme dans l’expérience du second. Comme si l’histoire de Swann
et Odette devait avoir une suite par delà l’individualité des personnages.
Proust indique assez clairement, à travers de nombreux signes, ce
phénomène de transition ou cette continuité de l’expérience amoureuse, qui
se prolonge tout en se différenciant dans d’autres personnages.
Parmi ces nombreux signes, on relèvera premièrement le fait que le
premier amour du narrateur est Gilberte, qui est précisément la fille de
Swann et d’Odette. Ce qui prouve au moins que cet amour impossible et
illusoire était suffisamment réel pour engendrer un personnage du roman.
Le deuxième signe indiquant un passage de relai se trouve dans les
avertissements à caractère « prophétique » ou prémonitoire que Swann, à
deux reprises au moins, prodigue au narrateur. Le 1er avertissement se trouve
dans A l’Ombre des Jeunes Filles en Fleurs.
« Swann après cette minute d’irritation et ayant essuyé le verre de son monocle, compléta sa pensée en ces mots qui devaient plus tard prendre dans mon souvenir la valeur d’un avertissement prophétique et duquel je ne sus pas tenir compte. "Cependant le danger de ce genre d’amours est que la sujétion de la femme calme un moment la jalousie de l’homme mais la rend aussi plus 16 exigeante. Il arrive à faire vivre sa maîtresse comme ces prisonniers qui sont jours et nuit éclairés pour être mieux gardés. Et cela finit généralement par des drames." » (Pléiade, I, p.553).
Le 2è passage se trouve dans Sodome et Gomorrhe, lors de cette
réception chez la princesse de Guermantes après laquelle aura lieu de
rendez-vous manqué du narrateur et d’Albertine. Swann tient précisément
au narrateur des propos sur la jalousie.
« "Êtes-­‐vous jaloux ?" Je dis à Swann que je n’avais jamais éprouvé de jalousie, que je ne savais même pas ce que c’était. "Hé bien ! je vous en félicite. Quand on l’est un peu, cela n’est pas tout-­‐à-­‐fait désagréable à deux points de vue. D’une part, parce que cela permet aux gens qui ne sont pas curieux de s’intéresser à la vie des autres personnes, ou au moins d’une autre. Et puis, parce que cela fait assez bien sentir la douceur de posséder, de monter en voiture avec une femme, de ne pas la laisser aller seule. Mais cela, ce n’est que dans les tout premiers débuts du mal ou quand la guérison est presque complète. Dans l’intervalle, c’est le plus affreux des supplices." » (Pléiade, III, p.101). En reprenant les termes de MP dans son cours sur l’Institution, on
pourrait dire que l’expérience amoureuse de Swann constitue une « matrice
symbolique », qui ouvre un champ du drame amoureux en inaugurant une
histoire qui déborde la singularité de cette expérience et en rendant possible
et signifiante toute une série d’autres amours qui seront comme des
variations sur un même thème.
10 ans après MP, dans un chapitre de son livre Proust et les Signes
(1964), Gilles Deleuze systématisera cette idée en parlant d’une « répétition
sérielle » de l’expérience amoureuse dans la Recherche du Temps Perdu.
Deleuze montre que la succession des amours du narrateur est non
seulement préfigurée, mais trouve la loi de sa signification dans cette
« matrice symbolique » qu’est l’amour de Swann pour Odette.
« La série de nos amours s’enchaîne avec d’autres expériences, s’ouvre sur une réalité transsubjective. L’amour de Swann pour Odette fait déjà partie de la série qui se poursuit avec l’amour du héros pour Gilberte, pour Mme de Guermantes, pour Albertine. Swann a le rôle d’un initiateur, dans un destin qu’il ne sut pas réaliser pour son propre compte. (…) Et à certains égards, Swann est beaucoup plus. C’est lui qui, dès le début, possède la loi de la série ou le secret de la progression, et en fait confidence au héros dans un « avertissement prophétique » : l’être aimé comme Prisonnier » (Proust et les Signes, p.88). Deleuze s’interroge sur cette loi ou cette « différence originelle » qui
préside à la série de nos amours. Il y aurait une vérité originelle de l’amour,
assez riche pour se diversifier dans les êtres que nous aimons
17 successivement, et permettant d’expliquer le caractère à la fois répétitif et
sériel de l’amour. La succession des amours du narrateur implique des
différences d’un amour à l’autre, mais de telle sorte que ce qui fait la
différence de l’amour suivant était déjà contenu dans le précédent. « Et
toutes les différences, ajoute Deleuze, sont contenues dans une image
primordiale que nous ne cessons pas de reproduire à des niveaux divers, et
de répéter comme la loi intelligible de toutes nos amours » (PS, p.84). Le
narrateur découvrira ainsi, dans le Temps Retrouvé, que son amour pour
Albertine était déjà inscrit, avec sa différence même, dans son amour pour
Gilberte (cf TR, Pléiade, IV, p.483).
Il y a donc bien une vérité de l’amour qui ne se réduit pas à son
caractère illusoire, mais qui consiste en ce qu’il est à la fois institué et
instituant. Je dirais qu’il y a une transtemporalité de l’amour ou, pour
reprendre l’expression de MP dans le résumé de son cours, une
« cristallisation l’un sur l’autre du passé et de l’avenir ». Ainsi, l’amour
présent n’est pas seulement un écho du passé, ou une simple répétition de
l’attachement à la mère, comme le voudrait une certaine vulgate
psychanalytique. Le passé, écrit MP, « fait figure de préparation ou de
préméditation d’un présent qui a plus de sens que lui, quoiqu’il se
reconnaisse en lui. »
Il resterait, pour finir, à rendre compte de cette transtemporalité de
l’institution. Comment penser cette puissance de l’événement inaugural qui
est capable de produire plus de sens qu’il n’en a d’abord lui-même ?
Faute de temps, je me contenterai, en guise de conclusion, d’esquisser
une simple proposition.
Dans son cours sur l’Institution, MP met en relation la différence entre
les amours du narrateur pour Albertine et pour Gilberte, avec la différence
entre la sonate de Vinteuil – celle qui contient la fameuse « petite phrase » et le Septuor, autre pièce du même compositeur :
« Si « général » que soit l’amour (écho de Gilberte à Albertine), l’amour d’Albertine
aussi différent des précédents que le septuor de la sonate (réalité du subjectif, quasi
platonisme) » (Institution, p.72).
Cette remarque de MP fait explicitement référence à un passage
d’Albertine Disparue, où le narrateur s’exprime ainsi : « A l’aide de Gilberte
j’aurais pu aussi peu me figurer Albertine et que je l’aimerais, que le
18 souvenir de la sonate de Vinteuil ne m’eût permis de me figurer son
septuor. » (Pléiade, IV, p.84).
Rappel : la sonate (en fa dièse pour violon et piano) de Vinteuil est la
pièce que Swann entend jouer au piano chez les Verdurin au début de sa
relation avec Odette, et qui va devenir « l’air national de leur amour » (Du
Côté de chez Swann, Pléiade, I, p.215).
Des années plus tard, c’est toujours chez les Verdurin, qui ont
entretemps déménagé, que le narrateur assistera à l’exécution du chef
d’œuvre de ce même compositeur, le septuor. Alors qu’il ne sait pas encore
qu’il entend une pièce de Vinteuil, le narrateur est soudain frappé par
l’apparition, dans cette musique inconnue, de la « petite phrase » si
familière aux amoureux de la sonate :
Cf La Prisonnière, Pléiade, III, p.753-754.
Pendant qu’il assiste à ce concert, le narrateur compare l’œuvre de
Vinteuil, dont l’unité est indiquée par la réitération de la « petite phrase »,
à la série de ses propres amours et plus particulièrement à l’histoire, ellemême sérielle, de son amour pour Albertine.
« Je me rendais compte que si, au sein de ce septuor, des éléments différents s’exposaient tour à tour pour se combiner à la fin, de même, sa sonate, et comme je le sus plus tard, ses autres œuvres, n’avaient toutes été par rapport à ce septuor que de timides essais, délicieux mais bien frêles, auprès du chef-­‐d’œuvre triomphal et complet qui m’était en ce moment révélé. Et je ne pouvais m’empêcher, par comparaison, de me rappeler que, de même encore, j’avais pensé aux autres mondes qu’avait pu créer Vinteuil comme à des univers clos, comme avait été chacun de mes amours ; mais, en réalité, je devais bien m’avouer que, comme au sein de ce dernier amour – celui pour Albertine – mes premières velléités de l’aimer (…), de même, si je considérais maintenant non plus mon amour pour Albertine, mais toute ma vie, mes autres amours n’y avaient été que de minces et timides essais qui préparaient, des appels qui réclamaient ce plus vaste amour… l’amour pour Albertine. » (Pléiade, III, p.756-­‐757).
L’expérience amoureuse se présente donc explicitement comme une
histoire (en tant qu’elle implique des séries d’événements) structurée sur le
modèle de l’historicité de l’œuvre d’art. L’œuvre du compositeur, prise dans
sa totalité, est instituée et instituante, c’est-à-dire qu’elle se révèle à ellemême au travers des esquisses que constituent chaque fois, pour le
compositeur, ses œuvres antérieures, de telle manière que celles-ci finissent
par recevoir, rétrospectivement, un sens qui les dépasse. Ce rapprochement
avec l’historicité intrinsèque de l’œuvre musicale permet alors de se faire
19 une idée plus précise de l’amour. La vérité de l’amour est, comme celle de
la musique, une histoire qui fait sens, mais un sens qui ne se laisse pas
circonscrire par l’entendement ou par des concepts, parce que ce sens n’est
jamais clôt ou achevé, qu’il n’existe qu’« à l’état naissant », et qu’il ne
prend naissance que dans la matière sensible de l’expression.
Téléchargement