Pour ma part, je ne crois pas aux modèles, car un
modèle peut se dupliquer, se transposer. Or chaque
pays a ses spécificités, héritées de l’histoire, de la
géographie, de la culture ; elles se traduisent dans l’envi-
ronnement institutionnel, dont on sait qu’il est déterminant
pour la marche de l’économie. D’autre part, un modèle se
doit d’être parfait ; or comme toute société humaine celle
de nos voisins germaniques ne l’est pas. Il y a sans doute
quelques points forts, quelques fondamentaux qui peuvent
expliquer les performances actuelles et inspirer d’autres
peuples, mais aussi des incertitudes qui représentent au-
tant de défis pour l’avenir.
Les fondamentaux
Depuis 1945, la République fédérale allemande suit une
ligne économique qui a résisté à toutes les alternances
politiques: les chanceliers socialistes Helmut Schmidt et
Gerhard Schröder (photo du haut) ont fait des réformes
qui passeraient pour conservatrices en France.
Cette ligne a été définie par Ludwig Erhard (photo du bas).
Cet économiste de l’universide Fribourg (où s’enseignait
l’ordo liberalismus”, mélange du libéralisme de Hayek
et du conservatisme de Roëpke) a défini les deux solides
piliers de la politique économique: la stabilité monétaire
et le libre-échange. Erhard a mis fin à l’inflation qui a ac-
compagné les premiers mois de la reconstruction. Il a ob-
tenu un succès très apprécié d’un peuple qui, à juste titre,
associait la montée du nazisme dans les années 30 et l’hy-
per-inflation de 1927 et la suite. Aujourd’hui encore, les
Allemands ont une totale répulsion à l’égard de toute ma-
nipulation monétaire. Avec Adenauer, Erhard a été l’artisan
du Marché commun, supprimant les barrières douanières
entre les six pays fondateurs de la nouvelle Europe, et
abaissant très vite le tarif extérieur commun: l’Allemagne
était prête à relever les défis de la concurrence mondiale.
Un modèle économique
allemand?
Les Allemands face à la crise…
Au début de cette année 2012,
il n’y a eu d’yeux en France que pour
le “modèle allemand” et l’amitié
de la chancelière et du président.
Plus récemment, l’enthousiasme s’est tempéré :
par sa réussite et par ses exigences,
la politique allemande passe chez certains
pour impériale, colonisatrice de l’euro
et de l’Europe.
par Jacques Garello
DOSSIER Économie
LION EN FRANÇAIS N°65160
Cette permanence d’une ligne économique s’explique par
l’attitude des partis allemands. Les socialistes allemands,
avec la Charte de Bad Godersberg (1959) ont fait le choix
définitif de l’économie de marché, excluant toute référence
au marxisme. De la sorte, rien ne s’est opposé à la consti-
tution à plusieurs reprises de gouvernements de “grande
coalition” unissant socialistes du SPD et conservateurs de
la CDU (Kiesinger 1966-1969, Merkel 2005-2009), voire SPD
et libéraux du FDP.
Parallèlement, les syndicats allemands sont puissants et
riches (26 % de salariés syndiqués). Ils sont organisés par
branches et les confédérations ont moins de poids que
leurs affiliés. Enfin, ils n’ont aucun lien avec les partis po-
litiques. Ce sont des syndicats de participation, associés
dans certaines branches (mines, métallurgie) et dans les
grandes entreprises à la direction des entreprises (coges-
tion, Mitbestimmung). La conjonction du politique et du
social donne ce que Ludwig Erhard a appelé “l’économie
sociale de marché” (Marktwirtschaft).
Une autre donnée fondamentale de l’économie allemande
est qu’elle s’inscrit dans un État fédéral. Les Länder ont
une grande autonomie et instaurent une concurrence qui
permet de s’aligner progressivement sur les meilleures
solutions, mais également une diversité politique, mar-
quée par exemple par l’importance de la CSU en Bavière
(ce parti relié à la CDU défend les thèses les plus libérales),
ou des Verts dans les Länder orientaux. Bien que le siège
de la République ait été transféré de Bonn à Berlin après
la réunification, l’Allemagne n’est pas un pays jacobin.
De plus, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe veille avec
efficacité à l’état de droit et au respect des compétences
des diverses instances de la Fédération. Son autorité est
respectée, comme on l’a vu en septembre dernier à propos
de son jugement sur la création du MES (Mécanisme eu-
ropéen de stabilité, encore appelé “le FMI européen”).
Grâce à son fédéralisme, l’Allemagne a pu intégrer facile-
ment les régions constituant jadis la République démo-
cratique allemande.
Les atouts
>> À propos du couple franco-allemand, c’est surtout la
fluidité du marché du travail qui est évoquée. Les lois
Hartz votées du temps de Gerhard Schröder ont introduit
trois réformes : le chômage à temps partiel, la liberté des
conditions d’embauche et de licenciement, la possibilité
pour les employeurs et les syndicats de conclure des ac-
cords d’entreprises sans être tenus par les négociations
de branches.
>> On connaît moins les dispositions en matière de pro-
tection sociale qui se révèlent d’une efficacité indéniable:
le système d’assurances sociales dans sa totalité a dégagé
un excédent de 15 milliards d’euros l’an dernier. Ce succès
repose à la fois sur une concurrence active des caisses et
une mise en responsabilité des assurés.
>> Pour la maladie, le système a trouvé son équilibre, le
jour les hôpitaux publics ont été en grande partie pri-
vatisés. Les personnes qui gagnent plus de 4050 euros
bruts par mois ne sont plus obligées de s’affilier au régime
public d’assurance maladie et peuvent recourir à une as-
surance privée - ce qui est le cas pour 11 % de la popula-
tion. Le régime public lui-même est géré par des caisses
librement choisies par les assurés (et ils peuvent en chan-
ger).
ACTUELLEMENT,
L’ALLEMAGNE
BÉNÉFICIE DUNE
CROISSANCE RELANCÉE,
DUN TAUX DE CHÔMAGE
EN BAISSE, ET DUN
RÉÉQUILIBRAGE
DE SES FINANCES
PUBLIQUES.
N°651 LION EN FRANÇAIS 61
>> Pour les retraites, les Allemands ont pris des mesures
drastiques imposées par le vieillissement de la population
qui fait exploser le système par répartition (les cotisations
des actifs paient les pensions des retraités). D’une part
l’âge de la retraite a été porté à 65 ans, d’autre part le ré-
gime général est doublé d’un système par points capitali-
sés (“pensions Riester”), et un troisième pilier de retraites
volontaires par capitalisation bénéficie d’incitations fis-
cales.
>> Mais c’est aussi dans le domaine des finances publiques
que l’Allemagne a porté des efforts spectaculaires. Pour
réduire les déficits et l’endettement qu’ils entraînent, les
dépenses publiques ont été réduites et sont inférieures à
la moyenne des pays européens (vingt-sept de l’Union).
Cette réduction est le résultat d’un désengagement de
l’État d’un grand nombre d’activités amorcé depuis dix
ans. Ont été entièrement ou partiellement privatisés: les
transports ferroviaires et aériens, les télécommunications,
la poste, les musées, les hôpitaux, les logements sociaux,
certaines banques régionales publiques. Sans doute la fis-
calité globale a-t-elle également été augmentée, mais les
impôts sur les sociétés ont été diminués.
>> C’est à juste titre que l’on a vanté les mérites du sys-
tème de formation en Allemagne qui permet, entre autres,
de réduire le chômage des jeunes. L’enseignement clas-
sique se double d’un apprentissage dans les dernières an-
nées de l’adolescence : une main-d’œuvre de qualité va
pouvoir trouver des emplois hautement qualifiés. Tout au
long de sa carrière, un salarié a l’occasion de s’adapter à
de nouveaux postes: une occasion de promotion person-
nelle et une assurance contre le chômage.
>> Enfin, quant aux atouts de leurs succès à l’exportation,
les entreprises allemandes s’appuient sur des relations
suivies avec la clientèle étrangère. L’exportation n’est pas
conçue comme un moyen d’écouler les surplus de produits
que la consommation nationale n’a pas absorbés, mais
comme l’occasion d’ouvrir des débouchés durables, no-
tamment dans les pays émergents. L’exemple de l’indus-
trie de l’automobile en Chine est révélateur. Les Allemands
ont bien compris le type de véhicules que désiraient les
Chinois: prestige, luxe, puissance. Leurs voitures ne sont
pas “allemandes”, mais chinoises.
Les performances
Actuellement, l’Allemagne bénéficie d’une croissance re-
lancée, d’un taux de chômage en baisse, et d’un rééquili-
brage de ses finances publiques. Ce n’est pas le seul pays
européen à connaître cette situation (relativement) satis-
faisante: Autriche, Luxembourg, Pays Bas, Suisse. Mais
les performances allemandes sont d’autant plus appré-
ciables que le pays avait été l’un des plus touchés par la
crise. En 2009, le PIB (Produit intérieur brut) avait chuté
de 4,8 %. >> Tableau 1
DOSSIER Économie
Années 2009 2010 2011
Taux de
croissance
PIB (en %) - 4,8 3,8 3,0
Taux de
chômage
(en %) 6,7 5,9 5,4
Déficit
budgétaire
(% du PIB) 3,2 4,3 1,0
Dette
publique
(% du PIB) 73,5 83,2 81,7
Excédent de
la balance
commerciale
(Mds )
139 154 158
62 LION EN FRANÇAIS N°651
Ces données macro-économiques s’enchaînent assez na-
turellement: le taux de chômage diminue quand les en-
treprises sont en croissance. Comme les entreprises alle-
mandes travaillent beaucoup à l’exportation, cela explique
la croissance. Contrairement à la thèse chère au FMI et au
G20 la croissance allemande a été relancée sans déficit
budgétaire durable, bien que la dette publique ait fait un
bond spectaculaire en 2010. Mais le déficit a presque dis-
paru l’an dernier, et la dette publique a donc amorcé une
légère décrue.
Quant au pouvoir d’achat des Allemands, il peut être com-
paré avec celui des pays les plus riches de l’OCDE à travers
le chiffre du revenu par tête en 2011 (à parité normalisée)
en US dollars. >> Tableau 2 (Source: Eurostat)
Il est vrai cependant que la population allemande a vu
son pouvoir d’achat et sa consommation stagner depuis
quelques mois. Alors que de fortes pressions s’exerçaient
pour instaurer un salaire minimum (il n’existe pas en Al-
lemagne l’équivalent du Smic français), les dirigeants ont
préféré conserver au marché du travail toute sa flexibilité.
Le chômage partiel, voire même une baisse des taux de
salaire horaire dans certains secteurs, explique la récente
stagnation du pouvoir d’achat. Pour autant, il serait inexact
d’en conclure que la conjoncture se dégrade en Allemagne.
Cependant, des périls certains se profilent à l’horizon de
l’économie: il y a beaucoup de défis à relever.
Les défis
>> Le premier défi, et le plus lourd, est celui du vieillisse-
ment de la population. Il compromet très sérieusement le
système des retraites (c’est pourquoi les Allemands accé-
lèrent le passage à la capitalisation, moins coûteuse et
plus sûre). Il entraîne aussi un problème d’immigration
pour pallier le manque de main-d’œuvre, y compris spé-
cialisée (plusieurs milliers d’Indiens sont employés dans
l’informatique). Il complique aussi les relations avec les
voisins polonais et tchèques qui disposent d’une force de
travail à bon marché, de sorte que beaucoup d’entreprises
allemandes ont préféré se délocaliser à quelques kilomè-
tres des frontières est et sud-est plutôt que de s’implanter
dans les Länder orientaux.
>> Le deuxième défi tient à la dépendance commerciale
de l’Allemagne à l’égard de l’Europe. L’Allemagne fait les
deux tiers de son commerce extérieur avec les vingt-six
autres pays de l’Union européenne. Aujourd’hui, l’Alle-
magne souffre du ralentissement généralichez ses prin-
cipaux partenaires, à commencer par la France. À cette
dépendance commerciale s’ajoute une dépendance éner-
gétique. L’Allemagne n’a d’autre ressource domestique
que celle du charbon, elle doit importer gaz et pétrole, et
le gel de l’énergie nucléaire décidé l’an dernier (30 mai
2011, après le tsunami de Fukushima) est une décision
lourde: le nucléaire fournit actuellement le quart de l’élec-
tricité allemande ; sa sortie est prévue pour 2022, mais
d’ores et déjà huit réacteurs sont sur le point de s’arrêter.
>> Enfin, le troisième grand défi de l’économie allemande
est politique, et concerne l’avenir de la zone euro. Les Al-
lemands savent que le maintien de la zone implique deux
choses: d’une part le respect par tous les partenaires d’une
discipline budgétaire (le nouveau Pacte aura-t-il plus de
chance que les critères de Maastricht, pourtant plus “tolé-
rants”?), d’autre part une forte contribution au sauvetage
des pays en déroute (Grèce, Portugal, Espagne). Les
consommateurs et contribuables allemands sont ainsi mis
à l’épreuve, ce qui n’est pas très populaire. En sens inverse,
un éclatement pur et simple de la zone pénaliserait peut-
être les exportations vers l’Europe, dont dépend le dyna-
misme de l’économie allemande.
Les fondamentaux de l’économie allemande seront-ils suf-
fisants pour relever ces défis? Sans doute les Allemands
n’accepteront-ils pas une fin de crise européenne noyée
dans l’inflation. Reste alors pour eux à renforcer encore
leurs atouts actuels. Mais cela n’est pas du goût de certains
de leurs partenaires européens. Si en 2012, l’excédent
commercial dépassait les 210 milliards d’euros, l’Alle-
magne serait sous le coup d’une sanction de la part de la
Commission européenne, parce que son excédent aurait
franchi le cap des 6 % du PIB! Il est difficile d’être fourmi
dans la chaleur d’une crise, quand chantent les cigales.
SANS DOUTE LES ALLEMANDS NACCEPTERONT-ILS PAS
UNE FIN DE CRISE EUROPÉENNE NOYÉE DANS LINFLATION.
RESTE ALORS POUR EUX À RENFORCER ENCORE LEURS ATOUTS ACTUELS.
MAIS CELA NEST PAS DU GOÛT DE CERTAINS DE LEURS PARTENAIRES EUROPÉENS
Allemagne 43980 France 42420
Autriche 48300 Japon 45180
Belgique 46160 Luxembourg 78130
Canada 45560 Norvège 88890
Danemark 60390 Suède 53230
Finlande 48420 USA 48450
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