OXYGÉNOTHÉRAPIE EN ANESTHÉSIE OBSTÉTRICALE E. Boselli Département d’anesthésie-réanimation, Hôpital Antoine Béclère, 92141 Clamart, France. INTRODUCTION Depuis les années 60, il est reconnu qu’une supplémentation en oxygène est nécessaire pour maintenir une saturation adéquate lors d’une anesthésie générale. De plus, il a été montré dans les années 70 qu’une diminution de la PaO2 chez la parturiente entraînait une chute rapide de la PaO2 fœtale, d’où l’importance d’une préoxygénation maternelle correcte et du maintien d’une saturation en oxygène adéquate lors de l’anesthésie générale obstétricale, en particulier pour césarienne [1]. Il existe cependant une controverse concernant la supplémentation en oxygène optimale à utiliser en anesthésie obstétricale, aussi bien lors de césariennes réalisées sous anesthésie générale que sous anesthésie régionale [2]. Si une FiO2 élevée lors de césariennes urgentes semble utilisée par tous afin d’optimiser l’oxygénation fœtale, certaines données suggèrent que l’hyperoxie maternelle pourrait être délétère pour le fœtus en raison d’une vasoconstriction utérine hyperoxique, mais aussi d’une formation accrue de radicaux libres fœtaux [3]. Ces notions semblent cependant théoriques, en particulier dans les situations à faible risque fœtal telles les césariennes programmées, et leurs implications cliniques restent à déterminer. 1. OXYGÉNATION MATERNO-FŒTALE Une supplémentation maternelle en oxygène est généralement réalisée lors de césariennes sous anesthésie générale ou régionale mais aussi lors du travail obstétrical afin de réduire le risque potentiel d’hypoxie fœtale. Cependant, la physiologie et la physiopathologie de l’oxygénation materno-fœtale sont souvent méconnues des praticiens, comme l’a récemment souligné une enquête anglaise réalisée auprès de 99 anesthésistes, obstétriciens et sages-femmes [4]. 1.1. PHYSIOLOGIE L’oxygénation du fœtus est favorisée par certaines caractéristiques physiologiques maternelles, mais aussi fœtales. Les facteurs physiologiques maternels sont de deux types : respiratoire (l’augmentation du volume courant associée à la diminution de la capacité résiduelle fonctionnelle induites par la grossesse entraînent une diminution modérée de 138 MAPAR 2004 la PaCO2 et une augmentation modeste de la PaO2) et hématologique (l’augmentation du 2,3-diphosphoglycérate lors de la grossesse entraîne une diminution de l’affinité de l’hémoglobine maternelle pour l’oxygène) [5]. Les facteurs physiologiques fœtaux sont les suivants : hémoglobinémie fœtale supérieure à l’hémoglobinémie maternelle, forte affinité de l’hémoglobine fœtale pour l’oxygène en raison d’un faible contenu en 2,3-diphosphoglycérate et perfusion des organes fœtaux élevée comparativement à leurs besoins [5]. La valeur de la PaO2 fœtale (Tableau I) correspond environ au tiers ou au quart de la PaO2 maternelle [6]. Une augmentation de la PaO2 maternelle aboutira à une augmentation de la PO2 à la fois dans la veine et dans l’artère ombilicales (Figure 1). Cependant, cette augmentation sera de plus faible amplitude en raison d’un shunt fonctionnel de part et d’autre de la membrane placentaire et d’une consommation en oxygène par le placenta élevée [5]. Tableau I Valeurs normales des gaz du sang ombilicaux [6] Artère ombilicale Veine ombilicale 7,13 - 7,36 7,23 - 7,44 KPa mmHg 1,1 - 3,6 8 - 27 2,4 - 5,3 18 - 40 PCO2 KPa mmHg 4,9 - 9,2 37 - 69 4,0 - 7,1 30 - 53 -10 - 1 -8 - 1 pH PO2 Excès de bases, mmol/L 1.2. IMPLICATIONS CLINIQUES Les échanges gazeux materno-fœtaux dépendent de la normalité de plusieurs variables physiologiques (hématose, capacité de transport en oxygène et efficacité circulatoire maternelles, débit utéro-placentaire) qu’il faudra s’efforcer d’optimiser lors de l’anesthésie obstétricale. L’hyperventilation physiologique liée à la grossesse peut se majorer, en particulier au cours du travail en réponse à la douleur ou de manière volontaire selon certaines méthodes d’accouchements «naturels». Cependant, une hyperventilation excessive peut conduire à une dette maternelle en oxygène associée à une hypocapnie potentiellement responsable d’une diminution du débit utéro-placentaire par vasoconstriction [5]. Ceci entraîne une alcalose respiratoire déplaçant vers la gauche la courbe de dissociation de l’hémoglobine, diminuant ainsi les capacités de relargage de l’oxygène vers les tissus maternels et vers le sang fœtal [5]. Enfin, l’hypoventilation maternelle, responsable d’une chute brutale de la PaO2, peut conduire rapidement à une hypoxémie fœtale, d’où la nécessité d’une préoxygénation adéquate avant l’induction anesthésique [5]. Une hypoventilation maternelle peut en outre survenir au cours du travail secondairement à l’hyperventilation lors des contractions. De plus, alors qu’une anémie maternelle chronique et modérée peut être relativement bien tolérée par le fœtus, une perte brutale des capacités de transport en oxygène, en particulier lors d’une hémorragie, peut conduire rapidement à une souffrance fœtale aiguë, d’où la nécessité de leur restauration rapide. De même, l’efficacité circulatoire maternelle et le débit utéro-placentaire doivent être préservés en luttant contre le syndrome de compression cave, l’hypertonie utérine ou l’hypotension secondaire à une anesthésie générale ou régionale [2, 5]. Obstétrique 139 Figure 1 : Circulation fœtale Les chiffres encerclés indiquent le pourcentage de saturation. Ao : aorte, DA : ductus arteriosus (canal artériel), IVC : veine cave inférieure (inferior vena cava), Li : foie (liver), Lu : poumon (lung), P : placenta, PA : artère pulmonaire (pulmonary artery), PV : veine pulmonaire (pulmonary vein), RA et LA : oreillettes droite et gauche (right and left atria), RHV et LHV : veines hépatiques droite et gauche (right and left hepatic veins), RV et LV : ventricules droit et gauche (right and left ventricules), SVC : veine cave supérieure (superior vena cava), UA : artère ombilicale (umiblical artery), UV : veine ombilicale (umbilical vein). 2. OXYGÉNOTHÉRAPIE ET ANESTHÉSIE GÉNÉRALE OBSTÉTRICALE 2.1. PRÉOXYGÉNATION La préoxygénation en oxygène pur avant l’induction anesthésique est devenue un standard dans la majorité des institutions. Elle conduit à une dénitrogénation de la capacité résiduelle fonctionnelle et une augmentation des réserves en oxygène permettant de retarder l’apparition de la désaturation artérielle durant l’apnée qui suit l’induction anesthésique. Elle est particulièrement importante lors de la séquence d’induction rapide de l’anesthésie générale pour césarienne qui présente des risques liés à l’urgence, au retard de la vidange gastrique, mais aussi aux conditions de l’intubation pouvant être défavorables du fait de la grossesse [1]. De plus, en raison de la diminution de la capacité résiduelle fonctionnelle lors de la grossesse, l’apnée chez la parturiente entraîne une diminution de la PaO2 plus précoce que chez le sujet témoin pouvant être rapidement responsable d’une bradycardie et d’une chute de la PaO2 fœtales [1]. Cependant, cette diminution marquée de la capacité résiduelle fonctionnelle chez la parturiente entraîne un temps de dénitrogénation d’autant plus court que la grossesse est avancée (en moyenne 130 s chez le sujet témoin, 104 s entre 13 et 26 semaines d'aménorhée et 80 s entre 26 et 42 semaines) [6, 7]. 140 MAPAR 2004 Depuis de nombreuses années, différentes techniques de préoxygénation avant anesthésie générale pour césarienne (respiration normale pendant quelques minutes ou quatre inspirations profondes en trente secondes) ont été évaluées, avec des résultats parfois discordants selon les études. N’ayant pas mis clairement en évidence la supériorité d’une méthode par rapport à l’autre, ces études recommandaient généralement d’utiliser la technique de la respiration normale (en appliquant de manière étanche un masque facial relié à un ballon avec un débit d’oxygène à 8 L/min pendant deux à trois minutes) et de ne réserver la technique des quatre inspirations profondes que pour l’anesthésie générale en urgence [1, 8, 9]. Cependant, une étude très récente a comparé trois techniques de préoxygénation en mesurant la FETO2 (fraction en oxygène de fin d’expiration) de parturientes volontaires à terme : technique standard (respiration normale pendant trois minutes à 9 L/min d’oxygène) et respiration forcée (quatre inspirations profondes en trente secondes ou huit inspirations profondes en une minute à 15 L/min d’oxygène) [10]. Les auteurs ont retrouvé chez les parturientes une FETO2 en fin de préoxygénation statistiquement plus élevée avec la technique standard (89 %) ou après huit inspirations (90 %) qu’après quatre inspirations (83 %) et une moindre fréquence de FETO2 ≥ 90 % après quatre inspirations (18 %) qu’avec les deux autres techniques (76 %). Ils concluent que la technique des huit inspirations est similaire à la technique standard mais supérieure à celle des quatre inspirations, et recommandent donc son usage pour la préoxygénation en anesthésie obstétricale, en particulier dans le cadre de l’urgence. 2.2. ENTRETIEN DE L’ANESTHÉSIE GÉNÉRALE La FiO2 optimale à utiliser lors d’une anesthésie générale obstétricale reste débattue depuis de nombreuses années. Certaines études, parfois anciennes ou de méthodologie imparfaite, n’avaient pas clairement mis en évidence d’amélioration de l’oxygénation fœtale en utilisant une FiO2 maternelle à 100 %, et soulignaient le risque de mémorisation peropératoire lié à l’absence d’utilisation du protoxyde d’azote. De même, l’augmentation de la FiO2 de 50 % à 100 % au moment de l’hystérotomie permet certes une augmentation de la PaO2 maternelle à l’extraction mais n’entraîne pas d’augmentation des PO2 artérielle et veineuse fœtales [11]. Plusieurs études randomisées et contrôlées récentes ont néanmoins démontré une augmentation de l’oxygénation fœtale en utilisant un mélange gazeux associant un halogéné et 100 % d’oxygène ou 50 % d’oxygène et de protoxyde d’azote [12, 13]. Ces études n’ont cependant pas montré d’amélioration du bien-être néonatal. Les auteurs suggèrent donc qu’une augmentation de l’oxygénation fœtale ne semble pas nécessaire lors de césariennes programmées réalisées sous anesthésie générale et que son efficacité reste à démontrer lors de césariennes réalisées en urgence, tout en soulignant le risque potentiellement toxique de la formation de radicaux libres engendrés par l’hyperoxie maternelle. 3. OXYGÉNOTHÉRAPIE ET ANESTHÉSIE RÉGIONALE OBSTÉTRICALE Une supplémentation maternelle en oxygène est couramment effectuée lors de césariennes réalisées sous anesthésie régionale. Cette attitude empirique repose sur le fait généralement admis que cette supplémentation bénéficie à la mère (compensation des effets respiratoires de l’anesthésie régionale, augmentation des réserves en oxygène utile en cas de complication…) mais aussi au fœtus (meilleure capacité à supporter l’intervalle séparant l’hystérotomie de l’extraction ou la période d’hypoxie survenant après l’extraction…). Cependant, il existe une controverse concernant l’emploi systématique d’une oxygénothérapie maternelle lors de césariennes réalisées sous anesthésie régionale [2]. Obstétrique 141 3.1. ARGUMENTS EN FAVEUR D’UNE OXYGÉNOTHÉRAPIE SYSTÉMATIQUE Un certain nombre de situations, parfois imprévisibles, nécessitant une oxygénothérapie peut survenir lors d’une césarienne. Il a ainsi été montré que l’hypotension artérielle, fréquente après anesthésie rachidienne, pouvait altérer l’équilibre acidobasique fœtal même lorsqu’elle est de courte durée [2]. L’augmentation de la FiO2 avant l’épisode hypotensif permettrait donc de maintenir un apport en oxygène au fœtus correct dans cette situation. De même, une situation hémorragique peut survenir à tout instant lors d’une césarienne, pouvant entraîner une hypotension maternelle majorée par le bloc sympathique lié à l’anesthésie régionale. De plus, certaines situations extrêmes telles l’embolie amniotique ou la rachianesthésie totale, survenant chez des parturientes dont la fonction respiratoire est déjà altérée par la grossesse, peuvent conduire rapidement à une désaturation artérielle. Une supplémentation maternelle en oxygène systématique lors de césariennes semble donc justifiée afin que les réserves en oxygène soient augmentées avant la survenue de ces événements indésirables. 3.2. ARGUMENTS CONTRE UNE OXYGÉNOTHÉRAPIE SYSTEMATIQUE En dehors de l’inconfort lié à l’utilisation systématique d’un masque facial ou de lunettes à oxygène, l’effet bénéfique de l’hyperoxie maternelle sur le fœtus reste à déterminer. Ainsi, plusieurs études suggèrent que l’hyperoxie maternelle pourrait être responsable d’une augmentation de la PCO2 fœtale par le biais d’une vasoconstriction placentaire perturbant les échanges gazeux fœto-maternels [2]. De plus, certaines données récentes tendent à montrer que l’hyperoxie maternelle pourrait être délétère pour la mère et le fœtus en raison d’une production accrue de radicaux libres [2]. Il a ainsi été montré que l’utilisation d’une FiO2 supérieure à 60 % chez la mère n’augmentait que très modestement la PaO2 veineuse ombilicale, mais provoquait une augmentation des hydroperoxydes lipidiques (produits de l’activité radicalaire) dans le sang maternel et veineux ombilical [14]. Néanmoins, bien que l’utilisation d’une FiO2 élevée lors de la réanimation du nouveau-né semble délétère en raison de l’augmentation de l’activité radicalaire néonatale, le retentissement maternel et fœtal de l’hyperoxie maternelle lors de césariennes réalisées sous anesthésie régionale reste à déterminer [2]. 4. OXYGÉNOTHÉRAPIE ET ANALGÉSIE OBSTÉTRICALE Une supplémentation maternelle en oxygène est couramment réalisée pendant le travail (hypotension maternelle, souffrance fœtale…) et est parfois proposée de manière prophylactique en deuxième partie de travail, réputée plus à risque pour le fœtus. La littérature est cependant très pauvre à ce sujet. Il n’existe en effet aucune étude ayant comparé le pronostic néonatal après supplémentation maternelle en oxygène pour souffrance fœtale et seules deux études ont comparé le pronostic néonatal après administration d’oxygène prophylactique en deuxième partie de travail [15]. Ces deux études retrouvent des pH néonataux plus bas après supplémentation maternelle prophylactique en oxygène, sans autre différence significative. Il n’existe ainsi que très peu de données en faveur ou allant à l’encontre d’une oxygénothérapie maternelle systématique lors de l’analgésie du travail. CONCLUSION L’oxygénation fœtale est donc conditionnée par l’hématose et l’hémodynamique maternelles et par le débit utéro-placentaire. Le but de l’oxygénothérapie en anesthésie obstétricale est d’optimiser l’hématose maternelle afin d’améliorer l’oxygénation fœtale. Cependant, l’augmentation de l’oxygénation maternelle n’entraîne pas d’augmentation similaire de celle-ci. En revanche, l’hypoxie maternelle, d’apparition plus précoce que 142 MAPAR 2004 chez la femme non enceinte, peut conduire brutalement à une hypoxémie fœtale et doit donc absolument être évitée. Une préoxygénation rigoureuse réalisée à l’aide d’un masque facial hermétiquement appliqué est donc indispensable avant anesthésie générale obstétricale, selon une technique «standard» (respiration normale trois minutes à 9 L/min d’oxygène) ou une technique «rapide» (huit inspirations profondes en une minute à 15 L/min d’oxygène), particulièrement utile en cas d’urgence. Il ne semble pas nécessaire d’utiliser une FiO2 supérieure à 50 % pour l’entretien de l’anesthésie générale, en particulier lors d’interventions programmées. Le bénéfice fœtal lié à l’hyperoxie maternelle reste en effet à démontrer et quelques données récentes suggèrent qu’elle pourrait être potentiellement toxique en augmentant la formation de radicaux libres. De même, bien qu’une supplémentation en oxygène soit fréquemment réalisée afin d’augmenter les réserves maternelles et ainsi faire face à d’éventuelles complications lors de césariennes réalisées sous anesthésie régionale ou lors de la simple analgésie obstétricale, le bénéfice d’une oxygénothérapie systématique reste à démontrer, en particulier en cas d’intervention programmée ou d’accouchement normal. Cependant, devant l’absence de données formelles prouvant la toxicité maternelle ou fœtale de l’hyperoxie et en l’attente de données complémentaires, il semble licite de proposer une oxygénothérapie en analgésie ou en anesthésie obstétricale, en particulier en cas de souffrance fœtale ou d’extraction instrumentale en urgence. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES [1] Bernard F, Louvard V, Cressy ML, Tanguy M, Malledant Y. Préoxygénation avant induction pour césarienne. Ann Fr Anesth Réanim 1994;13:2-5 [2] Jordan MJ. Women undergoing ceasarean section under regional anesthesia should routinely receive supplementary oxygen. Int J Obstet Anesth 2002;11:282-8 [3] Backe SK, Lyons G. Oxygen and elective caesarean section. Br J Anaesth 2002;88:4-5 [4] Kinsella SM, Thurlow JA. Placenta oxygen transfer and intrauterine resuscitation: a survey of knowledge in maternity care professionals. Int J Obstet Anesth 2000;9:15-9 [5] Bassell GM, Marx GF. Optimization of fetal oxygenation. 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