Magetobriga

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Magetobriga Première bataille de l’histoire d’Alsace ? L’Histoire d’une population commence lorsqu’on dispose sur elle de documents écrits et compréhensibles. En général, on apprend cela en classe de sixième. On sait vaguement que l’Histoire de la France commence avec l’arrivée des Romains, avec les premières descriptions de la Gaule et l’introduction de l’écriture. En Alsace, on a les premiers noms de personnes dans le récit de César ou sur les monnaies de la tribu des Médiomatriques. Mais on trouve aussi chez César un nom de lieu, Magetobriga, qui pourrait être le plus anciennement connu de notre histoire locale, à condition bien sûr qu’il se situe en Alsace. Il n’intéresse plus, depuis longtemps, les archéologues et les universitaires. C’est une raison suffisante pour nous y arrêter et livrer au lecteur ce que l’on sait à propos de cet étrange toponyme. L’arrivée de César Le 14 septembre 58 avant J.-­‐C., Jules César défaisait au pied des Vosges le chef germanique Arioviste. L’événement a suscité beaucoup d’intérêt à Rome, où certains espéraient la victoire du Barbare, par crainte des ambitions de César. Il y a donc eu de nombreux récits de la campagne menée par César en Alsace. A peine trois ou quatre ont survécu, dont la Guerre des Gaules de César lui-­‐même (1) On pourrait considérer qu’avec la victoire romaine, notre région entrait dans l’Histoire. En fait, dans son récit, Jules César faisait allusion à un autre événement militaire qui s’était peut-­‐être déroulé sur le Rhin quelques mois plus tôt. Il s’agit de la bataille de Magetobriga (2) Rappelons brièvement les faits. Arioviste, roi de la tribu des Suèves, et chef d’une confédération de peuplades d’outre-­‐Rhin, a fait passer le fleuve à trois petites tribus celtiques jusque-­‐là installées sur la rive est. Il s’agit des Triboques, des Némètes et des Vangions. Arioviste contrôlait déjà l’équivalent de la Haute Alsace, de sorte qu’il disposait désormais de têtes pont sur la rive ouest du Rhin. Devant cette menace, les deux peuples les plus puissants de la Gaule, les Séquanes et les Eduens, réunissent leurs alliés et entreprennent de repousser Arioviste. La bataille a lieu près d’un endroit nommé Magetobriga. Elle débouche sur la victoire d’Arioviste. Son déroulement nous est connu par César lui-­‐même, qui a dû en connaître les détails par ses alliés gaulois. En août 58, alors qu’il se trouve à Besançon, et que ses troupes renâclent à affronter les Germains d’Arioviste, il leur explique brièvement les circonstances dans lesquelles les Gaulois avaient été battus. Cette défaite des Celtes face aux Germains a eu des conséquences dramatiques. Les Eduens et les Séquanes, avec leurs alliés, devaient à présent livrer des otages et payer un tribut. Les trois quarts de la Gaule du nord se retrouvaient dans la dépendance d’Arioviste. Or, les Romains, et particulièrement César avaient également des visées sur cette région. Au cours des mois qui suivirent Magetobriga, il devint patent qu’Arioviste se constituait une puissance régionale susceptible à plus ou moins longue échéance, de menacer les intérêts romains et les ambitions du proconsul. L’intervention de César en Gaule s’explique largement par cette menace. Les localisations de Magetobriga Mais où se trouvait Magetobriga ? On a placé ce lieu à plusieurs endroits Raymond Schmittlein le localisait à Magdebourg, en Allemagne. Outre le fait que la simple ressemblance Magdeburg-­Magetobriga n’est pas un argument suffisant, qu’est-­‐ce que les Eduens et les Séquanes seraient allés chercher outre-­‐Rhin, dans une zone aussi hostile que la Germanie ? (3) La deuxième thèse, plus rigoureuse, place Magetobriga à Mons Arduus, actuel Mont Ardoux, près de Pontailler sur Saône. On y aurait trouvé au XVIIIe siècle une anse de poterie portant l’inscription Magetob(riga). Autre élément en faveur de ce lieu : il y avait là un village gaulois (4). La troisième thèse s’appuie sur une ressemblance toponymique. La Moigte de Broie, près du village de Broye-­‐lès-­‐Pesmes, sur la rive de l’Ognon, à quelques kilomètres de son confluent avec la Saône. Outre qu’il n’y a pas de vestige celtique, il est hasardeux de faire dériver Moigte de Mageto (5). Ces deux dernières propositions placent donc la bataille près de la Saône. On peut se demander pour quelle raison Arioviste se serait hasardé aussi loin de ses bases, et pire, à la frontière entre Séquanes et Eduens. Ces deux peuples auraient disposé de conditions idéales pour l’affronter. Autant sauter à pieds joints dans un piège. Ajoutons que cette localisation ne colle pas avec la manière de procéder d’Arioviste, qui reste tapi dans son camp en attendant que les assiégeants se lassent. Cet homme est un chasseur, pas un écervelé (6). En 1919, C. Oberreiner envisage prudemment deux autres localisations : l’Ochsenfeld-­‐Nonnenbruch, et Magstatt (7). En fait, que sait-­on ? Voici à présent ce que dit César devant ses légionnaires à Besançon : « Que s'il en est qu'effraient la défaite et la fuite des Gaulois (comprendre : à Magetobriga), ceux-­‐là pourront se convaincre, s'ils en cherchent les causes, que les Gaulois étaient fatigués de la longueur de la guerre ; qu'Arioviste, après s'être tenu plusieurs mois dans son camp et dans ses marais sans accepter la bataille, les avait soudainement attaqués, alors qu’ils désespéraient déjà de combattre et se dispersaient. Il les avait vaincus plutôt par l’adresse et l’habileté que par le courage » (8) Si l’on comprend bien, Arioviste était protégé par son camp. On sait que les peuples germaniques se déplaçaient avec des chariots, qu’ils utilisaient ensuite comme protection, ce que les archéologues allemands appellent la Wagenburg, le « fortin de chariots » (9). A Magetobriga, ce cercle de véhicules était lui-­‐
même situé dans une zone rendue inaccessible par les marais. Par ailleurs, si Arioviste est resté tapi pendant des mois dans son camp, cela implique que son ravitaillement était assuré. Soit il était près d’un axe de communication, soit il s’adossait à un arrière-­‐pays ami, ce qui impliquerait qu’il ne s’était pas hasardé trop loin de ses bases. Le nom du site a également fait l’objet de nombreuses interprétations, aujourd’hui passablement vieillies par les progrès de la toponymie. Magetobriga se décompose en mageto et briga. Briga, en celtique, signifie « hauteur », « colline » ou « forteresse ». C’est un toponyme très courant (10) Mageto est dérivé de magos, « champ », « marché. La forme magetto désigne un « petit marché ». Magetobriga aurait donc été « la colline/forteresse du petit marché (11) Mais le texte antique hésite entre Magetobriga et Admagetobriga, ce qui a causé bien du souci aux exégètes. Or, il existait en celtique un préfixe ad, signifiant, comme en latin « vers » (12). On peut donc penser qu’Arioviste ne s’est pas enfermé dans la forteresse elle-­‐même. La rencontre a eu lieu dans ses environs immédiats. A présent, récapitulons: on a un site celtique, au sommet d’une colline, nommé d’après un marché situé soit dans ses murs, soit dans les environs immédiats. Arioviste a campé non loin de cette éminence et attendu que l’assiégeant se lasse. Sa Wagenburg était positionnée de manière à ce que la zone marécageuse en gêne l’accès. Son approvisionnement pendant des mois était assuré par un axe de communication (le Rhin ?) ou par une zone agricole proche. Voici donc le portrait-­‐robot de Magetobriga. Peut-­‐on, sur cette base, hasarder une localisation ? Où chercher ? Il doit exister dans l’est de la Gaule des dizaines de sites celtiques répondant plus ou moins à cette description. Faut-­‐il chercher le long du Rhin ? Arioviste, au moment de la bataille de Magetobriga possédait la Haute Alsace et les têtes de pont que constituaient les implantations des Triboques, Némètes et Vangions. On pourrait objecter que César ne mentionne pas le grand fleuve, mais dans son bref récit de la bataille entre Suèves et Gaulois, il s’est cantonné strictement aux éléments topo-­‐
graphiques nécessaires à la compréhension de la tactique d’Arioviste. De même, le scénario de l’affrontement du même Arioviste avec César comporte un strict minimum d’éléments topographiques. On pourrait presque parler de bataille « hors sol ». Une première localisation serait envisageable à Bâle, sur la rive gauche du fleuve. On y trouve deux sites antiques, Gasfabrik et le Münsterhügel, qui porte actuellement la cathédrale. Le premier était une agglomération ouverte de 15 ha, qui présentait des caractères urbains. Les rues se cou-­‐
paient plus ou moins à angle droit, et les bâtiments se dressaient sur des parcelles parfai-­‐
tement délimitées par des fossés. Ce site, habité entre 150 et environ 80 avant notre ère, constituait le centre stratégique d’un réseau commercial
aux lointaines ramifications, comme le prouve la découverte d’objets
importés des régions méditerranéennes. On y a trouvé des amphores
vinaires et une des plus importantes collections de monnaies celtes en
Europe. Les traces laissées par de nombreuses activités artisanales
témoignent d’un niveau de spécialisation souvent très poussé.
Gasfabrik était donc un centre à la fois artisanal et commercial. Il
appartenait à l’axe reliant le monde méditerranéen à la vallée du Rhin
par le Rhône et la Saône (13). On ne sait avec certitude quelle tribu
celtique occupait les lieux, peut-être les Séquanes ou les Rauraques.
Un peu en amont, toujours sur la rive ouest, une colline, le Münsterhügel domine le confluent de la Birsig avec le Rhin. Vers 80, et sans césure, y apparaît un nouvel établissement, un oppidum de 4,5 à 5 ha, protégé sur trois côtés par le Rhin et la Birsig, sur le quatrième par un murus gallicus. Quelle est la cause de ce déplacement ? Une tribu locale a-­‐t-­‐elle mis la main sur ce lieu stratégique ? Ou l’oppidum était-­‐il une réponse à une menace ? Si c’est le cas, il est peu probable qu’il s’agisse déjà d’Arioviste. On sait par contre que les Séquanes et les Eduens se disputaient le contrôle de l’axe commercial Rhône-­‐Saône-­‐Rhin. Les constructeurs de l’oppidum pourraient donc être les Séquanes (14). Il serait alors séduisant d’identifier le Münsterhügel à Magetobriga, la « colline du petit marché ». On pourrait reconnaître la zone marécageuse dans la Birsig, qui se jette dans le Rhin en contrebas du Münsterhügel. Tous ces éléments se trouvent dans un rayon de 3 ou 4 km. Les incertitudes surgissent lorsqu’on essaie d’imaginer un scénario de bataille. Le Münsterhügel était-­‐il entre les mains d’Arioviste ? C’est possible, puisque les Séquanes avaient cédé la Haute Alsace aux Germains avant l’affaire d’Admagetobriga. On sait aussi par César que les oppida des Séquanes étaient entre leurs mains (15). On pourrait donc voir dans le Münsterhügel une tête de pont d’Arioviste sur la rive gauche. Depuis cet endroit, le Suève pouvait se ravitailler par le Rhin, et attendre tranquillement que les assiégeants, éloignés de leurs bases, baissent la garde. En fait, ce n’est ici qu’une des hypothèses envisageables. Plus nord, toujours le long du Rhin, une autre localisation est possible dans la zone de Vieux-­‐Brisach. Sa colline se trouvait, jusqu’en 1292, sur la rive ouest du Rhin. A ses pieds, il existait une zone basse où serpentaient les bras du Rhin, une zone assez basse pour que le fleuve puisse éventuellement changer de cours. Des zones palustres ne devaient donc pas manquer. Un établissement celtique tardif a existé à Breisach, dans son quartier sud-­‐est. Hochstet-­‐
ten, c’est son nom, s’étendait sur 6 à 8 hectares à un emplacement natu-­‐
rellement protégé, avec accès direct au Rhin. Breisach– Hochstetten avait une fonction por-­‐
tuaire. On y a trouvé trace d’un trafic d’objets de luxe et de métaux précieux. Il semble bien
qu’il ait été touché par des événements militaires précédant l’arrivée
de César : entre 80 et 40, le site est abandonné au profit du Münsterberg, plus haut dans la ville (16). On aurait donc, là aussi, une
possibilité d’identification. Hochstetten serait le « marché » (mageto),
et le Munsterberg, l’oppidum (briga). A quoi s’ajoute la situation de
Breisach, dans cette zone inondable qu’était le Rhin avant sa
régulation au XIXe siècle : des zones de marécage ne devaient pas
manquer dans les environs. Par ailleurs, la proximité du Rhin
permettait, là aussi, de ravitailler la Wagenburg d’Arioviste pendant
des mois.
Un peu plus loin au nord, l’archéologie vient peut-­‐être une nouvelle fois au secours de la toponymie. Sur le Limberg, une hauteur située directement contre le Rhin, il y avait dès le Néolithique, un autre établissement humain, fortifié. A l’époque hallstattienne, la zone fortifiée s’est étendue, et à La Tène finale, elle a été encore renforcée par un puissant remblai, toujours reconnaissable. Le site domine les bords du fleuve de 90 m. Pendant des siècles, il a été défendu par des bras du Rhin sur trois côtés. A son stade final, il s’étend sur 20 ha. A l’époque augustéenne, un camp Le site d’oppidum de Sasbach-­Limberg, vu depuis le sud-­ouest. Source : Marco Schrickel romain apparaît à l’intérieur de la fortification indigène (17). Le texte de César ne permet pas de s’avancer davantage. Nous l’avons déjà dit, dans l’est de la Gaule, d’autres sites antiques pourraient correspondre à ce portrait-­‐robot (18). Le dossier est ouvert depuis des décennies. à la disposition de qui voudra bien s’en saisir. Pierre Jacob Notes
(1) Parmi ces auteurs, le plus riche en information est Dion Cassius, qui écrit à la fin du IIe/début du IIIe s., mais reprend un contemporain de César, Aelius Tubero. (2) On date généralement Magetobriga en s’appuyant sur une lettre de Cicéron à Atticus, I, 39. (3)SCHMITTLEIN, Raymond, La première campagne de César contre les Germains, 58 avant J.-­C., (Travaux et mémoires des instituts français en Allemagne), PUF, 1958. CHASTAGNOL, André, Annales, économie, sociétés, civilisations, année 1958, vol. 13, n°2, p. 373-­‐
374, en fait une recension en demi-­‐teinte. (4) OBERREINER, C. « La bataille de Magetobrige », Revue d’Alsace, 1919, p. 8-­‐ 24. Sur le tesson de Magetob : p. 20-­‐21. (5) Jacques MARTIN, Histoire des Gaules et des conquêtes des Gaulois, T.II, Paris, 1754, p. 45. (6) C’est exactement ainsi qu’Arioviste se comportera contre César. Malheureusement pour lui, le proconsul s’était renseigné sur Magetobriga. (7) Sur Nonnenbruch et Magstatt, OBERREINER, p. 22. L’auteur rappelle d’autres localisations. (8) De Bello Gallico, I, 40… « Si quos adversum proelium et fuga Gallorum commoveret, hos, si quaererent, reperire posse, diuturnitate belli defatigatis Gallis, Ariovistum, quum multos menses castris se ac paludibus tenuisset, neque sui potestatem fecisset, desperantes iam de pugna et dispersos subito adortum, magis ratione et consilio, quam virtute , vicisse ». (9) On retrouve ce procédé au moment de la bataille contre César. Le proconsul ne signale la présence de ces chariots (rheda) qu’au moment où Arioviste les met en commun à la veille de la bataille. Dion Cassius parle également des hamaxa (chariots). (10) DELAMARRE, X., Dictionnaire de la langue gauloise, Une approche linguistique du vieux-­celtique continental, Paris, 2003. Art. « briga », p. 86-­‐87. (11) DELAMARRE, X. art. « magos »p. 213. L’auteur signale aussi une forme *magetton, « petit marché ». Magetobriga pourrait donc être la « forteresse du petit marché ». (12) art. « ad », p. 31. (13) Barry CUNLIFFE, Greeks, Romans and Barbarians, Londres, 1988, p. 86 suiv. (14) L’abandon de Gasfabrik dès les années 80-­‐70 pourrait s’expliquer par les conflits de cette époque. Ils ne sont pas favorables au commerce fluvial. Sur le conflit entre Eduens et Séquanes concernant la Saône : STRABON, IV, 3, 2. Et l’on sait aussi par César qu’Arioviste était déjà sur le pied de guerre en 72 avant J.C., 14 ans avant l’arrivée du proconsul. Bell. Gall., I, 36. (15) César, I, XXXII : Sequanis…quorum oppida omnia in potestate eius (i.e. Ariovisti) essent… (16) Holger WENDLING, « Die Spätlatènezeit auf dem Münsterberg bei Breisach. Neueste Untersuchungen zur Chronologie und Chorologie eines oberrhreinischen Zentralortes », academia.edu (17) WEBER-­‐JENISCH G., « Der Limberg bei Sasbach und die spätlatène zeitliche Besiedlung des Oberrheingebietes », Materialhelfte zur Archäol. In Baden-­Württemberg, 29, 1995. C. EHLERS, T. ZOTZ, Die deutschen Königpfalzen, vol. 3.2, Baden-­‐
Württemberg, 2013, p. 81 ; « Marco Schrickel. Oppida-­‐ Premières villes au nord des Alpes : Sasbach ». 
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