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À LA RECHERCHE DES ORIGINES
D’UNE DIDACTIQUE DU PLURILINGUISME
Franz-Joseph MEISSNE
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(Justus Liebig Universität, Giessen)
De nos jours, la didactique du plurilinguisme (Mehrsprachigkeits-
didaktik, didactics of plurilingualism) est une notion générique à laquelle
se rattachent plusieurs concepts voisins. Son succès international est dû à
la promotion du plurilinguisme par l’Union Européenne et aux résultats
des recherches empiriques qui soulignent l’importance des savoirs préa-
lables de l’apprenant et des modèles d’apprentissage basés sur le réseau-
tage. Dans ce contexte, cet article se propose d’éclairer la tradition
plurilinguistique de l’apprentissage des langues. Ce faisant, il recourt aux
matériaux didactiques et bibliographiques. Son objectif est de donner une
réponse à la question de savoir si une didactique du plurilinguisme exis-
tait avant la lettre.
In our days, didactics of plurilingualism (Mehrsprachigkeitsdidaktik,
didactique du plurilinguisme) is an umbrella term that attracts a certain
number of neighboring pedagogical concepts. Last but not least this is due
to the promotion of plurilingualism by the European Union and to the
findings of empirical research that stresses the role of the learners’ rele-
vant previous knowledge and of networking models of learning. Against
this background, the following paper tries to elucidate the plurilingual
tradition of learning and teaching of foreign languages as far as such an
approach can be found in didactic materials and some bibliographical
documents. Its ambition is to find an answer to the question whether a
kind of didactics of plurilingualism avant la lettre can be supposed.
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NTRODUCTION
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Aujourd’hui, la notion de didactique du plurilinguisme (didactics of
plurilingualism, Mehrsprachigkeitsdidaktik, etc.) est un mot-clef de la
politique des langues européennes. Il s’agitd’un «catch-word» easy
1Adresse de correspondance: franz-joseph.me[email protected].
2Cet article est une version actualisée d’une publication parue en langue allemande
dans Fremdsprachen Lehren und Lernen 39 (2010).
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In : Bernard Colombat, Jean-Marie Fournier, Valéry Raby (éds.) : Vers une histoire générale de la grammaire
française. Matériaux et perspectives. Actes du colloque international de Paris (HTL/SHESL, 27-29 janvier 2011).
Paris : Honoré Champion, p. 533-550.
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534 ÀLA RECHERCHE DES ORIGINES DUNE DIDACTIQUE DU PLURILINGUISME
to remember, pleasant to repeat.La fonction primaire d’un tel terme est
de créer un large consensus par rapport à ce qu’il exprime et/ou à ce qu’il
pourrait exprimer aux yeux d’un public hétérogène. On soulignera
d’ailleurs que la formule est au ur de la politique des langues de
l’Union Européenne. Il suffit de se remettre en mémoire les directives
de sa politique linguistique et éducative dont la finalité centrale est de
faire «connaître au moins deux langues étrangères en dehors de la langue
maternelle» à un maximum de personnes (cf. Lutjeharms 2007). Ce que
cela signifie au niveau du type du plurilinguisme se lit chez le penseur et
linguiste italien Umberto Eco:
Une Europe de polyglottes n’est pas une Europe de personnes qui parlent
couramment beaucoup de langues, mais, dans la meilleure des hypo-
thèses, de personnes qui peuvent se rencontrer en parlant chacune sa
propre langue et en comprenant celle de l’autre, mais qui, ne sachant
pourtant pas parler celle-ci de façon courante, en la comprenant, même
péniblement, comprendraient le «génie », l’univers culturel que chacun
exprime en parlant la langue de ses ancêtres et de sa tradition. (1993,
p. 377)
Très positivement connoté, le terme attire un certain nombre de concepts
voisins: didactique intégrée cohésive de l’intercompréhension pour
n’en énumérer que quelques-uns (Meissner 2005). Bien que la didactique
du plurilinguisme englobe un certain nombre de concepts pédagogiques
(voir Candelier et al. 2007), la didactique de l’intercompréhension est au
carrefour de ces concepts car, dans son centre sémantique, se trouve le
désir de faciliter à l’individu l’acquisition du plurilinguisme en l’incitant
à exploiter ses savoirs préalables, entre autres les ressemblances inter-
linguales identifiables et ses expériences avec les langues et leur appren-
tissage. Aussi faut-il considérer l’intercompréhension – c’est-à-dire la
capacité à comprendre une langue ou une variété étrangère sans l’avoir
acquise en milieu naturel ou apprise de manière formelle comme le
dénominateur commun de tous ces courants, aussi différents soient-ils.
Il suffit de se rappeler la célèbre phrase du psychologue américain David
Ausuble (1968, p. vi): «If I had to reduce all of educational psychology
to just one principle, I would say this: The most important single factor
in influencing learning is what the learner already knows ». Tout cela
explique pourquoi la didactique de l’intercompréhension a élargi la typo-
logie des transferts (Meissner 2004).
Celui qui est sur les traces des précurseurs historiques de l’actuelle didac-
tique du plurilinguisme, doit rechercher en tenant compte des aspects
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sémasiologiques et onomasiologiques les caractéristiques suivantes et
ce, parce qu’ils sont au cœur de cette approche:
1. Ne pas enfermer la méthode dans la description d’une seule langue
de départ et/ou de langue-cible.
2. Activer les connaissances plurilingues des apprenants et faciliter des
transferts interlinguaux basés sur des comparaisons entre les langues.
On voit bien la proximité d’un tel concept de phénomènes pour lesquels
le XXesiècle va forger les termes ‘inférence’ et ‘transfert’.
1. DE LINVENTION ET LAPPRENTISSAGE/ENSEIGNEMENT DES
LANGUES,DES GRAMMAIRES ET DES MATERIAUX DIDACTIQUES :
DISTANCES INTERLINGUALES
Tout regard sur le passé exige un mot au sujet des sources écrites, dans
notre cas des mariaux d’enseignement et d’apprentissage : diction-
naires, grammaires, manuels de langue(s). Il ne faut pas oublier que les
mots grammaire et manuel et leurs séries (esp. gramática,manual, it.
grammatica,manuale etc.) ont, pendant des siècles, été synonymes. A
côté des manuels, des listes de vocabulaire signalent elles aussi un intérêt
pour l’apprentissage et l’enseignement de ‘plusieurslangues (Hüllen
1989).
Le concept d’enseignement des langues étrangères suppose souvent
que la variété à apprendre possède déjà un statut de «langue». Ce fait
relie l’histoire de l’enseignement des langues vivantes à leurs noms et à
leurs normes. L’historien de l’italien, Bruno Migliorini (1978, p. 265),
constate à l’égard de l’époque de Dante: «si adoperano promiscua-
mente e quasi indifferentemente i termini di volgare, fiorentino, toscano,
italiano». Glück, auteur d’une synthèse sur l’histoiredel’allemand
comme langue étrangère, souligne le statut incertain de la langue (2002,
p. 29) par rapport au néerlandais. Lauteur de la première grammaire du
hollandais, Twe-spraak van Nederduitsche letterkunst (1584), voit le
rapport de sa langue maternelle avec le danois, le frison et l’anglais et les
nomme verscheyden Duytsche spraak (Glück 2002, p. 29). Matthias
Kramer rapporte en 1716 que les locuteurs du bas-allemand et ceux du
haut-allemand ne se comprennent pas facilement, et à l’époque de la
Révolution française, l’abbé Grégoire constate que sur les 25 millions de
citoyens et citoyennes, seuls quelque trois millions possèdent vraiment
l’idiome de la République (Le Rapport Grégoire, Convention Nationale,
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juin 1794). Il en suit que pendant de nombreux siècles, la réalité socio-
linguistique des Français était plutôt caractérisée par des variétés que par
la présence de la langue nationale, ce qui souligne une fois de plus l’im-
portance historique de l’intercompréhension.
Il suffit de voir la codification tardive de nos langues européennes
entre le XVeet le XVIIIesiècle pour comprendre pourquoi leur enseigne-
ment devait rester dans la tradition du latin. L’utilisation de cet adstrat
savant servant de métalangue rendait l’ouvrage accessible à un grand
nombre de personnes. LArs grammatica d’Aelius Donatus au milieu du
IVesiècle (cf. Schönberger 2008) passe pour être l’exemple par excellence
de l’influence des grammaires latines. Toutes les grammaires du temps, y
compris le Donatz Proensals de Hugues Faidit au XIIIesiècle, suivent le
schéma d’Aelius Donatus, c’est-à-dire traitent des partes orationis
(noms, pronoms, verbes, adverbes, participes, conjonctions, prépositions,
interjections auxquels se joignent dans le cas des langues vulgaires les
règles de prononciation prises dans telle ou telle variété).
La filiation grammaticographique ne pouvant être traitée dans le cadre
de cette contribution, nous nous contenterons d’évoquer le lien étroit que
l’on peut constater entre les schémas de description largement similaires
(du moins dans leurs bases) des langues anciennes et des grammaires
vulgaires.
Pour le français, on ne peut totalement exclure une relation sous-
jacente entre, d’une part, les «universalistes», avec leur œuvre pion-
nière la Grammaire générale et raisonnée (1660) d’Antoine Arnauld et
Claude Lancelot, plus connue sous le nom de Grammaire de Port-
Royal ,et les ouvrages de François-Séraphin Régnier-Desmarais (1705),
Claude Buffier (1709), Pierre Restaut (1730), Gabriel Girard (1747),
Nicolas Beauzée (1767), dont l’œuvre porte le titre significatif de
Grammaire générale ou Exposition raisonnée des éléments nécessaires
du langage, pour servir de fondements à l’étude de toutes les langues et,
d’autre part, les méthodes et grammaires (pratiques) destinées à l’ap-
prentissage des langues.L’essence pédagogique au sens le plus strict de
la Grammaire nérale repose sur la supposition que la connaissance de
principes universels facilitera l’entendement de «toutes les langues».
Mais évidemment, dans la Préface de la Grammaire générale, Beauzée
(1767) voit l’insuffisance de l’approche «universelle » pour décrire et
expliquer les formes et le fonctionnement concret des langues «particu-
lières». En même temps, il souligne la nécessité de différencier entre
«grammaire générale» et «grammaire particulière» (Monreal-Wicker
1976, p. 34 et suiv.). Néanmoins, on voit que la pensée d’une économie
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d’apprentissage concernant plusieurs langues était sous-jacente. Qu’une
telle «économie» ne fût pas forcément limitée d’ailleurs aux langues de
la même famille, c’est ce que montre le Projet pour perfectionner l’or-
thografe des langues d’Europe de Charles Irénée Castel de Saint-Pierre
(1730).Son «parfait alphabet» ne reposait pas sur le principe phono-
graphique traditionnel (une lettre indique un son), mais articulatoire
(position et mouvement de la bouche en produisant un son) (Meissner
1998). L’introductiond’un tel alphabet articulatoire aurait, croyait
l’Abbé, réduit les difficultés de prononciation des apprenants de toutes
les langues étrangères.
Dans le cas de l’intercompréhension romane, une telle idée d’écono-
mie d’apprentissage plurilinguale était, vu les innombrables parallèles
entre les langues-sœurs, particulièrement évidenteet tentante
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Dieudonné Thiébault, dans sa Grammaire philosophique ou la métaphy-
sique, la logique et la grammaire, réunies en un seul corps de doctrine
(1802), freine pourtant les attentes exagérées émises dans la grammaire
générale (prétendant qu’avantd’affirmer l’existenced’une grammaire
générale, il faut connaître toutes les langues). Mais l’intérêt porté au pluri-
linguisme et à l’économie de l’apprentissage était déjà trop important
pour que de telles critiques puissent porter leurs fruits. Ceci est aussi
prouvé au début du XIXesiècle par l’ouvrage de Samuel Barnard, A poly-
glot grammar of the Hebrew, Chaldee, Syriac, Greek, Latin, English,
French, italian, Spanish and German languages, reduced to one common
syntax and an uniform mode declension and conjugation as far as prac-
ticable, with notes explanatory of the idioms of each language; a succinct
plan of their prosody and an extensive index. The whole intended to
simplify the study of the languages (Philadelphia, 1825). Mais revenons
àl’apprentissage du latin, de la grammaire générale et du plurilinguisme
en l’an 1611. En cette année paraît à Salamanque un ouvrage destiné à
l’apprentissage du latin, ianua linguarum sive Modus maxime acommo-
datus, quo petefit aditus ad omnes linguas intelligendas du jésuite
W. Bathe. Sánchez Pérez (1992, p. 129) reprend une citation tirée d’une
lettre du Père Hernando Vásquez de Guzmán à un frère irlandais concer-
nant le livre du jésuite: «Recibi el methodo breve para aprender lenguas
[] he leydo las sentencias todas, y me parece la cosa mas ingeniosa […]
que jamas he visto a este proposito, fuera de ser un methodo para apren-
der cualquier lengua muy breve […]».
3Nous renvoyons les lecteurs à la publication de Suso Lopez coord.(2010).
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