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sible pour Thucydide. Ce qu’il faut comprendre, justement, c’est que l’action
humaine n’est pas réductible à des variables, mais qu’elle s’inscrit dans un
faisceau complexe de relations et de raisons qui combinent les choix rationnels,
les circonstances et les passions. Cette approche, me semble-t-il, mérite d’être
redécouverte dans le contexte scientifique actuel, où l’abstraction l’emporte
souvent sur le sens des réalités et où les paradigmes disponibles (choix ration-
nel, contextualisme, approche par les émotions…) ont tendance à se présenter
comme concurrents. Thucydide, lui, entend justement combiner les différents
niveaux d’analyse.
Thém iST OC l e, S Tr aTèg e aU X mille rU S eS
La singularité de l’approche proposée par Thucydide est particulièrement
sensible lorsque ce dernier fait le portrait type du bon stratège. A travers son
récit militaire et diplomatique, l’historien athénien caractérise l’intelligence de
celui qui a pour fonction de décider l’action militaire, de mettre en mouvement
les troupes. Dans le premier livre de son Histoire de la Guerre du Péloponnèse,
il évoque ainsi le stratège et homme politique athénien Thémistocle, qui s’est
illustré durant la Deuxième guerre médique, précédant la guerre du Pélopon-
nèse: «Il excellait à se faire, dans les problèmes immédiats, l’avis le meilleur,
grâce à la réflexion la plus brève et, relativement à l’avenir, il savait aussi se
faire la plus juste idée sur les perspectives les plus étendues. Une affaire était-elle
entre ses mains, il savait aussitôt l’exposer; n’en avait-il pas l’expérience, il n’en
portait pas moins un jugement valable; enfin les avantages et les inconvénients
pouvaient être encore indistincts: il savait au mieux les prévoir. Pour tout dire,
par les ressources de la nature et le peu de peine dont il avait besoin, cet homme
fut sans pareil pour improviser ce qu’il fallait»(10).
Selon Thucydide, le talent, inné, de Thémistocle tient à sa capacité à voir
avant les autres, à anticiper l’avenir de façon à disposer toujours d’un coup
d’avance. Ce talent stratégique s’est illustré lors de la bataille de Salamine
en 480 avant J.-C., par laquelle Thémistocle parvient à attirer les navires
perses dans un guet-apens, la baie de Salamine, trop étroite pour permettre
aux navires perses de se déployer tandis que les navires grecs, moins nom-
breux, avaient pris soin d’encercler l’ennemi selon la technique du periplous,
empruntée à la pêche au thon. Avant cette bataille, Thémistocle s’était opposé
aux autres stratèges de la coalition grecque sur la bonne stratégie à adopter:
la majorité plaidait pour une bataille sur terre à Athènes, tandis que Thémis-
tocle jugeait nécessaire l’abandon d’Athènes et le repli stratégique dans la
baie de Salamine. L’évacuation d’Athènes apparaissait à première vue comme
une folie, aussi bien pour les Athéniens, dont Thémistocle était, que pour les
Perses, lesquels ne pouvaient concevoir que les Athéniens abandonneraient
ainsi leur cité. Comment les Perses pouvaient-ils imaginer que la première
cité grecque leur serait livrée aussi facilement ? Thémistocle, par un habile
(10) .Thucydide, I, 138, 3.