Université Panthéon-Assas
Centre Thucydide
ANNUAIRE FRANÇAIS
DE
RELATIONS
INTERNATIONALES
2014
Volume XV
PUBLICATION COURONNÉE PAR
L’ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES
(Prix de la Fondation Edouard Bonnefous, 2008)
THUCYDIDE ET LE BON STRATÈGE
PAR
Jean-Vi n c e n t HOLEINDRE (*)
Parfois considérée comme la « première guerre totale de l’histoire » (1), la
guerre du Péloponnèse marque un tournant dans la politique et la guerre en
Grèce antique. En écrivant l’histoire de ce conflit, Thucydide apparaît comme
le témoin-clef de cet événement capital. Observateur rigoureux des faits, le
penseur athénien est souvent présenté, à la suite d’Hérodote, comme le pre-
mier historien au sens académique du terme: son œuvre est notamment invo-
quée pour caractériser le passage, au tournant du Vesiècle avant Jésus-Christ,
du mythe, propre à la Grèce archaïque d’Homère, à la raison, qui naît dans
le sillage de la cité grecque, après les réformes institutionnelles de Clisthène
l’Athénien au début du VIesiècle avant J.-C.(2).
Par son analyse impressionnante du déroulement de la guerre et de ses
causes, Thucydide est également considéré comme l’un des «pères fondateurs»
des études stratégiques et, plus largement, des Relations internationales(RI),
tenues comme un domaine du savoir académique. Avant même d’évoquer le nom
de Machiavel, Hobbes ou encore Clausewitz, tout spécialiste des RI qui délivre
un cours d’introduction à sa matière se doit de citer l’auteur de l’Histoire de
la guerre du Péloponnèse, présenté généralement comme le premier théoricien
«réaliste», soucieux de décrire la politique internationale telle qu’elle est et
non telle qu’elle devrait être(3).
lU niv erS al i Té d e ThU C yd ide
Ces images de Thucydide comme père fondateur de l’analyse rigoureuse sur
l’histoire et la politique internationale sont parfaitement justifiées. Cependant,
l’intérêt de son œuvre ne tient pas seulement à son caractère fondateur ou pre-
mier. Si Thucydide occupe une place centrale dans l’étude des relations inter-
nationales et de la guerre, c’est d’abord en raison de son caractère universel.
(1) .Cf.V. D. hanSOn, La Guerre du Péloponnèse, Flammarion, Paris, 2008; M.deBidOUr, Les Grecs et la
guerre. Ve-IVesiècle. De la guerre rituelle à la guerre totale, Le Rocher, Paris, 2002.
(2) Jean-Pierre vernanT, Mythe et pensée chez les Grecs, La Découverte, Paris, 2007 (1965).
(3) Cf. notamment D.BOUCher, Political Theories of International Relations. From Thucydides to the
Present, Oxford University Press, 1998; D.BaTTiSTella, Théories des relations internationales, Presses de
Sciences Po, Paris, 2009.
(*) Maître de conférences en Science politique à l’Université Panthéon-Assas (ParisII, France).
76 JEAN-VINCENT HOLEINDRE
Comme le note Leo Strauss, «Thucydide nous permet de voir l’universel dans et
par l’événement particulier qu’il rapporte: c’est pour cette raison que son ouvrage
se veut un acquis pour toujours»(4). La présente contribution s’appuie sur cette
remarque de Strauss, sans pour autant suivre l’interprétation spécifique que
donne ce philosophe de la pensée de Thucydide. Thucydide n’est pas intéres-
sant parce qu’il est arrivé le premier ou parce qu’il adopte une grille de lecture
«réaliste» ou bien encore parce que son œuvre serait «actuelle» –au sens où
elle ferait écho à certains aspects de l’actualité mondiale. Thucydide doit être
lu car sa description du phénomène guerrier fournit un apport définitif à notre
intelligence des relations internationales.
Cette proposition un peu abrupte doit être explicitée: je ne veux pas dire
qu’il n’y a rien après Thucydide et qu’on peut se contenter d’une lecture de
l’Histoire de la guerre du Péloponnèse pour comprendre la guerre et les rela-
tions internationales dans leur ensemble. Je veux dire que Thucydide a donné
une description de la guerre et de la stratégie tellement frappante, précise et
éclairante qu’on ne peut faire autrement que de s’y référer lorsqu’on essaie de
mieux comprendre ces sujets. Par exemple, toute définition de la puissance en
RI est déterminée, consciemment ou inconsciemment, par l’idée qu’en donne
Thucydide. Il en va de même pour la description du bon stratège militaire, sujet
auquel les développements les plus substantiels de ce texte seront consacrés.
A cet égard, on peut comparer Thucydide à Clausewitz, dont l’œuvre, fondée
sur l’interprétation des guerres de la Révolution et de l’Empire, détermine
aussi pour une large part les termes du débat stratégique contemporain. Ces
deux auteurs ne sont aucunement réductibles au contexte dans lequel ils ont
élaboré leur œuvre, même si par ailleurs le contexte a joué pour eux un rôle
fondamental. Comme le suggère Leo Strauss, le génie de Thucydide a été préci-
sément de repérer la dimension universelle d’un événement là où l’observateur
lambda n’aurait vu que des faits particuliers et contingents. Son œuvre met en
scène la rencontre d’un contexte spécifique –en l’occurrence la mutation de
la guerre et de la stratégie à l’époque classique– et d’une volonté de penser la
guerre par-delà les critères propres à une époque.
Le caractère universel de l’œuvre de Thucydide est d’autant plus étonnant
que, comme le relève Cornelius Castoriadis, il n’y a pas chez lui de théorie
de la guerre, au sens où la guerre échapperait en partie à la saisie ration-
nelle(5). Certes, toute guerre implique des êtres humains dotés de la gnômè,
cette faculté de prévision et de raisonnement qui rend les humains capables
de calculs rationnels. Cependant, si, dans la guerre, «le calcul [rationnel] est
poussé à l’extrême, on y trouve aussi d’autres éléments de sens contraire et qui
y font obstacle»(6). Ce qui survient dans la guerre est para logon («contre la
logique»), au sens où «les sujets ont fait des calculs rationnels et savent ce qui est
(4) Leo STraUSS, La Cité et l’homme, Le Livre de Poche, Paris, 2005 (1964), pp.309-310.
(5) Cornelius CaSTOriadiS, Thucydide, la force et le droit, Seuil, 2010.
(6) Ibid., p.254.
THUCYDIDE ET LE BON STRATÈGE 77
rationnel, mais ils ne parviennent pas à s’y conformer»(7). Ils n’y parviennent
pas car ils sont gagnés par leurs passions: le phtonos (l’envie ou la jalousie),
la pleonexia (le désir d’avoir davantage ou encore l’amour du kudos (la renom-
mée et la gloire). En introduisant ce thème des passions, Castoriadis souligne
un point capital qui nous fait mieux percevoir l’universalité de Thucydide, ce
qu’il nomme lui-même son «extraordinaire force aussi bien philosophique que
poétique».
Thucydide nous fait voir que ce qui est non rationnel n’est pas incompré-
hensible. Ce non-rationnel est compréhensible à condition de ne pas réduire
l’histoire, comme le fait la bêtise moderne, à un enchaînement mécanique de
causes et d’effets, de raisonnements et d’erreurs de raisonnement. S’il y a des
erreurs de raisonnement, ce n’est pas uniquement parce que les hommes sont
incapables de se hausser à un certain niveau d’intelligence; c’est parce que ces
hommes sont des êtres vivants, des êtres habités par leurs passions. Dans cette
affaire la rationalité se tisse avec les passions, elle est la plupart du temps,
voire presque toujours, un instrument de leur victoire(8).
Thucydide parle de la guerre non comme un théoricien élaborant un sys-
tème, mais comme une interprète soucieux de donner un sens à ce qui, à pre-
mière vue, n’en a pas: des batailles aussi destructrices les unes que les autres,
dans un contexte où toutes les cités impliquées appartiennent au même monde,
celui de l’Hellade. Ce n’était pas le cas des guerres qui ont précédé, notamment
les guerres médiques qui opposaient deux mondes hétérogènes, celui des Grecs
et celui des «Barbares» perses, ce qui donnait une justification plus «évidente»
à la guerre. L’historien athénien, pour reprendre le vocabulaire des sciences
sociales contemporaines, ne cherche pas à expliquer mais à comprendre. L’ex-
plication revient à réduire la décision militaire à une rationalité instrumentale
–les moyens étant mobilisés pour réaliser des fins clairement énoncées– ou à
un contexte général qui favoriserait tel ou tel choix; la compréhension, quant à
telle, sous-tend que toute décision stratégique est motivée par un calcul ration-
nel de la part des acteurs, que viennent compliquer les passions, les émotions
et les sentiments.
Par conséquent, si Thucydide réussit à atteindre l’universel à travers son
œuvre, c’est précisément parce qu’il n’entend pas forger de théorie, pour pri-
vilégier ce que Nietzsche nomme ce «dur sens des réalités que les Grecs avaient
instinctivement » et qui a été perdu avec l’idéalisme platonicien (9). Cette
absence de théorie n’est pas renoncement à la science : tout élément exté-
rieur à ce qu’on nomme, dans la théorie des relations internationales actuelle,
les « variables» –dépendantes ou indépendantes – n’est pas incompréhen-
(7) Ibid., p.255.
(8) Id.
(9) «Ma régénération, ma prédilection, mon traitement contre tout platonisme fut de tout temps Thucydide.
Thucydide et peut-être le Prince de Machiavel sont au plus haut point en affinité avec moi-même par la
volonté inconditionnée de ne s’illusionner en rien et de voir la raison dans la réalité –on pas dans la ‘raison’
encore moins dans la ‘morale’», F.nieTzSChe, «Wie ich den Alten verdanke», Götzen-Dämmerung, Kröner,
Stuttgart, 1978, pp.177-178.
78 JEAN-VINCENT HOLEINDRE
sible pour Thucydide. Ce qu’il faut comprendre, justement, c’est que l’action
humaine n’est pas réductible à des variables, mais qu’elle s’inscrit dans un
faisceau complexe de relations et de raisons qui combinent les choix rationnels,
les circonstances et les passions. Cette approche, me semble-t-il, mérite d’être
redécouverte dans le contexte scientifique actuel, où l’abstraction l’emporte
souvent sur le sens des réalités et où les paradigmes disponibles (choix ration-
nel, contextualisme, approche par les émotions…) ont tendance à se présenter
comme concurrents. Thucydide, lui, entend justement combiner les différents
niveaux d’analyse.
Thém iST OC l e, S Tr aTèg e aU X mille rU S eS
La singularité de l’approche proposée par Thucydide est particulièrement
sensible lorsque ce dernier fait le portrait type du bon stratège. A travers son
récit militaire et diplomatique, l’historien athénien caractérise l’intelligence de
celui qui a pour fonction de décider l’action militaire, de mettre en mouvement
les troupes. Dans le premier livre de son Histoire de la Guerre du Péloponnèse,
il évoque ainsi le stratège et homme politique athénien Thémistocle, qui s’est
illustré durant la Deuxième guerre médique, précédant la guerre du Pélopon-
nèse: «Il excellait à se faire, dans les problèmes immédiats, l’avis le meilleur,
grâce à la réflexion la plus brève et, relativement à l’avenir, il savait aussi se
faire la plus juste idée sur les perspectives les plus étendues. Une affaire était-elle
entre ses mains, il savait aussitôt l’exposer; n’en avait-il pas l’expérience, il n’en
portait pas moins un jugement valable; enfin les avantages et les inconvénients
pouvaient être encore indistincts: il savait au mieux les prévoir. Pour tout dire,
par les ressources de la nature et le peu de peine dont il avait besoin, cet homme
fut sans pareil pour improviser ce qu’il fallait»(10).
Selon Thucydide, le talent, inné, de Thémistocle tient à sa capacité à voir
avant les autres, à anticiper l’avenir de façon à disposer toujours d’un coup
d’avance. Ce talent stratégique s’est illustré lors de la bataille de Salamine
en 480 avant J.-C., par laquelle Thémistocle parvient à attirer les navires
perses dans un guet-apens, la baie de Salamine, trop étroite pour permettre
aux navires perses de se déployer tandis que les navires grecs, moins nom-
breux, avaient pris soin d’encercler l’ennemi selon la technique du periplous,
empruntée à la pêche au thon. Avant cette bataille, Thémistocle s’était opposé
aux autres stratèges de la coalition grecque sur la bonne stratégie à adopter:
la majorité plaidait pour une bataille sur terre à Athènes, tandis que Thémis-
tocle jugeait nécessaire l’abandon d’Athènes et le repli stratégique dans la
baie de Salamine. L’évacuation d’Athènes apparaissait à première vue comme
une folie, aussi bien pour les Athéniens, dont Thémistocle était, que pour les
Perses, lesquels ne pouvaient concevoir que les Athéniens abandonneraient
ainsi leur cité. Comment les Perses pouvaient-ils imaginer que la première
cité grecque leur serait livrée aussi facilement ? Thémistocle, par un habile
(10) .Thucydide, I, 138, 3.
1 / 16 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !