ANNUAIRE FRANÇAIS DE RELATIONS

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ANNUAIRE FRANÇAIS
DE
RELATIONS
INTERNATIONALES
2014
Volume XV
PUBLICATION COURONNÉE PAR
L’ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES
(Prix de la Fondation Edouard Bonnefous, 2008)
Université Panthéon-Assas
Centre Thucydide
THUCYDIDE ET LE BON STRATÈGE
PAR
J e a n -V i n c e n t HOLEINDRE (*)
Parfois considérée comme la « première guerre totale de l’histoire » (1), la
guerre du Péloponnèse marque un tournant dans la politique et la guerre en
Grèce antique. En écrivant l’histoire de ce conflit, Thucydide apparaît comme
le témoin-clef de cet événement capital. Observateur rigoureux des faits, le
penseur athénien est souvent présenté, à la suite d’Hérodote, comme le premier historien au sens académique du terme : son œuvre est notamment invoquée pour caractériser le passage, au tournant du Ve siècle avant Jésus-Christ,
du mythe, propre à la Grèce archaïque d’Homère, à la raison, qui naît dans
le sillage de la cité grecque, après les réformes institutionnelles de Clisthène
l’Athénien au début du VIe siècle avant J.-C. (2).
Par son analyse impressionnante du déroulement de la guerre et de ses
causes, Thucydide est également considéré comme l’un des « pères fondateurs »
des études stratégiques et, plus largement, des Relations internationales (RI),
tenues comme un domaine du savoir académique. Avant même d’évoquer le nom
de Machiavel, Hobbes ou encore Clausewitz, tout spécialiste des RI qui délivre
un cours d’introduction à sa matière se doit de citer l’auteur de l’Histoire de
la guerre du Péloponnèse, présenté généralement comme le premier théoricien
« réaliste », soucieux de décrire la politique internationale telle qu’elle est et
non telle qu’elle devrait être (3).
L’ u n i v e r s a l i t é
de
T h uc y d i d e
Ces images de Thucydide comme père fondateur de l’analyse rigoureuse sur
l’histoire et la politique internationale sont parfaitement justifiées. Cependant,
l’intérêt de son œuvre ne tient pas seulement à son caractère fondateur ou premier. Si Thucydide occupe une place centrale dans l’étude des relations internationales et de la guerre, c’est d’abord en raison de son caractère universel.
(*) Maître de conférences en Science politique à l’Université Panthéon-Assas (Paris II, France).
(1) .Cf. V. D. Hanson, La Guerre du Péloponnèse, Flammarion, Paris, 2008 ; M. Debidour, Les Grecs et la
guerre. Ve-IVe siècle. De la guerre rituelle à la guerre totale, Le Rocher, Paris, 2002.
(2) Jean-Pierre Vernant , Mythe et pensée chez les Grecs, La Découverte, Paris, 2007 (1965).
(3) Cf. notamment D. Boucher, Political Theories of International Relations. From Thucydides to the
Present, Oxford University Press, 1998 ; D. Battistella, Théories des relations internationales, Presses de
Sciences Po, Paris, 2009.
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JEAN-VINCENT HOLEINDRE
Comme le note Leo Strauss, « Thucydide nous permet de voir l’universel dans et
par l’événement particulier qu’il rapporte : c’est pour cette raison que son ouvrage
se veut un acquis pour toujours » (4). La présente contribution s’appuie sur cette
remarque de Strauss, sans pour autant suivre l’interprétation spécifique que
donne ce philosophe de la pensée de Thucydide. Thucydide n’est pas intéressant parce qu’il est arrivé le premier ou parce qu’il adopte une grille de lecture
« réaliste » ou bien encore parce que son œuvre serait « actuelle » – au sens où
elle ferait écho à certains aspects de l’actualité mondiale. Thucydide doit être
lu car sa description du phénomène guerrier fournit un apport définitif à notre
intelligence des relations internationales.
Cette proposition un peu abrupte doit être explicitée : je ne veux pas dire
qu’il n’y a rien après Thucydide et qu’on peut se contenter d’une lecture de
l’Histoire de la guerre du Péloponnèse pour comprendre la guerre et les relations internationales dans leur ensemble. Je veux dire que Thucydide a donné
une description de la guerre et de la stratégie tellement frappante, précise et
éclairante qu’on ne peut faire autrement que de s’y référer lorsqu’on essaie de
mieux comprendre ces sujets. Par exemple, toute définition de la puissance en
RI est déterminée, consciemment ou inconsciemment, par l’idée qu’en donne
Thucydide. Il en va de même pour la description du bon stratège militaire, sujet
auquel les développements les plus substantiels de ce texte seront consacrés.
A cet égard, on peut comparer Thucydide à Clausewitz, dont l’œuvre, fondée
sur l’interprétation des guerres de la Révolution et de l’Empire, détermine
aussi pour une large part les termes du débat stratégique contemporain. Ces
deux auteurs ne sont aucunement réductibles au contexte dans lequel ils ont
élaboré leur œuvre, même si par ailleurs le contexte a joué pour eux un rôle
fondamental. Comme le suggère Leo Strauss, le génie de Thucydide a été précisément de repérer la dimension universelle d’un événement là où l’observateur
lambda n’aurait vu que des faits particuliers et contingents. Son œuvre met en
scène la rencontre d’un contexte spécifique – en l’occurrence la mutation de
la guerre et de la stratégie à l’époque classique – et d’une volonté de penser la
guerre par-delà les critères propres à une époque.
Le caractère universel de l’œuvre de Thucydide est d’autant plus étonnant
que, comme le relève Cornelius Castoriadis, il n’y a pas chez lui de théorie
de la guerre, au sens où la guerre échapperait en partie à la saisie rationnelle (5). Certes, toute guerre implique des êtres humains dotés de la gnômè,
cette faculté de prévision et de raisonnement qui rend les humains capables
de calculs rationnels. Cependant, si, dans la guerre, « le calcul [rationnel] est
poussé à l’extrême, on y trouve aussi d’autres éléments de sens contraire et qui
y font obstacle » (6). Ce qui survient dans la guerre est para logon (« contre la
logique »), au sens où « les sujets ont fait des calculs rationnels et savent ce qui est
(4) Leo S trauss, La Cité et l’homme, Le Livre de Poche, Paris, 2005 (1964), pp. 309-310.
(5) Cornelius Castoriadis, Thucydide, la force et le droit, Seuil, 2010.
(6) Ibid., p. 254.
Thucydide et le bon stratège
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rationnel, mais ils ne parviennent pas à s’y conformer » (7). Ils n’y parviennent
pas car ils sont gagnés par leurs passions : le phtonos (l’envie ou la jalousie),
la pleonexia (le désir d’avoir davantage ou encore l’amour du kudos (la renommée et la gloire). En introduisant ce thème des passions, Castoriadis souligne
un point capital qui nous fait mieux percevoir l’universalité de Thucydide, ce
qu’il nomme lui-même son « extraordinaire force aussi bien philosophique que
poétique ».
Thucydide nous fait voir que ce qui est non rationnel n’est pas incompréhensible. Ce non-rationnel est compréhensible à condition de ne pas réduire
l’histoire, comme le fait la bêtise moderne, à un enchaînement mécanique de
causes et d’effets, de raisonnements et d’erreurs de raisonnement. S’il y a des
erreurs de raisonnement, ce n’est pas uniquement parce que les hommes sont
incapables de se hausser à un certain niveau d’intelligence ; c’est parce que ces
hommes sont des êtres vivants, des êtres habités par leurs passions. Dans cette
affaire la rationalité se tisse avec les passions, elle est la plupart du temps,
voire presque toujours, un instrument de leur victoire (8).
Thucydide parle de la guerre non comme un théoricien élaborant un système, mais comme une interprète soucieux de donner un sens à ce qui, à première vue, n’en a pas : des batailles aussi destructrices les unes que les autres,
dans un contexte où toutes les cités impliquées appartiennent au même monde,
celui de l’Hellade. Ce n’était pas le cas des guerres qui ont précédé, notamment
les guerres médiques qui opposaient deux mondes hétérogènes, celui des Grecs
et celui des « Barbares » perses, ce qui donnait une justification plus « évidente »
à la guerre. L’historien athénien, pour reprendre le vocabulaire des sciences
sociales contemporaines, ne cherche pas à expliquer mais à comprendre. L’explication revient à réduire la décision militaire à une rationalité instrumentale
– les moyens étant mobilisés pour réaliser des fins clairement énoncées – ou à
un contexte général qui favoriserait tel ou tel choix ; la compréhension, quant à
telle, sous-tend que toute décision stratégique est motivée par un calcul rationnel de la part des acteurs, que viennent compliquer les passions, les émotions
et les sentiments.
Par conséquent, si Thucydide réussit à atteindre l’universel à travers son
œuvre, c’est précisément parce qu’il n’entend pas forger de théorie, pour privilégier ce que Nietzsche nomme ce « dur sens des réalités que les Grecs avaient
instinctivement » et qui a été perdu avec l’idéalisme platonicien (9). Cette
absence de théorie n’est pas renoncement à la science : tout élément extérieur à ce qu’on nomme, dans la théorie des relations internationales actuelle,
les « variables » – dépendantes ou indépendantes – n’est pas incompréhen(7) Ibid., p. 255.
(8) Id.
(9) « Ma régénération, ma prédilection, mon traitement contre tout platonisme fut de tout temps Thucydide.
Thucydide et peut-être le Prince de Machiavel sont au plus haut point en affinité avec moi-même par la
volonté inconditionnée de ne s’illusionner en rien et de voir la raison dans la réalité – on pas dans la ‘raison’
encore moins dans la ‘morale’ », F. Nietzsche, « Wie ich den Alten verdanke », Götzen-Dämmerung, Kröner,
Stuttgart, 1978, pp. 177-178.
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JEAN-VINCENT HOLEINDRE
sible pour Thucydide. Ce qu’il faut comprendre, justement, c’est que l’action
humaine n’est pas réductible à des variables, mais qu’elle s’inscrit dans un
faisceau complexe de relations et de raisons qui combinent les choix rationnels,
les circonstances et les passions. Cette approche, me semble-t-il, mérite d’être
redécouverte dans le contexte scientifique actuel, où l’abstraction l’emporte
souvent sur le sens des réalités et où les paradigmes disponibles (choix rationnel, contextualisme, approche par les émotions…) ont tendance à se présenter
comme concurrents. Thucydide, lui, entend justement combiner les différents
niveaux d’analyse.
T h é m i stoc l e ,
st r at è g e aux m i l l e r us e s
La singularité de l’approche proposée par Thucydide est particulièrement
sensible lorsque ce dernier fait le portrait type du bon stratège. A travers son
récit militaire et diplomatique, l’historien athénien caractérise l’intelligence de
celui qui a pour fonction de décider l’action militaire, de mettre en mouvement
les troupes. Dans le premier livre de son Histoire de la Guerre du Péloponnèse,
il évoque ainsi le stratège et homme politique athénien Thémistocle, qui s’est
illustré durant la Deuxième guerre médique, précédant la guerre du Péloponnèse : « Il excellait à se faire, dans les problèmes immédiats, l’avis le meilleur,
grâce à la réflexion la plus brève et, relativement à l’avenir, il savait aussi se
faire la plus juste idée sur les perspectives les plus étendues. Une affaire était-elle
entre ses mains, il savait aussitôt l’exposer ; n’en avait-il pas l’expérience, il n’en
portait pas moins un jugement valable ; enfin les avantages et les inconvénients
pouvaient être encore indistincts : il savait au mieux les prévoir. Pour tout dire,
par les ressources de la nature et le peu de peine dont il avait besoin, cet homme
fut sans pareil pour improviser ce qu’il fallait » (10).
Selon Thucydide, le talent, inné, de Thémistocle tient à sa capacité à voir
avant les autres, à anticiper l’avenir de façon à disposer toujours d’un coup
d’avance. Ce talent stratégique s’est illustré lors de la bataille de Salamine
en 480 avant J.-C., par laquelle Thémistocle parvient à attirer les navires
perses dans un guet-apens, la baie de Salamine, trop étroite pour permettre
aux navires perses de se déployer tandis que les navires grecs, moins nombreux, avaient pris soin d’encercler l’ennemi selon la technique du periplous,
empruntée à la pêche au thon. Avant cette bataille, Thémistocle s’était opposé
aux autres stratèges de la coalition grecque sur la bonne stratégie à adopter :
la majorité plaidait pour une bataille sur terre à Athènes, tandis que Thémistocle jugeait nécessaire l’abandon d’Athènes et le repli stratégique dans la
baie de Salamine. L’évacuation d’Athènes apparaissait à première vue comme
une folie, aussi bien pour les Athéniens, dont Thémistocle était, que pour les
Perses, lesquels ne pouvaient concevoir que les Athéniens abandonneraient
ainsi leur cité. Comment les Perses pouvaient-ils imaginer que la première
cité grecque leur serait livrée aussi facilement ? Thémistocle, par un habile
(10) .Thucydide, I, 138, 3.
Thucydide et le bon stratège
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stratagème, oblige les stratèges de la coalition à se plier à sa volonté. Voyant
qu’il ne parviendrait pas à les convaincre du bien-fondé de sa stratégie avec
des arguments rationnels, il envoie un messager auprès de l’Empereur perse
Xerxès. Le message indique en substance que les Grecs sont divisés et que, face
à cette division, Thémistocle passe à l’ennemi. Il se termine par une recommandation de Thémistocle aux Perses, les incitant à vaincre les Grecs dans la
baie de Salamine. Par ce message, Thémistocle donne le sentiment aux Perses
que les Grecs sont à la fois divisés – ce qui est vrai – et gagnés par la panique
– ce qui l’est moins. Les troupes de Xerxès sont ainsi incitées par cette habile
manœuvre psychologique à se rendre dans la baie de Salamine, conformément
à ce que conseille Thémistocle. Or, précisément, le message de Thémistocle est
une ruse, qui vise à attirer les Perses dans un piège, tout en obligeant les Grecs
à se ranger à l’avis du stratège athénien jusque-là mis en minorité. Ce dernier
a fait « d’une pierre deux coups » : il a rallié les stratèges grecs à son plan – en
les mettant devant le fait accompli – et il a su par la même occasion attirer les
Perses dans le guet-apens de la baie de Salamine.
Cet exemple montre bien que Thémistocle, dans ses choix stratégiques, ne
s’arrête pas aux conséquences immédiates de sa décision ; il envisage d’emblée
les conditions de la victoire finale. Ce qui apparaît aux yeux des Perses comme
l’expression du désespoir des Grecs cache en fait un plan longuement mûri,
qui compose avec la désunion de la coalition grecque ainsi que son infériorité
numérique. Par ailleurs, ce qui compte aux yeux de Thémistocle, ce n’est pas
de défendre la ville d’Athènes en tant que telle, mais ses habitants. Ce sont les
Athéniens qui font Athènes, non ses murs. Le pari de Thémistocle, même s’il
comporte un grand risque, est réfléchi et repose sur une intuition qui dépasse
les idées à courte vue des autres stratèges.
Habile à concevoir, Thémistocle est également prompt à exécuter. Le deuxième élément qui, selon Thucydide, fait de Thémistocle l’archétype du bon
stratège, c’est son aptitude à repérer le moment opportun (kairos) pour mettre
ses plans à exécution. Thémistocle n’est pas seulement capable de voir plus
loin que les autres ; il est également doué pour saisir l’occasion lorsqu’elle se
présente et agir correctement en fonction de la situation. Il combine la planification sur le long terme et l’adaptation au court terme. Il lance ainsi les
navires grecs une fois les Perses entrés dans la baie de Salamine. La décision,
pour être efficace, doit être prise rapidement et au bon moment ; elle doit
également être appliquée dans un temps très court. C’est dans les moments de
crise, de basculement, que le stratège retourne la situation à son avantage, à
l’image du renard qui, dans les contes populaires, feint d’être mort ou blessé,
puis fait volte-face pour s’emparer de sa proie au moment même où elle se croit
hors de danger.
Cette notion de kairos est capitale pour saisir l’idée que Thucydide se fait du
bon stratège. Le kairos marque en effet l’effort de l’intelligence humaine pour
dominer des réalités incertaines et contingentes. Réussir une action, c’est saisir
la bonne occasion. L’histoire des actions humaines peut ainsi se ramener aux
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JEAN-VINCENT HOLEINDRE
occasions saisies ou manquées (11). L’homme du kairos est celui qui sait saisir
les occasions et s’adapter à la complexité du monde. Stratège, médecin ou
encore orateur, c’est un « ingénieur de l’occasion » (12). S’il possède l’art d’agir
au bon moment, c’est parce qu’il a auparavant établi le bon diagnostic. Cette
compétence est indispensable à tout homme d’action, et particulièrement au
stratège qui doit affronter l’incertitude de la guerre. Thémistocle est un stratège hors pair selon Thucydide, car il sait quand et comment il faut agir. L’historien de la guerre du Péloponnèse salue son intelligence exceptionnelle des
situations, sa capacité d’adaptation. Il voit dans le stratège athénien le modèle
de l’homme d’action, qui préfigure le talent d’un Démosthène ou d’un Périclès.
De manière générale, l’histoire, aux yeux de Thucydide, ne doit pas se satisfaire d’être la mémoire collective des actions passées de la cité. Elle doit « à
l’instar de l’action politique qu’elle se propose pour modèle, viser à une intelligence plus vive du présent et comme tendue vers la prévision du futur » (13). A
une époque où les cités grecques sont confrontées à la guerre et à la disparition
possible de l’Hellade, Thémistocle à Salamine représente l’intelligence qui se
projette dans un futur incertain. S’orienter dans l’avenir, c’est d’abord savoir
épouser les circonstances. C’est vrai à la guerre comme en politique. Pour Thémistocle, la force, même bien ordonnée, n’est pas suffisante pour remporter
les guerres, car celles-ci changent constamment de physionomie. La force est
ainsi sublimée par la ruse afin que le stratège puisse surmonter des situations
militaires qui sont par nature diverses. Quand la force permet de conquérir et
de maîtriser l’espace, l’intelligence rusée, que les Grecs nomment mètis, aide
le stratège à dompter le temps. En ce sens, Thémistocle est le digne continuateur d’Ulysse, « l’homme aux mille ruses » (polutropos), qui impose son tempo à
ses adversaires et compense par son ingéniosité les faiblesses qui devraient en
principe le placer en dessous des autres héros homériques.
Cette description du bon stratège, présente dès le premier livre de l’Histoire
de la guerre du Péloponnèse, éclaire l’ensemble du commentaire de Thucydide.
C’est dans cette perspective que ce dernier relève à plusieurs reprises l’importance de la ruse, qui vise à surprendre l’ennemi et à semer la panique dans le
camp adverse. Lorsqu’elle est appropriée aux circonstances, la ruse contribue
au succès militaire et à la renommée du stratège qui l’emploie. Les stratèges
éclairés sont ceux qui, comme Brasidas à Sparte et Démosthène à Athènes,
savent adapter les moyens militaires aux évolutions de la guerre et employer
la ruse lorsque la situation l’exige. Thucydide fait de la ruse non seulement un
facteur de réussite militaire, mais aussi un élément à part entière de la stratégie considérée comme un savoir pratique.
(11) Monique Trédé , Kairos. L’à-propos et l’occasion. Le mot et la notion d’Homère à la fin du IVe siècle
av. J.-C., Klincksieck, Paris, 1992, p. 19. Sur le kairos dans l’art politique et du stratège, cf. chap. IV,
pp. 191-244.
(12) Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, I. La manière et l’occasion, Seuil, Paris,
1982, p. 120.
(13) Jacqueline de Romilly, « L’utilité de l’histoire selon Thucydide » (1954), L’Invention de l’histoire
politique chez Thucydide, Rue d’Ulm, Paris, 2005, pp. 30-54.
Thucydide et le bon stratège
Le
tou r na n t d e l a g u e r r e d u
81
Péloponnèse
Venons-en à présent aux circonstances spécifiques de la guerre du Péloponnèse telles que les décrit Thucydide et qui orientent sensiblement sa réflexion
sur ce qu’est le bon stratège. Ce conflit, qui oppose les Athéniens et les Spartiates, ainsi que leurs alliés, entre 431 et 404 av. J.-C., impressionne d’abord
par sa durée – près de trente ans – et par son ampleur. La guerre n’a pas seulement pour enjeu la résolution d’un différend, mais la domination du monde
grec. Les autres cités, qui vivent pour la plupart dans l’orbite de ces deux
puissances hégémoniques, n’ont guère d’autre choix que de s’impliquer dans le
conflit, par le jeu des alliances. Pour Thucydide, cette guerre a pour origine la
compétition pour l’hégémonie que se livrent Sparte et Athènes. La cité lacédémonienne voit d’un mauvais œil l’essor d’Athènes, qui constitue à ses yeux
une menace pour son indépendance et sa prépondérance dans le Péloponnèse.
Quant à Athènes, elle veut arracher à Sparte l’hégémonie morale et militaire
que la stabilité et l’ancienneté de ses institutions lui ont permis d’acquérir (14).
La guerre du Péloponnèse met aux prises deux cités que tout oppose politiquement et militairement, sauf la volonté de puissance : d’un côté, Athènes,
cité démocratique et puissance maritime, et, de l’autre, Sparte, cité oligarchique et puissance militaire terrestre. Au-delà de l’affrontement militaire, ce
sont deux modèles politiques qui s’affrontent, deux façons de concevoir la vie
commune dans la cité. De même, il ne s’agit pas seulement d’un conflit territorial, mais d’une lutte pour l’hégémonie, ce qui confère à cette guerre un enjeu
qui dépasse les rivalités habituelles. Les hostilités prennent d’emblée la forme
d’une guerre d’anéantissement, avec l’attaque par les Thébains de Platées,
vieille alliée d’Athènes en Béotie, au printemps 431. Grâce à une trahison d’un
membre du camp adverse, un corps d’élite composé de trois cents Thébains
entre de nuit et par surprise dans la ville de Platées « alors qu’on était encore
en paix et que la guerre n’était pas ouvertement engagée », de surcroît un jour
de fête religieuse (15). Passé l’effet de surprise, les Platéens se défendent et
parviennent à repousser les Thébains, qui s’enfuient à la faveur d’une averse
survenue brusquement.
Cet épisode inaugural est symptomatique d’une guerre qui ne respectera
que rarement les normes hoplitiques, c’est-à-dire les strictes règles d’engagement impliquant le face-à-face des combattants selon le dispositif tactique de
la phalange. Avec la guerre du Péloponnèse, la guerre entre durablement dans
les murs de la cité alors qu’elle se déroulait le plus souvent sur une plaine à
l’écart de la ville. En raison du coût humain et matériel qu’il occasionne, l’affrontement diurne en rase campagne tend à être remplacé par les intrusions
nocturnes au cœur des cités menées par des mercenaires formés pour ce type
d’opérations. On assiste ainsi au développement de techniques militaires à la
fois plus destructrices et plus subtiles, qui contribuent à la remise en cause pro(14) François Châtelet, Périclès et son siècle (1960), Complexe, Paris, 1990, p. 9.
(15) C’était le jour du changement de mois. Cf. Thucydide, III, 56, 2, et III, 65, 1.
82
JEAN-VINCENT HOLEINDRE
fonde et durable de l’idéal hoplitique. Du fait même de son ampleur, la guerre
du Péloponnèse généralise des procédés restés jusque-là marginaux. A côté des
citoyens soldats s’engagent des spécialistes de la guerre qui développent un
savoir-faire spécifique. L’infanterie lourde des hoplites est mise en défaut par
les troupes légères, les peltastes, qui profitent de leur mobilité pour surprendre
l’ennemi en terrain accidenté, dans des embuscades. Avec la guerre du Péloponnèse, le souci de l’efficacité stratégique tend à l’emporter sur la démonstration du courage propre à l’hoplite, lointain héritier de l’héroïque Achille.
Au livre I de son Histoire de la guerre du Péloponnèse, Thucydide a une
remarque très révélatrice de la mutation stratégique à l’œuvre lorsqu’il relate
la guerre entre Corinthe et Corcyre en 433. Rappelons ici que c’est ce conflit
entre les deux cités qui met le feu aux poudres, Athènes protégeant Corcyre et
Corinthe étant défendue par les Spartiates. Thucydide décrit la bataille navale
qui met aux prises les flottes corcyréenne et corinthienne : « Aussitôt les signaux
levés, l’action s’engagea, et on livra bataille ; des deux côtés, il y avait sur les
ponts beaucoup d’hoplites, beaucoup de soldats armés d’arcs ou de javelots : on
usait d’un dispositif à l’ancienne mode, où manquait encore l’expérience (apeirateron). Aussi fut-ce un combat violent, où le métier (technè) jouait peu, et qui
se rapprochait plutôt d’un combat sur terre » (16).
Quand Thucydide dit que cette bataille est menée « à l’ancienne mode », il
suggère qu’il existe une « nouvelle mode » de combattre que ne connaissent pas
encore, ou que se refusent à employer, les Corcyréens et les Corinthiens. Les
combattants ne se préoccupent pas de préparer un plan de bataille, ils mènent
une guerre en quelque sorte ritualisée, qui commence au signal et s’achève
lorsque l’un des camps lâche prise. En ce sens, la bataille navale imite le combat terrestre, la tactique se limitant essentiellement à l’abordage. L’« ancienne
mode », c’est le modèle hoplitique, c’est une guerre en face-à-face qui laisse peu
de place à la manœuvre imaginée par le stratège et aussi à la surprise.
Quelques pages plus loin, Thucydide montre comment l’expérience de la
guerre du Péloponnèse remet en cause les schémas traditionnels, au profit
d’une guerre où les technai jouent un rôle-clef. C’est pendant la guerre du
Péloponnèse que les Grecs apprennent à faire une « autre » guerre, que les
manœuvres navales de Thémistocle à Salamine préfiguraient. Ainsi la technique du périplous, déjà employée à Salamine, est utilisée par l’amiral athénien
Phormion, qui parvient à encercler la flotte péloponnésienne lors des batailles
de Patrai et de Naupacte en 429. Thucydide met ici en évidence l’aptitude
à manœuvrer des Athéniens. Ceux-ci maîtrisent leurs trières de telle façon
que les ennemis sont pris par surprise : « Phormion les avait avertis de ne pas
engager le combat avant qu’il n’eût en personne donné le signal. D’après ses
prévisions, en effet, l’ordre observé par l’adversaire ne serait pas gardé comme il
pouvait l’être sur terre : les navires se heurteraient les uns aux autres, tandis que
les embarcations légères créeraient du désordre ; et si le vent se mettait à souffler
du golfe, comme il l’escomptait justement en décrivant ces cercles et comme cela
(16) Thucydide, I, 49, 1-2. C’est nous qui soulignons.
Thucydide et le bon stratège
83
se produisait habituellement vers l’aurore, ils ne connaîtraient pas un instant de
paix. Aussi jugeait-il que l’engagement dépendait de lui, à son heure, puisque ses
navires manœuvraient mieux ; et c’était là le moment propice » (17).
Dans la guerre « nouvelle mode », le signal n’est pas donné d’un commun
accord ; c’est le stratège athénien qui choisit le moment propice (kairos) pour
lancer l’assaut. Phormion, par l’expérience et la technique dont il dispose, maîtrise la manœuvre de bout en bout, depuis la préparation jusqu’au déclenchement. La manœuvre, qui crée les conditions d’un assaut réussi, l’emporte sur le
choc. Sur ce point, la guerre du Péloponnèse constitue un tournant : d’une part,
elle conduit le stratège à améliorer son art, à recourir à son intelligence avant
de penser au nombre de ses troupes ; de l’autre, elle le pousse à transgresser
des normes qui permettaient d’encadrer et de limiter la guerre ; d’où l’idée
selon laquelle ce conflit serait la première guerre totale de l’histoire, au sens où
tous les moyens matériels et intellectuels sont mobilisés pour détruire l’ennemi.
D é m ost h è n e
e t l ’ a p p r e n t i ss ag e d e l a g u e r r e
Si, comme on l’a vu, la bataille navale constitue un terrain d’expérimentation privilégié pour les stratèges à l’époque des guerres médiques, l’action
terrestre n’est pas en reste durant la guerre du Péloponnèse. C’est même sur
terre que la mutation stratégique est peut-être la plus spectaculaire, ainsi qu’en
témoignent les différentes expéditions du stratège Démosthène (18), que Thucydide relate dans le détail pour montrer comment, par apprentissages successifs, une armée peut passer d’une culture stratégique hoplitique, fondée sur le
choc et la puissance, à une stratégie plus souple, fondée sur le mouvement et
la surprise. C’est un point essentiel, pourtant peu exploré, de la pensée stratégique de Thucydide.
Tout commence par une défaite, en 426, contre les Etoliens. L’Etolie est une
région du centre de la Grèce, limitée à l’ouest par l’Acarnanie et au sud par le
golfe de Corinthe. Au Ve siècle, elle n’est pas organisée en cités, mais en tribus. Thucydide décrit les Etoliens comme un peuple de sauvages « parlant une
langue presque inintelligible et mangeant, dit-on, leurs aliments crus » (19). On
sait que la cuisson de la viande constitue pour les Grecs un trait de civilisation.
On retrouve ainsi chez Thucydide l’opposition déjà présente chez Hérodote
entre les Grecs « évolués » et les peuples « sauvages », vivant dans les confins,
mangeant de la viande crue et ignorant l’art de la guerre (20). Ainsi, face aux
troupes de Démosthène, composées de soldats athéniens et de mercenaires
de diverses origines, les Etoliens pratiquent une guerre de guérilla, qui donne
l’impression du désordre. Impression seulement : voyant fondre sur eux les
hoplites, les Etoliens refusent la bataille, se dérobent et se réfugient dans les
(17) Thucydide, I, 84, 1-2.
(18) À ne pas confondre avec le grand orateur athénien Démosthène (384-322), auteur notamment des
Philippiques.
(19) Thucydide, III, 94, 4.
(20) Cf. C. Antonetti, Les Etoliens : image et religion, Les Belles Lettres, Paris, 1990.
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JEAN-VINCENT HOLEINDRE
collines environnantes ; mais s’ils s’enfuient, c’est pour déclencher la bataille
un peu plus tard, dans des conditions plus favorables, en suivant une stratégie qui déroute complètement les troupes de Démosthène : « les Etoliens […]
assaillaient les Athéniens et leurs alliés en dévalant les collines de tous les côtés,
les criblaient de javelots, se retiraient quand l’armée athénienne fonçait sur eux
et la serraient de près quand elle reculait ; le combat dura longtemps ainsi, en
poursuites et en replis, deux manœuvres où les Athéniens étaient inférieurs » (21).
Grâce à leurs archers, les Athéniens parviennent tant bien que mal à contenir les Etoliens. Cependant, les munitions viennent à manquer, et les Athéniens
succombent aux assauts de leurs ennemis. Cédant à la panique, beaucoup de
soldats athéniens s’enfuient et trouvent la mort en tombant dans des ravins.
Confronté à la défaite, Démosthène prend conscience que la stratégie hoplitique montre ses limites dans ce type d’affrontement où la puissance de l’infanterie lourde est incapable de faire la différence, handicapée par son manque
de mobilité. Il adapte donc sa stratégie aux transformations de la guerre et
devient le premier stratège grec à employer régulièrement l’attaque-surprise,
de nuit comme de jour. Dédaignant les armes traditionnelles, Démosthène évite
désormais le combat à la régulière, préférant les opérations plus ciblées. En
témoigne l’opération contre les Ambraciotes, où Démosthène lance une attaque
de nuit dans le camp ennemi. Pour pénétrer dans l’enceinte adverse et tromper
la vigilance des gardes, il fait preuve de ruse : disposant ses alliés messéniens
en tête de cortège, il leur donne la consigne d’« adresser la parole à l’adversaire
puisqu’ils s’exprimaient en dorien et inspiraient confiance aux sentinelles, d’autant que le regard ne pouvait les distinguer dans la nuit qui régnait encore » (22).
Les Messéniens parlent la même langue que les Ambraciotes ; ainsi, les sentinelles croient avoir affaire à des compatriotes qui rentrent au camp et sont
surpris par l’arrivée des troupes de Démosthène. Les Ambraciotes, paniqués,
s’enfuient alors comme ils peuvent. Démosthène a tout prévu : il a demandé aux
peuples autochtones, qu’il sait versés dans l’art des embuscades pour en avoir
été lui-même victime, de surprendre les Ambraciotes en fuite. Ces derniers,
comme les Athéniens contre les Etoliens quelque temps plus tôt, « se jettent
dans des ravins et dans les embuscades toutes prêtes, se faisant massacrer » (23).
Les deux expéditions de Démosthène, perdue contre les Etoliens puis gagnée
contre les Ambraciotes, présentent des similitudes, qui ne sont pas fortuites.
Thucydide n’entre jamais dans le détail des procédés tactiques par hasard. Il
montre bien comment Démosthène, à l’épreuve des combats, subit un apprentissage accéléré des nouvelles méthodes de guerre qui lui sont imposées par les
peuples autochtones. Ces derniers pratiquent une guerre pleine de ruses, au
moyen d’armes légères. Grâce à leur grande mobilité, ils peuvent tirer parti de
la topographie et tenir en échec les hoplites, dont l’armement lourd est ici un
handicap. Démosthène retourne contre ses ennemis les stratagèmes qui ont été
(21) Thucydide, III, 97-98.
(22) Ibid., 112, 3-4.
(23) Ibid., 112, 6.
Thucydide et le bon stratège
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la cause de son échec : embuscade, attaques nocturnes, pièges divers. La ruse
fut à l’origine d’une défaite cinglante de Démosthène. Elle devient, à l’épreuve
de la guerre, le moyen d’une victoire éclatante (24).
Ne tirons pas de conclusion hâtive de ces épisodes. En aucun cas Thucydide
ne recommande l’usage systématique des procédés trompeurs, et il est loin
d’être hostile au mode de combat des hoplites, qui reste un schéma tactique de
première importance pendant la guerre du Péloponnèse. Son propos consiste
plutôt à souligner la nécessaire adaptation du stratège au contexte. Pour lui,
« la guerre ne suit pas un cours déterminé, elle trouve elle-même la plupart de ses
méthodes en fonction des circonstances » (25). Thucydide montre également que
les défaites puis les victoires de Démosthène doivent beaucoup à la surprise,
subie puis provoquée. La surprise, qui sème la panique et la discorde chez
l’ennemi, est un élément essentiel de la guerre. Ainsi Thucydide fait-il dire
à Teutiaplos d’Elis : « Ne reculons pas devant le risque, sachant que l’élément
de surprise ne signifie rien d’autre que cela : qu’un général sache à la fois s’en
préserver de son côté et l’observer chez l’ennemi pour passer à l’action, il devrait
remporter les plus grands succès » (26).
A la guerre, la surprise est à la fois la chose la plus redoutée et la meilleure
arme. On peut en être victime, mais on peut aussi la retourner contre l’adversaire. Rien n’est jamais joué à l’avance et tout dépend de la capacité du stratège à tirer profit des interactions.
Comme on le voit, Thucydide s’intéresse moins au déroulement de la bataille
qu’à l’acte d’intelligence du stratège qui, en dépit du hasard (tychè) propre
au phénomène guerrier, formule la prévision raisonnable (gnomè) et saisit le
moment propice (kairos) pour agir. Le stratège doit se faire ondoyant et épouser les formes multiples de la guerre. C’est la raison pour laquelle Thucydide
loue les facultés de Démosthène, qui sait tirer la leçon de ses échecs. Thucydide
critique la rigidité de pensée qui conduit le stratège à planifier une action de
guerre en faisant fi du contexte. Ce n’est pas la ruse en tant que telle que Thucydide loue en Démosthène, mais sa liberté d’action, c’est-à-dire sa capacité
à adapter la force dont il dispose aux circonstances et à imaginer le procédé
tactique adéquat.
R us e
s pa rt i at e e t f o r c e at h é n i e n n e ?
Ces considérations sur le bon stratège ont pu faire oublier que la guerre du
Péloponnèse est d’abord un affrontement entre deux cités, non entre des stratèges. Or la réflexion sur le bon stratège chez Thucydide n’est pas seulement
(24) .Démosthène continue dans cette voie. Il s’empare ainsi des Longs-Murs de Mégare grâce à une
embuscade nocturne en 424-423 contre les Spartiates. Cf. Thucydide, III, 56, 2, et 65, 1. Cf. aussi Thucydide,
IV, 34-35 : l’opération de Démosthène à Pylos laisse les Spartiates « sans espoir de trouver dans le combat
un moyen de salut ». Pour une étude d’ensemble des ruses de Démosthène, cf. Janet Roisman, The General
Demosthenes and his use of Military Surprise, Franck Steiner Verlag, Stuttgart, 1993.
(25) Thucydide, I, 122.
(26) Thucydide, III, 30, 4.
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déterminée par l’intelligence de celui qui agit, mais aussi par l’opposition politique, idéologique, voire culturelle qui sous-tend le conflit.
En dépit de son appartenance à la cité d’Athènes, Thucydide salue le savoirfaire militaire des ennemis spartiates. Toutefois, l’historien oppose les « artifices » militaires de ces derniers, dont la maîtrise est étroitement liée à leur
régime politique oligarchique et militarisé, à la force « naturelle » des Athéniens, qui est l’expression de leur appartenance au régime démocratique. Alors
que les Spartiates fondent leur puissance sur leur supériorité militaire, les
Athéniens s’imposent grâce à la supériorité naturelle de leur régime politique
démocratique. A cet égard, la comparaison de deux discours célèbres relatés par Thucydide est éclairante : la harangue du Spartiate Brasidas avant la
bataille d’Amphipolis en 422 pour galvaniser ses troupes et l’oraison funèbre
de Périclès en 431 au tout début de la guerre.
Brasidas se distingue aux yeux de Thucydide par ses ruses, qui témoignent
de son audace, de sa capacité d’adaptation et de sa liberté d’action. Son entrée
en scène en 424 coïncide avec le retournement de situation en faveur des Spartiates. Envoyé en Thrace, il obtient la reddition d’Amphipolis et de Toronè par
ruse, en soudoyant le camp ennemi. Thucydide est d’autant plus impressionné
par Brasidas qu’il est défait par lui à Amphipolis. Alors stratège, il est exilé
pour n’avoir pas su résister au Spartiate. La prise d’Amphipolis, carrefour
stratégique et commercial, représente effectivement un enjeu majeur du conflit.
Après une trêve d’un an, les Athéniens de Cléon affrontent les Spartiates de
Brasidas pour le contrôle de la ville. Thucydide se livre alors à une comparaison
des deux stratèges, qui tourne explicitement en faveur du Spartiate. Il oppose
le discernement de Brasidas à Cléon, « victime de l’imprévu et de la soudaineté »
pour n’avoir pas su faire les « prévisions raisonnables » (27).
Thucydide loue les qualités de Brasidas, qui préfère « l’adresse » à la « bataille
rangée » non pas parce qu’il est en situation d’infériorité numérique, mais parce
qu’il estime que ses troupes ne sont pas préparées au choc frontal. Ce sont des
mercenaires et des hilotes, davantage versés dans l’art de l’embuscade et de
l’attaque surprise, et qui ne peuvent rivaliser avec les hoplites athéniens. Thucydide met en scène le discours de Brasidas expliquant pourquoi il prépare ses
troupes à une ruse visant à surprendre l’ennemi athénien en lieu et place d’une
bataille rangée, qui tournerait forcément en défaveur de Sparte : « Soldats du
Péloponnèse, pour évoquer le pays d’où nous venons et dire que sa vaillance l’a
toujours fait libre, pour dire que vous allez, vous Doriens, combattre des Ioniens,
dont vous avez l’habitude de triompher, cette brève indication doit suffire. Notre
offensive, en revanche, je vais vous expliquer de quelle façon je compte la mener :
il ne faut pas que le fait de vous risquer par petits groupes et non tous ensemble
ait l’air d’une faiblesse et ôte à personne son audace. A ce que je suppose en effet,
l’adversaire est monté là parce qu’il nous méprise et n’aurait jamais pensé qu’on
(27) Thucydide, IV, 103, 5, et 110, 11. Les ruses de Brasidas rencontrent parfois l’échec, comme à Eion
(IV, 107, 2) ou lors de l’attaque nocturne contre Potidée (IV, 135). Cela n’enlève rien cependant à l’admiration
que lui voue Thucydide.
Thucydide et le bon stratège
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pût sortir pour le combattre : maintenant il doit être en désordre, occupé à observer sans s’inquiéter. Or bien discerner ce genre de fautes de la part de l’adversaire,
tout en tenant compte de ses propres forces, et engager ainsi l’offensive, moins à
découvert et en bataille rangée que selon l’intérêt du moment, c’est se donner les
plus grandes chances de succès. Et tels subterfuges sont tenus pour très nobles,
qui permettent de mieux tromper l’ennemi pour procurer aux siens un plus
grand avantage » (28).
Les paroles de Brasidas mettent bien en évidence le lien entre les facultés
d’adaptation du stratège et le recours à la ruse. Pour Brasidas, la stratégie ne
doit pas être décidée une fois pour toutes, mais « selon l’intérêt du moment ». Or
l’intérêt du moment commande la ruse plutôt que la force.
Sûrs de leur supériorité dans la bataille rangée, les Athéniens pèchent par
orgueil. Ils ne soupçonnent même pas qu’ils peuvent être surpris par un stratagème. C’est justement parce que les Athéniens sont sûrs de l’emporter par la
force qu’il est opportun de recourir à une ruse visant à les surprendre. Brasidas
dit à ses hommes de ne pas avoir honte d’employer la ruse, mais au contraire
d’en être fiers car c’est la clé du succès. Selon Brasidas, seule la victoire est
digne d’honneur. La recherche de la victoire doit l’emporter sur toutes les
autres considérations. Selon Brasidas, la victoire n’est possible qu’à condition
de prévoir les attitudes de l’ennemi et de considérer ses propres forces à leur
juste valeur. Brasidas galvanise ses troupes en soulignant leur courage, et surtout en mettant l’accent sur l’intelligence de son plan d’attaque. Pour Brasidas,
le choix de la ruse est à la fois efficace et « noble » : la victoire obtenue grâce
à la ruse fait ressortir avec encore plus d’éclat la valeur des soldats spartiates
et de leur stratège.
Comparons maintenant le discours de Brasidas à la célèbre oraison funèbre
prononcée par Périclès en 431, alors que la guerre du Péloponnèse vient de
commencer et de faire ses premiers morts au combat. Périclès se livre à un
éloge d’Athènes, de ses institutions, et consacre un passage au problème de la
ruse : « Nous nous distinguons également de nos adversaires par notre façon de
nous préparer à la pratique de la guerre. […] Notre confiance se fonde peu sur
les préparatifs et les tromperies (apatais), mais plutôt sur la vaillance que nous
puisons en nous-mêmes au moment d’agir. Et pour l’éducation, contrairement à
ces gens qui établissent dès la jeunesse un entraînement pénible pour atteindre
au courage, nous, avec notre vie sans contrainte, nous affrontons au moins aussi
bien des dangers équivalents. […] Au total, si c’est en nous laissant vivre plus
qu’en nous entraînant aux épreuves, et avec un courage tenant moins aux lois
et plutôt au caractère que nous acceptons les dangers, il nous reste un bénéfice :
c’est en évitant de souffrir à l’avance pour les épreuves à venir, de montrer, quand
nous les abordons, tout autant d’audace que les gens continuellement à la peine.
C’est là un trait par où notre ville mérite admiration : il se joint à d’autres
encore » (29).
(28) Thucydide, V, 9, 1-5. C’est nous qui soulignons.
(29) Thucydide, II, 39.
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JEAN-VINCENT HOLEINDRE
Ce discours a fait l’objet de nombreux commentaires et il n’est pas question
ici de l’analyser dans le détail (30). Il nous intéresse avant tout par sa symétrie
avec le discours de Brasidas.
Notons tout d’abord la différence de registre entre les deux discours : l’oraison funèbre de Périclès vise à célébrer les soldats morts pour la patrie alors que
la harangue de Brasidas a pour objectif de motiver les troupes avant le combat.
Cependant, dans les deux cas, c’est un portrait de Sparte et d’Athènes qui est
proposé. Pour Brasidas, la ruse qui mène à la victoire est honorable, car elle
confirme la suprématie militaire de Sparte. Pour Périclès, les soldats athéniens
n’ont pour ainsi dire pas besoin de la ruse pour remporter la guerre. Ils n’ont
même pas besoin de s’entraîner à la guerre pour la remporter ; il leur suffit
de « se laisser vivre » selon les principes qu’ils se sont choisis en adhérant à
la démocratie. Périclès fait ressortir les qualités athéniennes en dénonçant ce
qui constitue à ses yeux les faiblesses spartiates. Ainsi, quand Périclès évoque
« ces gens qui établissent dès la jeunesse un entraînement pénible pour atteindre
au courage », il fait allusion à l’éducation militaire spartiate et plus largement
au régime politique de cette cité, l’oligarchie, structuré autour des institutions
militaires. Par le jeu des contrastes, Périclès fait ressortir, en partisan de la
démocratie, le courage « naturel » des citoyens athéniens, qui explique la supériorité d’Athènes sur Sparte. Comme le remarque Leo Strauss : « les qualités
[qui distinguent Athènes des autres cités] sont celles qui font particulièrement
défaut à Sparte : la générosité sans petitesse ni calcul, la liberté, la gaieté et la
douceur généreuse, un courage à la guerre qui n’est pas dû à la contrainte, à
l’autorité ou à une discipline rigoureuse, mais à la générosité, bref à un amour
bien trempé du noble et du beau » (31).
Athènes n’a pas, comme Sparte, gagné la liberté en se préparant à la guerre
et en fomentant des ruses. Au contraire, elle a fait de la liberté le levier de son
indépendance et la raison de son expansion. Ce n’est pas la crainte inspirée
à ses ennemis qui explique son hégémonie, mais son pouvoir d’attraction. Ce
n’est donc pas l’entraînement militaire que Périclès salue dans l’idéal hoplitique d’Athènes, mais la manière dont les Athéniens ont su faire de la phalange
l’expression de leur engagement librement consenti en faveur de la cité. Selon
Périclès, l’hoplite athénien constitue l’exemple vivant de l’idéal civique, fondé
sur la participation politique et la responsabilité collective. La guerre n’est pas
une affaire de spécialistes qui conçoivent des ruses plus subtiles les unes que les
autres, elle est avant tout l’affaire de citoyens soldats qui entendent défendre,
grâce à la seule force du groupe, le projet d’une communauté démocratique.
* *
*
(30) Cf. notamment Nicolas Loraux, L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la cité
classique, Payot, Paris, 1993 (2 e éd.) ; C. Castoriadis, La Cité et les lois. Ce qui fait la Grèce, 2. Séminaires
1983-1984, La création humaine, III, Seuil, Paris, 2008, pp. 155-196 ; L. Strauss, op. cit., pp. 301-478.
(31) L. Strauss, op. cit., p. 428.
Thucydide et le bon stratège
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La guerre du Péloponnèse a ouvert une période décisive pour l’innovation
militaire et la pensée stratégique. Thucydide l’a très bien compris qui, à travers
une description fine des événements, livre une analyse impressionnante des
qualités du bon stratège confronté aux transformations de la guerre. Thucydide
montre que la guerre change : la bataille rangée n’a plus l’exclusivité du combat terrestre, comme on l’a vu avec Démosthène, qui fait appel à des troupes
légères menant embuscades et attaques surprises. Cette diversification des
moyens militaires va de pair avec l’intensification du conflit. Plus les moyens
militaires sont variés et subtils, plus les effets sont destructeurs. A mesure que
l’outil militaire se perfectionne sur le plan tactique et stratégique, les barrières
politiques et morales qui empêchaient ou limitaient l’usage de procédés considérés jusque-là comme déshonorants tombent peu à peu.
Si l’art militaire grec a évolué et a donné lieu à une véritable « pensée stratégique », c’est parce que les règles et les habitudes de la guerre hoplitique
ont été sans cesse contournées et transgressées par les stratèges soucieux de
s’illustrer non par la force et le courage, mais avant tout par l’intelligence et la
ruse. Thucydide découvre que la ruse est à l’origine de la démarche stratégique,
qui consiste à planifier une action de guerre et à s’adapter aux circonstances
changeantes du conflit. La ruse comme procédé tactique est probablement le
meilleur révélateur de l’intelligence stratégique du chef de guerre. Elle est l’expression d’une forme d’intelligence rusée, la mètis, appliquée aux problèmes
militaires. Les Grecs savent bien que le recours à la ruse trompeuse est difficilement compatible avec une certaine idée de la force vertueuse véhiculée par
le modèle hoplitique. Dans le même temps, ils n’ignorent pas qu’à la guerre, la
force seule, aussi vertueuse soit-elle, est bien faible.
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